En six ans, le Parti communiste du Népal (Maoïste) (CPN-M) a acquis le contrôle de vastes régions dans l’ouest du pays. Circulant sur les routes du sud-ouest, il est clair que nous sommes en territoire contrôlé par les rebelles. A Rampur, des slogans maoïstes sont affichés sur les maisons des villages, et des drapeaux rouges flottent sur les ruines de ce qui était un bureau du gouvernement. Nous déplaçant en voiture blanche, nous étions soucieux de ne pas être confondus avec un véhicule gouvernemental, en général de couleur blanche, et il nous a fallu afficher, en népalais, le calicot « presse » sur le pare-brise. Malgré cela, nous avons été arrêtés par un « commissaire politique » du CPN-M ; après quelques explications, il nous fit signe de poursuivre notre route.
Rampur, comme bien d’autres villages de ces montagnes et vallées, est la preuve que les maoïstes ne sont pas « en fuite », comme continue de l’affirmer le gouvernement. Ils n’apparaissent pas non plus affaiblis par neuf mois d’opérations militaires lancées après l’imposition de l’état d’urgence, levé en août dernier. Dans de nombreux districts de cette partie du pays, les autorités gouvernementales ne contrôlent plus que les grandes villes et les postes de garde y conduisant.
Loin de les affaiblir, l’état d’urgence semble les avoir renforcé. Le 7 septembre, ils ont pris le contrôle du poste de police du district de Sindhuli, à 85 km. à l’est de la capitale Katmandou, tuant au moins 49 policiers, en blessant 22 et en s’enfuyant avec de nombreuses armes à feu. Le jour suivant, plusieurs milliers de maoïstes attaquaient la ville de Sandhikharta, à 300 km. à l’ouest de Katmandou.
Le 16 septembre, les maoïstes ont appelé à une grève générale. Les magasins sont restés fermés et seules quelques autos s’aventuraient sur les routes. « Ils exercent leur pouvoir par la terreur, affirme un policier qui souhaite garder l’anonymat. Ils n’ont pas de réel soutien de la part de la population. » Mais les effets de la terreur qu’ils propagent montrent à quel point ils peuvent avoir un pouvoir, y compris sur les populations urbaines.
Leur influence sur l’organisation des élections en prépara-tion est plus importante qu’escompté. Les maoïstes appel-lent à une autre grève générale à travers tout le pays, le jour même des élections, initialement prévues pour mi-novem-bre. Craignant des troubles, le Premier ministre Sher Baha-dur Deuba a demandé un délai d’un an, provoquant le 4 octobre dernier sa mise à pied et celle de son gouvernement par le du roi Gyanendra pour « incompétence » ainsi que la suspension sine die de l’organisation des élections. Une semaine plus tard, le roi nommait Lokendra Bahadur Chand, qui conduit un parti royaliste, à la tête d’un gouvernement intérimaire. Le Premier ministre Chand a déclaré vouloir entamer un dialogue avec les rebelles et procéder ultérieurement aux élections. Aucun de ces deux points ne semble cependant probable. Dans une interview exclusive à la FEER, le chef maoïste a déclaré : « Notre parti a déjà décidé que, sans solution à la guerre civile, il est impossible d’envisager des élections. »
De fait, certains éléments laissent penser que les rebelles préparent une offensive majeure. Depuis le mois d’avril, ces derniers prennent pour cible les infrastructures telles que les centrales électriques, les ponts, les centres de télé-communication et les bâtiments gouvernementaux. Depuis la levée de l’état d’urgence en août, des bombes explosent quasi quotidiennement dans les centres commerciaux et différents lieux publics de Katmandou. Le gouvernement pourrait imposer à nouveau l’état d’urgence, mais cela ne l’aiderait pas forcément et risquerait de renforcer le parti des rebelles.
