Eglises d'Asie

LA PAIX EN CHANTIER A ACEH

Publié le 18/03/2010




« Maintenant, nous sommes frères, nous ne sommes plus ennemis s’est exclamé le général Endriartono Sutarto, chef des forces armées indonésiennes le lendemain de la signature à Genève le 9 décembre de l’accord historique de paix entre les séparatistes d’Aceh – le GAM (Gerakan Aceh Merdeka ou Mouvement pour Aceh Libre) – et des émissaires de Djakarta. Sur le terrain, à Banda Aceh, la morne capitale de cette province à l’extrême nord de l’île de Sumatra, une certaine euphorie prévalait aussi : militaires et policiers indonésiens se sont joints aux Acehnais pour des cérémonies célébrant l’accord de paix conclu grâce à la médiation du Centre Henri Dunant pour un Dialogue humanitaire, basé à Genève. Les Brigades mobiles de la police (BRIMOB), dont la réputation de mépris des droits de l’homme est solidement établie, a cessé ses patrouilles. Le siège du camp de Cot Trieng, à Aceh Nord, où un millier de rebelles du GAM se sont retranchés depuis le 30 octobre, a été levé. Après vingt-six années de terribles combats et d’une répression sans merci sur les populations par les deux parties aux conflits (12 000 tués depuis 1990, dont la majorité sont des civils), cette fraternisation et cet optimisme sont les bienvenus. Mais ils ne garantissent pas pour autant que l’accord pourra rétablir la paix de façon durable.

En mai 2000, quand le Centre Henri Dunant avait négocié une « trêve humanitaire le même enthousiasme avait prévalu. Quelques semaines après, les affrontements avaient repris entre les belligérants et le conflit s’était de nouveau emballé. L’encre de l’accord à peine séchée, l’ex-officier de Marines Anthony Zinni, conseiller du Centre Henri Dunant et négociateur américain au Proche-Orient, a lucidement estimé que les trois premiers mois de la trêve seront cruciaux pour ancrer le processus de paix. La principale incertitude pesant sur le processus vient du fait qu’il n’y a pas encore d’accord sur le statut politique et juridique que prendra à l’avenir la région d’Aceh. Cet article va traiter de la situation qui prévalait à Aceh avant la signature de l’accord, du contenu de l’accord et des difficultés de sa mise en place ainsi que de son impact sur l’islam local.

La situation avant l’accord de Genève

2002 a été une année aussi meurtrière que les précédentes à Aceh : 1 200 personnes ont été tuées dans la province depuis janvier, malgré les efforts du Centre Henri Dunant pour mettre en place des accords de cessez-le-feu. Avant même la prise du pouvoir par Megawati Sukarnoputri en juillet 2001, le gouvernement indonésien avait abandonné l’approche conciliante adoptée par le président Abdurrahman Wahid pour s’orienter vers une approche avant tout militaire. Cette tendance s’était accentuée une fois Megawati devenue présidente comme en atteste la nomination à la tête de l’armée de terre du belliqueux général Ryamizard Ryacudu, ancien patron des Forces de réserves stratégiques (KOSTRAD). L’essentiel des violences a été commis par les forces de sécurité avec une mention spéciale pour les BRIMOB, moins bien entraînées et équipées mais plus brutales que les militaires. Les forces de sécurité sont toujours aussi peu redevables devant la justice ou l’opinion publique de leurs actes à l’encontre des droits de l’homme. Par exemple, le massacre de trente-et-une personnes dans la plantation de Bumi Flora le 9 août 2001 n’a donné lieu à aucune poursuite malgré les nombreux témoignages.

L’un des rares développements positifs a été la mise au pas en février 2002 de la milice composée de Javanais qui avait été établie à Aceh Central pour protéger les communautés javanaises. Cette milice dotée d’armes artisanales et soutenue par l’armée avait exercé plusieurs raids de représailles sur des villages acehnais après des opérations du GAM. Pour une raison inconnue, l’armée a considéré que cette milice était plus un poids qu’un atout et l’a démantelée. Son encadrement par l’armée était toujours resté lâche et n’avait pas été systématisé et planifié comme cela avait été le cas pour les milices du Timor-Oriental en 1999 (1). Le GAM n’a pas été en reste, assassinant les villageois soupçonnés de collaboration avec l’armée indonésienne (les « cuak menaçant les transmigrants javanais et exerçant des violences contre les hommes d’affaires qui refusent de s’acquitter des 10 % de « taxes » perçues par le GAM pour la lutte indépendantiste (2).

