Eglises d'Asie

DEFIS ET PROMESSES D’UNE THEOLOGIE ASIATIQUE : LE CAS DE L’INDE

Publié le 18/03/2010




Ces dernières années, différents épisodes ont révélé les tensions qui peuvent exister entre les efforts menés par certains théologiens indiens pour inculturer l’Evangile en Inde et le souci de Rome de maintenir l’unité entre les Eglises. Le débat autour du texte romain Dominus Iesus en est un exemple. Ici, en Occident, il est parfois difficile d’apprécier la portée de ces questions et les enjeux qui y sont attachés. 

Le P. Lucien Legrand, membre des Missions Etrangères de Paris, professeur émérite à la Faculté de théologie du Séminaire Saint Pierre (St Peter’s Institute) à Bangalore, fort de cinquante ans de présence en Inde, donne ici quelques clefs pour mieux situer ce débat et comprendre ce qui se passe sur la scène théologique en Inde aujourd’hui. Ses propos, reproduits ci-dessous, ont été prononcés le 16 janvier 2003 lors d’une conférence organisée par la Faculté de théologie et de sciences religieuses et l’Institut de science et de théologie des religions à l’Institut catholique de Paris. Afin de lui donner une audience plus large, ce texte paraît conjointement dans les colonnes d’Asie et dans celles de la revue Questions Actuelles (QA 31, mai-juin 2003).

 

Pour trouver ses repères, l’Occident, très tourné vers l’Ouest, vers l’Amérique, doit aussi porter le regard vers l’Orient, vers l’Asie, ce continent immense dont l’Europe n’est somme toute qu’un appendice excentré. Que l’Asie soit l’avenir du monde est une évidence qui s’impose au point de vue anthropologique, économique et politique. On ne se rend peut-être pas suffisamment compte en Europe que cela vaut également dans une certaine mesure au plan de la pensée chrétienne, de la spiritualité et de la théologie.

La vigueur de l’intelligence de la foi dans ce continent voisin se manifeste pourtant, entre autres, dans les documents de la Fédération des Conférences épiscopales d’Asie (FABC), témoins d’une réflexion vigoureuse et organisée, qui comptent probablement parmi les textes les plus variés et les plus riches émis par des conférences épiscopales. Faute de temps et même de compétence, je ne puis couvrir ce champ immense d’une Asie gigantesque et complexe. Les situations humaines et religieuses diffèrent énormément de la Syrie au Japon, de l’Inde à la Corée ou aux Philippines. D’ailleurs, mon champ d’expérience se limite surtout à l’Inde et, dans une bien moindre mesure, aux pays d’Asie à l’Est de l’Inde. Je voudrais simplement limiter le panorama à l’Inde et à la théologie indienne qui me semble présenter un cas de figure significatif, un paradigme de ce que l’Asie peut apporter à une réflexion théologique vraiment catholique, vraiment universelle. L’Inde n’est-elle pas, par le bouddhisme, dans une bonne mesure, mère des lettres, des arts, de la culture et surtout de la religiosité de nombreux pays asiatiques ? Pénétrée aussi par l’islam, elle constitue aussi également un pont entre l’islam asiatique et l’Asie bouddhiste.

1. L’Inde comme cas de figure

Du point de vue chrétien, elle offre aussi l’image d’une communauté ayant atteint la masse critique au contact d’une culture et d’une religiosité très vivantes ainsi que de problèmes socio-économiques brûlants.

Masse critique : on estime la population chrétienne de l’In-de à quelque 25 millions. C’est peu : à peine 2,5 % d’une population totale d’un milliard d’êtres humains. Mais, d’un autre point de vue, c’est beaucoup. C’est un nombre qui dépasse la population chrétienne de la Belgique et des Pays-Bas réunis ou des pays scandinaves, un nombre qui n’est pas tellement inférieur à la population dite “chrétienne” de la France, de l’Italie, de l’Espagne ou de l’Allemagne. Cela représente surtout un potentiel d’expérience et de réflexion chrétiennes au moins égal à celui des pays occidentaux.

Cette “masse” chrétienne jouit d’une liberté de pensée et d’expression qui lui a permis de rechercher son authenticité et sa mission, surtout depuis l’indépendance et même avant.

