Eglises d'Asie

REFLEXIONS SUR MONACHISME ET CULTURE EN ASIE

Publié le 18/03/2010




C’est pour moi un grand honneur d’être ici avec vous et de vous parler du monachisme et de la culture. Le sujet gagne en profondeur aujourd’hui du fait de la guerre qui se pour-suit au cour de l’Asie. Il doit être formulé en d’autres ter-mes comme : Le monachisme né en Occident et la culture asiatique. J’aimerais donc réfléchir avec vous sur les quatre points suivants : d’abord ce que ‘l’Asie’ a signifié et signi-fie aujourd’hui ; ensuite la situation historique dans laquelle la Règle de Saint Benoît a été écrite ; troisièmement, les principes d’indigénisation de la Règle, et enfin évoquer mon expérience de traducteur de la Règle en japonais.

Qu’est-ce que ‘l’Asie’ ?

L’Asie est une région étendue, peut-être trop étendue pour être couverte par un seul terme. Nous sommes tentés parfois, cependant, de croire qu’il y a une seule Asie et même une seule tradition culturelle, comme c’est le cas en Occident. Nous devons nous souvenir que l’expression ‘Asie’ ou ‘Orient’ remonte à des milliers d’années, qu’elle a été formulée non en Asie mais en Occident, et qu’elle n’a été adoptée que récemment par les intellectuels asiatiques. Elle a été employée la première fois par les Assyriens (vers 2000-612 avant J-C) : asu, qui signifiait ‘sortir’, c’est-à-dire le soleil qui sort ou lever du soleil. L’opposé était erebu, qui signifiait ‘tomber’ c’est-à-dire le soleil qui descend ou coucher du soleil. Quand les expressions sémitiques furent traduites en grec, cela donna Asie et Europe.

La ligne de séparation entre est et ouest changeait avec le changement de pouvoir politique dominant du monde d’alors. A l’époque de l’Empire assyrien, Ninive était la ligne de démarcation et à l’époque de la domination grecque la Mer Egée devint la ligne de démarcation, de sorte que la première référence à l’Asie a été faite en grec par Homère dans l’Iliade, cela signifiait l’actuelle pointe sud de la Turquie. Par la suite l’Asie inclut la Perse et même les régions de l’Indus à l’époque d’Alexandre le Grand (334 avant J-C).

Pour les Romains aux IIe et IIIe siècles, l’Asie proprement dite couvrait les provinces romaines de la partie occidentale de la Turquie actuelle (cf. la carte de Ptolémée). Puis au XVe siècle, lorsque les Portugais partirent à la découverte du Nouveau Monde, le point de vue de l’Occident sur l’Asie s’étendit encore pour inclure le Détroit de Malacca et même ensuite la partie sud de la Chine.

L’Asie, en un sens, est une création (découverte ?) de l’Occident. Elle a donc naturellement représenté une entité différente, selon que ce sont des Occidentaux ou des Asiatiques qui en parlent. L’ouest qui avait été le couchant dans le monde centré sur la Grèce, a établi son identité au Moyen Age en se détachant de la culture islamique qui est dans la région du levant. Aujourd’hui encore, cependant, pour l’esprit occidental, l’Asie signifie plus ou moins ce que l’on pourrait appeler une Asie islamique. D’un autre côté, pour le Japon, par exemple, l’Asie est une Asie centrée sur la Chine, et le Japon a établi son identité au siècle dernier en se détachant de la Chine intellectuellement et économiquement. En fait, les Japonais ont quelques hésitations pour savoir si l’Inde fait partie ou non de l’Asie, sans doute parce qu’elle est au-delà de l’hémisphère culturelle chinoise (et que sa langue partage une racine commune avec les langues occidentales).