Sur un plan purement militaire, le GAM s’est retrouvé en position difficile, mais n’a pas paru être proche d’une défaite totale. L’assassinat d’Abdullah Syafi’ie, chef militaire du GAM, en janvier 2002 a eu un impact limité car la guérilla est divisée en une série de bandes armées qui opèrent dans des régions différentes de manière relativement autonome. Muzakir Manaf, un chef de la région de Lhokseumawe, a pris le relais de Syafi’ie comme commandant du GAM.

Ce relatif équilibre a mis en exergue la vanité d’une solution militaire à la question acehnaise et a relancé les efforts pour un règlement politique. Au delà des discours intransigeants de part et d’autre, les positions respectives se sont assouplies au début de 2002. Le GAM a accepté de considérer la loi d’autonomie spéciale votée par le parlement indonésien en juillet 2001 comme « point de départ » des négociations. Djakarta a accepté de ne pas exiger que le GAM renonce préalablement à son objectif indépendantiste. Cela a ouvert le champ au Centre Henri Dunant qui a facilité la conclusion d’un premier accord en février 2002 établissant les grandes étapes de la marche vers la paix : cessation des hostilités en 2002, dialogue en 2002-2003, élections en mai 2004. Certains groupes de la société civile acehnaise ont pu influer sur ces pourparlers, érodant de facto la prétention du GAM à représenter l’ensemble des Acehnais dans le processus politique. Ces groupes avaient mis sur pied fin 2001 à Washington la « Aceh Civil Society Task Force 

Les pressions américaines ont joué un rôle important pour amener le GAM et le gouvernement de Djakarta à se montrer plus conciliants. Depuis les attentats du 11 septembre et la guerre d’Afghanistan, Washington est soucieux de stabiliser les zones conflictuelles qui pourraient être exploitées par les réseaux terroristes islamistes pour leur campagne anti-occidentale. Les Acehnais sont pour la plupart des musulmans très pieux et l’islam y est en général plus traditionnel qu’à Java, mais il n’existe pas à Aceh de foyers de radicalisme islamique comme il en existe à Java ou à Célèbes. Les Américains n’en considèrent pas moins que dans le contexte international actuel, un conflit prolongé en terre musulmane pourrait jouer à terme contre les intérêts américains. D’autant plus que l’extraction gazière à Aceh par la firme américaine Exxon Mobil, sous contrat avec la firme étatique indonésienne Pertamina, symbolise pour les Acehnais l’exploitation économique dont leur province est l’objet. C’est dans ce cadre qu’Anthony Zinni est intervenu, comme l’un des trois sages « mandatés » par le Centre Henri Dunant (les autres sont l’ancien ministre thaïlandais des Affaires étrangères Surin Pitsuwan et l’ancien ministre yougoslave des Affaires étrangères Budimir Loncar).

Forces et faiblesses de l’accord de Genève

L’accord de Genève, rendu possible grâce à d’importantes concessions par les deux parties en conflit, vise à une normalisation progressive. Le processus de démilitarisation sera effectué sous surveillance internationale : cent cinquante observateurs envoyés par le Centre Henri Dunant – en majorité des militaires thaïlandais et philippins – doivent veiller à la bonne application des clauses. Le cessez-le-feu immédiat doit être suivi d’un retrait des deux forces dans des zones agréées. Le GAM est ensuite supposé regrouper ses armes dans un certain nombre de dépôts qui seront contrôlés par les observateurs. Les troupes « non organiques » indonésiennes (celles qui n’appartiennent pas à des unités territoriales) seront retirées de la province, ainsi que les redoutables BRIMOB. La loi d’autonomie spéciale, pivot de l’accord, continuera à être mise en vigueur par les autorités locales. L’une des principales dispositions en est le versement de 70 % des revenus nets perçus par Djakarta sur l’exploitation du gaz des divers gisements acehnais par Exxon Mobil. Finalement, en mai 2004, les Acehnais éliront leur gouverneur et leur assemblée provinciale locale.

