Eglises d'Asie

LA REBELLION COMMUNISTE : MARX OU LES CAPITAUX

Publié le 18/03/2010




De sa hutte noyée de soleil, Ka (‘Camarade’) Obet plonge son regard sur la Vallée de Compostelle, qui s’étend au loin, à ses pieds. Il garde un oil sur les soldats philippins en faction à un poste contrôlant l’accès de la route sinueuse qui mène à Davao City. A ses pieds, un chien bâtard efflanqué cherche du bout du museau sa pitance. Sur ses flancs ont été badigeonnées les initiales “NPA”. Les compagnons d’armes de Ka Obet, deux jeunes garçons qui paraissent à peine adolescents, observent la scène à l’abri de l’ombre, dans le chant assourdissant des cigales sous le soleil de l’après-midi. “Nous vous avons vu venir il y a des heures déjà”, lâche Ka Obet, tout en astiquant mollement à l’aide d’un chiffon graisseux une antique arme à feu qui paraît devoir faire long feu en cas d’utilisation intempestive.

Ka Obet est membre de l’Armée pour un peuple nouveau. Depuis plus de trois décennies, ce mouvement rebelle lutte pour faire des Philippines un pays communiste. Il peut sembler sortir tout droit des années de la guerre froide mais il ne faut pas s’y fier : la NPA n’a jamais abandonné le combat et en a à nouveau administré la preuve le 29 décembre dernier. Peu après minuit ce jour-là, les villageois habitant près du buste haut de près de 30 m. que l’ancien président Ferdinand Marcos avait fait ériger dans la région nord du pays ont entendu une sourde explosion dans la nuit. Le lendemain, ils ont constaté que le visage de leur ancien président, sculpté à la façon des pères fondateurs des Etats-Unis sur le mont Rushmore, avait été emporté par une bombe. “Que ces ruines demeurent en forme de rappel pour les crimes que les Marcos n’ont toujours pas payés”, a déclaré un porte-parole de la rébellion.

La présence toujours active de la NPA souligne à quel point l’avènement de la démocratie dans ce pays a apporté peu de changements dans la vie des citoyens philippins les plus pauvres. La chute de Marcos remonte à 1986. Une poignée de familles descendant des colonisateurs espagnols possède toujours près de la moitié des terres agricoles du pays. La moitié de la population active est constituée de paysans sans terre. Vingt millions de personnes vivent sur les exploitations de noix de coco, une culture sur le déclin. La réforme agraire a largement échoué, les grands propriétaires préférant souvent laisser à l’abandon leurs terres que de les voir distribuées aux paysans qui les cultivent. Lorsqu’on demande à Ka Obet la raison de sa présence dans les collines, à courir dans la clandestinité, il répond : “C’est à cause de la terre.”

Tandis que les dirigeants exilés de la NPA passent les longues soirées d’hiver aux Pays-Bas à débattre sans fin de la théorie communiste, la plupart des guérilleros dans les collines des Philippines se soucient plus des questions d’argent que des aspects doctrinaux de leur lutte. A Mindanao, dans la Vallée de Compostelle, tout comme dans les autres régions où la NPA est active, les rebelles lèvent ce qu’ils appellent un “impôt révolutionnaire” auprès des commerçants et des hommes d’affaires locaux. Les militaires estiment que chaque année la rébellion reçoit ainsi 300 millions de pesos (5,6 millions d’euros).

Bien que, généralement, la rébellion prend soin de ne pas exiger plus que ce que ses victimes ne peuvent payer, l'”impôt” de la NPA obère le développement des zones rurales du pays et pousse de nombreux ruraux à chercher une relative sécurité dans les villes. Surtout, les attaques contre les intérêts étrangers dissuadent l’investissement dans les zones intérieures.

L’an dernier, la NPA a été placée par les Etats-Unis sur la liste des organisations “terroristes”. Dans les mois qui ont suivi, les attaques de la NPA contre des objectifs tant militaires que civils ont redoublé. Selon le ministre de la Défense, Angelo Reyes, un ancien militaire, la rébellion communiste représente désormais la principale menace pour la sécurité des Philippines, surpassant le danger que font peser sur la stabilité du pays les mouvements musulmans extrémistes de Mindanao. “Ils sont devenus une organisation criminelle”, a-t-il déclaré.

