Eglises d'Asie

DISCOURS DU CARDINAL CRESCENZIO SEPE AUX EVEQUES D’ASIE DEVANT LA COMMISSION CENTRALE DE LA FABC

Publié le 18/03/2010




Monsieur le cardinal, chers confrères dans l’épiscopat,

C’est avec un vif plaisir que j’adresse, en mon nom personnel et au nom de toute la Congrégation pour l’Evangélisation des peuples, un salut très cordial à vous tous, présidents des Conférences épiscopales d’Asie réunis ici même, au Centre de pastorale de Samphran pour votre Commission centrale.

Je vous remercie pour l’invitation que vous m’avez adressée, et qui me donne la possibilité de vous connaître personnellement et de participer à vos joies et à vos préoccupations pastorales qui recouvrent l’immense continent asiatique. J’apporte à chacun de vous, et aux Conférences épiscopales que vous représentez, le salut et la bénédiction spéciale du Saint-Père.

Dans l’exhortation apostolique post-synodale Ecclesia in Asia (EA), il a déclaré : “Deux mois après la publication de Tertio Millenio Adveniente, en m’adressant à la VIe Assemblée plénière de la Fédération des Conférences épiscopales d’Asie, à Manille aux Philippines, à l’occasion des inoubliables célébrations des Xe Journées mondiales de la Jeunesse, j’ai rappelé ceci aux évêques : ‘Si l’Eglise en Asie veut remplir son destin providentiel, l’évangélisation, comme prédication joyeuse, patiente et progressive de la mort salvifique et de la résurrection de Jésus-Christ, doit être une de vos priorités absolues’ » (EA 3).

Chers frères dans l’épiscopat, je suis venu au milieu de vous pour vous proposer à nouveau cette même priorité de la “première annonce”.

Vous savez bien combien est important le problème que pose à l’Evangile le continent Asiatique. Tout est important en Asie : le nombre des habitants, la hauteur des montagnes, l’extension des déserts, la variété des steppes et des animaux, mais aussi l’incidence des religions dans la vie des individus et de la société. Dans votre continent vivent plus de 60 % de la population mondiale. Et pourtant, sur près de quatre milliards d’habitants, les catholiques représentent environ 130 millions, c’est-à-dire 2,6 %, et se trouvent, pour la plupart, aux Philippines et en Inde. Dans de nombreuses autres nations, en revanche, ils n’atteignent pas même 0,5 %.

Je suis ici pour remercier Dieu pour le zèle apostolique qui vous anime, et pour vous encourager à marcher sur les traces de l’apôtre Saint Thomas, de Saint François Xavier, du P. Matteo Ricci et du P. Roberto di Nobili. Vous savez bien que l’histoire de vos communautés est aussi ancienne que l’Eglise, étant donné que c’est en Asie précisément que Jésus a envoyé l’Esprit Saint sur ses disciples, et les a envoyés partout pour proclamer la Bonne Nouvelle : “Comme le Père m’a envoyé, moi aussi, je vous envoie” (Jn, 20,21 ; cf. Mat 28,18-20). Obéissant au commandement de Jésus-Christ, les Apôtres ont prêché partout la Parole de salut, et ont fondé de nouvelles Eglises. Le même “impératif” s’adresse à nous aujourd’hui, et nous invite à réaliser, avec le courage qui nous vient de la parole indéfectible du Seigneur, toutes ces initiatives qui sont nécessaires pour approcher, pour dialoguer, pour proposer le Message salvifique de Jésus-Christ, unique rédempteur de l’homme.

Dans Redemptoris Missio, le Saint-Père rappelle que l’ouvre missionnaire est encore bien loin de son achèvement : “Au terme du deuxième millénaire de sa venue (du Christ), un regard d’ensemble sur l’humanité montre que la mission en est encore à ses débuts, et que nous devons travailler de toutes nos forces à son service” (RM 1). En effet, sur les plus de six milliards de personnes qui peuplent la terre, plus des 2/3 ne connaissent pas encore Jésus-Christ, ou ne le reconnaissent pas comme Dieu. Je sais bien que la foi ne peut se traduire en termes numériques mais, dans l’époque actuelle qui nous voit témoins du passage du deuxième au troisième millénaire de l’ère chrétienne, on ne peut rester indifférent à ces données. Aussi, le nombre particulièrement réduit des fidèles catholiques en Asie, tout à fait disproportionné par rapport aux non-chrétiens, nous donne la possibilité de faire plusieurs considérations.