L’Asie est l’Asie mais pas une seule Asie même pour les Asiatiques. L’Asie n’est pas une entité unique culturellement ou du point de vue des civilisations. En fait, l’Asie n’a jamais connu une période d’unité culturelle comme l’Occident au Moyen Age : une langue, une culture, une unité politico-religieuse. Le fait est plutôt qu’un terme géographique assez vague a été créé et ensuite son usage s’est modifié avec l’expansion des frontières de l’Occident. Historiquement, il a seulement signifié la région qui s’étendait à l’est de l’Occident. L’Asie vivante est trop complexe politiquement et culturellement pour être embrassée par ce terme unique. Il nous suffit de nous rappeler le fait suivant. Depuis la chute de la Russie communiste, la Chine est aujourd’hui le plus grand pays communiste du monde. L’Indonésie a la plus grande population musulmane du monde. Et toutes deux, la Chine athée et l’Indonésie monothéiste sont asiatiques. Ajoutez le Japon, le deuxième plus grand pays capitaliste du monde après les Etats-Unis. Y a-t-il un grand pays musulman en Occident ? Un pays bouddhiste en Europe ? Un grand pays communiste comme la Chine sur le continent américain ? Nous ne devons donc pas oublier que l’Asie n’est pas une culturellement et qu’il y a des nations de cultures diverses en Asie. Il n’a jamais existé un mode de vie asiatique.

L’Eglise et la Règle de Saint Benoît au VIe siècle

Le bouddhisme a été introduit au Japon en 536, et juste à peu près à la même époque, entre 530 et 560, en Occident St Benoît écrivait sa Règle au Mont Cassin.

A son époque, la période des grandes controverses doctrinales dans l’Eglise n’était pas achevée. Si nous acceptons la date traditionnelle de 480 pour la naissance de Saint Benoît, bien que la date ait été repoussée ultérieurement avec le progrès des recherches, il est né 30 ans seulement après le 4ème Concile Ocuménique de Calcédoine (451), qui a affirmé l’un des credos essentiels du christianisme, à savoir l’existence d’une seule Personne en deux Natures, et qui a répudié les erreurs de Nestorius et Eutyches. Dans notre esprit, St Benoît et Nestorius sont des hommes qui appartiennent à deux époques entièrement différentes, alors qu’en fait ils appartiennent à la même époque de l’histoire de l’Eglise qui fut le moment le plus décisif pour son avenir.

C’est aussi durant cette période de 530-560 que le Synode d’Orange a eu lieu (529) et qu’il a codifié l’augustinisme dans une forme acceptable pour la théologie occidentale, et que le second Concile de Constantinople (553) a ‘défini’, selon Jaroslav Pelikan ‘les enseignements des Pères et les décrets des conciles comme la norme pour l’enseignement de toute l’Eglise.’ Il est évident que cette époque fut l’une des plus importantes pour la formation de la foi et de la théologie chrétiennes. Ce fait historique ne s’est pas produit sans laisser de traces dans la Règle. En effet la question de l’orthodoxie trinitaire de l’Eglise n’a jamais quitté la pensée de St Benoît durant la rédaction de la Règle et cela se manifeste clairement dans le traitement général de la vie monastique et particulièrement dans son traitement de la liturgie.

Prenez par exemple les doxologies qui se trouvent dans les sections liturgiques, ch. 8-20 ; les doxologies avaient été des confessions publiques et des louanges de la Trinité depuis les débuts de l’Eglise. A cette époque, on écrivait bien sûr à la main, les offices liturgiques, et non pas les livres, étaient donc les meilleurs instruments pour ensei-gner, prêcher et défendre les enseignements orthodoxes de l’Eglise. Et les moines étaient en première ligne dans le combat de l’Eglise contre les hérésies. C’est ainsi que nous trouvons St Benoît qui suit l’Eglise romaine en matière de liturgie. La Règle 13,10 en témoigne : ‘selon la pratique de l’Eglise romaine’. De là les nombreuses références dans la Règle à la récitation des doxologies du Gloria patri, Te decet laus, Te Deum, Gloria in excelsis, et à ces occasions les monastères de Benoît devaient utiliser les doxologies avec la formule et Filio et Spiritu Sancto (et au Fils et au Saint Esprit) comme le faisait l’Eglise romaine.