Cette recherche d’identité s’exerce dans le contexte d’un ensemble religieux et culturel des plus vivants, en pleine ré-affirmation de son identité. Je ne vois guère que deux grands moments similaires dans l’histoire du christianisme. L’un se situe aux origines quand l’Evangile rencontra le monde gréco-romain, moment qui commença dès le Nou-veau Testament avec le discours d’Athènes des Actes des Apôtres, chapitre 17, et se prolongea à l’ère patristique. En-core s’agissait-il à l’époque d’un système religieux en dé-composition. L’autre moment fut celui de la confrontation avec l’islam, dans laquelle le dialogue spirituel et religieux, très réel, fut trop souvent assourdi par le fracas des guerres. Quoi qu’il en soit, la théologie asiatique en général et la théologie indienne en particulier se trouvent actuellement en position d’avant-garde aux confins de la pensée chrétienne, en position éminemment “missionnaire”.

2. Les étapes

On peut distinguer trois étapes dans le développement d’une réflexion théologique indienne.

a) L’ère des pionniers que l’on pourrait faire remonter à l’époque des grands jésuites, tels que De Nobili et Beschi au XVIIe siècle, et des premiers traducteurs protestants de la Bible en Inde, comme Ziegenbalg pour le tamoul et Carey pour le nord de l’Inde. De façon plus systématique, cette réflexion fut reprise dès la fin du XIXe siècle par les grands convertis tels que Brahmobandhav Upadhyaya (1861-1907), ainsi que par les jésuites de Calcutta et les “ermites du Saccinanda” : Monchanin et Le Saux (Parama Arubi Ananda et Abhishiktanda). Leur influence – et leurs souffrances aussi car ils étaient de grands incompris – est immense bien qu’elle ait été longtemps souterraine. Il faudrait sans doute introduire des précisions et des distinctions pour caractériser plus exactement cette longue période qui s’étend sur plusieurs siècles. On peut tout de même lui trouver deux traits communs. D’abord cette recherche est l’ouvre de “marginaux” par rapport à leur environnement chrétien. Comme Jean-Baptiste, ils semblent prêcher dans le désert. Ensuite, leur tentative s’adresse surtout au dialogue avec la tradition hindoue classique, celle de l’Inde sanscrite, des Vedas et des Upanishads.

b) La période de la recherche généralisée et de la vulgarisation. C’est à Vatican II et aussi peut-être à l’influence de Raymond Panikkar et de son Unknown Christ of Hinduism (1964) (1) qu’il faut attribuer l’entrée de la pensée des pionniers dans le domaine public. Le dialogue avec la culture indienne et hindoue devient une donnée acceptée tant dans l’enseignement des séminaires que dans les différents congrès et colloques qui vont commencer à se développer. Pour ne citer que les disparus, on mentionnera le rôle du P. D. S. Amalorpavadass et du Centre national biblique, catéchétique et liturgique qu’il fonda à Bangalore, du P. Zeitler et du National Vocation Centre de Pune, etc. Le rôle des pionniers est reconnu et leur recherche s’élargit. Mais les perspectives restent dans l’ensemble circonscrites à la rencontre avec “l’Inde classique”.

c) L’âge de la différentiation. Cette vaste mise en commun de la recherche débouche sur un élargissement et une différentiation des perspectives. D’une part, on prend ses distances à l’égard des perspectives de la culture dominante brahmanisante et on se met à l’unisson prophétique de la théologie de la libération avec sa variante indienne de la théologie dalit (2). Ici encore, pour ne citer que les disparus, je ne mentionnerai que le nom du bibliste George Soares Prabhu (3). D’autre part, on prend ses distances par rapport à l’Inde classique en tenant compte des sous-cultures du monde dravidien du sud de l’Inde et du monde tribal du centre et du nord-est.

Au début, il s’agissait d'”indianisation” de la théologie : on cherchait une expression indienne aux concepts de la théologie occidentale. Progressivement, il s’agira d’une théologie indienne, d’une théologie émanant d’une expérience indienne de la foi chrétienne.