Crise alimentaire
Certaines mesures prises pour lutter contre la rébellion ont dressé nombre de Népalais dans des campagnes déjà pauvres contre les autorités. A Rampur et dans le village voisin de Simaltara, par exemple, les habitants se plaignent des restrictions relatives au transport du grain et des médicaments en vigueur tout au long de l’année. Il s’agit d’une mesure visant à éviter que les maoïstes puissent s’emparer de ces denrées mais sa conséquence est l’apparition de très sérieuses pénuries. Selon la presse locale, Lal Bahadur Kunwar, de l’agence gouvernementale Nepal Food Corp., a déclaré le mois dernier que de nombreux districts situés dans les montagnes de l’extrême ouest ont épuisé leurs stocks et font face à la famine.
Le gouvernement semble également ne pas prendre beaucoup de précaution avant d’accuser les personnes d’appartenance à la rébellion maoïste. Selon des sources officielles, 2 850 maoïstes ont été tués durant l’état d’urgence. Mais « qui sont en fait les maoïstes tués ? demande Kanak Mani Dixit, éditeur du mensuel Himal, publié à Katmandou. Les organisations locales de défense des droits de l’homme et des journalistes s’accordent à dire que la plupart étaient des citoyens ordinaires faussement assimilés aux maoïstes. « L’armée tire d’abord et pose les questions ensuite affirme Mohan Mainali, directeur du Centre népalais du journalisme d’investigation.
A l’hôpital de Nepalgunj, la principale ville du sud-ouest, ont été admises, pour blessures causées par des armes à feu, Dhana Basnet, 24 ans, et sa fille, âgée de 2 ans. Elles ont été victimes de tirs de l’armée lors d’une action contre des « supposés maoïstes » il y a quelques semaines. Sita Karki, 39 ans, mère de sept enfants, se retrouve alitée, une jambe en moins, après avoir essuyé les tirs de l’armée alors qu’elle coupait de l’herbe. Le 24 février dernier, les soldats ont tué 34 cultivateurs près de l’aéroport de Kalikot, les prenant pour des maoïstes.
Nara Bahadur Malla, un homme de 80 ans, originaire de Simaltara, affirme avoir été frappé par la police qui voulait obtenir des informations au sujet de sa petite fille qui a re-joint l’armée maoïste. Padma Ratna Tuladhar, qui dirige le Forum de protection des droits de l’homme à Katmandou, pense que le soutien du monde rural aux maoïstes s’est accru depuis l’état d’urgence : « De nombreuses personnes se sont tournées vers les maoïstes pour être protégées contre les violences excessives des forces de sécurité ».
Mais les maoïstes sont aussi coupables de brutalité, exécu-tant ou frappant ceux qu’ils soupçonnent de renseigner les autorités. Dans le district occidental de Surkhet, plus de 40 enseignants accusés d’être des informateurs du gouverne-ment ont dû trouver refuge dans la ville principale, Biren-dranagar. A coup de crosse, des rebelles ont brisé les jam-bes de Motilal Kar, enseignant l’accusant d’être un infor-mateur. A l’aide d’une hache, ils ont frappé aux jambes Chandra Prasad Sapkota, qualifié par eux « d’espion
Les rebelles ont cependant pour eux un facteur qui est sou-vent mésestimé : le système des castes et la diversité ethni-que du Népal. Si la plupart des chefs du CPN-M – y com-pris Prachanda – proviennent des hautes castes telles que les bahuns (les brahmines) ou les chhetris (les kshatriyas), la plupart de ses membres, spécialement les soldats, sont originaires des basses castes et des petites tribus.
Les minorités telles que les Magars, des montagnards d’origine mongole, et les Tharus, vivant à Rampur et à Simaltara, étaient déjà hostiles au gouvernement bien avant l’avènement des maoïstes. Les hautes castes ont depuis toujours rabaissées les basses castes et les populations tribales au rang de citoyens de seconde zone. Mais, au sein du mouvement maoïste, ces sous-classes peuvent exercer une autorité sur les hautes castes. Ainsi, l’insurrection du Népal est une guerre de castes aussi bien qu’un conflit politique, ce qui peut expliquer qu’une idéologie vue comme anachronique peut encore se développer là-bas.