Le premier obstacle sera le désarmement. Sans ses armes, le GAM sera très vulnérable aux actions clandestines des « escadrons de la mort » de l’armée indonésienne qui ont amplement montré leur savoir faire au Timor-Oriental et en Papouasie occidentale. Le faible nombre d’observateurs laisse à penser que de nombreuses violations passeront inaperçues : juste après la signature de l’accord, un représentant du GAM estimait que le nombre des observateurs devrait être de 1 500. Il est douteux que les militaires indonésiens changent du jour au lendemain leurs méthodes et leur façon de penser. La brutalité et l’impunité font partie intégrante de la culture de l’armée indonésienne et les déraciner exige une réforme totale des forces armées indonésiennes ; cette réforme, dont les chefs de l’armée ont beaucoup parlé, reste pour l’instant superficielle.

En outre, certains leaders des deux bords ont intérêt à ce que le conflit se poursuive pour des raisons financières. Le GAM, comme on l’a vu, extorque des primes de protection aux hommes d’affaires locaux et force les civils à verser leur obole pour la cause aux barrages routiers. Une importante ferme de piments à Aceh Nord a été incendiée après avoir refusé de verser un milliard de rupiahs (113 000 euros) au commandant local du GAM. L’armée indonésienne use des mêmes pratiques mais à une échelle très supérieure. Selon des sources informées, les représentants Mobil versent mensuellement 500 000 dollars aux forces armées pour que la protection des installations et de leur personnel soit assurée. Il est aussi connu que les Forces spéciales indonésiennes ont organisé un important trafic de marijuana à partir de leurs champs d’Aceh Besar.

A Aceh, comme ailleurs en Indonésie, le budget alloué par le gouvernement ne finance que 30 % des besoins des unités ; les commandants locaux doivent se débrouiller pour trouver le complément. Des entreprises légales établies sous l’égide de ces commandants y pourvoient mais aussi une myriade d’activités mafieuses, de la prostitution aux maisons de jeux (3). Comme au Timor-Oriental, la guerre civile à Aceh a ouvert de très nombreuses opportunités aux militaires et aux policiers pour faire des affaires et réclamer des budgets spéciaux. Il faut donc tant pour le GAM que pour l’armée des « compensations » matérielles suffisantes pour que la paix leur apparaisse plus bénéfique que la guerre. Cet obstacle n’est toutefois pas rédhibitoire : il peut freiner l’application sur le terrain d’une solution politique voulue par le sommet mais il ne peut probablement pas compromettre durablement l’accord de paix, tant que la volonté politique de le mettre en place est réelle.

A ce titre, il faut relever l’ambiguïté fondamentale de l’accord de Genève. Les deux parties en conflit ont signé l’accord, mais sans quitter sur le fond leurs positions traditionnelles qui sont incompatibles : l’exigence de l’indépendance pour le GAM et le rejet de toute discussion sur l’éventualité même d’une remise en cause de l’intégrité territoriale du côté de Djakarta. Ainsi, si le GAM prend « pour point de départ » la loi sur l’autonomie spéciale de juillet 2001, le gouvernement indonésien la considère comme « la base » de l’accord, une base qui ne saurait être remise en cause (4). Il n’y a donc pas encore eu de compromis politique : le GAM ne renonce pas à l’indépendance. Dans les négociations de paix au Sri Lanka, c’est l’acceptation par les Tigres Tamouls d’une autonomie limitée dans le cadre de l’Etat sri-lankais qui a permis les progrès rapides des négociations. Les rebelles du GAM n’ont pas encore opéré ce tournant. Cela laisse peser bien des incertitudes, notamment sur les élections de 2004. Le GAM pourra-t-il constituer un parti indépendantiste d’Aceh Libre pour concourir au scrutin ? La question d’un référendum d’autodétermination pourra-t-elle être discutée pendant la campagne ? Le GAM boycottera-t-il le processus ? Le travail de rapprochement des points de vue reste à faire ; en l’état actuel, le « common ground » se limite essentiellement à l’accord pour instaurer un cessez-le-feu surveillé par des observateurs internationaux.