Nous sommes encore, comme l’a rappelé le pape, aux débuts de l’évangélisation. Après 2000 ans, l’Eglise, même si elle ne ressent pas le poids des siècles écoulés, est appelée à programmer l’ouvre missionnaire comme à ses débuts. Et ceci vaut surtout pour l’Asie. Ici, l’évangélisation présente des difficultés objectives, que vous connaissez mieux que quiconque, parce que c’est aussi votre souci pastoral quotidien. Je voudrais, toutefois, considérer aussi les signes positifs qui caractérisent votre réalité missionnaire. Ils sont la preuve tangible d’un avenir chargé d’espérance, qui met dans nos cours la joie du paysan qui, après avoir semé, attend avec confiance que la semence croisse et fructifie. Naturellement, étant donné la diversité et les spécificités de chaque peuple et nation, on ne peut faire un discours uniforme qui vaudrait partout.

Mais il ne manque pas d’éléments communs auxquels on peut se référer pour une stratégie d’évangélisation. Un an et demi a passé depuis que le Saint-Père m’a appelé à diriger et à coordonner l’ouvre de l’évangélisation des peuples. Et, dans cette première période, j’ai déjà eu la joie de rendre visite à une partie de votre extraordinaire continent : l’Inde, le Sri Lanka, la Corée et la Mongolie. A l’exception de ce dernier pays, j’ai pu constater, avec émerveillement, combien la foi s’enracine dans le peuple de Dieu. J’ai rencontré des évêques zélés, engagés dans une tâche peu facile d’évangélisation ; des prêtres, des religieuses et des religieux, qui donnent le témoignage de leur vie joyeuse et offerte pour leurs frères ; des laïcs, des catéchistes surtout, qui annoncent l’Evangile dans des régions où aucun religieux ne pourrait être présent, dans des situations véritables de frontières de la mission. Ils représentent une nouvelle voie d’évangélisation pour tous ceux qui désirent connaître l’Evangile de Jésus-Christ.

En Mongolie, j’ai assisté à l’ensemencement d’un terrain que la tâche héroïque des missionnaires hommes et femmes rend fécond et riche de perspectives pour l’avenir. Mais il y a aussi des pays de votre continent où l’Evangile du Christ est désormais enraciné et où il a grandi, comme un arbre adulte, dont les fruits s’étendent bien en dehors de leurs propre pays et du continent asiatique. Cette situation me permet d’affirmer que l’Asie doit évangéliser l’Asie. Au-jourd’hui comme hier, personne ne peut se dire auto-suffisant. En outre, les possibilités de communiquer entre les Eglises locales amèneront à un échange commun et continuel des dons. Toutefois, dans le contexte planétaire, il est important que la “communion” se réalise avant tout entre les Eglises qui appartiennent au même continent.

Une telle exigence de communion requiert que les Eglises d’Asie, riches en personnes et en moyens, s’ouvrent à la catholicité, en aidant d’autres Eglises qui en ont besoin. Dans ce contexte, la priorité ne devra pas aller à des Eglises de ces continents qui offrent de plus grandes possibilités économiques. Si le Seigneur bénit certaines de vos Eglises par de nombreuses et saintes vocations sacerdotales et religieuses, il ne le fait pas pour les faire profiter de leur richesse et de leur bien-être matériel, mais pour qu’elles envoient des missionnaires à des peuples qui ont besoin de l’ouvre évangélisatrice. Et il est évident que le missionnaire qui provient du même continent offre de meilleures conditions pour une mission fructueuse.

Il est évident que l’on ne peut cacher les grandes différences culturelles, sociales, politiques et religieuses qui existent entre les peuples asiatiques. Le problème est présent dans toutes les parties de la terre. Il est clair toutefois qu’il est plus facile à un Asiatique d’évangéliser un autre Asiatique.

Une telle forme d’approche souligne une troisième dimension de l’évangélisation en Asie : la nécessité que l’ouvre missionnaire prenne en considération sérieuse le dialogue avec les grandes religions de l’Asie, et le problème de l’inculturation. Je sais que ces points ont été traités amplement à l’occasion de nombreuses assemblées que vous avez tenues, au plan continental et national.