A ce mouvement venant de la foi chrétienne allant à la rencontre de l’Inde, il faut ajouter le mouvement inverse de la pensée indienne et hindoue se portant à la rencontre de Jésus (4). Car Jésus exerce une forte attirance sur l’Inde. Elle s’exerçait sur les réformateurs de l’hindouisme que furent Rammohan Roy (1774-1833), Keshub Chunder Sen (1838-1884), Pradapachandra Mozoomdar (1840-1905), Vivekananda (1863-1902) et, bien sûr le Mahatma Gandhi (1869-1948), “le père de la Nation”. Il ne s’agit pas que d’histoire ancienne. Récemment, le poète tamoul Kannadasan publiait le Yesu Kaviam, le “poème de Jésus”, une sorte de Diatessaron rassemblant les grands textes évangéliques en poésie tamoule. Dans ce contexte, je ne puis que rappeler avec émotion mes rencontres à Bangalore avec le Docteur Sivaram, un médecin qui avait consacré tous les loisirs d’une carrière médicale bien remplie à la lecture et la méditation sur les Evangiles. Il avait publié le fruit de ses méditations dans un livre où il expliquait l’ouvre de Jésus par le déploiement d’une force psycho-somatique présente mais assoupie en tout être humain et dont Jésus représente la réalisation intégrale.

Ce n’était certainement pas la foi de Nicée-Constantinople. Mais cela témoignait d’une vénération et d’un respect peu courants même chez des chrétiens. Comme notre Faculté de théologie de Bangalore avait organisé un colloque sur les différentes lectures indiennes de la Bible, nous l’avions invité à présenter un point de vue hindou. Il nous envoya son texte. Il s’intitulait “Jesus: death and solace” (‘Jésus : mort et consolation’). Il ne put pas venir lire son texte. Il mourut quelques jours avant notre colloque. Ce texte fut publié dans les Actes du colloque. Il est émouvant. C’est de sa mort qu’il s’agissait dans le texte qu’il nous envoyait. Il la vécut en prolongeant sa contemplation méditation sur les Evangiles, en union avec Jésus.

3. Equipement théologique

L’Inde a maintenant un équipement théologique assez important.

a) Enseignement :

– Nombreux séminaires ;

– Facultés théologiques catholiques confiées soit à des religieux : Delhi et Pune (jésuites), Bangalore (CMI, carmes indiens de rite syriaque) ; soit au clergé diocésain (Bangalore, Ranchi, Alwaye et Kottayam) ;

– Facultés théologiques protestantes chapeautées par l’université de Serampore ;

– “Chaires” et départements d’études chrétiennes attachés aux universités de Madras, Mysore, Madurai, Mangalore, Pendjab et bientôt Pondichéry ;

– Centres nationaux mentionnés plus hauts ;

– Centres régionaux comme le POC d’Ernakulam (Kerala), de Tindivanam (Tamil Nadu), d’Amrthavani (Andhra) de Patna et de Varanasi (pour la zone hindi).

b) Associations :

Certaines sont ocuméniques comme la Society of Biblical Studies, la Church History Association, Philoso-phical Society. D’autres sont plus spécifiquement catholi-ques comme Theological Association, les Associa-tion de théologie morale, de droit canon, de missiologie.

c) Publications :

– Périodiques : Indian Theological Studies, Vidyajyothi, Jeevadhara, Third Millenium, Indian Journal of Missiology, Bible Bhashyam et autres revues de différentes facultés et des périodiques théologiques en langues locales, surtout en malayalam et en tamoul.

– Livres : un grand nombre de valeur très inégale et dans un système anarchique de maisons d’édition (Theological Publications of India (5), Asian Trading Corporation, Gujarati Sahitya Prakash, St Paul’s Publications, Indian Society for Propagating Christian Knowledge, différents fascicules et livres publiés à compte d’auteur).

Bref, il s’agit d’un équipement riche, expression d’une réflexion foisonnante mais manquant de coordination.

