Eglises d'Asie – Inde
ENTRE LA CHRETIENTE OCCIDENTALE ET L’ART TRADITIONNEL INDIEN : LA SYNTHESE DE JYOTI SAHI
Publié le 18/03/2010
Un jour, au cours de l’octave, quelques pauvres femmes qui vivaient près de l’église et qui avaient demandé et reçu la per-mission d’entrer dans l’édifice, furent si émues par la beauté de la peinture qu’elles sortirent et proclamèrent partout ses mi-racles et sa perfection, si bien que la nouvelle passa de bouche à oreille jusqu’à atteindre toute la ville. En conséquence, une grande foule s’assembla à l’église, les gens ayant quitté leurs boutiques et leur travail pour voir cette merveille (.). La peinture les toucha d’une manière qui était tout à fait miraculeuse ; en effet, elle suscita en eux non seulement l’étonnement mais aussi le remords pour leurs péchés, cependant qu’en même temps elle apportait une grande consolation dans leur cœur. En somme, lorsqu’ils partirent, les pères furent ébahis du changement survenu dans leurs cœurs.
Le christianisme existait en Inde depuis quelque temps déjà. La tradition chrétienne propre de l’Inde remonte à une période pas plus tardive que le commencement du sixième siècle, et peut-être même à une date bien plus ancienne, lorsque les chrétiens de Saint Thomas s’établirent au Kerala et ses environs. Du fait des activités missionnaires qui démarrèrent au début de l’expansion coloniale du Portugal, les traditions chrétiennes indiennes originales devinrent moins visibles. La chrétienté en Inde devint presque complètement associée avec la tradition religieuse européenne. Les arts visuels, le medium le plus important en Inde pour exprimer des idées et opinions religieuses, se réfèrent principalement à des images européennes lorsqu’ils traitent de la chrétienté. Le travail de Jyoti Sahi est cependant une exception à cette règle. Il combine la riche tradition des symboles indiens avec les styles de la peinture occidentale et ce faisant il crée une nouvelle iconographie chrétienne. Il est à la recherche d’une nouvelle imagerie qui fasse le lien avec l’histoire et les traditions de la population chrétienne en Inde. Ses peintures sont étroitement liées à ses opinions théologiques et à sa foi.
Dans cet article, je voudrais discuter la perception différente de l’art visuel en Europe et en Inde. Ensuite, je donnerai une description des mauvaises interprétations et du manque de communication résultant de ces différents points de vue. Ces deux questions créeront le cadre que j’utiliserai pour discuter et analyser le travail de Jyoti Sahi. Pour ce faire, je présenterai trois études de cas, basées sur une brève analyse de trois peintures de Jyoti Sahi.
L’art indien vu par des yeux occidentaux
Cette chapelle a une largeur de deux pas sur chacun des quatre côtés, et trois pas de hauteur, avec des portes couvertes de démons sculptés en relief. Au milieu de cette chapelle, il y a un démon fait de métal, placé sur un siège, lui aussi en métal. Le démon susdit a une couronne faite comme celle du royaume papal, avec trois couronnes ; il a aussi quatre cornes et quatre dents avec une très grande bouche, un nez et des yeux terribles. Ses mains sont faites comme des crochets à viande et les pieds comme ceux d’un coq ; si bien qu’il est terrible à voir. Toutes les images autour de la dite chapelle sont des images de diables et sur chacun de ses côtés il y a un Satanas, (c’est-à-dire Satan) assis sur un siège qui est placé sur une flamme de feu, au sein de laquelle il y a un grand nombre d’âmes, d’une longueur d’un demi doigt et d’un doigt de la main. Et ce Satanas tient une âme dans sa bouche avec sa main droite et avec une autre il prend une âme par la taille (4).
C’est là le compte-rendu de l’Italien Ludovico Varthema qui visita un temple hindou à Calicut, en Inde du Sud, au début du XVIe siècle. Sa description est un exemple de la manière dont un Européen appréhendait l’art indien pendant longtemps. Les sculptures et les peintures des dieux leur rappelaient les images occidentales des démons, de l’enfer et de l’Apocalypse. Les temples hindous amenaient à la vie les peintures terrifiantes de Hironymus Bosch et de Breughel. Ces images richement décorées, et pour les yeux occidentaux cauchemardesques, ne devaient recevoir de reconnaissance réelle en Europe qu’au cours du XXe siècle.
