Eglises d'Asie

LA RENCONTRE DES CIVILISATIONS

Publié le 18/03/2010




Il y a seulement quelques décennies, Arnold Toynbee exprimait par écrit son inquiétude sur l’avenir de l’humanité : “Les deux guerres mondiales et actuellement l’anxiété, la frustration, la tension et la violence dans le monde en sont révélateurs : l’humanité court à sa destruction, à moins qu’elle ne réussisse à se transformer en quelque chose qui ressemble à une famille humaine”. Pour cela, il nous faut devenir familier avec chacun (Toynbee 1995 : 10). “Nous devrons, cependant, faire plus que comprendre notre héritage culturel respectif et même faire plus que l’apprécier. Nous devrons y attacher de la valeur et l’aimer comme un trésor commun de l’humanité, et donc, comme nous appartenant aussi” (Ibid. 47). Puis, il déplore : “En 1915 et en 1916, à peu près la moitié de mes camarades d’école ont été tués en même temps qu’un nombre au moins aussi grand de mes contemporains dans d’autres pays en guerre. Je ne veux pas que mes petits-enfants et mes arrière petits-enfants subissent le même sort” (Ibid. 11).

Cette mise en garde sonne particulièrement juste dans la période tragique où nous sommes rentrés depuis le 11 septembre 2001. L’attaque terroriste sur le World Trade Center de New York a secoué le monde sur ses bases. Non seulement les Américains, mais le monde entier a ressenti cette attaque comme un tournant dans l’histoire de l’humanité. L’Occident a perçu pour la première fois depuis longtemps un sentiment collectif d’insécurité. Beaucoup se sont écriés que “les guerres entre les civilisations” tant débattues venaient de commencer. Selon eux, la Guerre du Golfe n’était qu’un avertissement. Le futur était là. “Si grave est cette crise qui affecte le monde, la pire de son histoire, que l’on peut affirmer sans risque d’exagération qu’après le 11 septembre 2001, rien ne sera plus jamais comme avant”, annonce l’Italien Giulio Andreotti.

Seul le temps nous permettra d’assigner sa véritable place dans l’histoire à ce désastre, sans que l’émotion ne vienne immédiatement troubler notre jugement. Toynbee cite quatre événements dans l’histoire, qui en ont modifié tout le paysage : “l’unification politique de la Chine en 221 avant Jésus-Christ, la traversée de l’Hellespont par Alexandre en 334 avant Jésus-Christ, l’irruption des Arabes dans le monde en 633 et l’équipée des Mongols hors des steppes de l’Asie du nord-est au treizième siècle”. Ajouterions-nous à cette liste, en Inde, l’apparition des Ariens dans le nord-ouest, la bataille de Panipat, l’invasion de Babur, la défaite de Vijayanagar à Talikota, la victoire des Britanniques à Plassey, la naissance de l’Inde indépendante ? Des Asiatiques n’ajouteraient-ils pas avec enthousiasme l’émergence du Japon et de la Chine, la performance des Dragons asiatiques, le réveil de l’Eléphant indien ? Mais Toynbee met en relief des faits plus significatifs que des événements liés à des guerres : “Il y eut des événements d’encore plus grand présage qui ont été progressifs ; par exemple, le développement de la philosophie grecque et chinoise, celui du monothéisme juif, et l’expansion des religions missionnaires et celle de l’agriculture et l’aménagement de la force motrice de l’eau” (Ibid. 13). De la même façon, peut être, les Indiens pourraient mentionner la prédication de Bouddha, les expéditions missionnaires envoyées par Asoka, la propagation de l’Advaita par Sankaracharya.

L’expérience humaine a montré au long des siècles à quelles sauvageries les hommes pouvaient arriver, lorsqu’ils se voyaient comme des menaces les uns pour les autres et non comme des amis et des compagnons de route vers une destinée commune. Conduit par la haine, un peuple peut trouver en soi des ressources cachées et une énergie illimitée pour infliger des blessures mortelles à ‘l’ennemi’ supposé. Ce que les forces militaires de l’Allemagne nazie ou de l’Empire japonais, ou bien la puissance nucléaire de l’Union soviétique n’ont pas réussi à faire, quelques hommes, armés de couteaux de poche, l’ont fait : frapper au cour de la puissance militaire et économi-que des Etats-Unis.

“C’est par le dialogue et non par les armes que se résolvent les controverses a dit le pape Jean-Paul II durant sa visite au Kazakhstan peu après cet événement tragique. Des différences apparaîtront sûrement entre les communautés, les cultures, les pays et même entre les civilisations. Nous pouvons ne pas suivre entièrement la thèse que Samuel Huntintgon a développée sur l’inévitable “Choc des civilisations”. Mais on ne peut qu’être d’accord avec son argument majeur selon lequel on assiste, dans les temps modernes, à un réveil des cultures et des civilisations et à un dessin plus tranché des frontières. Il y a des risques de tensions et de durcissements et il est bon de rechercher des voies qui mènent au dialogue, à la réconciliation et à la collaboration.

“Dans le monde de l’après guerre froide, les drapeaux comptent beaucoup, de même que tous les autres symboles d’identité culturelle, y compris les croix, les croissants et même les couvre-chefs, parce que la culture compte et l’identité culturelle est ce qui a le plus de signification pour les peuples”, explique Huntington (Huntington 1997 : 20). Et il ajoute : “Les peuples se définissent en termes d’ancêtres, de religion, de langage, d’histoire, de valeurs, de coutumes et d’institutions. Ils s’identifient à des groupes culturels : la tribu, le groupe ethnique, la communauté religieuse, la nation et au niveau le plus large la civilisation” (Ibid. 21). Pour appuyer sa thèse, il fait appel aux tensions ethniques en Ouganda, au Burundi, au Zaïre, au Nigeria, dans le Caucase, en Bosnie, au Soudan, en Inde, au Sri Lanka et ailleurs. “Dès 1993, par exemple, environ 48 guerres d’origine ethnique se livraient dans le monde et 164 conflits ‘à la fois territoriaux et ethniques ou relatifs à des problèmes de frontière’.” (Ibid. 35).

Définitions d’une civilisation

Toynbee a défini la civilisation comme “une tentative de création d’un état de société, dans lequel toute l’humanité serait capable de vivre en harmonie ensemble, comme les membres d’une seule famille qui la comprendrait dans sa totalité” (Toynbee 1995 : 44). Une civilisation est appelée à être un espace unifiant. “Derrière chaque civilisation, il y a une vision”, selon Christopher Dawson. Le concept même de civilisation implique, en conséquence, une grande aspiration à réaliser une vision unique de la part de toute l’humanité, en tant qu’une seule famille unie, et non pas simplement de la part de la société particulière où elle a pris forme. Mais, le danger est là quand un orgueil légitime de sa contribution au bien être universel de l’humanité devient une demande d’approbation, ou va jusqu’à la demande d’adoration. Les Romains et les Chinois, par exemple, “voyaient ainsi leur empire respectif qui rassemblait tous les peuples du monde qui étaient de quelque importance” (Ibid. 266). L’Empire romain d’Orient (Byzantin) prétendait à la souveraineté sur le monde entier ! Les prétentions à l’universalité hindoue semblent atteindre d’aussi inacceptables exagérations.

