Eglises d'Asie

POUR APPROFONDIR – L’émigration des Philippins : chance ou handicap pour le pays ? PARTIE I

Publié le 19/12/2013




[NDLR – Les Philippines sont un pays d’émigration. Le fait est connu et son importance est souvent soulignée : 10 % de la population des Philippines vivraient à l’étranger et seraient partis chercher fortune à travers près de deux cents pays de la planète. Si la dimension économique du phénomène est connue –  …

les revenus versés chaque année aux Philippi-nes par les émigrés philippins sont quantifiables –, les conséquences humaines, sociales, culturelles, voire religieuses et politiques de cette émigration pour les Philippines même sont moins bien évaluées. Très peu d’études existent sur le sujet. Une administration d’Etat et l’Eglise catholique vont lancer prochainement une enquête sur les conséquences sociales de l’émigration massive des Philippins. En attendant la publication de ce travail, le P. Michel de Gigord, prêtre de la Société des Missions Etrangères, missionnaire aux Philippines de 1982 à 2002, défriche ce terrain d’études par une analyse des causes et des effets de cette émigration sur le pays, sa population et l’Eglise catholique. Deux articles traduits de l’anglais et publiés par Asia Times online complètent ce dossier ; ils portent l’un sur la question du droit de vote aux Philippines des émigrés philippins et l’autre sur l’incapacité du syndicalisme ouvrier philippin à prendre la défense des intérêts de la population émigrée.]

Les Philippines sont sans doute l’un des pays au monde, avec le Mexique, les plus touchés par le phénomène de l’émigration. Ce n’est pas un phénomène récent. Les Philippines ont connu quatre vagues d’émigration. La première, au début du siècle dernier, concernait surtout des travailleurs envoyés dans de grandes plantations aux Etats-Unis, à Guam et à Hawaï. La deuxième, dans les années 1950, consistait essentiellement en médecins, infirmières et ingénieurs, surtout vers les Etats-Unis et l’Europe. La troisième, dans les années 1980, d’une ampleur incomparable avec les deux précédentes, consistait essentiellement en ouvriers qualifiés et non qualifiés vers les pays du Moyen-Orient. La quatrième a commencé dès le début des années 1990. Elle est d’une ampleur considérable et ne cesse de croître. Elle concerne toutes sortes de métiers. Elle est de plus en plus féminine (sur dix départs, six concernent des femmes), elle part tous azimuts.

L’émigration : un phénomène considérable

Les données permettant de chiffrer cette émigration sont rares et relativement éparses mais permettent d’entrevoir l’importance du phénomène. Ces chiffres proviennent essentiellement de trois sources : l’Office national des statistiques des Philippines, le Bureau philippin pour l’emploi outre-mer et la Commission épiscopale des migrants (ECMI), organe de la Conférence des évêques catholiques des Philippines. Ils couvrent les années 2000, 2001, 2002.

En 2002, la population des Philippines était de 76,5 millions personnes et le nombre des Philippins à l’étranger de 7,41 millions, soit à peu près 10 % de la population totale. Ce chiffre se décompose comme suit : 3 050 000 travailleurs contractuels, 2 740 000 résidents permanents, 1 620 000 travailleurs sans papiers. Les résidents permanents se trouvent essentiellement aux Etats-Unis (2 141 000), au Canada (290 000) et en Australie (204 396). Quant aux travailleurs sous contrat, ils quittent les Philippines au rythme de 2 400 par jour !

En 2001, les principales destinations des migrants ont été les pays suivants :
 

En fait, on trouve des Philippins dans 193 des 224 pays que comptent les Nations Unies : 1 032 733 au Moyen-Orient, 914 146 en Asie, 498 018 en Europe, 252 776 en Amérique, 38 495 en Océanie et 26 644 en Afrique. Il s’agit ici des travailleurs contractuels seulement.

A titre indicatif, en France, selon l’ambassade des Philippines à Paris, il y aurait de 40 à 50 000 Philippines dont la moitié vivent en région parisienne. L’ambassade se dit incapable de fournir une évaluation plus précise étant donné l’importance du nombre de Philippins résidant en France sans titre de séjour valable. Selon l’ONG Babaylan, basée aux Philippines, les Philippins vivant en France ne seraient que de 25 à 40 000.

Sur les 15 271 000 familles que comptent les Philippines, sept millions sont touchées par l’émigration. Comme on compte une moyenne de trois enfants par famille, il en ressort que plus de vingt millions d’enfants et d’adolescents sont directement affectés par l’émigration d’un ou de leurs deux parents. Cela représente un quart de la population des Philippines !