Depuis le XVIIIe siècle, lorsque les Européens furent moins troublés par des pensées de la nature démoniaque de cet art, ils développèrent un regard pour faire des parallèles entre le grec classique et la mythologie indienne. Des études scientifiques rendirent l’art indien traditionnel moins étrange et incompréhensible. Cependant, jusqu’au XXe siècle, l’art indien ne fut considéré au mieux que comme une forme noble de travail manuel. Il n’avait pas place au royaume des beaux-arts. John Ruskin, écrivain et critique d’art anglais, dut admettre en 1851 au cours d’une grande exposition d’art indien que les artistes indiens “peuvent peindre mieux que nous
Comme d’autres critiques victoriens, il sentait que l’Inde hindoue manquait de la fibre morale pour aspirer à l’“art supérieur c’est-à-dire un art fondé sur une étude empirique de la nature. Ruskin attaquait l’art hindou parce que, “s’il représente une quelconque créature vivante, il représente cette créature vivante sous une forme déformée et monstrueuse. Il s’opposera volontairement à tous les faits et formes de la nature : il ne dessinera pas un homme mais un monstre à huit bras ; il ne dessinera pas une fleur mais seulement une spirale ou un zigzag.” Et il conclut : “Les créateurs de cette sorte d’art sont prisonniers dans des donjons de corruption, entourés seulement de fantômes trompeurs, ou par des divagations spectrales” (3).
C’est seulement dans les années 1960 que l’art indien reçut une reconnaissance de la part de l’Occident. Il reste à voir cependant si le jugement superficiel sur les œuvres d’art a réellement changé. L’art indien était en accord avec la préférence contemporaine pour les images psychédéliques et l’exubérance visuelle. Une étude sérieuse des idées religieuses et des représentations du monde qui déterminent l’art indien n’existaient pas encore.
Des opinions différentes sur le but de l’art en Orient et en Occident
L’art de l’Orient et l’art indien, d’après Jyoti Sahi, sont plus intéressés par les idées que par la reproduction de la nature (6). En Orient, l’art sert à montrer l’idéal et la perfection. La souffrance, le côté sombre de la vie et parfois même les ombres sont laissés complètement de côté. L’art doit atteindre l’au-delà des émotions superficielles de la vie et l’au-delà de l’image réaliste de la nature. L’art doit montrer l’éternel. Il est possible de déterminer trois principales différences dans la manière dont l’Orient et l’Occident considèrent le but de l’art (7).
La sculpture et la peinture européennes ont une préférence pour le “mouvement immobile” ou “mouvement figé”. Le mouvement, l’activité d’une personne sont arrêtés et éternisés. C’est une immortalisation et aussi un hommage à la légèreté et l’impermanence de la vie. Un bon exemple est la peinture de “La laitière” de Johannes Vermeer : la femme qui pour toujours continue à verser du lait.
En art classique indien, le “mouvement figé” n’existe pas. Même l’image de Shiva dansant, une image qui selon les yeux occidentaux serait très apte à être “figée”, montre un point de vue totalement différent. Shiva, en parfait équilibre, se tient avec une jambe en l’air. L’image ne suggère en aucune façon quand et comment cette pose changera, comment sa danse continuera. Il danse et se tient immobile en même temps. En fait, l’image ne montre pas l’histoire, le sens du temps. L’éternité est accentuée en cette image. Cette représentation convient parfaitement au divin acteur puisqu’il est le créateur du temps et qu’il symbolise l’énergie cosmique éternelle. Nous pouvons trouver aussi cette accentuation sur l’éternité dans beaucoup d’images occidentales.
Une seconde différence entre l’art oriental et l’art occidental est l’accent mis par l’Occident sur celui qui voit. Depuis la Renaissance, les figures peintes nous regardent, se moquent de nous, nous introduisent dans leur monde. L’art indien montre une plus grande distance entre le spectateur et la réalité peinte ou sculptée. La réalité de l’œuvre d’art en Orient est le divin, une réalité parfaite qui n’a rien à voir avec notre situation terrestre. “Elle n’a pas besoin de notre regard terrestre, et elle défie les frontières spatiales en regardant droit à travers nous, revenant au royaume céleste raréfié d’où elle vient et auquel elle appartient de droit” (8).