Braudel définit la civilisation comme un espace, une zone de culture, le rassemblement de phénomènes et de caractéristiques culturelles. Wallerstein la dénomme une combinaison particulière de coutumes, de structures, de cultures et de façons de voir le monde. Pour Dawson, c’est un processus particulier et original de créativité, pour Durkheim et Mauss, c’est une sorte de milieu moral englobant un certain nombre de nations. Huntington la définit comme le regroupement d’hommes le plus achevé ayant atteint le plus large niveau d’identité culturelle (Huntington 1997 : 43). Spengler pensait que les civilisations étaient des entités organiques qui suivaient l’inévitable schéma de la naissance, de la croissance et de la mort. Ecrivant durant la deuxième décennie du siècle dernier, il pressentait que la civilisation occidentale était déjà sur le déclin.

L’essor d’une civilisation

Nous voyons clairement des empires se créer et disparaître, des gouvernements arriver et partir, mais “les civilisations demeurent” et “survivent aux soulèvements politiques, sociaux, économiques et même idéologiques” (Huntington 1997 : 43). Les civilisations naissent, elles grandissent et se développent, elles évoluent et changent, elles fusionnent et se divisent, elles se différencient et se réunifient, elles déclinent et disparaissent et sont enfouies sous les sables de l’histoire, laissant leur place à d’autres.

La thèse centrale de Toynbee est qu’une civilisation naît en réponse à un défi extraordinaire, qui suscite un effort sans précédent d’une société pour sa simple survie. C’est pourquoi c’est souvent un environnement difficile et des expériences historiques éprouvantes qui favorisent le développement d’une civilisation et non pas un contexte facile. Le défi peut provenir d’un milieu naturel hostile, d’un changement imprévu de conditions physiques ou d’une pression trop forte de communautés dominantes ou de sociétés voisines. Si le défi n’est pas excessif et si la société mise au défi répond positivement, le monde a la chance de voir surgir une nouvelle civilisation. Mais toutes les sociétés ne décident pas de donner une réponse positive. Les sociétés peuvent répondre différemment au même défi, évoluer d’une façon distincte, prendre des identités dissemblables, certaines sociétés pouvant refuser de se montrer à la hauteur de la situation et même ne pas répondre du tout, se faisant submerger ou écarter dans le processus en cours.

La mesure du progrès d’une civilisation est la qualité de sa quête spirituelle et non la sophistication de ses réalisations matérielles

Les réalisations matérielles ne sont pas la mesure ultime du progrès d’une civilisation. De ce point de vue, l’autosatisfaction de la civilisation moderne pour ses succès technologiques et économiques sans précédent est parfaitement déplacée. En fait, les réalisations matérielles les plus grandes peuvent être faites par une société déjà très engagée dans son déclin. C’est seulement lorsque les énergies, épargnées par le travail physique grâce à l’avance technologique et à l’organisation, sont utilisées à la recherche spirituelle et à l’approfondissement de la pensée qu’une civilisation peut être dite en croissance. Une telle entreprise est toujours menée par des individus charismatiques ou des minorités créatives, qui inspirent à la société, dont ils font partie, une vision de la vie et des réalités qu’ils ont développée dans une profonde expérience intérieure.

La chute des civilisations

Mais les civilisations, même les plus avancées, sont fragiles. Une civilisation s’engage sur le sentier du déclin et de la mort, quand la minorité créative qui l’a fait naître, l’a inspirée et l’a conduite pendant sa croissance dégénère graduellement en une ‘minorité dominante et oppressive’. Et finalement, elle disparaît lorsque cette même minorité se replie sur une position imprenable d’où elle exploite à son profit le reste de la société.

Nous, en Inde, avons vu ce phénomène se produire dans notre histoire, quand le leadership créatif de la civilisation de l’ancien sous-continent s’est solidifié en une structure indestructible de hiérarchie de castes. Le résultat tragique de cette évolution a été que la société indienne, qui avait répliqué à l’intrusion hellénique (du puissant Alexandre) sur son territoire en donnant naissance au formidable Empire Maurya, qui avait répondu à l’invasion Kushan avec toute la vigueur Gupta et qui avait envoyé des hommes vaillants explorer les îles du Sud-Est asiatique et les rivages de la Chine, leur apportant une esquisse de leur civilisation, commença à céder du terrain devant n’importe quel envahisseur arrivant de l’Océan Indien ou de l’autre coté de l’Hindu Kush. Les ‘intouchables’ et les ‘exclus’ du sous-continent n’avaient aucune raison de se battre, ni de mourir pour une société à laquelle ils ‘n’appartenaient pas réellement’.

Une civilisation en croissance est une civilisation dans laquelle les membres qui la composent sont en harmonie, même si une harmonie parfaite n’est jamais atteinte. Les problèmes commencent généralement quand les fondateurs commencent à se reposer sur leurs lauriers. Il n’est pas rare de les voir devenir de chétives personnalités, comme des enfants prodiges qui évoluent de la sorte une fois grands. L’Asie du Sud connaît cela d’expérience. A une période de son histoire, menée par une élite sans créativité, mais qui avait été autrefois créative et dynamique, elle commença à idolâtrer ses réussites, ses institutions et ses techniques passées, en un mot, ‘ses morts’. Elle continua à adorer le ‘fantôme’ de son ancienne gloire et à faire futilement, comme un devin, des tours de passe-passe pour respirer la vie dans les ossements morts d’une civilisation passée. On pense aux efforts pathétiques de pays, aussi bien à l’Ouest qu’à l’Est, qui ont essayé de faire revivre le ‘fantôme’ du Saint Empire Romain, ou l’essai convaincu de Nasser de ressusciter une gloire morte depuis longtemps sur le Nil, ou de Saddam Hussein sur le Tigre et l’Euphrate. Beaucoup de fondamentalistes aujourd’hui, culturels ou religieux, souffrent d’une forme extrêmement sévère de cette maladie. Les idéologues et les philosophes du mouvement Hindutva en sont nos plus proches exemples. Si nos yeux sont fixés à jamais sur notre gloire passée, nous n’aurons plus l’énergie suffisante pour élever notre regard vers les hommes créatifs qui vont donner forme à notre avenir. C’est en répondant d’une façon nouvelle aux nouveaux défis que se produit une renaissance véritable.

