Eglises d'Asie

PAS DE SOLUTION EN VUE POUR ACEH – Quatre mois après le début des opérations militaires, le bilan des combats à Aceh s’alourdit sans qu’apparaisse l’esquisse d’une solution

Publié le 18/03/2010




Habituellement, la plupart des Indonésiens rangent le drapeau de leur pays peu après les fêtes de l’Indépendance célébrées le 17 août de chaque année. A Banda Aceh, chef-lieu de la province d’Aceh, ce n’est pas le cas : plusieurs semaines après cette date, des milliers de drapeaux indonésiens flottent dans le ciel de la ville. En raison de la campagne militaire menée par le gouvernement contre les rebelles séparatistes, personne ne veut être le premier à amener l’emblème rouge et blanc, symbole de la nation indonésienne, et s’attirer par là une visite de quelques-uns des 40 000 soldats et paramilitaires stationnés dans la province.

Quatre mois après le début de ce qui est la plus importante opération militaire indonésienne depuis l’invasion du Timor-Oriental en 1975, les communiqués de l’armée annoncent jour après jour un nombre croissant de rebelles exécutés et parlent de nouvelles zones “libérées” du contrôle des rebelles. Le nombre des victimes de cette guerre est d’ores et déjà largement supérieur à celui des morts causées par le terrorisme islamique, lequel est pourtant le principal sujet d’intérêt des médias étrangers pour l’Indonésie. Cependant, ce bilan qui va en s’alourdissant semble loin d’apporter une solution au conflit d’Aceh, vieux déjà de 27 ans.

“Le problème à Aceh est humain. Il ne s’agit pas d’une question de chiffres affirme Daniel Djuned, doyen de l’Institut islamique, organisme public basé à Banda Aceh. Mais au lieu de s’attirer la confiance de la population d’Aceh par de nouvelles initiatives, les militaires indonésiens continuent à faire ce qu’ils ont fait par le passé et qui a fait la preuve de son inefficacité : chasser les villageois de chez eux dans les zones où la guérilla est active, mettre en place de nouveaux “tests de loyauté” pour les fonctionnaires ou bien encore obliger les gens à acheter et à afficher le drapeau indonésien. Ce genre de méthodes “n’aidera pas à résoudre la question du séparatisme ; elle génère davantage de soutien pour ce dernier peut-on lire dans un récent rapport Crisis Group (ICG), organisation basée à Bruxelles.

Déjà à l’époque de la colonisation hollandaise, Aceh, province située à l’extrémité nord de Sumatra, était connue pour l’intensité du sentiment particulariste de sa population. En dépit de plusieurs longues guerres, les Hollandais n’ont jamais réussi à soumettre ce territoire peuplé aujourd’hui d’environ 4,2 millions d’habitants. Le mouvement séparatiste actuel est né en 1976 lorsque Hasan di Tiro, un ancien courtier en pétrole installé dans la banlieue de New York, est revenu vivre sur les terres qui l’avaient vu naître et y a organisé un petit mouvement de guérilla armée. L’organisation, que l’on connaît aujourd’hui sous le nom de Mouvement pour Aceh Libre (GAM selon ses initiales en indonésien), a trouvé un soutien auprès de tous ceux qui nourrissent un fort ressentiment à l’encontre du gouvernement central. Si le territoire possède d’abondantes ressources naturelles, dont un gigantesque gisement de gaz exploité par Exxon Mobil, le niveau de vie à Aceh est nettement inférieur à celui de bien d’autres provinces d’Indonésie. La population se plaint de ce que les richesses naturelles sont contrôlées par les autorités à Djakarta et ne profitent qu’à ces dernières, que ce soit légalement – sous la forme d’impôts et de taxes – ou illégalement – comme par exemple l’exploitation hors de tout cadre juridique de ces ressources, forestières notamment.

Le gouvernement central a espéré résoudre le problème d’Aceh en offrant aux Acehnais un plan spécial d’autonomie incluant un transfert financier vers la province d’une partie plus importante des bénéfices tirés de l’exploitation des ressources naturelles. Mais même cela a tourné à la mauvaise farce : au lieu de financer la construction d’écoles, de routes et autres infrastructures profitant à la population, cet argent sert aujourd’hui à couvrir le coût des opérations militaires gouvernementales dans la province, lesquelles ont déjà fait des centaines de victimes acehnaises. “Des milliards de roupies sont investies, mais le peuple n’en voit pas les bénéfices, déclare Daniel Djuned. La meilleure façon d’arrimer les Acehnais à la République d’Indonésie n’a pas encore été trouvée.”