4. Problématique et lieux théologiques

Cette réflexion porte sur plusieurs zones qui peuvent être considérés comme les “lieux” théologiques de la pensée chrétienne en Inde. L’inculturation est la question dominan-te mais il faut prendre la “culture” dans son intégrité en te-nant compte de l’interaction entre culture dominante, sous-cultures et contre-culture. En fait, une étude tant biblique que sociologique révèle la tension entre enracinement d’incarnation et contestation prophétique (6). D’un côté, ce serait le risque d’assimilation, de l’autre celui d’extériorité.

a.) La libération : dans le contexte de lutte contre la pauvre-té, les problèmes posés par la mondialisation, les inégalités post-coloniales, en solidarité avec le tiers monde, la théolo-gie indienne partage les tendances de la théologie de la libé-ration. Elle le fait cependant dans le contexte d’un système d’oppression qui n’est pas seulement économique mais aussi socioculturel où les inégalités ne sont pas seulement question de classe mais de caste. D’où l’émergence de théologies qui mettent l’accent sur la contestation prophétique des contre-cultures produisant les théologies “subalternes» et la théologie “dalit” des hors-castes, sans oublier la participation aux débats féministes et écologistes.

b.) L’inculturation : à la différence peut-être de l’Amérique du Sud et des Philippines, la culture indienne a résisté pour l’essentiel à la colonisation. C’est donc dans le cadre d’un des ensembles culturels les plus riches au monde que se meut la vie chrétienne en Inde et par conséquent la pensée théologique. J’ai mentionné plus haut les efforts des pionniers pour trouver une expression de foi chrétienne en harmonie avec ce patrimoine culturel florissant. J’ai aussi fait état de la diversification de l’inculturation au contact des sous-cultures. Il s’agit là d’un développement important. Ces sous-cultures du continent indien ne représentent pas des épiphénomènes secondaires d’intérêt purement anthropologique. Le bloc dravidien du sud de l’Inde représente un ensemble de quelque 250 millions d’habitants et a produit une efflorescence artistique que le tourisme international est en train de redécouvrir : Madurai, Mahabalipuram, Halebid, Belur, Somnathpur, Hampi, Badami, Aihole Pathadakkal. Ces lieux commencent à trouver leur place dans les dépliants des agences touristiques spécialisées au même titre que le Taj Mahal, Jaipur, Ellora et Ajunta. sans parler des “backwaters” du Kerala ! Dans le contexte de l’hindouisme, le Saiva Siddhanta, le Veera Saiva et en général les tendances de la Bhakti sont des sommets de la pensée et de la littérature indiennes. On n’oubliera pas non plus qu’un certain nombre de grands penseurs de l’Inde tels que Shankara et Ramanuja viennent de ce sud dravidien. Quant à la “ceinture tribale”, elle n’est pas formée de peuplades arriérées mais de groupes qui, sans s’identifier à la culture dominante du continent indien, n’en forment pas moins des Etats parmi les plus instruits et les plus cultivés de l’Union indienne.

c.) Les questions d’inculturation n’en restent pas au simple niveau intellectuel. Elles se portent évidemment sur la litur-gie. Les problèmes sont vastes et de grande portée. Il n’y a pas de difficulté à remplacer la génuflexion par une incli-naison profonde voire par une prostration et le baiser de paix par le salut indien des mains jointes. Mais ne faudrait-il pas remplacer le pain de blé par des galettes de riz et le vin de vigne par le thody ou le jus de noix de coco ? Faut-il inculturer le calendrier ? Un aspect du symbolisme pascal est sa correspondance en Europe avec le renouveau printa-nier de la nature. En Inde, c’est le moment où la nature est écrasée et comme anéantie par les chaleurs les plus fortes de l’été. Dans quelle mesure aussi peut-on introduire des lectures des grands mystiques hindous dans la liturgie ou au moins en prologue à cette liturgie ? Cette quête millénaire de Dieu n’est-elle pas l’Ancien Testament du peuple in-dien ? Ne jouit-elle pas d’une certaine forme d’inspiration ? C’est un ensemble de questions qu’avait abordé un colloque sur les écritures non bibliques (Seminar on non-biblical Scriptures) organisé par le NBCLC il y a déjà une vingtaine d’années et dont les actes ont été rassemblé en un volume de 500 pages. Les questions liturgiques débouchent sur les problèmes fondamentaux de Révélation et d’Inspiration. La Bible n’est pas faite que de prophéties venant d’en haut ; elle fait une large part aux écrits de Sagesse, eux-mêmes largement inspirés de la sagesse des nations environnantes, Canaan, Egypte, Mésopotamie, voire Iran. Pourquoi ne pas y joindre les autres sagesses asiatiques ?