Par ailleurs, la créativité n’est jamais totalement absente, même dans une société où règne l’oppression. Les premiers frémissements commencent dans les millions de gens de la masse muette. L’aspiration à un changement pour une vie meilleure peut venir des traditions locales ou d’ailleurs. Beaucoup ont pensé que la démocratie, l’industrialisation, le socialisme ou le marxisme pourraient apporter les bonnes réponses. Ils ne l’ont pas fait, alors que chacun avait quelque chose à offrir. Les doctrines de Gandhi et de Nehru n’y sont pas davantage parvenues. Pas plus que l’omniprésente globalisation, porteuse de beaucoup plus d’espoir. Les meilleurs réponses commenceront à arriver quand ce qu’il y a de mieux dans une civilisation se mêlera avec ce qu’il y de mieux dans une autre.

La rencontre des civilisations

Les civilisations ont interagi tout au long des siècles. Mais aujourd’hui, les rencontres entre les civilisations se sont accrues des milliers de fois. Il est devenu parfaitement clair que personne ne peut espérer prospérer en étant isolé. L’Afghanistan et le Tibet ont essayé de le faire il y a quelques années. S’étant refermés sur eux-mêmes, ils sont devenus de moins en moins prêts à affronter les dures réalités des processus historiques qui se déroulaient autour d’eux. Aujourd’hui, ils sont les victimes de leur propre décision erronée de s’être isolés. Même les puissantes nations de Russie et de Chine ont essayé pour un temps de construire leur propre monde avec le cercle fermé de leurs alliés. La Birmanie, Cuba, l’Albanie et la Corée du Nord ont cherché à s’isoler, mais sans succès.

C’est une société en déclin qui redoute l’étranger ou celui qui vient d’ailleurs. L’interdiction brahmanique des voyages en mer et le mépris des hautes castes pour les entreprises commerciales internationales se manifestèrent dans la société indienne après qu’elle eut atteint le sommet de sa réussite. La Chine contracta le même mal quelques siècles plus tard. “En 1424, l’empereur Ming, Hung Hsi, interdit toute expédition à l’étranger de quelque nature qu’elle fut et saborda la flotte impériale pour appuyer ses ordres. En 1661, l’empereur Mandchou, K’ang-hsi interdit de voyager et fit évacuer les zones côtières chinoises sur dix miles. En 1712, K’ang-hsi pria les gouvernements étrangers de rapatrier les émigrants chinois pour qu’il puisse les faire exécuter. De 1717 à sa mort, K’ang-hsi essaya encore et reprit l’interdiction de tout voyage. Il mourut en 1722, mais ses successeurs continuèrent sa politique jusqu’en 1727, date à laquelle ils levèrent toute interdiction après dix ans d’un échec tragique. En 1959, Mao Ze-Dong essaya une nouvelle voie en invitant les Chinois de l’étranger à revenir. Sur les quelques millions qu’ils étaient alors, les bateaux de Mao n’en ramenèrent que 100 000 qui voulaient rentrer dans leur pays” (Haley 1999 : 5).

La contribution de l’islam au monde moderne

Comme nous l’avons vu plus haut, “derrière chaque civilisation il y a une vision” (Christopher Dawson). Les ennuis commencent quand une vision cherche à l’emporter sur une autre, ou quand les intérêts d’une civilisation s’opposent à ceux d’une autre et que les messages ne sont plus compris. Le pape Jean-Paul II parle de “ce fondamentalisme fanatique qui naît de la conviction de ce que sa propre vision de la vérité doit être imposée de force à chacun” (Message de la journée de la paix, 1er janvier 2002). Ceux qui apportent le plus dans de telles situations sont ceux qui vont dans le sens du dialogue. Beaucoup de problèmes peuvent être résolus par une attention mutuelle respectueuse et une compréhension pleine de sympathie. Diaboliser l’islam comme le fait V.S. Naipaul et comme l’ont fait beaucoup d’autres après les événements de septembre n’est d’aucune aide. Dans le contexte de l’émergence du ‘fondamentalisme dans de nombreux pays d’islam’ et ‘d’une agressivité et d’un obscurantisme islamiques’ supposés, il peut être bon d’examiner la contribution de l’islam à l’Occident moderne et, à travers l’expérience occidentale, au reste du monde.

Pendant les nombreux siècles de sa co-existence avec l’Occident, l’islam a été la civilisation la plus avancée. L’islam était triomphant dans l’extrême Orient et dans l’extrême Occident. Il était fort et pouvait se permettre d’être tolérant. Il était certainement plus tolérant que le régime Wisigoth en Espagne. Il était ouvert et avide d’apprendre des autres civilisations avec lesquelles il était en contact, par exemple, apprendre l’astronomie et les mathématiques des hindous, la philosophie des Grecs. Il traduisait les grands classiques de chacune de ces civilisations en arabe, encourageait l’interaction entre elles et ouvrait la discussion. Il créa une “nouvelle synthèse des civilisations mésopotamienne, iranienne, indienne, égyptienne et méditerranéenne”. Tout ceci n’était pas une mince affaire. Le souvenir de cette époque peut nous donner confiance dans la possibilité de partage entre les grandes civilisations d’aujourd’hui.

Les centres prestigieux d’enseignement dans cette ère islamique étaient Cordoue, Palerme, Le Caire, Bagdad, Damas et Bukhara, à coté de La Mecque et de Médine. Dans cette période de l’histoire, l’Europe chrétienne faisait ses premiers pas pour sortir de l’état tribal arriéré. Le prétendu Occident chrétien était encore en train de se former. En fait, c’est la pression islamique sur l’Espagne, la France et l’Italie à l’Ouest et sur l’Autriche et la Hongrie à l’Est qui a fait naître l’Europe moderne, et lui a donné une conscience collective. L’Occident chrétien se sentait faible et était toujours sur la défensive. Il se sentait menacé et était souvent moins tolérant. Dans ces jours, partout où l’Occident rencontrait l’Orient c’est l’Occident qui apprenait. C’est de la tradition islamique que l’Occident a pris ses premières leçons de médecine, d’architecture, de science, de mathématiques et de bien d’autres choses. Sans la contribution islamique, “il n’y aurait pas eu de Thomas d’Aquin, ni de Newton, ni de fusée, ni d’ordinateur, ni même de civilisation moderne”.

