Eglises d'Asie

“L’INDEPENDANCE DE TIMOR LORASAE DOIT AMENER L’EGLISE A INVENTER UNE NOUVELLE LIGNE PASTORALE” – Une interview exclusive de Mgr Basilio do Nascimento, administrateur apostolique du diocèse catholique de Dili –

Publié le 18/03/2010




Eglises d’Asie : Voilà quelques mois que le nouvel Etat de Timor Lorasae (Timor-Oriental) est né. Quelles sont selon vous les perspectives à court et moyen termes dans le domaine socio-économique ?

Mgr Basilio do Nascimento : D’abord, et ce n’est pas rien, depuis le référendum du 30 août 1999, les Timorais ont obtenu leur liberté et cet événement a été vécu avec une très grande joie par la très grande majorité de la population. Mais, pour autant, la vie ne change pas automatiquement et les problèmes ne se résolvent pas par eux-mêmes. Un certain nombre d’attentes des Timorais n’ont pas été prises en compte par l’ONU et je ne suis pas sûr d’ailleurs qu’elles pouvaient l’être. L’ONU s’est attachée à développer les infrastructures nécessaires au fonction-nement d’un Etat : la sécurité, la justice, l’administration, etc. Tout cela est resté largement invisible au peuple de Timor. Celui-ci espérait et continue d’espérer une reconstruction concrète et visible : la réfection des routes, la réparation des maisons détruites, etc. Alors, pendant les deux années de transition, on disait : après le départ de l’ONU, on verra les changements concrets. Malheureuse-ment, là aussi, il y a une grande déception. Après cinq mois de gouvernement timorais, on ne voit rien venir et l’im-pression donnée est que les promesses ne sont pas tenues.

En ce qui me concerne, je crois que les deux piliers du développement souhaitable sont la sécurité et la justice. Là aussi, on ne voit rien venir. Le gouvernement ne donne pas d’indications sur ce qu’il veut faire, le programme qu’il veut mettre en place. D’ailleurs, la capacité d’exécution n’est pas là, les cadres techniques manquent. Tout cela fait qu’il y a un certain désenchantement dans la population car les gens ne voient pas les bénéfices de l’indépendance. Les lois sont en retard, l’organisation structurelle est en retard, rien n’est défini pour le développement de l’agriculture.

Pensez-vous que les élites politiques et intellectuelles n’ont pas encore réussi à établir le contact avec le pays réel ?

Oui, je crois qu’il y a ce genre de problème d’autant plus que la radio et les journaux ou les autres moyens de communication en sont encore à un stade rudimentaire. Il faudrait que les parlementaires, les membres du gouvernement passent beaucoup plus de temps à parler avec les gens, à les écouter, à les comprendre. Ils ne le font pas suffisamment.

En passant quelques jours à Dili, on a le sentiment que la capitale vit dans une économie artificielle, essentiellement nourrie par la population de l’ONU et des ONG.

Oui. Le fait que le dollar américain soit l’unité monétaire en circulation est en partie la raison de cet état de fait. La haute valeur du dollar ne correspond pas à la capacité de production réelle du pays. Dans les centres comme Dili ou même Baucau, il y a toute une économie qui tourne autour des représentants des organisations internationales mais la réalité de la masse de la population est toute autre. Un parlementaire touche 400 dollars US par mois et j’ai entendu dire qu’ils demandent à être largement augmentés. Mais un ouvrier à l’intérieur du pays gagne trois dollars par jour. Comme pratiquement tous les biens de consommation sont importés, je crois que nous nous préparons à de très graves problèmes économiques dans le moyen terme dès le moment où le départ des représentants des organisations internationales, en 2004, fera que l’économie artificielle construite autour d’eux s’écroulera.

Tout le monde place son espoir dans les royalties du pétrole que possède le Timor-Oriental. Il me semble pourtant, au vu d’autres expériences de ce type, que le pétrole devrait être considéré comme un surplus et non comme la base de l’économie. Il me semble que c’est l’agriculture qui devrait être la base du développement économique du Timor car c’est à travers l’agriculture que chacun peut devenir petit propriétaire et assurer sa nourriture et ses besoins fonda-mentaux. L’argent du pétrole risque au contraire de donner lieu à une corruption importante dans la redistribution.