A ce propos, on peut rappeler que le nom de Jésus n’est jamais mentionné dans la Règle. Il est appelé Christus, Dominus, Rex, . Ceci est d’autant plus frappant que la Règle du Maître, de même que les deux Règles de Césaire d’Arles que Benoît a étudiées minutieusement, font plus d’une fois référence à Jésus ; pourquoi pas Benoît ? En fait Dieu le Père n’est jamais directement nommé Pater ni le Christ Filius. On dirait que St Benoît a évité exprès d’aborder les délicates questions théologiques que pose la Trinité.

Autre chose encore à propos de l’absence dans la Règle du nom de Jésus : il n’y a aucune référence dans la Règle aux fêtes liées spécialement à la nature humaine du Christ – Noël et l’Epiphanie ; ces deux fêtes, cependant, sont mentionnées dans la Règle du Maître et celles de Césaire. Dans la RM elles constituent même un temps liturgique spécial, qui vient après la Pentecôte (53,31). De plus ces fêtes étaient célébrées à Rome depuis environ 330.

Cela n’est-il pas le signe de l’extrême sensibilité de Benoît à l’égard de la controverse trinitaire embrouillée suscitée par l’arianisme qui niait la divinité du Christ ? Je ne signale cela que pour souligner que la Règle est un document enraciné qui porte les marques de l’époque à laquelle il fut écrit.

Approches bénédictines de l’indigénisation et de ses principes

Nous devons maintenant examiner le sujet de l’indigénisation, de l’inculturation de la vie monastique car, tout en étant un document historique, la RB n’est pas limitée historiquement ni culturellement dans son enseignement.

Les spécialistes disent qu’il y a plus de 500 définitions de la culture. Le célèbre anthropologue E.T. Hall, par exemple, la définit comme ‘le mode de vie d’un peuple, la somme des modèles de conduite appris, de leurs attitudes et objets matériels’ (The Silent Language, 1973). Une vaste, trop vaste, définition fourre-tout mais qui cerne la spécificité de la culture ; elle a de nombreuses composantes qui sont toutes intégrées dans un système pour former un ensemble signifiant, à tel point que cette culture spécifique est capable d’être analysée en ses propres termes, et chaque élément reflète les autres composantes. La culture est une signification incarnée, irréductible à ses seuls éléments matériels. Parmi les multiples éléments qui composent la culture se trouvent croyances, valeurs, attitudes, religions, art, notion du temps, relations spatiales, habitat, vêtements, cuisine, etc.

Pour la cuisine, prenons un ‘riz au curry’ japonais, le plat national, il n’est guère indien de goût ni dans les ingrédients qu’il utilise. Plus les éléments qui entrent dans la composition d’un plat sont complexes et le résultat final délicat, plus il devient difficile de le transplanter directement en sol étranger !

La grande difficulté de transplanter une culture est particulièrement vraie d’un champ spirituel comme les religions, valeurs et vertus. Elles forment le cour et les racines d’une culture mais elles sont intangibles et difficiles à manier. Dans le cas du bouddhisme, il a fallu mille ans pour qu’il s’intègre pleinement dans le sol japonais.

On observe cette difficulté de transplantation des religions et les changements radicaux exigés de certains éléments d’une religion transplantée au début du christianisme. Les Actes des Apôtres nous raconte ce genre de conflits internes (‘de graves dissensions et controverses’ 15:32) que connut l’Eglise primitive à ses débuts.

La plupart des apôtres et des disciples n’étaient pas encore très conscients de la différence radicale des enseignements de l’Evangile par rapport au judaïsme, et ils répugnaient à laisser tomber les pratiques juives traditionnelles. ‘Tu peux voir combien de milliers de fidèles il y a parmi les Juifs, et tous sont d’ardents partisans de la loi’ 21,20. Ceci est dit avec fierté et exprime ce que ressentent les chefs de l’Eglise de Jérusalem.