Parlant de la contribution de l’islam, John Esposito dit : “La philosophie islamique est la transplantation réussie d’un produit du sol grec dans le sol islamique, où il s’est développé du IXe au XIIe siècle. Les philosophes musulmans se sont approprié la pensée hellène (Aristote, Platon, Plotin), en ont écrit des commentaires et ont répandu l’enseignement de la philosophie grecque. La philosophie islamique est devenue le véhicule principal de la transmission de la philosophie grecque à l’Europe médiévale. L’Occident s’est réapproprié son héritage perdu par les voyages des universitaires d’Europe dans les grands centres d’études de l’islam, où ils ont retraduit les philosophes grecs et étudié les écrits de leurs grands disciples musulmans : des hommes comme al-Farabi (Averroès), qui en était arrivé à être connu comme “le deuxième professeur ou maître” (le premier étant Aristote), et ibn Sina (Avicenne) dont on se souvient comme du “grand commentateur” d’Aristote. Ainsi, nous trouvons beaucoup de grands philosophes et de théologiens chrétiens du Moyen Age (Albert le Grand, Thomas d’Aquin, Abélard, Roger Bacon, Duns Scot) qui reconnaissent ce qu’ils doivent à leurs prédécesseurs musulmans” (Esposito 1991 : 55).

La résistance spontanée à une civilisation étrangère

Toutes les grandes civilisations ont eu naturellement tendance à déborder sur les pays voisins, par exemple, la civilisation chinoise sur la Corée, le Japon et le Vietnam ; la civilisation indienne sur le Sri Lanka, la Birmanie, la Thaïlande, le Cambodge et l’Indonésie. En dehors de ce phénomène, il y eut des zones stratégiques comme la Syrie ou le bassin de l’Amou Daria, où se croisaient les routes venant de nombreux pays et qui rendaient possible “les rencontres entre les civilisations de l’Iran, des nomades eurasiens, de la Syrie, de l’Inde, de la Grèce, de la Chine et de la Russie” (Toynbee 1995 : 395). Plus tard, la haute mer favorisa fréquemment les interactions, comme le fait aujourd’hui le réseau mondial de communications.

Mais les bienfaits d’une civilisation étrangère dynamique ne sont pas toujours bien reçus. Même lorsque ce qu’elle peut apporter est grandement désiré, il y a une puissante force de résistance à toute forme d’influence civilisatrice extérieure, si l’autorité locale se sent menacée. La résistance croît d’autant plus fortement que l’intrusion semble mettre en danger les institutions, les intérêts, les concepts et les systèmes de valeurs locaux.

Au temps de Jésus, les Zélotes étaient décidés à se battre jusqu’à la mort pour sauver la société juive et son mode de vie, contre tout ce que Rome pouvait proposer, comme l’avaient fait plus tôt les Maccabées contre l’hellénisation. C’était une forme de réaction à une civilisation menaçante. La violence est souvent, nous le savons, la réponse des faibles. C’est pourquoi, même maintenant où l’on étudie le problème du terrorisme, il serait plus intelligent de l’aborder avec une curiosité patiente et une compréhension bienveillante, plutôt que dans un esprit de revanche.

Il y a une autre approche au défi que pose une civilisation étrangère. Toynbee l’appelle “la manière d’Hérode”. Le roi Hérode pensa plus sage de s’entendre avec les Romains pour protéger les intérêts de la même société juive. L’approche était différente mais l’objectif identique. Ainsi nous avons les trois approches d’une civilisation qui en rencontre une plus puissante et plus dynamique : l’entente spontanée, la résistance farouche et l’entente partielle défensive.

Les Maharajas indiens ont adopté la manière “d’Hérode” avec les Anglais et la civilisation occidentale. Ils défendirent “l’Inde de toujours”. Ils comprirent qu’il était vain de cogner de la tête contre le roc anglais. Ils s’entendirent avec les vainqueurs, sous couvert de défendre la civilisation indienne, mais, en fait, pour protéger leurs propres intérêts féodaux, au nom de la tradition indienne. Ils surent plaire aux autorités impériales et rester en place. Ils surent aussi flatter l’orgueil indien en parlant au nom des anciennes traditions de l’Inde et en mettant en avant quelques institutions archaïques et démodées. Les membres du Congrès National Indien ont été les plus bruyants à dénoncer, dans le plus pur style de Dalhousie, ces structures politiques anachroniques, dont ils réclamaient la suppression. Alors que ces reliques respectables d’une époque disparue portaient sur leurs douloureuses épaules le fardeau de deux civilisations rivales.

Assimilation dans une civilisation étrangère – Rejet

Une société, dont la civilisation est en expansion, intègre des admirateurs qui pensent que leur identité ne peut qu’être mise en valeur en fusionnant dans le courant prestigieux d’une civilisation qui semble représenter l’avenir. Il y eut un temps dans l’histoire où, non seulement des individus enthousiastes, mais aussi une grande variété de groupes ethniques et de communautés consentantes considéraient comme un privilège d’être admis dans la société romaine dont l’étoile semblait monter. Les Scandinaves, les Hongrois (Magyars d’origine asiatique) et une partie des Slaves comme les Polonais, les Slovaques, les Slovènes, les Croates et d’autres joignirent leur destin à celui de l’Occident naissant, dans lequel ils pensaient trouver leur avenir. On peut observer, de façon similaire, le très large et favorable accueil des civilisations chinoises des Han dans l’Asie de l’Est, des Indo-aryens dans le sous-continent indien, des Arabes dans le Proche Orient et l’Afrique du Nord.

Néanmoins, commence à un moment une résistance périphérique, particulièrement quand les bienfaits d’une civilisation autrefois triomphante se transforment en fardeaux, par exemple, sous forme d’impôt ou d’emploi de la force pour faire accepter une culture ou une religion, ou sous forme d’inconvénients économiques ou politiques. L’opposition peut s’exprimer politiquement par un soulèvement armé et culturellement par des hérésies, des schismes, la naissance de versions différentes de l’inspiration d’origine, voire carrément des apostasies. Beaucoup de chrétiens d’origine syrienne et beaucoup d’autres sujets orientaux de l’empire byzantin ont fait sécession en bloc à l’islam en préférant faire allégeance à des maîtres musulmans qui étaient plus proches d’eux au point de vue civilisation que de continuer à servir des étrangers byzantins qui étaient devenus des oppresseurs, bien qu’ils aient été de la même religion chrétienne. Quelque chose de semblable s’est également produit en Afrique du Nord. Quand une société ou un groupe de pays de la même civilisation devient trop puissant, des difficultés se produisent spontanément : des tensions à l’intérieur du groupe ou une résistance des pays voisins ou d’autres sociétés menacées. Les difficultés actuelles de l’Occident peuvent être comprises de ce point de vue.