Depuis les événements traumatisants qui ont suivi le référendum de l’année 1999, y a-t-il eu l’apparition de problèmes sociaux qui n’existaient pas auparavant ?

Il y a en effet un certain nombre de nouveaux problèmes sociaux. Du temps de l’occupation indonésienne, nombreux étaient les Timorais qui travaillaient dans la fonction publique. Aujourd’hui, ils se retrouvent au chômage. Il y a aussi une génération montante, fille de la Résistance, qui se retrouve aujourd’hui démotivée puisque les buts de son combat sont atteints. Cela crée un certain déséquilibre. Beaucoup de ces gens s’en vont vers Dili qui pourrait vite devenir un milieu très conflictuel et développer de graves problèmes sociaux liés à la sécurité des biens et des personnes. Le phénomène pourrait d’ailleurs s’étendre aux différents centres provinciaux.

Il faudrait qu’il y ait beaucoup plus d’emplois pour éviter ces dérapages. Malheureusement, à Timor, comme dans beaucoup de pays du tiers monde, la mentalité générale veut que ceux qui font des études ne sont pas supposés retourner ensuite au travail de la terre ou à des emplois manuels. Mais Timor ne pourra jamais fournir un bureau à tous ceux qui font des études.

Nous en venons donc aux problèmes de l’éducation et de la formation.

C’est l’un des défis majeurs à court et moyen termes. Il y a aujourd’hui neuf universités privées à Dili et tous les jeunes rêvent de posséder un diplôme universitaire. Mais il me semble que ce n’est pas comme cela que notre problème pourra se résoudre. Nous avons surtout besoin d’électriciens, de maçons, de charpentiers, de plombiers. Or, personne ne semble songer à développer l’éducation technique. La surévaluation du diplôme universitaire peut conduire à créer une génération de gens diplômés mais frustrés parce qu’incapables de trouver un travail. Cela peut conduire très rapidement à la révolte et à la violence. Il n’y a aucune politique du gouvernement dans ce domaine.

Le tourisme peut-il jouer un rôle dans le développement économique et y a-t-il des plans dans ce domaine ?

Oui, le développement du tourisme est considéré comme essentiel pour l’avenir de Timor Lorasae. Mais, selon les experts qui se sont penchés sur la question, il n’est pas possible et sans doute pas souhaitable de développer un tourisme de masse, ne serait-ce que parce que les infrastructures nécessaires comme le système de santé ou de transports sont très déficientes. Mais il serait possible de développer un tourisme plus sélectif. Il semble qu’il y aurait un marché pour des gens qui désirent ce que Timor peut offrir, à savoir un environnement naturel intact et des paysages de toute beauté loin de la modernité urbaine. On verra.

Venons en si vous le voulez bien à l’Eglise catholique dans ce contexte nouveau de l’indépendance.

Pendant l’occupation indonésienne l’Eglise a joué un rôle de protection et de défense du peuple de Timor face à l’armée d’occupation. L’Eglise a très bien joué ce rôle qui lui a été imposé par le contexte historique. Au moment du référendum de l’année 2000, l’Eglise s’est ensuite employée à favoriser la réconciliation entre les différentes factions, entre les partisans de l’indépendance et ceux de l’autonomie dans le cadre de la République indonésienne. Mais c’était essentiellement un rôle de suppléance que l’Eglise jouait, du fait de la désintégration de la société civile traditionnelle. La grande masse de la population timoraise était habituée à chercher refuge et protection chez les rois et les liurai ou chefs de village qui se devaient d’être puissants, de fournir un refuge et de respecter une certaine neutralité. Le chef jouissait ainsi d’une très grande autorité morale, sacrée en quelque sorte. Ce système avait été relativement respecté pendant la période de l’occupation portugaise, mais il a explosé à leur départ. Les rois et les liurai ont pris politiquement position dans le débat pour ou contre les divers partis qui se sont formés à ce moment-là. Ensuite l’annexion indonésienne n’a fait qu’amplifier le phénomène puisque les élites sociales ont été amenées à nouveau à prendre position pour ou contre l’occupant. C’est donc vers l’Eglise que la masse de la population timoraise s’est tournée pour lui demander de remplacer une société civile désintégrée. Les évêques, les prêtres, les religieux ont ainsi remplacé les rois et les liurai défaillants.