Toutefois, les nouveaux convertis non-juifs ignoraient les coutumes juives traditionnelles, pour ne rien dire de la langue hébraïque. C’est un fait que les premiers disciples ont des noms grecs, tels Etienne, Timothée. qui dénotent leur origine gréco-juive. L’auteur de l’Evangile selon St Luc ignorait l’hébreu, nous dit on, il cite l’Ancien Testament d’après la Septante. Le fossé culturel ne se limite pas au niveau linguistique, ainsi que nous le voyons dans cette phrase qui est un pur hellénisme : ‘le seul qui possède l’immortalité, qui habite une lumière inaccessible’ (1 Tm 6,16).

Il fallait donc leur expliquer l’Evangile et l’interpréter dans leurs propres termes culturels et leur langue, et les Actes nous disent qu’au moment de la Pentecôte les Eglises s’étaient déjà répandues dans le pourtour méditerra-néen (2,9-11). Il fallut mettre un terme à certaines des pratiques strictement juives comme la circoncision, qui ne sont pas essentielles à l’Evangile chrétien. ‘Pourquoi provoquer Dieu en imposant à la nuque de ses disciples un joug qui ni nos pères ni nous-mêmes n’avons été capables de porter ? . L’Esprit Saint et nous-mêmes nous avons décidé de ne vous imposer aucune autre charge que ces exigences inévitables’ (15,10.28).

Commençant de cette manière, comme une religion du Moyen Orient, pour se déplacer vers l’ouest et s’enraciner d’abord dans le sol culturel gréco-romain, puis le sol anglo-saxon, il s’est épanoui mille ans après sa naissance comme une religion pleinement occidentalisée, à l’époque du Haut Moyen Age.

Le christianisme, en tant que religion qui offre à l’homme son salut, se distingue des autres religions en enseignant l’Incarnation de Dieu. Par l’Incarnation Dieu a osé s’impliquer irrévocablement dans la destinée et l’histoire humaines. Il n’y a aucune raison, à vues humaines, que le Fils de Dieu ait dû naître en 4 avant Jésus-Christ à Bethléem sous l’occupation romaine, et vivre à Nazareth comme le fils de Joseph le charpentier. Mais ces faits ‘fortuits’ étaient les bases nécessaires sur lesquelles l’éternelle providence de Dieu s’est réalisée. Car de cette manière concrète Dieu a démontré le sérieux et l’amour de son ouvre salvifique.

Nous avons vu précédemment comment Benoît évite d’insister sur la nature humaine du Christ dans le calendrier liturgique, mais sa compréhension fondamentale de la relation Dieu-homme était entièrement celle de l’histoire du salut – comment Dieu s’est fait homme pour sauver l’humanité. La vie monastique présentée dans la Règle est depuis le Prologue jusqu’au dernier chapitre 73 profondément christocentrique. La Règle considère la vie monastique comme un pèlerinage vers la maison du Père, sous la conduite du Christ et avec lui, avec les armes de la foi et de l’obéissance ; c’est pour ce voyage en groupe ardu que la Règle présente la vie monastique comme une école du service du Seigneur.

Si Benoît insiste sur la stabilité comme aucun fondateur monastique avant lui, c’est probablement qu’il pensait que la stabilité fait de la vie monastique une authentique expression de ce principe d’incarnation du christianisme. La stabilité ôte aux moines une échappatoire facile devant les situations locales concrètes de la vie. Là où un monastère est établi il ne peut espérer un avenir fécond qu’à condition d’être enraciné en profondeur dans la situation locale.