Défi et réponse – la réponse historique de l’Occident à l’islam

Il est important de mettre la domination actuelle de l’Occident dans son contexte historique. Malheureusement, ceux pour lesquels les souvenirs humiliants de leur passé colonial sont restés frais auront probablement une vision déformée de l’histoire et une vue faussée d’un Occident monolithique, toujours agressif, arrogant et dominant. C’est aussi incorrect et injuste que de juger la société islamique comme une simple fraternité sans faille et sans peur, déterminée à détruire l’Occident et tous les ‘infidèles’ du monde. Pendant un millénaire entier, l’Occident est resté sur la défensive, livrant et perdant des batailles contre les armées de l’Asie. Si l’on reprend la thèse de Toynbee, ce sont les coups de l’islam qui ont réveillé l’Europe de son sommeil. L’Europe s’est créée pour répondre au défi des coups que lui administraient les Arabes. De la même façon, c’est l’attaque de la Perse en Grèce qui a déclenché la réponse d’Alexandre, c’est l’envahissement de l’Inde par Alexandre qui a provoqué la réponse des Maurya et l’invasion Kushan, les Gupta ; enfin l’assaut de Rome par Hannibal a été à l’origine de l’expansion de Rome. Ainsi, de la même façon, la pression de l’islam sur l’Occident a provoqué l’émergence de l’Europe moderne. Les civilisations qu’elle a crées sur le continent américain n’en sont qu’une conséquence.

Les cités sous contrôle occidental, ses prestigieuses universités et les régions qui concentraient ses réflexions intellectuelles furent occupées les unes après les autres par les armées d’invasion islamiques. Damas est tombé en 636, Césarée en 640, la Syrie et l’Egypte, dans les dix ans qui ont suivi, l’Afrique du Nord entre 643 et 711, l’Espagne pendant les deux décades suivantes, jusqu’à ce que le chef Franc Charles Martel arrête leur marche victorieuse en 732 entre Poitiers et Tours. S’il avait échoué dans cette manouvre, le monde occidental aurait été un empire Arabe. Et l’Europe occidentale a mis quatre siècles pour rassembler les forces nécessaires pour la contre attaque. La ‘stimulation créée par les coups’ que l’Orient leur infligeait réussit finalement à mobiliser les sociétés désorientées et les tribus rivales de l’Occident pour entreprendre la reconquête. Ce fut la djihad orientale qui a insufflé à l’Occident son esprit de Croisé. Tolède a été repris en 1085, Huesca en 1096, Saragosse en 1118, Tor Tosa en 1148, Lérida en 1149, Cordoue en 1236, Valencia en 1238, Séville en 1248. Cependant, l’Afrique du Nord et le Proche Orient, où la pensée et la dévotion chrétiennes se sont développées en premier, ont été perdus à jamais. Non seulement ils ont été perdus, mais en 1453, les Ottomans ont pris Constantinople et un peu plus tard les Balkans pour finalement mettre le siège devant Vienne elle-même en 1524. Ils prirent Tripoli en 1551, Bougie en 1555, Djerba en 1560, Malte en 1565, Chypre en 1570. C’est uniquement le suprême effort que fournirent les armées occidentales unies à Lépante en 1571 qui changea le cours des choses en faveur de l’Occident. A partir de ce moment, il ne s’arrêta plus. Les énergies qu’il a mobilisées sur plusieurs siècles pour repousser l’agresseur l’ont amené à créer de puissants empires à l’Est et à l’Ouest et à dominer économiquement le monde entier (Lepidus 1988). Mais chaque période a une fin.

Pas de Justice sans Pardon – Jean-Paul II

Dans l’histoire humaine, les torts ont toujours été partagés. Si l’on ne retient que les injustices de l’histoire, on ne peut pas s’en sortir. A qui faut-il demander réparation ? A l’Est pour l’Ouest ou vice versa ? Aux Perses pour les Grecs ou l’inverse ? Aux musulmans pour les chrétiens ou aux chrétiens pour les musulmans ou aux hindous pour les deux ? Aux bouddhistes, aux jains ou au peuple des tribus hindoues ou à tous pour tous ? En Inde, nous serions, nous, tentés de demander compensation à tous ceux qui ont dominé la scène indienne : non seulement aux Britanniques, aux Turcs, aux Mongols, aux Afghans, aux Babars, aux Aurangzebs, aux Nadir Shahs, aux Ahmed Shah Durranis, mais aussi aux Scythes, aux Huns, aux Sakas, aux Yeuchis, aux Koushans, aux Hellènes, aux immigrants ariens et dravidiens, aux chefs de bandes indigènes, à tous les bâtisseurs d’empires, à tous les conquérants et aux classes dirigeantes. Il n’y aurait jamais de paix jusqu’à ce que le message du pape Jean-Paul II soit entendu : “Il n’y a pas de paix sans justice, il n’y a pas de justice sans pardon” (Message de la journée de la Paix, 1er Janvier 2002). Quand l’esprit de pardon descendra réellement sur nous, l’Inde saura pardonner le Pakistan et le Pakistan l’Inde. L’Orient et l’Occident s’embrasseront. Le Nord et le Sud apprendront à travailler ensemble. Et la paix règnera sur la terre.

La relation d’amour mêlé de haine entre l’Occident et le reste du monde

Après que l’Europe occidentale ait atteint une position dominante (il y a moins de trois siècles) une sorte de relation entre la haine et l’amour a commencé à se développer entre l’Occident et les autres nations. L’Occident était, à la fois admiré et craint pour l’avance surprenante qu’il avait acquise dans de nombreux domaines de la vie humaine. Pierre le Grand, en Russie a cherché à moderniser son organisation civile et militaire pour pouvoir résister à l’Occident. La lutte entre les pro-occidentaux et les pro-slaves a continué jusqu’au temps de Gorbatchev et de Eltsine et n’a pas encore disparu de la Russie. Mustapha Kemal s’est battu pour faire entrer la Turquie dans l’Occident, afin de ne pas tomber sous sa coupe. Le Japon et la Corée ont emprunté la technologie de l’Occident pour pouvoir se mesurer avec lui. La Russie et la Chine ont emprunté le marxisme à l’Ouest pour rivaliser avec lui. L’Inde a adopté la démocratie occidentale pour affirmer sa supériorité. Singapour a perfectionné les modèles économiques de l’Occident pour pouvoir lui donner des leçons. Ben Laden a choisi d’employer les armes et les moyens techniques de l’Occident pour le détruire. Il est devenu impossible pour quiconque d’ignorer l’Occident, quelle que soit son appartenance idéologique.

Mais, malgré cette opposition, l’Occident a toujours attiré du monde, dans les nations mêmes qui s’opposaient à lui. Malgré l’amitié déclarée de l’Inde pour la Russie et son admiration pour le socialisme soviétique, les Indiens ont voté avec leurs pieds pour “l’oppresseur occidental”. Sur les 15-20 millions d’Indiens répandus de par le monde, la plupart sont partis vers l’Ouest, fuyant les idéologies dépassées de leur pays et son marasme féodal. La “faillite politique de l’Inde” a été à l’origine du succès économique des Indiens.