Ka Obet est arrivé dans la Vallée de Compostelle, une zone riche en minerai, en 1988, à l’âge de 19 ans. Il a abordé Mindanao à bord d’un vieux ferry en compagnie de son frère aîné, tous deux fuyant la vie qui était la leur sur une vaste plantation de l’île, très pauvre, de Samar, où ils avaient trouvé à s’employer comme cueilleurs de noix de coco. Parfois, se rappelle Ka Obet, lui et d’autres travailleurs étaient battus par les gardes que le propriétaire de l’hacienda embauchait pour mâter les révoltes. “Encore aujourd’hui, je ne peux l’oublier”, affirme-t-il.

On peut faire remonter les origines de la NPA à l’époque de la colonisation espagnole et aux divers soulèvements de paysans contre leurs maîtres colons. Plus tard, après l’indépendance, ces révoltes sont réapparues sous la forme de la rébellion gauchiste Huk des années 1950. Le communisme s’enracinant en Chine, en Corée et au Vietnam, les mouvements de guérillas ont évolué, aboutissant à la formation de la NPA branche armée du Parti communiste des Philippines. A partir d’un noyau initial de 250 hommes, la NPA a grossi au cours des années 1980 ; mais, après la chute de Marcos en 1986, les luttes intestines ont pris le dessus. L’armée philippine estime que de 4 à 6 000 personnes ont été tuées lors de purges internes ou du fait du factionnalisme qui a alors prévalu. Il n’est pas rare encore aujourd’hui que des fosses communes soient mises à jour dans des régions isolées de l’archipel.

Dans l’intervalle, une génération entière de combattants a grandi en ne connaissant que la clandestinité. Les commandants les plus anciens sont effrayés par la résolution dont font preuve les enfants-soldats, capturés lors des batailles, et les tabloïds de Manille font les délices de leurs lecteurs en rapportant les récits des exploits de combattantes amazones légèrement vêtues.

La vie quotidienne pour des hommes tels que Ka Obet n’est pas aussi exotique. Après son arrivée dans la Vallée de Compostelle, il a trouvé du travail dans des mines d’or et d’étain des collines entourant Davao City. Il se remémore les longues journées passées dans des tunnels à peine éclairés, armé d’une seule pioche et avec un chapelet pour toute protection. Un jour de 1990, son frère est mort lors de l’effondrement d’un boyau. Ce fut le point de non-retour pour Ka Obet. “Je suis parti”, raconte-t-il.

Il a alors rassemblé ses quelques biens et s’est enfoncé plus profond à travers les collines. Il avait entendu dire que les paysans locaux fournissaient la NPA en nourriture et qu’ainsi il aurait au moins de quoi manger s’il rejoignait les rangs de la rébellion. Pour se fournir en armes, les rebelles le plus souvent donnent l’assaut à des postes de police isolés ; les jeunes policiers opposent rarement de la résistance, commente Ka Obet. Parfois, les rebelles reçoivent même un peu d’argent, lorsqu’une partie de l’impôt révolutionnaire redescend le long de la chaîne de commandement.

Aujourd’hui, Ka Obet fait partie d’une force armée que l’armée philippine estime à 10 000 hommes, répartie à travers tout le territoire. C’est moins que le niveau de 25 000 atteint au milieu des années 1980 mais plus que les 6 000 d’il y a trois ans. Nombre de ces combattants dépendent pour leur survie de l’impôt levé par la NPA. Les activités de la NPA connaissent un regain certain depuis le mois d’août dernier, date à laquelle Washington a inscrit la NPA sur la liste des organisations terroristes. Dans les faits, l’étiquette “terroriste” a conduit la NPA à augmenter les opérations d’extorsion de fonds menées aux Philippines étant donné que les avoirs du mouvement aux Etats-Unis et en Europe ont été gelés – une conséquence que Manille n’avait sans doute pas prévue lorsque le gouvernement philippin a pressé les Etats-Unis de mettre un terme aux opérations financières du mouvement à l’étranger. Depuis lors, la NPA s’en prend à des objectifs tant militaires que civils, menaçant les programmes d’investissement lancés pour la construction de nouvelles routes, de systèmes d’adduction d’eau ou de lignes téléphoniques.

