Eglises d'Asie

POUR APPROFONDIR – L’émigration des Philippins : chance ou handicap pour le pays ? PARTIE III

Publié le 19/12/2013




[NDLR – Les Philippines sont un pays d’émigration. Le fait est connu et son importance est souvent soulignée : 10 % de la population des Philippines vivraient à l’étranger et seraient partis chercher fortune à travers près de deux cents pays de la planète. Si la dimension économique du phénomène est connue – les revenus versés chaque année aux Philippines par les émigrés philippins sont quantifiables –, …

les conséquences humaines, sociales, culturelles, voire religieuses et politiques de cette émigration pour les Philippines même sont moins bien évaluées. Très peu d’études existent sur le sujet. Une administration d’Etat et l’Eglise catholique vont lancer prochainement une enquête sur les conséquences sociales de l’émigration massive des Philippins. En attendant la publication de ce travail, le P. Michel de Gigord, prêtre de la Société des Missions Etrangères, missionnaire aux Philippines de 1982 à 2002, défriche ce terrain d’études par une analyse des causes et des effets de cette émigration sur le pays, sa population et l’Eglise catholique. Deux articles traduits de l’anglais et publiés par Asia Times online complètent ce dossier ; ils portent l’un sur la question du droit de vote aux Philippines des émigrés philippins et l’autre sur l’incapacité du syndicalisme ouvrier philippin à prendre la défense des intérêts de la population émigrée.]


Les syndicats de travailleurs philippins n’ont pas su prendre
la défense des travailleurs émigrés

[NDLR – Article paru le 19 décembre 2002 sur le site d’informations en ligne Asia Times online. La traduction est de la rédaction d’Eglises d’Asie.]

On rencontre aux Philippines quelques-uns des syndicats ouvriers les plus incisifs et les plus militants d’Asie. Ils y ont, non seulement, défendu vigoureusement le droit des travailleurs, mais encore, transformé le paysage politique par leur action dans les soulèvements populaires. Ces soulèvements non violents – la révolte du People Power qui a renversé la dictature de Ferdinand Marcos en 1986 et celle de 2001 qui a chassé du pouvoir le président Joseph Estrada – n’auraient pas été possibles sans l’action inlassable et la participation massive des groupements d’ouvriers. Toutefois, ces réussites impressionnantes en termes d’organisation et d’action restent limitées aux problèmes intérieurs des Philippines. Fait surprenant pour un pays dont 20 % des travailleurs – quelque sept millions de personnes – sont des travailleurs installés à l’étranger. Les Philippines, qu’on désigne parfois comme le plus grand exportateur de main-d’œuvre de la planète, envoient des travailleurs à l’étranger depuis vingt-sept ans. Près de 800 000 personnes, sur une population de 80 millions, quittent chaque année le pays pour aller travailler à l’étranger comme employées de maison, infirmières, marins, ouvriers d’usine, enseignants ou autres occupations professionnelles.

Les deux plus grands syndicats ouvriers du pays – le Kilusang Mayo Uno (Mouvement du 1er mai, KMU), plutôt à gauche, et le Congrès syndical des Philippines (TUCP), conservateur – reconnaissent leur absence dans les problèmes des travailleurs émigrés et dans ceux des pays qui emploient des Philippins. « Nous ne sommes pas capables de le faire (organiser des syndicats de travailleurs émigrés) parce que cela coûte cher, explique Avelino Valerio, vice-président du TUPC. Nous ne pouvons pas aller à l’étranger pour les rencontrer et discuter de leurs problèmes ». Valerio ajoute qu’au mieux le TUPC a crée un centre pour les travailleurs émigrés à Manille – « dans le but d’assurer le lien avec les travailleurs philippins dans le monde ». Son syndicat apporte aussi ses conseils aux travailleurs qui demandent son aide pour récupérer des sommes dues ou étudier des contrats de travail.

Les dirigeants du TUPC qui se rendent à l’étranger pour des conférences font également de leur mieux pour établir le contact avec les travailleurs émigrés. Ils font un travail de lobbying pour aider les travailleurs à recevoir davantage d’aides des agences gouvernementales comme le Bureau de soutien aux travailleurs émigrés. Larry Perez Jr., membre de l’Association des travailleurs philippins, un groupement de tendance socialiste, met lui aussi en avant les contraintes financières, mais il ajoute que ces problèmes n’ont pas empêché son association d’envoyer un organisateur pour aider un groupe de chauffeurs de taxis en Belgique à fonder un syndicat cette année. Il admet cependant que ce n’est qu’un début, même s’il est réussi. « Nous croyons réellement qu’un travailleur est un membre de la classe ouvrière partout où il se trouve. En conséquence, il doit se battre pour ses droits partout », affirme-t-il. L’association a également réussi à aider des travailleurs émigrés à former un syndicat en les affiliant aux groupements ouvriers dans leur pays d’accueil. D’autres Philippins ont rejoint des syndicats étrangers, un phénomène qui n’est pas entièrement nouveau. Dans les années 1930, des ouvriers agricoles philippins avaient en effet rejoint des ouvriers agricoles mexicains pour obtenir une meilleure rémunération et un meilleur traitement aux Etats-Unis.