A la vérité, la vie à Banda Aceh et dans les grandes villes du territoire est aujourd’hui plus proche de la normale qu’elle ne l’était dans les semaines qui ont suivi le 19 mai 2003, lorsque le cessez-le-feu signé six mois plus tôt a été rompu et que le gouvernement a imposé la loi martiale dans la province. Au quotidien, les habitants des villes disent se sentir relativement en sécurité et un certain nombre d’entre eux commencent à sortir la nuit – une chose qu’ils n’auraient jamais faite en mai ou en juin dernier. Par ailleurs, l’intervention militaire a globalement réussi à réduire l’intense pression que le GAM exerçait sur la classe moyenne depuis des années – ceux qui résistaient à ses extorsions de fonds étaient menacés d’enlèvement ou d’assassinat. “Les gens se sentent plus en sécurité et sortent en ville, affirme Zewan, propriétaire d’un petit restaurant dans la ville d’Ulee Kareng, à dix kilomètres de Banda Aceh, mais je suis inquiet de ce qui se passe en ce moment dans les campagnes et les villages.” De fait, il n’existe pas de rapport indépendant sur la situation des villages à Aceh, où ont pourtant lieu les plus importants combats. Avec le déclenchement des opérations militaires, les autorités ont interdit la province aux journalistes et aux responsables des ONG. Les rares visites ne se font que sous leur contrôle. Même munis des autorisations nécessaires, les étrangers doivent rester dans le district de Banda Aceh et signaler tous leurs déplacements à la police.

A partir des chiffres fournis par les autorités, les groupes de défense des droits de l’homme déduisent cependant des informations intéressantes sur la nature du conflit. Un exemple : à la date de début septembre, les militaires ont annoncé avoir tué 841 rebelles et affirmé n’avoir saisi que 360 armes à feu. “Les armes sont cachées par les rebelles et disparaissent” après les accrochages, a déclaré Ditya Soedarsono, porte-parole de l’armée. Il a démenti que les militaires exécutent des combattants non armés ou qu’aucun des rebelles tués puissent être en fait des civils innocents, ainsi que les groupes de défense des droits de l’homme et les rebelles eux-mêmes l’affirment régulièrement. Quant à la police indonésienne, elle recense 319 civils tués entre mai et septembre mais elle ne dit pas qui sont les responsables. A ce jour, aucune enquête n’a été ouverte au sujet de ces morts. Enfin, et cela est inquiétant pour la suite des événements à long terme, on constate que pas un seul haut responsable de la rébellion n’a été capturé par les militaires indonésiens, en dépit du fait que ces derniers déclarent contrôler la quasi-totalité du territoire d’Aceh. L’armée imprime en ce moment des affiches représentant quatorze des commandants “les plus recherchés” de la rébellion, dans l’espoir que les Acehnais les livreront aux autorités.

Les six mois de loi martiale décrétée par la présidente Megawati Sukarnoputri touchant à leur fin, de hauts responsables à Djakarta commencent à réfléchir à la manière dont la politique du gouvernement pourrait s’infléchir au cours des prochains mois dans la province. Jusqu’ici, les avis à Djakarta sont partagés : certains souhaitent la poursuite de la campagne militaire jusqu’à ce que plus de rebelles soient tués et des commandants de haut rang faits prisonniers. Selon les estimations les plus crédibles, les effectifs de la rébellion sont évalués à 5 000 hommes, dotés d’environ 2000 armes. Au rythme où vont les “succès” des militaires, la campagne pourrait donc encore durer un bon moment. D’autres, y compris au sein du cabinet, souhaitent passer à un statut d’“état d’urgence civile permettant le retour au pouvoir des civils dans la province et l’effacement des militaires. Selon les partisans de cette solution, cela permettrait de limiter le nombre des victimes civiles et offrirait de meilleures chances de gagner enfin la confiance des Acehnais. Susilo Bambang Yudhoyono, ministre de la Sécurité, a été chargé de ce dossier et devrait rendre ses conclusions vers la mi-octobre. Toutefois, aucune de ces deux options n’envisage ce que souhaite réellement le peuple d’Aceh : un nouveau cessez-le-feu et l’ouverture de négociations pour mettre fin à la plus longue des guerres civiles d’Asie. “Je ne suis pas sûr que l’une ou l’autre de ces options fasse une réelle différence. Des gens continueront à être tués jusqu’à ce qu’il y ait un retour à la table des négociations, affirme un Indonésien travaillant pour une ONG étrangère active dans la province d’Aceh. Mais, au jour d’aujourd’hui, personne n’envisage cette possibilité.”

ACEH : LA CORRUPTION ENTRETIENT LA GUERRE

La guerre civile à Aceh est nourrie par l’incapacité des autorités à enrayer la corruption

et à partager les ressources du territoire

La loi sur l’autonomie spéciale pour Aceh devait donner à cette province un contrôle accru sur les ressources tirées de l’exploitation des richesses naturelles de son sol et de son sous-sol. La corruption – et l’incapacité de l’Indonésie à enrayer l’essor de la corruption – est en train d’anéantir l’espoir suscité par cette loi, espoir de voir enfin une solu-tion au conflit d’Aceh, vieux de plus d’un quart de siècle.