Exactement comme durant le Raj, de nombreux Indiens ont essayé d’être plus britanniques que les Britanniques (Gandhi lui-même avouait qu’il essayait sérieusement de passer pour un Anglais à la mode), beaucoup d’émigrés indiens et leurs imitateurs en Inde sont devenus plus occidentaux que les Occidentaux. Les Indiens sont les meilleurs interprètes des procédures parlementaires anglo-saxonnes, de la défense des droits de l’homme, de la justice sociale, de l’égalité des sexes et d’autres causes de ce genre. Mais tous les admirateurs indiens de l’Occident n’ont pas su distinguer les valeurs fondamentales de la civilisation occidentale de ses manifestations transitoires, superficielles et dégradantes. Donner une valeur absolue à un simple “extrait courant” de la vieille civilisation occidentale pure et le proposer comme une nouvelle foi au monde moderne est la plus grande des folies. De la même façon, ces admirateurs n’ont pas toujours réussi à identifier les préoccupations majeures de leur propre civilisation.

L’usage pervers du mot “occidental” (la société de consommation occidentale, l’immoralité occidentale) est aussi déplaisant que l’usage du mot “oriental” avec une tonalité péjorative (le despotisme oriental, le fouillis oriental). Ces clichés sont blessants. L’emploi d’expressions telles que “le terrorisme islamique” révèle une réaction primaire. Il n’y a rien d’oriental ou d’occidental dans des défauts humains. En fait, certains de ceux qui prétendent lutter contre l’occidentalisation de l’Asie sont loin de se rendre compte qu’ils sont plus occidentalisés qu’ils ne le pensent. Tous leurs schémas de pensée sont occidentaux, même si leur tenue et leur apparence ne le sont pas. Un Asiatique considère le problème entier de façon différente.

Malheureusement, quand deux civilisations se rencontrent, ce sont les éléments qui ont le moins de valeur qui s’échangent plus vite que ceux qui en ont le plus. Parmi ces éléments on trouve le commerce illicite et le matériel de guerre. Ainsi, l’Occident a pris le djihad aux Arabes pour le transformer en Croisades, il leur a pris de la même façon le commerce des esclaves pour lui donner un nouvel essor de l’autre côté de l’Atlantique. De tout ce qui s’échange, les armes meurtrières sont les produits qui vont le plus vite et le plus loin d’une civilisation à l’autre. Et, alors que les pays d’Asie s’arment les uns contre les autres avec des armes de l’Occident, la jeunesse occidentale désorientée tombe amoureuse des gourous, des prophètes et des colporteurs de drogue de toute l’Asie. C’est un cas où le pire rejoint le pire, au lieu que le meilleur rencontre le meilleur.

L’imbrication des civilisations – une synthèse nouvelle

Avec le développement des interactions entre les civilisations s’accroît la fréquence des emprunts de l’une à l’autre, la plus dynamique offrant le plus en échange. Nous avons déjà vu comment plusieurs civilisations se sont attachées à sélectionner des emprunts de la civilisation occidentale. Dans toute rencontre culturelle, une chose en appelle une autre. Abd-al-Hamid trouva que l’occidentalisation de son administration civile et militaire appelait l’éducation de ses officiers, ce qui les exposait aux idées politiques occidentales de liberté et de responsabilité gouvernementale et les amenait à penser à la révolution. Beaucoup d’hommes forts des régimes africains firent de même. Les Chinois ont trouvé que l’ouverture à la libre entreprise à l’occidentale pouvait inciter le peuple à exprimer librement ses griefs sur la Place Tienanmen. Les Indiens ont découvert qu’accueillir les médias occidentaux pouvait affaiblir leurs liens familiaux et leurs traditions sociales.

Ceci ne prétend pas soutenir que, dans toutes les interactions, l’Occident aura le dernier mot ou que la synthèse finale sera élaborée uniquement en termes occidentaux. Une fragilité semblable à celle de Frankenstein, voilà ce que l’Occident a produit et qui paraît de plus en plus évident : la consommation effrénée des ressources naturelles, la pollution de l’environnement, les fractures sociales, pour n’en citer que quelques exemples. De plus, les potentialités des autres civilisations sont sous-estimées, lorsqu’on n’a d’yeux que pour la technologie et le marché. Il est certain que l’intuition spirituelle indienne, le génie chinois pour construire la cohésion sociale, l’ardeur japonaise au travail et à l’éducation permanente, l’importance des relations humaines pour les Africains, l’attrait de la soumission à Dieu pour les Arabes – débarrassé de quelques exagérations et partialités – ont quelque chose d’incroyablement éminent à offrir en héritage universel à l’humanité. Il est également certain que le résultat final de ces interactions ne sera pas qu’une seule civilisation universelle et homogène. Les civilisations continueront de donner et de prendre, d’intégrer et de différencier, de revivre et de se réincarner, d’élaborer de nouvelles synthèses et de prendre de nouvelles identités. Elles continueront de vivre sous de nouvelles formes et avec de nouveaux visages et de dégager d’incroyables énergies dans leurs phases de transformation.

Nous n’avons besoin que de regarder rapidement ce que des écrivains et des penseurs occidentaux comme Hegel, Schelling, Schopenhauer, Romain Rolland, Ruskin, Yeats, Emerson ou Karl Jung ont emprunté de la pensée et des traditions indiennes, ce que des Indiens comme Ram Mohan Roy et Radhakrishnan ont pris de l’Occident, ce que l’art moderne et la musique populaire se sont appropriés de l’Afrique, l’accueil enfin que la spiritualité bouddhiste ou hindoue a trouvé dans la société occidentale, pour comprendre l’ampleur des emprunts mutuels qui se développent. Un cas intéressant est celui de Thoreau en Amérique qui a été influencé par la Bhagavadgita et les Upanishads, alors que Gandhi en Inde était influencé par Thoreau et que Martin Luther King, au lieu de chercher directement l’enseignement de Thoreau a fait tout le voyage jusqu’en Inde pour étudier Gandhi et qu’enfin de nombreux Indiens ont été en Amérique pour approfondir la doctrine de Luther King. La pensée indienne d’origine sur la non violence a ainsi traversé quatre fois la mer. Nous ne devons pas oublier que la première fois que Gandhi a lu la Bhagavadgita, c’était dans la traduction anglaise d’Annie Besant, ni que, de la même façon, les hindous les plus cultivés n’ont accès à leurs écrits anciens qu’au travers de traductions anglaises. Même Arun Shourie reconnaît cet état de choses.