d.) L’inculturation porte aussi sur la spiritualité, les formes de prière et de consécration à Dieu. C’est toute la question des ashrams sur laquelle s’est penchée une thèse de doctorat de l’université de Louvain. C’est la question aussi de l’adoption des formes orientales de prière, yoga et autres. Rome a fait récemment une mise en garde et a condamné les livres d’initiation spirituelle du jésuite Tony d’Mello (7). On tiendra compte de cette mise en garde mais on ne peut empêcher l’Inde de prier “à l’indienne”. A travers ces méthodes, c’est finalement la question de l’expérience de , de la non-dualité, de l’expérience initiatique où le “moi” illusoire de la maya se perd dans la reconnaissance de l’identité avec le brahman. Abhishiktananda parlait du vertige qu’il ressentait comme chrétien face à ces profondeurs mystiques. Où situer l’expérience des sacrements, y compris de l’Eucharistie, à l’égard de cette quête éperdue d’intériorité ?

e.) Je donnerai plus bas des exemples d’inculturation des études bibliques. Pour en rester au plan d’un travail où je me suis beaucoup investi, je soulignerai l’importance de la traduction. Le langage est un des lieux les plus fondamentaux de la culture. La traduction rencontre des questions formelles d’inculturation. Faut-il suivre les dernières modes linguistiques ou faire des traductions sub specie aeternitatis ? Faut-il faire les traductions (biblique, théologique, liturgique) dans la langue “vulgaire” des journaux ou de la télévision ou dans la langue plus noble des hautes productions poétiques et rituelles ? En Asie, la différence entre ces niveaux linguistiques est plus importante qu’en Occident et le choix du niveau de la traduction implique une option fondamentale sur le public visé, le milieu d’utilisation de la traduction et la nature même des Ecritures et du rite chrétiens. Le choix des termes est tout aussi crucial. Comment dire Dieu dans les cultures où la dimension transcendante de l’être humain ne s’exprime pas par un rapport à une ou des divinités, par exemple dans le contexte confucéen de Chine ou shintoïste du Japon ? Pour exprimer les mystères chrétiens peut-on utiliser des termes fortement marqués par des millénaires d’imprégnation hindoue, tels que deva, ishvara, moksha, samskara, trimurthi, avadhara ? Plus encore peut-être que dans le culte, l’inculturation se joue au niveau le plus profond de ces options linguistiques.

f.) En Inde et en Asie en général, culture et religion sont profondément imbriquées. Inculturation et dialogue sont donc souvent interchangeables. Mais c’est dans le cadre du dialogue que la pensée chrétienne en Inde rencontre ses problèmes les plus graves. Il y va de la nature même du dialogue. Celui-ci suppose le respect de l’autre et l’ouvertu-re à ce que l’autre peut nous communiquer. Que ce soit par le dialogue interreligieux ou simplement par le partage d’un fonds commun de religiosité, le dialogue présume et produit un enrichissement par l’écoute de l’autre. Le contact concret avec le monde hindou, soit dans ses sages, soit simplement dans le sens religieux, le courage et la sérénité des petites gens, met en contact direct avec des “voies des marga, qui apparemment ne passent pas par la Bible et le Christ. Qu’en est-il dès lors de “l’universel chrétien du Christ “unique sauveur” ? De l’ecclésiocentrisme, on est passé au christocentrisme, effectif ou virtuel, puis à un théocentrisme gardant – ou ne gardant pas – un rôle normatif à Jésus-Christ. On retrouve là un des problèmes majeurs de la théologie indienne contemporaine illustrée par “l’affaire Dupuis” (8) et les mises en garde de la Déclaration Dominus Iesus du 6 août 2000 (9).