Le magistère de l’Eglise universelle est revenu lui aussi sur la question du dialogue interreligieux et de l’inculturation, afin de rendre plus claire l’action pastorale des évêques. Il me revient aujourd’hui de souligner la nécessité que ces préoccupations ne soient pas comprises comme étant une fin, au point de devenir les critères de jugement, et moins encore, les critères ultimes de vérité vis-à-vis de la Révélation de Dieu (Fides et Ratio 71).

Dans le document Foi et Inculturation de 1988, la Commis-sion théologie internationale a abordé la question du plura-lisme culturel dans le cadre d’une perspective missionnaire, par rapport à l’évangélisation des peuples. Elle a déclaré que les événements et les paroles révélés par Dieu doivent être repensés régulièrement, reformulés et vécus de manière nouvelle au sein de chaque culture (C.T.I., Fede e Incultu-razione, 1988). Pour que le discours soit équilibré, dans le contexte délicat qui est le vôtre, il faut reconnaître que le “principe de vérité” ne peut être réglé par la “seule ma-nière culturelle” d’entendre et de ressentir (cf. Dichia-razione dell’Associazione Teologica Indiana sul significato di Gésù Cristo nel contesto Indiano, Bangalore 1988).

En effet, on donne parfois l’impression que la signification fondamentale de Jésus-Christ est plus déterminée par le contexte culturel et social des nations auxquelles il est annoncé, que par un principe de Vérité révélée. En réalité, la signification de Jésus-Christ doit être déterminée en tout premier lieu et originairement par “ce qu’il est”, et seulement partiellement par ceux qui le reçoivent. Autrement, on en arriverait à tomber dans cette dérive herméneutique pour laquelle la christologie devient une réalité variable de l’anthropologie culturelle, avec, en conséquence, une relativisation de la personne de Jésus-Christ, de sa médiation salvifique, unique et universelle, et de l’Eglise elle-même, comme sacrement universel de salut, et en conséquence de la mission Ad Gentes.

Il découle de ces prémisses que la foi chrétienne, précisément parce qu’elle doit être “vraie” de manière universelle, sans devoir éviter toutefois l’exigence de sa pluri-inculturation, ne peut s’identifier avec aucune culture particulière, ni même avec la culture dans laquelle la révélation originelle de la vérité christologique s’est incarnée, dans laquelle, on le sait, elle a apporté de nombreuses et profondes innovations et suggestions, au point de ne pouvoir identifier la foi chrétienne avec son inculturation juive ou grecque.

A plus forte raison, il faut se souvenir que l’exigence de réinterprétation, réalisée par la théologie inculturée pour ce qui concerne l’évangélisation, ne doit pas être comprise comme une “réinvention” de la figure du Christ. L’encyclique Redemptoris Missio rappelle que le Christ est l’unique Sauveur de tous (cf. RM 5) : “Il n’y a de salut en aucun autre : ‘il n’y a pas en effet d’autre Nom'” (Act 4,10) ; “Il est le seul Médiateur entre Dieu et les hommes” (cf. 1 Tim 2,5-7). C’est dans ce sens qu’il faut lire le rappel de Jean-Paul II à un groupe d’évêques de l’Inde, quand il recommande le “caractère définitif et absolu de la révéla-tion chrétienne, et la valeur permanente de la christologie du Nouveau Testament, l’unité du mystère du Christ, l’uni-cité et l’universalité de sa médiation, mais aussi le moyen salvifique de l’Eglise, comme sacrement et instrument du Salut” (Osservatore Romano, 25 octobre 1996).

Sans ces principes, la mission chrétienne serait inutile et dangereuse, vidée de ses contenus essentiels, réduite au seul dialogue et à l’ouvre de libération sociale. Le relativisme christologique et religieux devient ainsi le nouveau dogme ; le dialogue devient l’exemple du nouveau credo relativiste qui s’oppose à toute conversion et à toute mission (cf. J. Ratzinger, Fede e Teologia ai nostri giorni, in : Oss. Roma, 27 octobre 1996, pp. 7). “La relativisation de Jésus-Christ amène à la perte de son caractère “singulier” et de son “unicité”, en en arrivant à “tomber” au niveau d’une “particularité” d’ordre purement humain et historique, ou de caractère purement “mythologique”. Dans cette hypothèse, l’événement christologique se réduit à un mythe religieux, et la religion chrétienne à une forme subordonnée à ses expressions d’inculturation” (J. Chettimattan, The Challenges of Evangelization on India, in : Juvadhura 26, pp. 333-334).

