Eglises d'Asie

LA MANIPULATION DES MANUELS D’HISTOIRE DIVISE LE PAYS

Publié le 18/03/2010




En Inde, une personne sur trois ne sait ni lire ni écrire. Plus de 100 millions d’enfants ne vont pas à l’école et 45 % des écoliers abandonnent leurs études avant même la fin du premier cycle de cinq ans.

Pourtant, dans cette nation de plus d’un milliard d’habitants, le débat le plus aigu à propos de l’éducation ne concerne aujourd’hui aucun de ces aspects. Au contraire, il tourne avant tout autour du remaniement des manuels scolaires d’histoire. Depuis l’arrivée au pouvoir, il y a quatre ans, du gouvernement de coalition dirigé par les nationalistes hindous du Premier ministre Atal Bihari Vajpayee, une entreprise systématique visant à changer le contenu des livres d’histoire est menée.

Les nationalistes hindous veulent construire une nation hindoue autre que celle qui existe aujourd’hui, dotée d’institutions d’inspiration laïque et qui accorde des droits aux minorités religieuses. L’éducation et l’interprétation de l’histoire sont donc essentielles à leur idéologie (1).

Les nationalistes hindous prétendent que les textes des manuels scolaires ont été écrits dans une perspective coloniale européenne et nécessitent d’être au plus vite “indianisés Mais les critiques maintiennent que ces changements ne sont qu’une simple tentative pour légitimer un programme militant et une visée théologique proposés par le parti nationaliste hindou au pouvoir, le BJP (Bharatiya Janata Party).

“C’est une bataille contre une version partisane et dangereuse de l’histoire qui mettra en opposition les fidèles de religions différentes et nourrira les soupçons. Ce genre d’histoire n’unira pas la nation a déclaré Satish Chandra, un historien dont les manuels d’histoire scolaires font partie de ceux devenus obsolètes.

Depuis sa libération de la domination coloniale britannique, il y a presque cinq décennies, l’Inde a lutté pour préserver son fragile tissu social par une politique laïque prudente dans tous les domaines, y compris l’éducation – un parcours sur une corde raide dans cette démocratie plurireligieuse. Mais les revivalistes’ hindous estiment depuis longtemps que le credo laïc de la nation cache un penchant anti-hindou. Des auteurs favorables à leur cause ont été appelés à réécrire les manuels d’histoire. Certains fondements essentiels de l’histoire de l’Inde ont été remis en question. Dans quelques cas, en réponse à la demande populaire, des modifications entraînent la suppression de références liées à certains groupes ethniques ou à certains chefs religieux historiques.

J. S. Raiput, directeur du Conseil national de l’Education pour la recherche et la formation à New Delhi, l’organisme à la pointe des efforts menés pour changer les programmes scolaires, a déclaré : “Il n’est pas question de revivalisme’. Chaque pays doit écrire sa propre histoire selon son propre point de vue. Nos livres d’histoire ont été écrits selon une perspective européenne, l’Inde ayant été longtemps une colonie. Les livres d’histoire doivent inculquer un sentiment de fierté dans les jeunes esprits et prendre racine dans notre culture”.

Mais de nombreux historiens rétorquent que la fonction de l’historien n’a pas pour but de créer des mythes ou de nourrir le patriotisme. Ils reprochent aux nouveaux auteurs d’essayer de décrire la civilisation de la Vallée de l’Indus, vieille de 5 000 ans que l’on dit antérieure à la naissance de l’hindouisme, conformément aux critères hindous. Les critiques disent que la race aryenne, jusqu’ici désignée comme une population de bergers venus des environs de la mer Caspienne et qui a donné naissance à la pensée hindoue, est maintenant présentée comme la race indienne autochtone. Les nouveaux manuels, d’après les mêmes critiques, minimisent également la période médiévale, lorsque l’islam est arrivé en Inde. Les nationalistes hindous considèrent les 13 % de la population musulmane comme une communauté suspecte et reprennent fréquemment le thème de l’“invasion par des chefs musulmans” au cours de l’époque médiévale.