Troisièmement, l’art indien ne permet pas au public d’analyser rationnellement l’image. Dans la tradition européenne, il est possible d’analyser chaque élément de l’image totale. Chaque élément donne une clé pour comprendre comment le spectateur doit interpréter l’image complète. L’analyse rationnelle est un outil important pour apprécier l’œuvre d’art. L’art indien ne révèle pas son contenu à travers une analyse rationnelle de l’image. Celle-ci mènerait seulement à une longue liste d’éléments qui ont tous une signification symbolique. Cette analyse des éléments, cependant, n’indique pas comment l’image comme un ensemble doit être perçue. Le seul but des artistes indiens est de distraire l’attention de l’image matérielle. Les pensées du spectateur doivent être dirigées vers le monde surnaturel, spirituel.
La relation entre religion et art et l’importance d’une iconographie indienne
La séparation entre art et religion, qui commença en Europe à l’époque des Lumières, vint en Asie beaucoup plus tard, et encore d’une façon moins évidente qu’en Occident. L’art joue un rôle important dans la théologie de l’Orient. La théologienne Christine Lienemann-Perrin appelle les œuvres d’art les yeux de la théologie asiatique (9). En Inde, l’image est aussi importante que la Parole dans notre culture occidentale. Presque tout l’art traditionnel indien se rapporte à la religion. “L’art visuel traditionnel en Inde se rapporte toujours au culte des dieux. Pour l’hindou, toute image conduit finalement à une image de la divinité. Même des épisodes qui pourraient être compris comme profanes et séculiers, comme les repas et les batailles, sont une partie de l’épopée qui raconte les histoires des dieux” (10).
Là où l’art occidental au XXe siècle n’entretient quasiment pas de relations avec les développements de la théologie ou de l’ecclésiologie, l’art oriental très souvent ne peut être compris s’il est séparé de la religion. C’est une des raisons pour laquelle des chrétiens en Inde plaident pour le développement d’un art chrétien indien original. Cet art pourrait donner forme à leur désir de voir une Eglise indienne se développer, forte d’une identité propre.
Dans les faits, on constate que l’art chrétien indien prend forme dans des circonstances difficiles. Dans l’esprit de la plupart des Indiens, les images artistiques traditionnelles sont liées à l’hindouisme ou à l’islam. Lorsque des éléments de l’art traditionnel indien sont incorporés dans une peinture ou une sculpture chrétienne, pour la plupart des gens, ce n’est pas là une expression nouvelle de l’iconographie chrétienne mais une forme de syncrétisme religieux qui doit être condamné. Du fait de l’importance de l’image dans les religions indiennes, les réactions face à ce type de peintures et de sculptures peuvent être brutales. Dès lors que l’image joue un rôle si important au sein d’une religion, de nouvelles images seront observées d’un point de vue dogmatique. Cette approche dogmatique d’un nouvel art chrétien en Inde obère son développement même. L’art chrétien dont on dispose en Inde consiste principalement en des représentations néogothiques du Christ et de Marie, aux traits européens, à la peau blanche et aux cheveux blonds. La crainte de polluer la chrétienté indienne avec les dieux hindous conduit à préférer l’usage de représentations européennes et d’un style occidental, l’aspect romantique étant très présent.
Jyoti Sahi
L’artiste catholique Jyoti Sahi est né à Puna en 1944. Sa mère était anglaise, son père un hindou du Pendjab. Jyoti Sahi commença à peindre à l’âge de sept ans, encouragé par sa mère qui attachait une grande valeur éducative à la peinture. En Inde, il reçut aussi des leçons de peinture de Sudhir Khastigir qui l’introduisit au style de l’école du Bengale. De 1959 à 1963, il étudia l’art à Londres. Au cours de son temps à l’université, il rencontra le moine bénédictin Bede Griffith dont le style de vie lui fit grande impression. Pendant quelque temps, il pensa sérieusement à entrer dans la vie monastique mais, après avoir fini ses études d’art en 1963, il décida de retourner en Inde. Là, il commença par donner des leçons de peinture pour vivre. En 1965, il se rendit à l’ashram Kurisurmala où vivait Bede Griffith. En ce temps-là, Jyothi Sahi non seulement peignait mais il dessinait aussi les plans de lieux de culte et de communautés. Le style architectural et esthétique de ces bâtiments se marie avec l’architecture locale du pays.