g.) La question du dialogue mène à celle de la mission. Il est possible que le sens de la mission en Inde soit marqué par la situation actuelle. D’une part, dans l’ensemble du pays, à l’exception des zones tribales et de quelques poches isolées, l’évangélisation directe visant au recrutement d’adeptes nombreux rencontre peu de succès. Quoi qu’en disent les fondamentalistes hindous, le pourcentage de chrétiens par rapport à la population totale du pays irait plutôt en diminuant. Par ailleurs, les méthodes tant soit peu agressives des “pentecôtistes” et autres “évangélistes” remportent quelque succès mais non sans une certaine ambiguïté. Dans le vocabulaire des médias en Inde, les mots “missionnaire” et “conversion” ont pris des connotations fâcheuses. Certains milieux ont accueilli par un tollé la déclaration de Jean-Paul II à Delhi qu’une moisson abondante se prépare en Asie à l’aube du troisième millénaire. Même le gouvernement du Tamil Nadu, pour-tant venu au pouvoir sur un programme laïque anti-brahma-nique, vient de passer une “loi anti-conversion”. Quoi qu’il en soit, on entend souvent l’affirmation que la mission de nos jours n’est plus question d’évangélisation directe mais de dialogue ou de témoignage, qu’il s’agit de commu-niquer les “valeurs” de l’Evangile plutôt que la personne de Jésus-Christ. On cite l’Evangile : Jésus ne s’est pas auto-proclamé, il a annoncé le Royaume. Faut-il donc prêcher comme Jésus ou prêcher Jésus-Christ ? Proclamer le Royaume et ses valeurs ou la personne de notre Seigneur ?

La théologie indienne retrouve donc mais sous un angle nouveau les grandes questions essentielles d’ecclésiologie, de christologie, de sotériologie, de missiologie. Je n’en-tends pas donner de réponse. Je veux plutôt exposer les lieux de cette pensée théologique autour desquels s’enga-gent les débats dans les différents sites et lieux théologiques mentionnés plus haut. Il faut surtout ajouter qu’il ne s’agit pas seulement de “problèmes” à résoudre intellectuelle-ment. Il s’agit de réponses à des expériences vécues. C’est une théologie qui découle du partage angoissant de la dé-tresse des pauvres, des victimes de l’injustice non seule-ment individuelle mais structurale, théologie qui émane aussi de la rencontre émerveillée d’une spiritualité intense, de profondeurs mystiques vertigineuses, des différentes formes de l’ouvre de l’Esprit dans le monde, que ce soit dans le domaine de la bakthi (piété contemplative et amoureuse), de la jnana (connaissance transformante) que dans celui de l’action caritative et libératrice.

5. Un bilan ?

Le P. Monchanin appelait de ses voux la venue d’un Thomas d’Aquin indien. Il n’est pas encore apparu. Certains estimeraient plutôt qu’on est plus proche de la réalisation d’un autre de ses voux, celui de l’apparition d’hérésies authentiquement indiennes ! On ne peut même pas citer de Guttierez indien. Tant au niveau de l’identification des problèmes que de la recherche des méthodes, la tâche est immense. On peut cependant déjà établir un bilan très positif :

– Une réflexion florissante et animée qui fournit un appoint substantiel à la réflexion de la FABC ;

– Un enseignement de séminaire et de faculté relativement bien inculturé ;

– Une nouvelle problématique issue des problèmes posés par la conjoncture asiatique ;

– Une méthodologie assez neuve par le fait qu’elle part de cette nouvelle problématique, qu’elle soulève de nouvelles questions et qu’elle s’enrichit de la rencontre avec la pensée et l’expérience millénaires de la tradition indienne. Pour ne citer que le titre de quelques-uns des différents colloques et séminaires qui se sont déroulés dans différents cadres, outre le Séminaire sur les religions non chrétiennes cité plus haut, je mentionnerai des rencontres sur l’évangélisation, la mission et la conversion, l’unicité de Jésus-Christ, l’écologie, la mondialisation, le dialogue avec les méthodes hindoues de spiritualité, le rôle des chrétiens dans la construction du pays, l’attitude des chrétiens face à la violence montante à l’égard des minorités, les théologies subalternes, l’approche indienne à la lecture de la Bible, de l’Evangile de Jean, etc. ;