« A l’inverse des Indiens qui occupent des emplois essentiellement médicaux et technologiques, les Philippins sont présents dans tous les domaines d’activités. Ils ou elles sont domestiques, ingénieurs, infirmières, maçons, enseignants, fermiers, marins, sténographes, coiffeurs, grutiers, cuisiniers ou artistes » (Courrier International du 3-9 octobre 2002). Il faut, cependant, s’arrêter sur quatre métiers qui jouent un rôle prépondérant.

1) Les marins d’abord. Ils étaient 204 000 en 2002, soit à peu près 20 % de la population totale des marins du globe, ce qui fait des Philippines le premier pays pourvoyeur de marins du monde. Ils seraient 250 000 aujourd’hui !

2) Les « artistes » ensuite. Ils forment en gros un cinquième de tous les travailleurs contractuels. S’il est vrai que les Philippins et Philippines sont de très bons musiciens, chanteurs et danseurs, il est malheureusement vrai aussi que de très nombreux travailleurs, surtout des femmes, embauchés comme artistes, finissent dans la prostitution, surtout au Japon.

3) Les employées de maison encore. Elles sont innombrables au Moyen-Orient, y sont souvent traitées comme de véritables esclaves et il n’est pas rare qu’elles soient abusées sexuellement. On trouve également un minorité d’hommes employés comme domestiques.

4) Les infirmières enfin. Elles sont environ 14 000 à partir chaque années vers 31 pays différents. Très proche de ce métier d’infirmière, il y a celui d’aide-soignante ou d’assistant à domicile (pour les hommes aussi) qui prend une ampleur de plus en plus grande. De nombreuses universités aux Philippines offrent des diplômes en ce domaine qui sont très convoités. Il y a une demande très forte provenant principalement des pays occidentaux.

Un dernier chiffre, dramatique celui-là : en moyenne, 1,75 corps de travailleurs émigrés sont rapatriés chaque jour aux Philippines. Les causes de ces décès sont multiples, allant de maladies aux accidents de travail, en passant par des meurtres et des condamnations à mort, en Arabie saoudite principalement.

Ces quelques chiffres suffisent à montrer que le problème de l’émigration aux Philippines est très loin d’être une question marginale et sans effet sur la société philippine elle-même.

Les raisons de l’émigration

Pourquoi donc une telle amplitude ? Il y a sans doute plusieurs réponses à cette question.

Un des romanciers contemporains les plus célèbres des Philippines, Francisco Sionil José, a écrit tout récemment un livre intitulé Viajero qu’on pourrait presque traduire par Migrant. Il y montre combien le voyage, le départ, le déplacement font partie de l’âme philippine, peut-être à cause de la configuration du pays, peut-être aussi à cause de son histoire.
Il y a l’attrait quasi magique qu’exercent sur les Philippines les Etats-Unis, le Canada et l’Australie, pays où, comme on l’a vu, se trouvent la majorité des Philippins en résidence permanente. Ces pays font figure de véritables pays de cocagne « où ruissellent le lait et le miel », du moins c’est ce que pensent les Philippins. Mythe qui, en tout cas, est entretenu par ces pays mêmes, car, en fait, ils ont besoin de main-d’œuvre étrangère et les Philippins y sont bien accueillis.

Il y a encore la pression démographique. Les Philippines ayant une superficie de 300 439 km² et une popu-lation de 76,5 millions de personnes, cela fait une densité moyenne de 254 hab./km². Mais cette population est concentrée sur les quelques rares plaines du pays et les bandes côtières où la densité devient très grande.

Il y a enfin la pauvreté économique des Philippines, due à plusieurs raisons qui ne seront pas analysées ici en détail car cela a déjà été fait dans de nombreux autres articles mais raisons qu’il est bon de mentionner ici pour mémoire :

– Pays à vocation essentiellement agricole et maritime, ses terres et ses mers ont été exploitées à outrance. On cite les chiffres de 80 % de la couverture forestière, 80 % des récifs de corail et 90 % des palétuviers qui auraient disparu dans les cinquante dernières années. On parle aussi de l’appauvrissement des sols à cause de l’usage systématique d’engrais chimiques dans les gigantesques plantations, couvrant plusieurs milliers d’hectares chacune, de bananes, de cannes à sucre et d’ananas pour ne mentionner que les plus importantes.
– Les Philippines ne peuvent compter sur aucune « rente » provenant de l’exploitation de matières premières ou d’hydrocarbures.
– Une gestion catastrophique de l’économie surtout depuis l’époque de Marcos qui a, entre autres choses, fait des Philippines un des pays les plus corrompus du monde. On estime que la corruption a représenté 53,3 milliards de dollars en 2001, équivalent à 8 % du Produit intérieur brut. Selon certains rapports, plus de 40 % du budget national sont utilisés pour le seul paiement des intérêts de la dette publique.
– Des catastrophes naturelles incessantes qui grèvent le budget de l’Etat.
– Les rébellions communiste et musulmane qui elles aussi entraînent des dépenses conséquentes, pour le maintien d’une armée importante et par les destructions qu’elles provoquent.