Les maoïstes ont également compté sur les dissonances de la démocratie népalaise, âgée de seulement douze ans. Depuis 1990, date de la fin de la monarchie absolue, l’ordre ancien a laissé la place à des gouvernements instables, caractérisés par l’abus de pouvoir, la corruption et la stagnation économique. Voilà précisément ce qui fait le lit de l’appel maoïste : à l’instar des talibans en Afghanistan, les maoïstes interdisent le jeu, l’alcool et parfois le fait de fumer dans les lieux publics, sous peine de sévères amendes prononcées par des tribunaux populaires. Leurs codes dictent jusqu’aux tenues vestimentaires des femmes. Ce puritanisme radical persuade certaines personnes que les maoïstes prônent ce dont le pays a besoin.
La question qui se pose maintenant est de savoir à quel mo-ment la guérilla va passer à l’offensive générale. Les théo-ries militaires de Mao Zedong mettent en lumière trois pha-ses : la défense stratégique, la stratégie du statu quo et l’of-fensive stratégique. Selon des proches du CPN-M, le parti pense que le temps est venu de mettre en ouvre l’offensive stratégique. « Les maoïstes semblent décidés que le moment est arrivé de leur war ki par (‘faire ou mourir’) déclare Puskar Gautam, journaliste et ex-commandant maoïste. Il affirme que les chefs maoïstes ont étudié ce qui ne s’est pas développé normalement depuis l’arrestation, en 1992, de leur modèle Abimael Guzman, ou « Président Gonzalo qui a dirigé les maoïstes du Sentier lumineux. « Selon leur analyse, le Sentier lumineux et les révolutionnaires colombiens ont échoué car ils se sont attardés au statu quo stratégique. Au Népal, les maoïstes pensent qu’un coup de force pour accéder au pouvoir, au moment où l’Etat est vulnérable, va les conduire à la victoire affirme Gautam.
Pour cette victoire finale, les maoïstes ont besoin de forces nouvelles et d’armes automatiques sophistiquées. Les ana-lystes militaires de Katmandou estiment à 3 ou 4 000 les « purs et durs et à 10 ou 15 000 le nombre d’hommes et de femmes composant les milices locales. De plus, plu-sieurs milliers de militants travaillent dans les zones rebel-les comme chefs de village ou collecteurs d’impôts.
Les attaques de postes de police et de camps militaires leur ont fourni tout un arsenal d’armes et d’explosifs, augmenté par les hommes travaillant en Inde sur les chantiers routiers où la dynamite est aisément accessible. Les maoïstes possèdent l’argent nécessaire à l’achat d’armes supplémentaires, mais le problème demeure quant au moyen de les introduire dans le pays enclavé et isolé qu’est le Népal, partageant ses frontières avec l’Inde et la Chine.
Qu’ils puissent recruter ou non des hommes et acheter des armes, les maoïstes semblent déterminés à conduire leur « faire ou mourir » et renverser le gouvernement. Qui sera le vainqueur n’est pas encore clair, mais les perdants seront de toute manière les citoyens ordinaires népalais, pris entre deux feux.
UN ENTRETIEN AVEC LE CHEF DES MAOISTES
Le dirigeant du Parti communiste du Népal (Maoïste), Pushpa Kamal Dahal, plus connu sous le nom de Prachanda (‘le Furieux’), est recherché par les autorités népalaises et Interpol. Rares sont les étrangers à l’avoir rencontré. Pour le représenter, la presse du pays utilise un portrait au crayon car il n’existe pas de photographie connue de lui à ce jour. Mais la FEER est parvenue à se frayer un chemin dans les arcanes du leader de la guérilla ; ce dernier nous a octroyé sa première interview encore jamais accordée à une publication internationale.
La quarantaine, Prachanda vient de Chitwan, district du sud du Népal, où il a obtenu un diplôme en agriculture. Il a été enseignant avant de rejoindre les rangs de l’extrême gauche politique et de passer à la clandestinité dans les années 1980. Comme chef d’un groupe maoïste, il a pris part à la révolte populaire de 1990 qui mis un point final à la monarchie absolue et marque le passage à la démocratie. En 1995, il a fondé le CPN-M ; un an plus tard, le parti a commencé sa « guerre du peuple » dans les districts pauvres du nord-ouest du pays. Le gouvernement affirme vouloir négocier si les maoïstes rendent les armes. Mais Prachanda a déclaré à Bertil Lintner, de la FEER, que désarmer était hors de question.