– Pour ce qui est plus particulièrement du domaine de l’exé-gèse biblique qui est le mien, quand on compare l’exégèse biblique indienne avec celle de l’Occident, on ne peut qu’être frappé par leur différence de précompréhension. Ainsi, l’intérêt pour l’Evangile de Jean contraste avec la va-leur privilégiée donnée souvent dans l’exégèse occidentale aux Actes des Apôtres et à la littérature paulinienne, en par-ticulier à la Lettre aux Romains, qui sert souvent de “canon dans le canon” depuis la Réforme. A partir de Jean, je cite-rais une thèse récente d’une religieuse indienne, Sr Namita, qui développe une autre image de la mission, plus intérieure et plus mystique, mettant en question une “missiologie” dérivée unilatéralement du modèle paulinien, lui-même réinterprété par les Actes des Apôtres, eux-mêmes compris en fonction de la pratique missionnaire occidentale. Pour ce qui est de Paul d’ailleurs, le fait de vivre en Asie soulève la question de la géographie du ministère de l’Apôtre des Nations. Pourquoi d’Antioche se tourna-t-il vers l’Occident et non pas vers la Mésopotamie et la Perse ou vers l’Egypte et la Nubie, tous pays bien connus tant du monde biblique que du monde gréco-romain, question toute banale quand on vit en Inde (10), question qui soulève aussi le problème d’autres champs et d’autres types de mission dans les Eglises apostoliques. Une autre ligne prometteuse est l’emploi en exégèse de la méthode de la dhvani (ou écoute de la résonance du texte), méthode exégétique très ancienne dans l’interprétation des textes védiques et que rejoignent certains aperçus structuralistes et rhétoriques de l’exégèse occidentale contemporaine.

6. Et demain ?

Je ne voudrais cependant pas laisser une fausse impression idyllique. Toute théologie est limitée. On peut toujours faire mieux. Signalons par exemple quelques points qui demanderaient l’attention des théologiens indiens :

– Lacunes dans l’équipement, particulièrement en ce qui concerne l’Ancien Testament et la patristique ;

– Dialogue unilatéral avec l’hindouisme et très peu tourné vers l’islam et les 120 millions de musulmans que compte l’Inde. On notera cependant l’existence d’un centre d’études islamiques à Hyderabad ;

– Manque de lien entre recherche biblique et recherche théologique qui cheminent allégrement de pair mais sans grande coordination ;

– L’ocuménisme semble avoir atteint un palier ;

– On pourrait aussi mentionner les difficultés d’approvision-nement bibliographique. Le P. Soares Prabhu disait que c’était un péché de dépenser pour une seule publication technique l’équivalent d’un mois de salaire d’un instituteur de village. Et même si un généreux bienfaiteur vient à la rescousse, il reste le problème de commander tel ou tel livre sans avoir accès à une carte bancaire internationale.

La théologie indienne est donc loin d’avoir achevé son parcours. Qu’attend-elle des Eglises sours ? On souhaiterait des liens plus concrets entre théologies asiatiques. Les travaux de la FABC ont amorcé ces liens. Il reste cependant beaucoup à faire pour que les théologiens asiatiques se connaissent et se reconnaissent entre eux ; ils sont encore trop unilatéralement tournés vers l’Occident. Il en est de même des rapports Sud-Sud entre Asie et Afrique, amorcés par l’Association des théologiens du tiers monde. De la part des théologies occidentales, on pourrait aussi espérer plus d’attention et d’intérêt. Les publications venant du tiers monde sont largement ignorées. Le même article repris dans une revue occidentale sera cité alors qu’il gisait dans les limbes d’une publication indienne depuis plusieurs années. Il y a enfin le problème des rapports avec l’Eglise-mère. On connaît les tensions entre Rome et les théologiens indiens. Le problème existe (11). Tout problème présente plusieurs aspects et il ne faut pas être unilatéral. Il faut certainement reconnaître la mission de l’Eglise de Rome, foyer d’unité et garante de fidélité. Mais, d’autre part, le risque d’une réaction disciplinaire, c’est qu’elle crée un mouvement de solidarité parmi ceux qui en sont l’objet. On se serre les coudes plutôt que de créer un environnement critique favorable à la mise au point. Convoqués par Rome pour mettre au pas ses théologiens, l’épiscopat indien a pris ses responsabilités sous la forme de rencontres régulières entre théologiens et évêques. Ces rencontres ont aidé à décrisper la situation et sont pleines de promesse.

Mais il faut aussi reconnaître la mission de la théologie in-dienne et asiatique aux avant-gardes de la rencontre avec un monde appelé à peser de plus en plus lourd dans l’aventure humaine. Les Eglises d’Asie ont la noble et lourde vocation de porter la responsabilité d’une vision chrétienne vraiment “catholique” et d’une capacité de la foi en l’Evangile à rencontrer d’autres mondes, d’autres problèmes, d’autres richesses religieuses et culturelles, dans une jeunesse toujours renouvelée par la puissance de l’Esprit.