St Benoît nous dit souvent comment certaines stipulations de sa Règle pourraient ne pas s’appliquer à un monastère, dans une certaine région, à une certaine époque. Un cas célèbre est lorsqu’il parle de la quantité de vin qu’il autorise aux ‘moines d’aujourd’hui’ : ‘là où les circonstance locales dictent une quantité moindre que ce que nous avons stipulé, ou même pas du tout, ceux qui vivent là devront rendre grâce à Dieu sans murmurer’ (40,8). Le sage législateur laisse les modalités pratiques d’application de la Règle aux supérieurs locaux. Même la très importante question des dispositions liturgiques, il en laisse l’application pratique aux supérieurs locaux. Ce qui compte c’est le principe d’Incarnation : où que nous soyons, à quelque période que nous vivions, nous devons suivre le Christ pour parvenir à la demeure céleste, et les stipulations doivent être appliquées selon le principe que toutes les âmes sont à sauver (41,5). Rien n’est plus simple et plus clair, bien que ce soit difficile, que cette suite du Christ.

Les Japonais sont des lecteurs avides de la presse quotidienne ; un article a été publié voici quelques semaines sur le jardin japonais créé à Montevideo, Uruguay, où, bien sûr, ont été plantés des cerisiers, des pins, des azalées, des iris, mais tous étaient des espèces indigènes. Et l’auteur citait un célèbre jardinier qui disait que la création du jardin japonais est très difficile à cause des grandes différences régionales dans la qualité du sol, des rochers, des plantes. et que, à moins de donner des soins quotidiens au jardin, celui-ci cesse immédiatement d’être un jardin japonais ; des plantes qui n’ont pas été semées commencent à pousser, les rochers changent de couleur et d’aspect et ainsi de suite, à cause des différences de climat, d’humidité, de qualité du sol, etc.

Lorsque l’on transplante un organisme vivant, une adaptation radicale au sol étranger est requise ainsi que la préservation de la vie originale, pour qu’il puisse survivre sur le sol étranger. S’il est si difficile de transplanter un jardin en sol étranger, combien plus est la transplantation d’une vie religieuse sur un sol culturel étranger ; comme le sol ne change pas, c’est la vie monastique qui soit s’adapter au sol tout en conservant son cour spirituel et la vision originelle.

La stabilité incite la vie d’un monastère à s’enraciner fermement dans le sol culturel de son habitat afin de faire durer son pèlerinage quotidien de conversio vers Dieu et en retour enrichir le sol en y effectuant une subtile et douce, mais profonde, transformation.

Traduire la règle de St Benoît en japonais moderne

Une langue est la cristallisation d’une culture, elle en exprime la spécificité. Ce n’est pas surprenant car la plupart des interactions sociales s’accomplissent par le langage qui fonctionne comme une cabine téléphonique en milieu urbain.

De même qu’une société est différente, de même la fonction du langage et sa valeur est aussi différente. En Occident une langue est un outil actif pour communiquer à l’auditeur sa pensée et ses sentiments et le convaincre ; c’est un bon outil pour établir clairement des distinctions et exprimer logiquement des pensées abstraites, comme l’est la langue grecque.

La langue japonaise, quant à elle, est comme un poteau indicateur qui permet de multiples interprétations selon le contexte. Par conséquent ce n’est pas un bon outil pour manier des pensées et des concepts universels, abstraits et distincts. Ce n’est pas un bon outil pour une définition claire et une discussion logique. D’un autre côté, le japonais est un outil très précis pour exprimer des expériences et des réactions émotionnelles non verbales dans une situation poétique, tout à fait comme l’hébreu.

Or traduire un livre d’une langue étrangère est malaisé, spécialement lorsqu’il s’agit de pensées et valeurs abstraites, comme c’est le cas pour la philosophie ou la religion. J’ai traduit deux fois la RB, une fois en japonais littéraire et plus récemment en japonais familier. Les difficultés abondaient.