Il se maria en 1968 et, à partir de 1972, il a vécu avec sa femme Jane et leurs trois enfants dans un ashram à Vishram, un village près de Bangalore. A part la peinture, Jyoti Sahi enseigne aussi à l’école locale avec sa femme, qui est poète et pédagogue. Sahi n’est pas seulement connu par ses peintures, il a aussi écrit beaucoup d’articles sur l’art, la théologie, la chrétienté, le rôle et la place de l’artiste dans la communauté. Ses articles ont été publiés dans des revues indiennes chrétiennes, comme par exemple Image, Vidyajioti et Jeevadhara.
Parfois, le travail et les opinions de l’artiste offensèrent quelques membres de la communauté catholique indienne. En 1976, les travaux de Jyoti Sahi firent les titres des journaux lorsque des photos de ses peintures furent publiées dans un livre qui était prévu pour l’instruction religieuse. Un groupe de catholiques indiens considérèrent que deux images de Marie étaient obscènes et le groupe demanda au tribunal que le livre soit retiré des rayons et ne soit plus vendu. Les images ne choquèrent pas ceux qui étaient plus haut dans la hiérarchie ecclésiale mais elles rencontrèrent des résistances dans un grand groupe de laïcs qui s’étaient organisés dans l’Association Saint Michel des fidèles catholiques romains. Ce groupe de catholiques conservateurs poursuivit les personnes responsables du livre, à savoir deux évêques, l’éditeur catholique et le directeur d’un centre d’art à Bangalore, qui avait rassemblé les images et voulait stimuler les expressions d’un art indigène local.
Une des images qui les choquait était un portrait de Marie portant un sari. Le sari offensait ce groupe de catholiques parce que, d’après eux, il ne couvrait pas assez le corps de Marie. Ils organisèrent une manifestation et marchèrent sur le tribunal en portant des rosaires et ils habillèrent chastement les statues de la Sainte Vierge. Le juge donna raison à l’association. Il jugea que le portrait de Marie par Jyoti Sahi n’était pas en accord avec l’image de Marie qui existait depuis des lustres et qu’il pouvait en conséquence blesser les sentiments religieux des chrétiens. Ces protestations et le jugement de la cour illustrent la sensibilité des catholiques indiens quand on en vient à mêler des images chrétiennes avec des symboles de la culture hindoue. Aux yeux de nombreux catholiques, Marie et Jésus ne peuvent être peints que comme des Européens, de la même manière qu’ils ont été peints et popularisés par les missionnaires depuis le XVIe siècle.
Les opinions théologiques de l’artiste
Dans son article “La vocation de l’artiste”, Jyoti Sahi dé-crit l’art comme un sacrement, un don symbolique qui nous conduit au divin. Le bon art, d’après Jyoti Sahi, n’est pas l’expression d’un talent individuel. L’art est une offrande de l’artiste au nom de la communauté dédiée à la vie. Selon son opinion, l’artiste est l’intermédiaire entre Dieu et la communauté.
Ainsi, dans son travail, l’artiste a le privilège de célébrer le travail de création de Dieu dans l’univers. Nous atteignons ici le mystère le plus profond de la vie de l’artiste. A ce point, l’artiste non seulement fait de la communauté un temple, mais il est lui-même le temple (.). L’artiste n’est donc pas distinct de la communauté. Il est la fonction créative de la communauté des aspirations de laquelle il donne une expression concrète et à laquelle il communique la gloire de Dieu. C’est là la fonction prophétique de l’artiste. (12)
Un thème important de ce travail est l’étude de la relation entre mythe, symbole, rituel et art, leur influence et leur signification par rapport aux structures de vie sociale du peuple indigène indien (13). Ces groupes tribaux appartiennent généralement aux hors caste, les dalits dans la société indienne. Jyoti Sahi voyage régulièrement à travers l’Inde pour cette étude et il collecte les mythes, légendes et histoires des gens des tribus et il s’efforce de les traduire en images pour ses peintures.