Etes-vous prêt à entamer des négociations de paix avec le gouvernement ?
Je veux être clair : dès le déclenchement de la guerre du peuple au Népal, notre parti a suivi une stratégie d’offensive politique et militaire dirigée contre le vieux système féodal étatique. Entrer ou ne pas entrer dans des négociations de paix fait partie de notre stratégie. Le fait que nous ne voulons pas désarmer relève non d’une question de volonté mais davantage d’une forme de lutte.
Quelles seraient vos requêtes dans ce genre de négociations ?
Nos demandes minimum sont connues : la formation d’un gou-vernement intérimaire, l’élection d’une Assemblée constituante et l’organisation du pays en République démocratique. Il est clair que ces demandes évolueront par rapport au processus de paix et en fonction du niveau de victoire des présents combats.
Quel est votre objectif ultime ?
En tant que parti communiste révolutionnaire, notre objectif est le socialisme et le communisme. Actuellement, notre peuple est en train de lutter contre le féodalisme et l’impérialisme. De là, l’objectif immédiat de notre révolution est de suivre la ligne d’une complète révolution démocratique. Nous voulons organiser et développer le pays avec l’approbation totale de la population par l’abolition du féodalisme et de l’autorité monarchique.
Comment pensez-vous atteindre cet objectif ?
Il n’y a aucun doute que nous atteindrons cet objectif par la politique de la guerre du peuple.
Comment réagissez-vous aux récents changements opérés par le roi ?
Le dernier pas accompli par le régicide et fratricide « roi » Gyanendra n’est rien de moins qu’un coup féodal, autocratique et militaire. Cette tentative désespérée du « seigneur » féodal sera finalement balayée par notre grand peuple.
Pensez-vous possible d’organiser des élections dans les conditions actuelles ?
Notre parti a déjà décidé que, sans résolution de la guerre civile, aucune élection ne pourra être organisée.
UN MOUVEMENT FINANCIEREMENT PUISSANT
Le Parti communiste du Népal (Maoïste) est l’un des mouvements de rébellion les plus riches d’Asie. Une série d’attaques de banques et la perception d’un impôt révolutionnaire ont permis de réunir un capital d’environ 5 à 10 milliards de roupies népalaises, soit de 64 à 128 millions de dollars US, selon Deepak Thapa, spécialiste des questions liées à l’insurrection, et en fonction de nos informations dans le milieu bancaire. L’impôt révolutionnaire est aussi bien perçu dans les zones rurales qu’urbaines. Des sommes considérables sont également envoyées par la diaspora népalaise, particulièrement par les millions de Népalais résidant en Inde. Le réseau des rebelles est vaste et s’étend jusqu’à Hongkong où se trouve un groupe de militants maoïstes d’environ 20 000 Népalais. Des « dons » sont également sollicités auprès des hommes d’affaires, soucieux de protéger leurs familles et proches restés au Népal.
Les maoïstes ne reçoivent pas ouvertement de l’aide en provenance de l’étranger. Dors et déjà, l’Inde a considérablement diminué leurs activités sur son territoire. Le gouvernement indien a interdit le groupe Akhil Bharatiya Nepali Ekta Samaj (Société pan-indienne népalaise pour l’unité) en juillet dernier, suspecté d’être relié au CPN-M. En septembre, le secrétaire du groupe, Bamdev Chhetri, suspecté d’être le principal relais des maoïstes en Inde, a été arrêté et extradé au Népal. « Toute instabilité à la périphérie de l’Inde est indésirable, que ce soit au Sri Lanka ou au Népal, particulièrement quand il y a des situations d’insurrection et de terrorisme affirme le commandant Uday Bhaskar, de l’Institut indien d’analyse et d’étude de la défense, basé à Delhi.
Du côté chinois, Pékin appuie le gouvernement du Népal, dénonçant le CPN-M comme « n’étant pas véritablement maoïste L’ancien Premier ministre Girija Prasad Koirala a déclaré, après une visite à Pékin en juin dernier, que la Chine lui a même offert son soutien dans la guerre contre les rebelles.