Les civilisations qui diffèrent totalement les unes des autres et même qui montrent de l’hostilité entre elles peuvent, petit à petit, se pénétrer mutuellement et s’amalgamer en créant un tissu nouveau à partir de leurs propres tissus. Toynbee avance que les civilisations grecque et syriaque – la philosophie grecque de la première et la religion chrétienne de la seconde – ont donné synthétiquement naissance à la civilisation occidentale actuelle, rendant impossible à quiconque l’analyse et l’identification des composants d’origine. La civilisation indienne s’est combinée différemment avec les cultures locales au Cambodge et à Bali (Indonésie), et de façon encore plus différente à Gandhara où elle s’intégrait avec la culture hellénique. L’inspiration originale indienne de Bouddha a donné naissance à plusieurs synthèses différentes dans différents pays d’Asie, dont les cultures divergeaient grandement de celle de l’Inde. Ces pays n’ont jamais été “indianisés”. Ils se sont affirmés dans leurs propres identités originales, tout en tirant profit d’une civilisation étrangère. Ainsi, le point de vue de Kipling selon lequel “l’Est est l’Est, l’Ouest est l’Ouest et le Twain ne se rejoindra jamais” ne résiste pas à l’épreuve de l’histoire. Mettre différentes civilisations en opposition constante est faux, elles sont complémentaires.

Cependant, aucune synthèse ayant produit une civilisation n’est définitive, ni finale. Une fois passée l’ère de gloire, des tensions naissent qui sont dues aux défis que se lancent les unes aux autres chaque classe sociale, pour faire valoir ses différences idéologiques, religieuses ou politiques. Elles sont dues aussi aux menaces extérieures émanant d’une civilisation plus jeune et plus dynamique.

Toute synthèse indienne sans la dimension religieuse est incomplète

Une civilisation n’apparaît comme une nouvelle synthèse que grâce à des individualités qui ont élaboré en elles-mêmes une telle synthèse, réalisant une parfaite harmonie intérieure. Une remise en question constante se développe dans le cour de ces personnes qui réagissent aux civilisations en conflit ou en dialogue. Certaines ne savent pas à quelles civilisations elles appartiennent. Nehru en était une. Alors qu’il était parfaitement loyal envers l’Inde, il n’était pas sûr d’être plus proche de la culture occidentale que de la culture indienne. Il admettait lui-même ne jamais se sentir parfaitement à l’aise ni dans l’une, ni dans l’autre. (Motilal n’a pas réalisé un grand score aux yeux des générations indiennes). Ram Mohan Roy était Anglais le jour et Indien le soir chez lui. Patel se trouvait à une extrémité du pont culturel, alors que Jinnah était à l’autre. Rushdie et Naipaul se sentaient mieux chez eux à cette même extrémité. Quand on est catégoriquement à cette extrémité pour un temps trop long, comme ce fut le cas pour la seconde et la troisième génération des NRI, une vague de nostalgie peut vous submerger et se manifester dans un intérêt salutaire pour les affaires indiennes, ou bien dans un retour irrationnel aux archaïsmes et au soutien irresponsable de groupes obscurantistes locaux. Le mouvement VHP est un des grands bénéficiaires de cette munificence irrationnelle. La dissidence armée en Irlande, dans les pays arabes, au Sri Lanka, au Khalistan, ou ailleurs a reçu le plus généreux soutien de la part des expatriés frappés de nostalgie.

L’Inde a produit de nombreux modèles de combinaisons culturelles de l’Orient et de l’Occident : le modèle Tagore-Santiniketan, le modèle Vivekananda de la conquête mondiale hindoue, le modèle spiritualiste Aurobindo, le modèle de la renonciation indienne mariée au socialisme occidental, le modèle de la classe moyenne marxiste exprimé dans la rhétorique révolutionnaire brahmanique, le modèle Tilak de politisation de la religion. Un surcroît “d’ingénierie culturelle” est probable et d’autres hybridations ou d’autres croisements sont tout proches. Il semble qu’il y ait des possibilités de modèle Kautilyia-Kissinger-Advani, et même un modèle mode et spectacle Kamasutra. Mais les tenants de suggèrent une autre combinaison : le nationalisme culturel et l’économie de marché, l’autosatisfaction collective et la Pak-phobie. A tort ou à raison la société indienne continuera à se construire sous le harcèlement de ces sous-produits de sa rencontre avec l’Occident. Mais d’autres meilleurs modèles sont aussi possibles.

Gandhi a élaboré pour lui une étonnante synthèse : la Gita et les Béatitudes, la paix tranquille de l’Ashram et le tourbillon de l’agitation des masses, les renonciations personnelles et les affirmations de soi les plus hardies. Pour les Anglais, Gandhi était un politicien rusé, pour beaucoup d’Indiens, c’était un saint homme et un gourou.

Aussi admirable qu’ait été le modèle de Gandhi, il n’est pas la seule synthèse possible, pas plus que nécessairement la synthèse idéale. En fait, son modèle n’a pas vécu, bien qu’il y ait eu de nombreuses caricatures de Gandhi dans les années suivantes. Une chose paraît claire : en Inde, toute synthèse qui exclut la dimension religieuse est incomplète et vouée à l’échec. La résurgence de le montre clairement.

La montée du fondamentalisme

Huntington avance que “… la résurgence religieuse à travers le monde est une réaction contre la laïcisation, le relativisme moral, la prodigalité. Elle est une réaffirmation des valeurs d’ordre, de discipline, de travail, d’aide mutuelle et de solidarité” (Huntington 1997 : 98). C’est une réaffirmation de la foi religieuse, davantage dans les pays d’Asie et d’Afrique, qui prennent au sérieux leur religion. De nombreux leaders qui ont conduit des pays afro-asiatiques à l’indépendance étaient tout à fait occidentalisés et souvent laïcisés. C’est ce qui en faisait d’habiles négociateurs qui n’avaient pas peur de s’adresser à leurs anciens maîtres coloniaux avec leur propre vocabulaire. Mais, en même temps, cette occidentalisation les coupait de leur propre peuple, et en faisait des déracinés sur le plan de la culture. Alors qu’ils jouaient avec bonheur sur la scène occidentale, ils avaient perdu le contact avec les masses et ne pouvaient plus s’en faire entendre.

Les leaders de la deuxième et de la troisième génération ont appris une chose : leur occidentalisation ou leur laïcisation importe peu ; s’ils veulent conserver leur leadership, ils doivent rétablir la psyché de leur propre pays. Des gens comme les ayatollahs, Zia, Bhutto et Ben Laden ont découvert qu’une manifestation religieuse était le meilleur instrument de propagande dont ils pouvaient se servir pour garder unies et loyales les masses appartenant à des groupes ethniques rivaux ou ayant des intérêts régionaux opposés. Les immigrants des campagnes, peu instruits et sans emploi, qui constituent les classes les plus basses des villes congestionnées et surpeuplées tombent aisément dans le piège de telles manipulations politiques et sont amenés à apporter le sentiment d’insécurité qu’ils ressentent naturellement dans les manifestations religieuses. Il serait injuste de juger les intentions d’une communauté religieuse d’après les affirmations de ces chefs qui ont une motivation politique. Ils ne sont pas les porte-parole légitimes de leur religion.