Dans ses recherches, Jyoti Sahi cherche une synthèse entre l’art traditionnel indien (hindou) et l’art chrétien. Il cherche une nouvelle iconographie chrétienne qui soit en rapport avec la communauté locale. Dans son livre Stepping Stones, Jyoti Sahi établit un rapport entre la mythologie hindoue et l’histoire chrétienne de la Passion. D’après une recension dans le magazine Image :
C’est à partir de ses racines hindoues qu’il peut commencer à voir une autre dimension de Jésus et de son cheminement quotidien comme comparable au concept mythique indien des trois pas de Vishnou. où un pas du dieu représentait sa mesure de l’espace dans l’acte créatif de transformation du chaos en action ordonnée – une possibilité de comprendre la passion comme une série de jalons (stepping stones). (14)
L’art, d’après Jyoti Sahi, a un travail important à accomplir en Inde et en Asie pour stimuler le dialogue interreligieux. Un instrument important pour atteindre ce but est d’utiliser les symboles religieux des différentes communautés. Il n’importe pas qu’ils émanent de l’hindouisme, du bouddhisme ou du christianisme : d’après Jyoti Sahi, ils sont tous des expressions du Saint Esprit. “Ce que l’art indien a à dire aux Eglises, c’est : “Oui, Jésus est là – pour être trouvé dans tous les temples d’Asie, si seulement nous savions comment le trouver.” On le trouve dans toutes les religions, mais aussi en dehors de toutes les religions” (15).
Le Christ comme le Batteur de tambour et Seigneur de la danse
En analysant trois peintures de Jyoti Sahi, je voudrais essayer de démêler les influences de l’Orient et de l’Occident dans le travail de cet artiste et j’essayerai de déterminer dans quelle mesure il a réussi à créer une nouvelle iconographie chrétienne indienne. Je vais commencer par une courte analyse des peintures Le Seigneur de la danse et Le Batteur de tambour cosmique.
Les deux peintures tirent leur origine d’une idée théologique identique. Dans Le Batteur de tambour cosmique. Le Christ comme Batteur de tambour qui mène la danse, on voit un Indien avec un tambour, cependant que son manteau jaune vif se change en feu. L’homme semble complètement absorbé par son tambour. A cause des flammes, de la manière dont l’arrière-plan a été peint et de la pose de la figure du Christ, l’image totale montre une étrange forme de dynamique : à la fois statique et dynamique. Les battements du tambour semblent vibrer à travers toute la peinture. La figure du Christ ne montre ni plaies ni stigmates ; la peinture ne montre aucune référence à l’histoire de la Passion. En arrière-plan, on peut déterminer des nuages abstraits et en couleur. Ces nuages donnent l’impression que l’action se passe dans un environnement naturel, et cependant cet environnement peint ne révèle pas où et quand ce battement de tambour a lieu. Dans cette peinture, le Christ pourrait être à l’intérieur comme à l’extérieur de notre monde.
Dans Le Seigneur de la danse, nous voyons un Christ nu se tenant sur un pied. La figure du Christ est esquissée en bleu et en pourpre. La pose et l’esquisse du Christ ajoutent une suggestion dynamique à l’image, bien qu’il ne soit pas clair si le Christ va continuer à danser ou s’il va se tenir immobile dans cette position pour toujours. Ce Christ est aussi sans plaies ni stigmates. C’est la nuit, le Christ se trouve au milieu d’un village indien. Sur sa gauche, il y a des maisons, un bœuf et la lune. A sa droite, il est possible de déterminer une pièce dans laquelle quelques personnes sont en train de dormir. En haut, l’empreinte d’une main.
Dans sa résurrection, Jésus devient le Seigneur de la danse, le Nataraja. Le Nataraja est aussi appelé “Tandava”, ce qui signifie “Le Transgresseur”, ou “Celui qui piétine” (.). Ici, le Christ piétine les murs et les divisions créées par les peurs de l’homme. (16)
La christologie dans les deux peintures
D’après Jyoti Sahi, le Christ est le symbole le plus parfait du Saint-Esprit. Par ses actions et par sa seule apparence, il inspirait les gens : il leur montrait le Saint Esprit : “Le Saint-Esprit était la manière dont le Christ marchait, la manière dont il regardait et parlait, la manière dont il levait les mains dans des gestes inspirés” (17).
Sahi compare cette image du Christ en tant que symbole du Saint Esprit avec cet important symbole de la tradition de l’art indien, le corps dansant.