Prenez un exemple simple, la traduction de ‘je’. En français ‘je’ est ‘je’. Quels autres termes employez-vous pour exprimer le locuteur ou quelqu’un qui possède et a conscience de posséder une individualité personnelle distincte ? Je me permets de vous signaler que dans un dictionnaire japonais ordinaire ‘je’ est simplement défini comme ‘un mot pour exprimer son propre moi’. La première définition est claire mais très abstraite, tandis que la seconde est plutôt tautologique et vide de contenu. J’ai consulté un dictionnaire des synonymes sur ordinateur qui a répondu de façon abrupte qu’il n’existe pas de synonyme de ‘je’ et qu’il me fallait chercher d’autres mots.

En japonais, il existe en effet un choix trop abondant : watashi, watakushi, washi, asshi, boku, ore, atashi, atai, etc. Etes-vous un homme ou une femme ? Vous ne pouvez pas utiliser le même vocabulaire. Watashi convient pour les deux, mais seuls les hommes peuvent dire ore ou boku. Ensuite selon que vous vous adressez à vos parents ou à votre professeur, à votre patron ou à vos collègues, à votre enfant ou à vos chers petits-enfants vous devez employer un ‘je’ différent. Et atai ne peut être employé qu’entre des petites filles de l’âge du jardin d’enfants, tandis est réservé aux personnes plus âgées en activité. Le japonais est une langue relationnelle, ni universelle ni abstraite. Il fonctionne admirablement dans le contexte mais pas dans le monde abstrait. C’est donc un outil délicat pour exprimer des nuances significatives.

En outre il n’est pas rare en japonais qu’une phrase n’ait pas de sujet ; il n’est pas absent mais caché, de sorte que l’auditeur ou le lecteur doit être capable de le deviner. Une phrase latine a toujours un sujet, il y a donc toujours une tentation pour le traducteur de la Règle de l’expliciter en japonais mais en ce cas la phrase n’est pas naturelle ; elle a un parfum artificiel en japonais, comme du lait en poudre dans un bon café. Cela tue le goût de la phrase originale. Il en résulte que souvent on peine sur la phrase latine, comment la traduire en évitant l’emploi d’un sujet lorsqu’il faut le traduire explicitement.

Vous êtes souvent confronté à un terme posé devant vous comme un roc. Prenez conversatio. Alors que des spécialistes de la Règle discutent encore sur son sens exact, comment le traduire en japonais, une langue qui ne partage même pas de source linguistique commune avec le latin ? Nous savons que St Benoît a changé conversio le terme employé par la Règle du Maître, en conversatio. Et nous savons que ce mot a été employé par Jérôme pour traduire le grec politeia (Eph 2,12 ; Phil 3,20), qui signifie citoyenneté, vie civile, citoyen, etc. Après de multiples tentatives pour trouver un mot japonais approprié, je l’ai simplement rendu par shudo seikatsu ou vie monastique.

Ou encore Regula un terme simple à traduire dans une langue occidentale, que dire en japonais ? Dans le passé les traducteurs de la Règle ont eu recours à l’un des trois termes : kaisoku, kisoku, kairitsu. Kaisoku consiste en deux caractères chinois : kai qui signifie une communauté, soku est une forme abrégée de kisoku, qui signifie un règlement ou une règle. Comment traduire regula par kaisoku alors qu’il n’existait pas encore de communauté bénédictine lorsque St Benoît rédigeait la Règle ? Kisoku est une règle, mais en japonais son application est trop générale, si bien que si vous dites la kisoku de St Benoît on pense à une série de prescriptions pour le contrôle des véhicules et des conducteurs. J’ai choisi kairitsu en me préparant à des reproches car c’est un terme d’origine bouddhiste.