Tous les groupes fondamentalistes ont également compris l’importance du soutien des universités et des intellectuels pour atteindre leurs objectifs. Dans une large mesure ils ont réussi. Malheureusement, les modernes et les modérés qui croient aux valeurs de la démocratie, de la liberté d’expression, des droits de l’homme, de la libération de la femme, etc., ne réussissent pas à gagner une audience auprès d’eux, parce que leurs arguments sont formulés dans des modes de pensée étrangers. Beaucoup d’intellectuels chrétiens n’ont pas davantage appris à dépasser cette difficulté et à se mettre sur la longueur d’onde des masses. On peut considérer comme un progrès de s’adresser à un Ben Laden avec un discours sur les droits de l’homme, mais il serait plus sensé de renforcer ce discours par des arguments de la tradition islamique. Même le meilleur raisonnement ne pourra convaincre, s’il est présenté d’un point de vue de “mono-civilisation”.

L’Evangile à la rencontre des civilisations

L’Occident a tendance à penser que ce qui est occidental est universel. D’autres pensent différemment. Le Premier ministre de Malaisie, Mahathir avançait : “Les valeurs de l’Asie sont des valeurs universelles. Les valeurs européennes sont des valeurs européennes” (Huntington 1997 : 109). Et le dialogue s’arrête là. Il est intéressant de noter qu’un intellectuel chrétien indien dialoguera plus aisément avec un marxiste occidental, agnostique ou même athée, qu’avec un Russe slavophile, un fondamentaliste arabe, un fanatique hindou “kar sevak”, un moine bouddhiste politisé ou un membre du Falungong chinois. Son vocabulaire et ses émotions seront souvent devenus si sécularisés qu’il trouvera difficile de discuter des préoccupations fondamentales des civilisations asiatique et africaine et de trouver un vocabulaire qui soit compréhensible pour ces différents groupes. Et cependant la population humaine est précisément là, avec ces derniers groupes, l’avenir est là et l’évangélisation y est demandée et accueillie.

Ils représentent le peuple qui, bien que parlant et agissant de façon inacceptable, insiste pour dire que la quête de Dieu et l’aventure spirituelle sont importantes, des plus excitantes et portent leur récompense en elles-mêmes. et que la construction du temple est une pensée inspirante. Un démenti “mono-civilisationel” serait futile, car il y a des milliards de gens qui croient ardemment que c’est vrai. Une société fatiguée de la religion peut perdre très vite ses “instincts de conservation”. Il est peu probable qu’une telle société ait le dernier mot dans l’histoire humaine ; mais ceux pour qui la religion est le plus puissant ressort peuvent survivre aux pires terreurs d’une civilisation hostile ou aux folies de leur propre civilisation. Les groupes motivés religieusement commandent aussi, entre autres choses, le respect pour les traditions séculaires, la sagesse des anciens, les trésors des tréfonds de l’être humain. Ce que réclament tous les fondamentalistes religieux, en termes crus et à travers des actes, des agitations et des contradictions peu catholiques, est de ne pas être menés par la recherche du profit, de tenir compte de l’Esprit qui est présent partout, de reconnaître le transcendant et de se mettre en marche vers l’Ultime. Cela ne fait aucun doute qu’ils ont besoin de l’Evangile ! Mais ceux qui ont fermé leur cour à la présence de Dieu dans la vie de l’homme en ont encore beaucoup plus besoin. En fait, toute communauté, toute culture, toute civilisation a besoin de l’Evangile pour se donner les raisons de ‘vivre et d’espérer’.

Ninian Smart dans son ‘Atlas des religions du Monde’ dit en parlant des religions bouddhiste, chrétienne et musulmane : “Paradoxalement, leur regard d’un autre monde leur a apporté un succès mondial” (Smart 1999 : 17). Et il répète : “Paradoxalement, bien que le but de la vie repose au-delà du monde dans les cieux (ou le nirvana ou le moksa) les traditions religieuses ont pris corps dans le monde, avec leur propres édifices, leurs systèmes éthiques, leurs croyances, leurs écrits, leur spiritualité, leurs adorations et leurs sacrements.” (Smart 1999 : 25). Toynbee explique : “Le progrès spirituel des âmes dans cette vie apportera, en fait, beaucoup plus de progrès social qu’aucun autre moyen ne pourrait le faire. C’est un principe vital paradoxal, mais profondément vrai et important que la façon la plus probable d’atteindre un objectif est de ne pas le viser directement, mais de viser un objectif plus ambitieux et bien au-delà de lui” (Toynbee 1995 : 328). L’être humain qui craint Dieu restera toujours un paradoxe, lui qui n’a rien mais possède toute chose.

La contribution chrétienne en matière de dialogue et de conflit n’est pas de se retirer de la scène par ‘respect de l’autre’, mais d’offrir le meilleur de ses précieuses croyances et de ses convictions, pour qu’il y ait enrichissement mutuel. Ce serait un crime de rabaisser sa propre civilisation ou celles des autres ou bien de caricaturer leurs faiblesses. On doit toujours s’approcher les uns des autres avec le sens du sacré, le sens de la grandeur et de l’émerveillement pour la pensée et les créations d’un rameau éclatant de la famille humaine. Mais il ne faut jamais aller les mains vides à la grande fête des civilisations. Il faut y aller avec ce que nous avons de mieux, notre faible foi, et ce cadeau, comme les cinq pains d’orge peut se révéler capable de nourrir des milliers d’hommes. Quand le meilleur est apporté à la rencontre mutuelle, les valeurs centrales et signifiantes de chaque civilisation se rejoignent et le message qui en ressort est porté dans les cours. Il est vrai qu’aujourd’hui toutes les civilisations sont en état de crise et de transformation. C’est alors au porteur de l’Evangile de remplacer toutes les menaces ressenties par de ‘stimulants défis’ et toutes les transformations par d’anoblissantes transfigurations.

Bibliographie

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Esposito, John L, Islam : The Straight Path, Oxford, New York, 1991

Haley, George T, New Asian Emperors, Viva Books, New Delhi, 1999

Huntington, Samuel P., The Clash of Civilisations and the Remaking of the World Order, Penguin Books, New Delhi, 1997

Lepidus, Ira M, A History of Islamic Societies, Cambridge, New York, 1988

Smart, Ninian, Atlas of the World’s Religions, Oxford, New Yord, 1995

Toynbee, Arnold, A Study of History, Oxford, London, 1995