Mais une des omissions les plus flagrantes est l’assassinat du Mahatma Gandhi, considéré comme le père de la nation. L’évènement n’est mentionné dans aucun des nouveaux livres d’histoire. Gandhi a été assassiné quelques mois après l’indépendance en 1947 par un fanatique hindou qui estimait que la politique de Gandhi était favorable aux musulmans du pays. Il fut prouvé plus tard que l’assassin appartenait à une association militariste hindoue qui a donné plus tard naissance au BJP.

Les nouveaux manuels scolaires négligent aussi la structure oppressive de la hiérarchie sociale issue du système de cas-te indien, approuvé par la théologie hindoue, où la place de chaque individu dans la société est déterminée par sa naissance.

Les groupes hindous de droite liés au BJP proclament que de tels changements sont nécessaires car les anciens ma-nuels d’histoire ne se concentrent pas de manière appro-priée sur les forces de l’Inde. Dina Nath Batra, à la tête de Vidya Bharati, un groupe hindou qui dirige 22 000 écoles privées dispensant une éducation à sensibilité “nationalis-te explique : « On donne trop d’importance à la période médiévale, à une époque où nous étions envahis à répétition… Dans les livres d’histoire on n’insiste pas assez sur notre ancienne civilisation hindoue et sa contribution aux sciences mathématiques et à l’astronomie”.

Les militants de la cause laïque et les critiques des nationalistes hindous ont qualifié ces changements d’“agression contre l’histoire”. Selon Arjun Dev, éminent historien et spécialiste des questions éducatives : “Ils veulent passer sous silence toutes références gênantes pour les hindous et glorifier la culture hindoue au nom de la culture indienne. Cette interprétation du passé est cruciale pour leur idéologie politique et religieuse de suprématie hindoue. Ils ne reculeront devant rien pour y parvenir et sont prêts pour cela à proposer un passé falsifié et inventé.”

Le débat est particulièrement sensible au moment où l’Inde se remet lentement de l’une des pires périodes de violence religieuse de cette décennie entre hindous et musulmans. Plus de 1 000 personnes ont trouvé la mort, pour la plupart des musulmans, dans le délire religieux qui a balayé cette année l’Etat du Gujarat à la suite d’une attaque d’un train par des musulmans, causant la mort de soixante hindous. Selon des organisations indiennes de défense des droits de l’homme, le gouvernement BJP du Gujarat et les groupes hindous de droite sont responsables d’avoir incité les foules à mener de sanglantes représailles contre les musulmans (2).

En novembre dernier, répondant aux critiques contre ces changements dans les programmes scolaires, le Premier ministre Vajpayee a défendu les efforts de son gouvernement, déclarant : “Si l’histoire est partiale, nous devons la changer.” Le ministre de l’Education a ajouté que les historiens qui menaient l’opposition aux changements se comportaient comme “des terroristes intellectuels”.

Plusieurs historiens et militants de la cause laïque ont porté cette affaire devant la Cour suprême mais la Cour a statué contre cette requête et a maintenu les nouveaux programmes. En une nuit, les nouveaux manuels d’histoire sont apparus dans les librairies. Cependant, les provinces où le BJP n’est pas au pouvoir s’opposent toujours à l’introduction des nouveaux manuels.

Récemment, un matin, les enfants d’une école publique de New Delhi, étaient penchés sur leurs vieux livres d’histoire, perplexes. “Nous ne savons plus où nous en sommes, a affirmé Sakshi Walecha, 11ans, levant les yeux de son livre. Désormais, mon instituteur nous dit qu’il faut acheter des nouveaux livres parce que l’histoire a changé.”

(1)Voir EDA 143, 274, 292, 311, 343, 349, 360

(2)Voir EDA 349, 352, 358, 360