Toutes les figures inspirées de l’art indien sont des figures dansantes. Leur corps entier irradie la force intérieure qui les meut. Même la nature est décrite comme “dansant” dans ses mouvements rythmiques, ses arabesques de lignes ondulantes et flottantes. J’ai souvent essayé de représenter le Christ comme un danseur parce que je sens que la figure du danseur révèle la présence de la Force Inspiratrice, de la même manière l’arbre dansant révèle le mouvement du vent. (18)
Comme résultat de cette vision, l’image du Christ comme danseur cosmique fut créée. Au temps d’une exposition dans la cathédrale de Rochester en 1996, il écrivit :
L’idée du Christ comme batteur de tambour primordial qui conduit la danse de la Création est une figure centrale dans ce que nous pourrions appeler une théologie tribale. Le tambour lui-même est un symbole de toute la création qui émerge du feu (.). En battant le tambour, le rythme cosmique est mis en mouvement, ce qui est comme le pouvoir transformant du Verbe. En entendant ce rythme, le corps en le ramenant à la vie de l’esprit. En ce sens, toutes les créatures sont entraînées dans la danse (.). Danser libère les communautés tribales qui approchent la danse comme un sacramental. La danse n’existe pas seulement pour le plaisir, elle transforme.
L’image d’un Christ dansant et battant du tambour est très différente de la plupart des images du Christ. Pendant qu’en Occident la souffrance est généralement mise en avant et/ou une action spécifique de la vie de Jésus Christ, Jyoti Sahi est plus intéressé par la signification éternelle du Christ symbole. Ces deux figures christiques ne font pas un contact visuel avec celui qui les voit. Le Christ n’est pas peint avec ses plaies ou ses stigmates. Il n’y a pas de référence à une histoire de l’Evangile. Dans Le Christ batteur de tambour, Jyoti Sahi nous montre, comme dans Shiva dansant, une image du Christ qui n’est pas en relation avec notre sens du temps ou de l’espace. Un Christ éternel dansant ou battant du tambour. Un Christ hors de notre histoire qui, comme les images des divinités hindoues, nous dirige vers la réalité divine éternelle.
Dans Le Seigneur de la danse, la figure du Christ existe dans notre réalité terrestre mais elle s’élève au-dessus de cette réalité. Le Christ ressuscité ne prend pas des proportions humaines, mais il est littéralement plus grand que la vie. De cette manière, il s’élève aussi hors de notre réalité quotidienne.
Style de peinture
Dans les peintures mentionnées ci-dessus, le style de peinture de Jyoti Sahi ressemble au style des expressionnistes européens. Son usage de couleurs brillantes avec un usage minimal de perspective nous rappelle quelques peintures de Kandinsky, spécialement celles de sa période “Cavalier bleu” au début de 1900, lorsque Kandinsky fit des expériences d’art non figuratif et commença à travailler avec des thèmes religieux comme Le Jugement dernier, La Résurrection, Saint Georges et le Dragon, et Saint Vladimir. Dans le contenu aussi, le travail des deux artistes semble être en relation. Kandinsky cherche de nouvelles manières d’exprimer la spiritualité dans la peinture. Kandinsky discuta ses idées dans le livre : Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier, en 1910. Par son art, il voulait atteindre la “nécessité intérieure” de l’artiste dans le but de trouver une forme d’art “spirituelle”, libre de toute référence au monde extérieur (19). Les peintures de Jyoti Sahi vont bien avec cette tradition artistique. Cependant, Kandinsky se déplaça avec ses peintures vers l’abstraction, tandis que Jyoti Sahi montra une préférence définie pour la figuration.
Le style occidental de peinture de Jyoti Sahi, combinant des images figuratives indiennes et l’usage du symbole indien, conduit à une nouvelle iconographie chrétienne. Ce sont les idées théologiques de Sahi, et non la nouveauté de son style de peinture, qui constituent son apport à la tradition picturale.
Un second cas : La Madone tribale
Marie semble être un excellent sujet d’art chrétien en Inde. Les images européennes de Marie avec l’enfant montrent en général un sens d’harmonie et d’éternité qui ressemble aux images religieuses de l’hindouisme et du bouddhisme. Marie, comme sujet des arts, semble fournir une synthèse entre l’Est et l’Ouest. Pour cette raison, Jyoti Sahi donne à Marie une place importante dans son langage symbolique pictural. Pour Jyoti Sahi, Marie représente le lien entre l’art et le mystère divin. Cependant, tout le monde n’est pas d’accord avec cette image de Marie. Nous avons discuté les protestations concernant deux des images de Marie.