Sur le problème plus spécifique du rapport “dialogue et mission”, je vous rappelle la valeur de tout ce qu’a proclamé le Concile, dans la déclaration Nostra Aetate : “L’Eglise catholique ne rejette rien de tout ce qui est vrai dans ces religions. Elle considère avec un respect sincère ces moyens d’agir et de vivre, ces préceptes et ces doctrines, qui bien qu’elles diffèrent sur de nombreux points de ce qu’elle croit et propose, reflètent souvent toutefois un rayon de cette vérité qui illumine tous les hommes” (Nostra Aetate 2) ; mais aussi, de tout ce qui a été rappelé par la récente Lettre apostolique Novo Millenio Ineunte : “Nous ne devons pas avoir peur que puisse offenser l’identité des autres ce qui est en revanche une annonce joyeuse d’un don qui est pour tous, et qui doit être proposé à tous, dans le plus grand respect de la liberté de chacun” (NMI 56).

Dans ce long chemin parcouru par l’Eglise catholique, avec un engagement particulièrement important, par des gestes et par des paroles, du magistère pontifical et des évêques, il reste encore des difficultés et des préjugés à dépasser. Nous sommes engagés dans un dialogue vrai, et non pas dans une négociation, avec nos frères croyants. Quoi qu’il en soit, il reste que la tâche du dialogue interreligieux doit être d’ouvrir la voie à l’annonce qui se concentre dans le Christ, “Chemin, Vérité et Vie” (Jn, 14,6). Pour cela, il ne peut remplacer simplement l’annonce, mais il est orienté vers l’annonce (cf. Instruction Dialogo e Annuncio, du P.C. Dialogo Interreligioso, et du Dicastère missionnaires, mai 1991). Il faut savoir écouter les autres, sans fixer, a priori et de manière anti-historique, les problèmes auxquels il faut répondre, ni même offrir des réponses toutes faites.

Sur tous ces problèmes, votre action pastorale d’évêques de pays où le dialogue et l’inculturation sont particulièrement actuels, revêt une importance fondamentale, qui va au-delà des frontières de vos nations. Il est donc nécessaire de veiller à ce que, comme pasteurs et comme guides de votre peuple, aucune théologie ne déforme la vraie doctrine qui nous a été révélée par l’Esprit Saint et qui a été prêchée par l’Eglise. Je sais que, en Asie, les groupes de base sont très actifs, qui proposent un renouveau biblique, pastoral et spirituel. Soyez proches d’eux, avec votre sollicitude, et guidez-les afin que leur foi se renforce grâce à un renouvellement authentique de la vie chrétienne. C’est le meilleur témoignage que nous puissions offrir pour une évangélisation authentique de nos peuples.

A ce sujet, j’exprime ma propre reconnaissance et celle de la Congrégation que je préside, pour le projet de Congrès missionnaire asiatique qui voudrait se réaliser sur le modèle de celui du continent américain. Non seulement je suis d’accord avec un tel projet, mais d’ores et déjà, je désire assurer la collaboration totale et le plein appui du Dicastère missionnaire. Nous serons heureux de nous mettre à votre disposition pour que ce projet puisse se réaliser rapidement, et obtenir les fruits les meilleurs pour la nouvelle évangélisation du continent asiatique.

Mais ma présence au milieu de vous veut aussi confirmer la totale disponibilité de la Congrégation pour l’Evangélisation des peuples à se mettre à votre service pour tout le travail pastoral pour lequel, avec générosité, et, bien souvent, au prix de sacrifices héroïques, vous vous consacrez dans votre action missionnaire. Que le Seigneur bénisse vos efforts, et vous accorde la joie de pouvoir recueillir des fruits abondants, dans la certitude que la récompense vraie et définitive vous sera donnée par le Seigneur de la moisson qui vous a choisis comme pasteurs de son troupeau.

Amen !