“Nous disposons d’entrepreneurs privés pour construire les infrastructures ici, mais ils doivent toujours obtenir le feu vert de la NPA, se lamente Manuel Zamora, député du district de la Vallée de Compostelle. C’est très déstructurant. Parfois le seul moment où la NPA parle d’idéologie, c’est lorsqu’elle envoie ses courriers demandant un impôt auprès des entrepreneurs locaux. Ils disent que c’est pour célébrer leur anniversaire.”

Si les “impôts” levés par la NPA ont permis à des hommes comme Ka Obet de s’extraire de leur condition de quasi-serfs, ils ont eu des effets désastreux sur le développement des zones rurales. Une rapide comparaison des infrastructures rurales aux Philippines et en Thaïlande, voire même en Indonésie, révèle l’état chroniquement retardé du pays, où des routes et des ponts essentiels ne sont pas construits. En octobre dernier, par exemple, la rébellion s’en est pris à une société sud-coréenne, la Keang Nam Construction, tuant une personne. Ailleurs, des sociétés de téléphones cellulaires ont vu les sites abritant leurs relais partir en fumée. Récemment, la société américaine de génération d’électricité, Mid-American, a évacué tout son personnel américain de l’usine hydroélectrique qu’elle gère, après avoir reçu des menaces de la NPA.

“Je dis souvent aux militaires que la Vallée de Compostelle est une des provinces du pays connaissant le plus de troubles, déclare Zamora. Dans ma région, les autorités ont échoué dans une large mesure. Ils ne peuvent me reprocher d’engager le dialogue avec la NPA parce que je dois être certain que les ponts seront construits là où ils doivent être construits.”

En dépit des dommages infligés, la NPA semble jouir d’un certain soutien auprès des populations rurales. Selon Ka Obet, la raison en est que les rebelles ne tolèrent pas les fonctionnaires ou les élus locaux corrompus, à la manière dont l’IRA, en Irlande du Nord, s’est assuré du soutien des catholiques en s’en prenant aux dealers de drogue. Cependant, même si ce soutien venait à manquer, de nombreux rebelles ne désarmeraient pas pour autant. La clandestinité est devenue leur style de vie. Par un cercle vicieux qui se répète à travers tout le pays, le manque d’infrastructures induit l’absence d’emplois – ce qui explique que relativement peu de combattants acceptent de profiter des offres d’amnistie du gouvernement. Il n’y a tout simplement quasiment pas d’autres alternatives pour gagner sa vie.

Pendant que Ka Obet astique son arme, un de ses compagnons s’extrait de sa cabane et vient engager la conversation. Il dit s’appeler Joël et il s’avère qu’il est peut-être de dix ans plus âgé que l’adolescent qu’il paraît être. Il raconte encore qu’il était voleur, pickpocket sur les quais encombrés et les marchés achalandés de Davao City. “Un jour, je me suis fait prendre”, dit-il, chaussant ses sandales de plastique. Il poursuit en racontant qu’il a réussi à s’échapper et à contacter un ami qui était en lien avec les rebelles et qui lui a conseillé de les rejoindre. De toute façon, il n’avait quasiment pas le choix. A l’époque, les petits délinquants étaient sommairement exécutés. Avec ses papiers d’identité où la mention pickpocket était portée, Joël décida qu’il était temps de fuir la ville et de rejoindre la NPA dans les collines. Joël ajoute que ses amis lui manquent. De sa famille, il sait peu de chose. Il dit qu’il n’a pas vu ses parents depuis des années et que de toute façon, tout jeune enfant, il a été abandonné à des membres de sa parenté. Ka Obet s’interrompt un instant et détache les yeux de son fusil. “J’ai deux sours”, ajoute Joël. Ne pourrait-il pas les rejoindre s’il se rendait ? Ka Obet hausse les épaules. Joël se retire à l’intérieur de la cabane. “Je ne pense pas qu’il ait quelque part où aller”, murmure Obet, avant de recommencer à astiquer son arme.