C’est de ce mystère que Marie est la porte. Elle est silencieuse, étant l’instrument de l’Evangile, en tant que le vase de l’acte suprême de Dieu, qui est l’incarnation. Le Verbe, qui était aussi Image, sortit d’elle qui fut, pour ainsi dire, le moyen par lequel l’inexprimable devint exprimé. L’artiste devrait aspirer à une simplicité intérieure et à une clarté comme celles de Marie, qui est la marque de tout ce qui reflète le plus parfaitement l’Unité de la lumière de Dieu. (20)
Sur une peinture carrée, est représentée une femme accroupie, peinte couleur de terre. L’image de la femme est composée de carrés simples. Au centre de l’image, son ventre relativement gros est visible, avec un ftus peint à l’intérieur. La figure de la femme possède les caractéristiques indiennes et elle semble avoir un trait (un point ?) sur son front. De quelque position qu’on regarde l’image, la femme semble toujours regarder derrière le spectateur, bien que son visage soit dirigé droit sur le spectateur. A cause de l’usage abstrait de la couleur, il n’est pas possible de voir si la femme est nue ou habillée. A travers l’usage de la couleur et la construction régulière de l’image en carrés simples, la femme et l’arrière-plan se mélangent. La femme se fond dans l’environnement.
La Madone tribale ne ressemble pas aux représentations européennes de Marie. D’abord, dans la tradition de l’art européen, Marie n’est presque jamais représentée enceinte. La maternité de Marie commence dans la tradition artistique européenne avec le berceau et l’allaitement de son fils. Deuxièmement, Marie est généralement représentée comme une femme religieuse et pleine de dignité. Parfois même une femme solennelle, une reine qui semble flotter au dessus de la terre avec son divin enfant. Elle ne s’assoit jamais aussi près de la terre que la Madone tribale. Cette mère ancienne prend les couleurs de la terre, s’accroupit près de la terre et porte la vie au dedans d’elle. Elle est la terre, la source de vie ; son image évoque des associations avec la sculpture préhistorique de la femme de Willendorf. Elle est la forme cosmique de la vie et elle est à des lieues de la femme religieuse distinguée, la Marie européenne.
Mère Terre
La peinture de La Madone tribale combine l’image de Marie avec l’image tribale de la femme comme Mère Terre, celle qui apporte la vie sur la terre. Ainsi le commenta Jyoti Sahi au temps de son exposition dans la cathédrale de Rochester en 1996 :
La Madone tribale est comme l’esprit de la moisson ; elle pourrait être comparée à la graine mère qui est révérée dans les cultures populaires comme celle qui donne l’abondance, celle qui donne l’huile de la joie. Elle est aussi la terre riche et fertile. Une terre où coulent le lait et le miel. L’enfant qui repose en son sein est la Semence de l’Univers, l’Embryon d’or, et aussi le Danseur.
Le style et la couleur de La Madone tribale rappellent les peintures cubistes de Braque et de Picasso. Le cubisme, comme style de peinture, se situait à la frontière de l’art abstrait. Dans la figuration cubiste, la peinture d’après la nature fut progressivement abandonnée. Ce style convient à La Madone tribale. Avec son style cubiste, Jyoti Sahi place Marie hors du temps et de l’espace, elle fait corps avec l’environnement et elle souligne sa signification éternelle et symbolique.
La Madone Tribale, Le Seigneur de la Danse et Le Christ comme Batteur de tambour peuvent être regardés et discutés de la même manière que des peintures européennes. Nous avons dit déjà qu’il n’était pas possible d’analyser l’art traditionnel indien d’une façon rationnelle en regardant ses différents éléments. Cette analyse rationnelle des éléments ne conduisait pas à une meilleure compréhension de l’ensemble. Les différents éléments dans l’image traditionnelle indienne servaient à distraire de l’image terrestre pour conduire à une plus haute réalité spirituelle.
Cependant, dans les peintures de Jyoti Sahi, les différents éléments conduisent à une perspective générale et donnent une meilleure compréhension de sa peinture. Une analyse rationnelle des différents éléments jette une lumière sur les points de vue théologiques incorporés. Les peintures peuvent être traitées d’une manière commune avec la critique d’art occidentale. La construction de l’image et le style de peinture conviennent à la tradition de l’art occidental. Les idées culturelles et théologiques sont les nouveaux et surprenants éléments dans une peinture comme la Madone Tribale.