Je n’ai pas été innocent dans le passé lorsque j’ai employé un terme religieux non chrétien dans la traduction d’un ouvrage chrétien théologique ou religieux. J’étudie la théologie occidentale du Moyen Age et je me spécialise dans les ouvres de St Anselme de Cantorbery. Le mot clé de sa pensée théologique est rectitudo ; dans le passé, les théologiens au Japon l’ont traduit par le même terme japonais que l’on employait généralement pour iusticia mais iusticia et rectitudo sont deux concepts différents dans la théologie de St Anselme. Après m’être creusé la tête j’ai fini par employer un terme théologique Shinto du XVIIe siècle tout à fait archaïque : seichoku qui exprime des nuances religieuses assez similaires. J’ai choisi le terme kairitsu pour regula parce que kai signifie règles de conduite que l’on s’impose à soi-même (cf. par exemple le chapitre 4) et ritsu règlement de vie commune. Ils expriment les deux aspects de la regula sancti Benedicti.

A vrai dire le terme le plus problématique dans la traduction de la Règle est Deus, mais aujourd’hui il n’y a pas d’autre choix en japonais que kami, il n’y a donc pas de problème. La situation était la même lorsque les premiers missionnaires arrivèrent au Japon. St François Xavier est venu au XVIe siècle, mais avant son arrivée il avait rencontré à Macao un pêcheur japonais illettré qui avait traduit deus par Dainichi (nyorai), Mahavairocana, le plus grand dieu des divinités mikkyo. A son arrivée au Japon, Xavier comprit tout de suite que ce zeus mikkyo ne convenait pas pour traduire le concept chrétien de Dieu. Il employa à la place le terme confucéen Tendo employé par la secte Yoshida des shintoïstes. Littéralement, Tendo signifie la voie du ciel. Parfois, Tenshu a été employé : le seigneur du ciel. Je dois me hâter de vous expliquer que le ten ou ciel dans cette expression est le terme bouddhiste employé en Chine pour exprimer certaines divinités hindoues. Mais, par la suite, lorsque le premier livre imprimé au Japon en 1591 fut publié par les jésuites, ces expressions japonaises furent toutes évitées et, au lieu de cela, les sages jésuites gardèrent intact le terme latin Deus et se contentèrent de l’écrire phonétiquement dans les alphabets japonais romaji.

Le terme employé aujourd’hui par les chrétiens comme les non-chrétiens pour la divinité chrétienne est kami qui est un terme shinto indigène employé encore aujourd’hui par les shintoïstes. Ce terme a été employé pour exprimer le Dieu des chrétiens pour la première fois lorsque les missionnaires protestants arrivèrent au Japon au milieu du XIXe siècle après qu’ils eurent discutés entre eux pour trouver un terme approprié pour le grec theos du Nouveau Testament. En fait certains employaient même le mot japonais gokuraku pour le paradis, pour exprimer la compréhension chrétienne de Dieu. Les évangélises auteurs du Nouveau Testament étaient vraiment hardis en n’employant pas le mot hébreu Yahvé pour désigner leur Dieu, mais l’appelèrent theos, le terme employé et même avili par les Grecs pour désigner leur myriade de dieux.

Un soir, je regardais à la télévision une émission sur le Gange. Pour une grande fête spéciale des dizaines de milliers d’Indiens viennent se purifier dans le fleuve. Un vieil ermite était venu à pied de l’Himalaya, il avait marché un mois et, lorsqu’on l’interrogea sur sa vie, il répondit en pleurant de joie et en élevant les bras : ‘je mène une vie ascétique afin de rencontrer mon Dieu.’ La réponse était si simple et sincère que le reporter répondit par un profond silence. Je fus très ému. Et cela m’a fait songer aux derniers chapitres de la Règle où St Benoît parle d’aller à Dieu (71,2) du zèle qui mène à Dieu et à la vie éternelle (72,2) et du droit chemin pour parvenir à notre Créateur (73,4). La voix de ce vieil ermite hindou n’est elle pas un écho pur et sincère de ces mots de la Règle ? Ce vieil ermite-pèlerin hindou était sûrement sur le bon chemin pour parvenir au Créateur.