C’est cela qui explique en partie l’adhésion massive des Timorais à l’Eglise catholique à partir de 1975. A cette date, l’Eglise ne rassemblait qu’une minorité de Timorais et aujourd’hui elle en rassemble 97 %. Il y a aussi le fait qu’après l’annexion indonésienne, chacun a été obligé de choisir l’une des cinq religions reconnues par l’Indonésie. L’animisme traditionnel n’étant pas reconnu, presque tout le monde a choisi le catholicisme contre l’islam indonésien pour affirmer fortement une identité timoraise.

Bien entendu, la formation qui aurait été nécessaire n’a pas pu avoir lieu, et tout le processus de catéchuménat, de conversion du cour, des comportements a été largement déficient. Ce sont des choses qu’il nous faut reprendre en profondeur.

Aujourd’hui, le contexte a changé une fois encore. L’Eglise est appelée à s’adapter à ce nouveau contexte. Si elle ne le fait pas, les conséquences pourraient être très négatives. Il faut aller vite, car on constate déjà la montée d’une certaine désaffection chez les jeunes et les grandes célébrations liturgiques rassemblent sensiblement moins de monde qu’auparavant. L’avantage, c’est que nous avons sans doute aujourd’hui la possibilité d’opérer une certaine clarification. Elle ne se fera pas facilement car les gens ne font pas encore confiance à la nouvelle société civile qui émerge et exigent souvent la présence de l’évêque ou d’un prêtre pour régler les problèmes ou apporter leur caution à une décision. Cette clarification est pourtant nécessaire. Ce n’est plus à l’Eglise d’encadrer la société même si celle-ci le demande. Il faut que l’Eglise prenne ses distances.

Il faut que l’Eglise puisse offrir autre chose à la population, particulièrement à ceux qui ont tendance aujourd’hui à s’en éloigner. La difficulté est évidemment d’amener les agents pastoraux, prêtres, religieux, catéchistes, à prendre conscience de la nouvelle donne. Jusqu’à présent, la ligne pastorale de l’Eglise consistait essentiellement à aider la Résistance. Aujourd’hui, le contexte de l’indépendance doit amener l’Eglise à inventer une nouvelle ligne pastorale. Il faut oser faire autre chose que ce qu’on a fait jusqu’à présent. Jusqu’à présent, il suffisait de résister ; aujourd’hui, il faut construire pour amener le message de Jésus-Christ aux générations nouvelles.

Comment pensez-vous que l’Eglise puisse répondre à ces nouveaux défis ?

Je suis convaincu que la réponse passe par l’accent mis sur la formation des cadres, prêtres, religieux, catéchistes. Cette formation doit être diversifiée selon les besoins. Nous avons un séminaire interdiocésain à Dili. Nous envoyons quelques prêtres à Rome, nous en enverrons certainement à Paris bientôt. Nous faisons aussi venir des formateurs d’Indonésie et du Portugal pour assurer une certaine formation permanente. Pour les laïcs, catéchistes en particuliers – il y en a près de 400 dans mon diocèse -, il nous faut intensifier les efforts très vite.

Une conclusion ?

Le Seigneur a mis tout le peuple de Timor à un moment donné littéralement dans les mains de l’Eglise catholique. Cela nous donne à nous évêques et prêtres de cette Eglise une immense responsabilité dont nous devrons répondre devant Lui. Il nous faut aujourd’hui nous demander ce que nous avons fait, ce que nous faisons, et ce que nous ferons pour assumer cette responsabilité.