Conclusion
Dans ses peintures, Jyoti Sahi nous montre une combinaison constructive des styles de peintures occidentaux et du langage symbolique indien. Avec ses peintures, il donne une forme à sa vision théologique. Dans son travail, foi et art sont très liés. Le mélange de styles de peintures occidentaux et de symboles orientaux conduit à une nouvelle iconographie chrétienne. Il reste à voir cependant dans quelle mesure cette nouvelle iconographie peut être intégrée dans la communauté chrétienne locale. Les protestations contre deux de ses images de Marie montrent combien sensible est la communauté catholique indienne envers une conception artistique syncrétique dans les arts visuels.
Les peintures de Jyoti Sahi ne rencontrent pas seulement des protestations mais elles suscitent aussi de l’enthousiasme. Son travail rejoint l’appel des théologiens indiens qui plaident pour une Eglise présentant une authentique identité indienne. Pour ce groupe, un artiste comme Jyoti Sahi est une source d’inspiration. Sa recherche fait partie de celle de l’Eglise indienne pour ses racines et son identité. Ses images peuvent aider à diminuer la peur de l’omniprésente religion hindoue, et cela non pour rejeter cette culture dominante mais pour tirer profit de sa riche tradition culturelle. Avec des peintures comme La Madone tribale et Le Christ Batteur de tambour, Sahi montre qu’il est possible de développer une nouvelle iconographie chrétienne qui se réfère à la culture indienne. L’avenir dira si cette iconographie acquiert assez de succès pour devenir pour les chrétiens indiens une référence commune et acceptée. Ou, en résumé : est-ce que ses images deviendront une part de l’identité de la communauté chrétienne.
Notes
(1)A. Camps, Jerome Xavier S.J. and the Muslims of the Mogul Empire, p. 239
(2)Ibid., pp. 239-240
(3)Stephen Neil, A History of Christianity in India, Vol. I, Cambridge University Press, 1984, p. 49
(4)Alistair Shearer, The Hindu Vision. Forms of the formless. London : Thames & Hudson, 1993, p. 11
(5)Shearer, The Hindu Vision, p. 12
(6)Jyoti Sahi, “L’émotion de la souffrance dans l’art oriental”, Image, Vol. 4, juin 1980, p. 4
(7)Shearer, The Hindu Vision, pp. 13-14
(8)Shearer, The Hindu Vision, p. 14
(9)Christine Lienemann-Perrin. “Religionsbegegnung: indische-christliche Kunst”. Religion – Theologie – Glaube. n° 97, juillet 1998, p. 1
(10)G. Rothermundt, “Umstrittene indische christliche Kunst”. Zeitschrift für Missions – und Religionswissenschaft. 66 (1982), 8-16, esp. 14
(11)Rothermundt, “Umstrittene Kunst”, p. 13
(12)Jyoti Sahi, “The Artist’s Vocation”. Vidyajyoti, 1976, pp. 372-377, cité à la page 374. Une liste de vingt-trois articles écrits par Jyoti Sahi peuvent être consultés à l’adresse suivante : http://iimo.libraryuu.nl
(13)Cheriyan Alexander, “The World as symbol”. Humanscape (Mumbai), mars 2000
(14)”Réflexion sur la théologie de la culture chrétienne en Inde”. Image, numéro du 30 décembre 1986, p. 6 (pas d’auteur indiqué)
(15)Jyoti Sahi. “Sharing Christ’s image in Asia today”. Image, numéro du 21 septembre 1984, p. 3
(16)Jyoti Sahi, And the World Became Flesh, Pune : Art India, 1978 :46. La peinture The Lord of the Dance est publiée dans ce fascicule, p. 47, alors que l’image du Christ as the Drummer n’a toujours pas été publiée, mais a été prise d’une description et les images par Jyoti Sahi de son exposition Paintings on the Theme of the Primal Vision in Indian Culture dans la cathédrale de Rochester, 1996
(17)Jyoti Sahi, “Indian Symbols of the Holy Spirit”. Jeevadhara 8 (1978), 243-246, cité en p. 246
(18)Ibid., p. 245
(19)H. Honour &J. Fleming, A world history of art. Londres : Macmillan 1985, p. 573
(20)Jyoti Sahi, “The Artist’s Vocation”, p. 376