En septembre 2002, en visite à Aceh, la présidente Megawati Sukarnoputri déclarait vouloir “faire tout son possible” pour que les 4,2 millions habitants d’Aceh se sentent chez eux en Indonésie. L’une des mesures envisa-gées par la présidente était de donner à l’administration de la province un plus grand contrôle des revenus générés par l’exploitation des ressources locales et, ainsi, de répondre aux allégations des séparatistes qui accusent Djakarta d’accaparer les richesses d’Aceh. Deux mois après le voyage de la présidente, son gouvernement concluait une trêve avec le Mouvement pour Aceh Libre (GAM).

Moins d’un an plus tard, la population locale n’a quasiment rien vu venir et Aceh subit à nouveau la guerre. Les responsables civils d’Aceh et des militants politiques locaux affirment que la majeure partie des sommes en jeu, estimées à 654 millions de dollars cette année, a été détournée par les responsables de la province et a servi à financer des projets minés par la corruption. S’ajoute à ce problème le fait que le gouvernement local contribue au financement de la guerre contre les rebelles. Plus de 1 000 personnes ont trouvé la mort depuis la fin du cessez-le-feu, en mai dernier.

Au final, selon des responsables locaux, les chances de voir utilisées les ressources d’Aceh pour rétablir la paix ont disparu. “Le gouvernement devrait se montrer capable de démontrer aux Acehnais qu’ils ont de bonnes raisons de rester en Indonésie. Il s’agit là d’une grave question, affirme Ahmad Humam Hamid, un intellectuel d’Aceh qui travaille à une étude commandée par la Banque mondiale au sujet du plan d’autonomie. Quand vous promettez ceci puis cela mais que vous ne réalisez jamais rien, comment voulez-vous gagner la confiance du peuple ?”

Au centre de la controverse se trouve le gouverneur d’Aceh, Abdullah Puteh, nommé par Djakarta. Selon des groupes de lutte contre la corruption à Aceh, le gouverne-ment dirigé par cet homme d’affaires âgé de 55 ans a accordé des marchés dans des conditions peu avouables et sans procéder à des appels d’offre ou à des mises en con-currence. Abdullah Puteh, qui réfute ces allégations, n’a pas souhaité répondre à une demande d’interview de la FEER.

L’une des affaires contestées concerne une société d’avia-tion qui s’est effondrée six mois après avoir été inaugurée par la présidente Megawati, lors de la visite de cette derniè-re dans la province. Aucune comptabilité publique n’a été publiée quant à l’usage des dix milliards de roupies d’ar-gent public investis dans PT Seulawah NAD Air. Un inves-tissement pourtant décidé par le gouverneur et approuvé par la chambre législative locale. Les accusations de mauvaise gestion et de malversation sont apparues avec la faillite de la compagnie d’aviation. Ainsi, le magazine Modus, basé à Aceh, s’est procuré une lettre émanant d’une autorité offi-cielle de la province qui demandait à un investisseur malai-sien, partenaire dans la société d’aviation, de virer 22 750 dollars sur le compte personnel d’Abdullah Puteh. La lettre, dont une copie a été lue par la FEER, affirme que la somme d’argent est destinée “à éviter tout délai non indispensable à l’obtention d’un certificat nécessaire au bon établisse-ment de la compagnie d’aviation. Le signataire de la lettre, Usman Budiman, un des directeurs de la compagnie, a refusé de répondre à nos questions. Mais Matshah Safuan, responsable d’une société touristique et destinataire de la lettre, affirme que le paiement a bien été effectué.

L’achat, en 2002, d’un hélicoptère par Abdullah Puteh, pour son usage personnel, a également défrayé la chroni-que. Sans appel d’offre préalable, le gouvernement local a payé 12,6 milliards de roupies pour un hélicoptère de huit places fabriqué en Ukraine. Le Mouvement de solidarité anti-corruption d’Aceh, un groupe local indépendant, affirme que l’armée indonésienne a acquis des hélicoptères similaires pour un prix unitaire quatre fois inférieur.

La police et les autorités locales ne souhaitent pas enquêter. “Nous n’avons pas reçu de rapports contenant suffisam-ment de preuves déclare Sayed Hoesainy, porte-parole de la police. En mai dernier, Susilo Bambang Yudhoyono, ministre de la Sécurité à Djakarta, a déclaré que le gouvernement allait enquêter, sans que rien ne se produise ensuite. Ses services n’ont pas retourné les appels de la FEER à ce sujet.

Les critiques disent que ces événements reflètent l’échec plus large du gouvernement de Megawati à lutter contre la corruption, un problème chronique qui est pourtant le plus important des griefs formulés à l’Indonésie par les investisseurs étrangers. Si la corruption est développée sur l’ensemble du territoire, le phénomène a des implications plus graves à Aceh car il entretient la guerre civile. A moins que Djakarta ne se saisisse du problème, aucune paix ne peut être conclue. “L’autonomie spéciale n’est spéciale que pour les responsables de la province, pas pour le peuple acehnais, déclare Nasir Djamil, membre du parti d’opposition ‘Justice et prospérité’ au parlement local. La déception du peuple est très grande”.