Former un réseau avec des syndicats ouvriers étrangers est également une voie utilisée par le KMU, avec l’aide de l’organisation non gouvernementale Migrante, spécialisée dans les problèmes des travailleurs émigrés. Cependant, Mau Hermitanio, du KMU, explique que, dans la plupart des cas, les travailleurs philippins émigrés réussissent à créer des associations et des organisations, mais pas des syndicats. Il avance « le manque de temps » pour de nombreux travailleurs émigrés, en particulier, les employés de maison et ceux qui travaillent dans le secteur de la santé, auxquels leurs employeurs ne laissent pas assez de temps en dehors de leur travail.

Olympia, une Philippine émigrée en Malaisie, en est un exemple. Avant de revenir aux Philippines, elle a passé un an en Malaisie sans jouir d’un seul jour de congé, étant employée comme domestique chez une famille de six personnes, travaillant du lever au coucher du soleil. Selon Hermitanio, la peur du rapatriement et de la perte de leur emploi retient ainsi nombre de travailleurs dans la création d’un syndicat ou dans l’affiliation à un syndicat local.

La plupart des pays qui reçoivent de la main-d’œuvre étrangère interdisent aux travailleurs émigrés de former des groupes de pression et des syndicats, un état de fait que les militants espèrent voir changer lorsque la Convention des Nations Unies sur la protection des droits des travailleurs émigrés et de leur famille prendra effet. La convention attend une vingtième ratification pour ce faire. Elle prévoit le principe de « l’égalité de traitement » entre les travailleurs nationaux et les travailleurs émigrés, entre les hommes et les femmes travaillant hors de leur pays et entre les travailleurs qui possèdent des permis de travail et ceux qui n’en possèdent pas, ainsi que leur famille. Elle étend aux travailleurs émigrés tous les droits de l’homme, y compris le droit de former des associations pour éviter les abus. « Avec la prochaine entrée en vigueur de la Convention, la communauté internationale sera tenue de considérer l’émigration dans la pers-pective des droits de l’homme et non plus exclusivement comme un problème économique, politique ou de sécurité nationale », affirment les militants de la Campagne mondiale pour la ratification de la Convention, dans un communiqué daté du 10 décembre 2002, journée internationale des droits de l’homme.

L’Association des parents de travailleurs émigrés philippins, fondée pour défendre les travailleurs émigrés et leurs familles et connue aux Philippines sous son acronyme : Kakammpi, assure que la Convention est vitale compte tenu des « attaques vicieuses contre les syndicats et les autres organisations du travail ». « Certains milieux aimeraient considérer les syndicats comme anachroniques et inutiles à une époque caractérisée par la mondialisation. Nous pensons qu’ils ont tort », ajoute-t-elle dans un communiqué. Toutefois, Larry Perez Jr. explique qu’au-delà de la mise en place de la Convention, les travailleurs émigrés auraient besoin de contraindre leur propre gouvernement à lutter pour eux.

Avelino Valerio ajoute que, si les Philippins à l’étranger excellent à organiser, ils ont tendance à se focaliser sur la création de clubs fondés sur des affinités régionales plutôt que sur la création de syndicats. « Cela manque de cohérence. C’est probablement dû à notre culture qui nous fait nous occuper de nous d’abord. Le syndicalisme à l’étranger n’est pas encore entré dans notre conscience », précise-t-il, tout en ajoutant que ce n’est toutefois pas le cas au Japon ou en Arabie saoudite où des travailleurs ont créé leur propre syndicat.

En l’absence d’une organisation syndicale à grande échelle à l’étranger, la tâche immense d’aider les travailleurs émigrés à s’organiser est retombée sur les ONG. A Hongkong, le Centre asiatique pour les migrants (AMC) a aidé à la mise sur pied du Syndicat des travailleurs émigrés philippins en 1998 et à celle du Syndicat des travailleurs émigrés indonésiens en 1999. « L’émancipation n’est pas venue aisément », commente l’AMC dans son dernier rapport annuel, ajoutant que la peur d’être arrêté et renvoyé dans son pays a d’abord rendu réticents les responsables de syndicats, qui ne souhaitaient pas défier leur pays hôte et le gouvernement qui les envoyait. Néanmoins, cette organisation souligne que « bien que l’organisation et la consolidation ont été difficiles et ont requis des efforts intensifs, elles en valent la peine et sont un investissement nécessaire pour l’émancipation des travailleurs émigrés ».

(EDA, Asia Times online, octobre 2003)