Des déceptions risquent aussi de poindre en ce qui concerne l’aspect économique de la loi d’autonomie. Djakarta maintient le flou sur la somme qui sera véritablement reversée aux Acehnais sur les revenus du gaz naturel : il s’agit de 70 % de ces revenus, après prélèvement des taxes par le gouvernement central, mais le niveau de taxation n’a jamais été spécifié. Les autorités indonésiennes se réservent également le droit de décider le calendrier et les modalités de ces versements, ce qui laisse ouverte la possibilité d’une suspension en fonction de la situation politique à Aceh. La loi d’autonomie stipule aussi que les gisements gaziers qui se trouvent au-delà de la limite de 12 miles marins ne sont pas concernés, ce qui exclut le seul gisement gazier off shore au large d’Aceh, qui contribue pour 25 % à la production Mobil. Enfin, et les dirigeants indonésiens se sont gardés de le claironner, les réserves gazières d’Aceh, exploitées sans profit pour les Acehnais depuis vingt-cinq ans, seront épuisées en 2012-2014 (5).

L’impact sur l’islam acehnais

Le président B.J. Habibie avait permis dés 1999 l’application de la charia à Aceh. Il s’en était suivi une courte période de « fièvre islamique » cette même année – imposition des tenues islamiques aux femmes et aux hommes habillés à l’occidentale, humiliation publique des prostituées -, mais l’impact sur la vie quotidienne avait été relativement limité. La loi d’autonomie renforce ces dispositions en permettant la mise en place de tribunaux de la charia qui viendront compléter les tribunaux islamiques déjà existants (qui traitent des questions de divorce et de succession). Ces tribunaux de la charia traiteront des cas civils et criminels concernant les musulmans. En théorie, ils pourront donc appliquer le « hudud » (les dispositions pénales de la charia), mais toute décision sera susceptible d’appel devant la Cour suprême civile de Djakarta. L’idée de créer une « police religieuse » comme en Malaisie qui enquêterait sur les cas d’adultère a été discutée.

Les aspects les plus controversés de la charia, comme l’amputation des voleurs et la lapidation des époux adultérins, ont été longuement débattus et continuent de l’être au sein du parlement provincial et de la société civile. De nombreux militants se sont inquiétés de l’image qui allait résulter de la création des tribunaux de la charia, allant jusqu’à affirmer qu’il s’agissait d’un stratagème du gouvernement pour faire passer les Acehnais pour des musulmans fanatiques (6). En revanche, les oulémas (les professeurs de droit islamique), notamment les oulémas modernistes liés à l’Institut islamique d’Etat (IAIN) Ar-Raniry de Banda Aceh qui dominent le Conseil consultatif des oulémas (Majlis Permusyawaratan Ulama), pensent pouvoir profiter de ces nouvelles dispositions pour propager leur vision de l’islam dans la province. Cela ne signifie pas que l’islamisme radical trouvera un terrain plus propice à Aceh. Lorsque Ja’far Umar Thalib, le chef du groupe islamiste violent du Laskar Jihad, est venu prêcher à Banda Aceh en février 2002, les Acehnais lui ont fait clairement comprendre qu’il n’était pas le bienvenu.

Notes

(1) »Aceh : a slim chance for peace », International Crisis Group, Bruxelles, mars 2002, p. 6

(2) »Boom times as Aceh’s combatants find the conflict can be lucrative », Marianne Kearney, South China Morning Post, 11 décembre 2002

(3)Armée du peuple, armée du roi : l’armée face à la société en Indonésie et en Thaïlande, Arnaud Dubus et Nicolas Revise, IRASEC/L’Harmattan, 2002, p. 158

(4) »Still a long way to go in the search for peace in Aceh », Edward Aspinall, The Canberra Times, 11 décembre 2002

(5) »Exxon Mobil under siege », John McBeth, The Far Eastern Economic Review, 8 août 2002

(6)International Crisis Group, p. 14