A elle seule, la pauvreté économique suffirait à expliquer l’importance de l’émigration que connaissent les Philippines. Plus de 50 % de la population des Philippines vivent en dessous du seuil de pauvreté. En octobre 2002, le ministre de l’Emploi et du Travail estimait que, sur une population active de 33,7 millions de personnes aux Philippines, 18,6 millions avaient un emploi salarié à plein temps, les chômeurs étant 3,4 millions. Cela fait 11,4 millions d’autres qui sont en sous-emploi. Et quand on connaît les salaires de ceux qui sont en plein emploi, on comprend que les Philippins soient attirés par le travail à l’étranger !

En voici deux exemples concrets :

Selon Maria Linda Buhat, présidente de l’Association des administrateurs des Services infirmiers des Philippines, les infirmières vont à l’étranger à cause de la faiblesse des salaires aux Philippines et du manque de perspectives d’emploi. A l’étranger, les salaires peuvent monter jusqu’à 3 ou 4 000 dollars par mois alors qu’ils vont de 150 à 170 dollars dans les grandes villes philippines. Ils descendent à 75 -95 dollars en zone rurale.

Dans le secteur éducatif, de nombreuses écoles se plaignent du départ de leurs enseignants aux Etats-Unis. Des sociétés américaines se sont spécialisées dans le démarchage d’enseignants philippins parce qu’ils maîtrisent bien l’anglais et sont « efficaces, travailleurs, patients et dévoués », témoigne Yolly Silang, responsable des opérations de Consortium Incorporated, société basée au Texas. Maria Edna Villania, enseignante dans une école de Makati, quartier des affaires de Manille et nettement plus prospère que la moyenne nationale, avoue être prête à dépenser 500 000 pesos pour les frais de voyage et de stage. Villania, 37 ans, espère, en travaillant à l’étranger, payer l’université à sa plus jeune sœur. Elle explique s’être décidée après avoir assisté à un séminaire d’orientation organisé par une société américaine en mars 2001 où on lui a dit que le salaire initial était de 3 000 dollars mensuels (environ 150 000 pesos), plus assurance et couverture sociale. Villania a enseigné cinq ans dans une école de Quezon où elle reçoit un salaire mensuel équivalent à 166 dollars américains (8 632 pesos).

Les effets de l’émigration sur le pays et sa population

Venons en maintenant à l’analyse des effets de cette considérable émigration sur le pays lui-même.

Interrogé par l’auteur de cet article en mars 2003, le P. Paulo Prigol, de la Société des prêtres de Scalabrini et secrétaire général de la Commission épiscopale des migrants (ECMI, aux Philippines), dit que la « société des Philippines en général et l’Eglise des Philippines en particulier ne sont pas vraiment conscientes de toutes les retombées de l’émigration massive sur la société et l’Eglise. Peu d’études en profondeur ont été faites sur ce sujet et il y a là un champ d’étude crucial pour l’avenir des Philippines. Aussi, une enquête de grande envergure va être lancée conjointement par un organisme de l’Etat, l’Administration pour le bien-être des travailleurs à l’étranger (OWWA, aux Philippines) et par deux organismes de l’Eglise : l’ECMI et l’Apostolat de la mer (AOS aux Philippines). Cette enquête sera menée auprès des familles restées aux Philippines et s’efforcera de tenir compte de toutes les dimensions du problème, à savoir économique, sociale, culturelle, psychologique et religieuse ». Cette enquête, selon le P. Prigol, démarrera en décembre 2003. Elle s’étalera sur plusieurs mois.

L’aspect qui a été le plus étudié pour le moment est celui des retombées économiques de l’émigration pour le pays. Mais, ce qui a été la thèse principale jusqu’ici, thèse très largement reprise sinon claironnée par le gouvernement à savoir le bienfait économique évident de l’émigration pour le développement des Philippines, commence à être remise en question.
Jusqu’ici on ne parlait qu’en bien de l’émigration :
– Elle permettait d’alléger le problème du chômage et du sous-emploi dont on a parlé brièvement plus haut.
– Elle permettait à de nombreux travailleurs d’acquérir de nouvelles qualifications qui seraient utiles au pays plus tard.
– Elle était, en quelque sorte, une vitrine du savoir-faire philippin et pouvait ainsi encourager des investisseurs à venir investir aux Philippines.
– Mais, et surtout, elle était une sorte de poumon financier dont les Philippines seraient bien incapables de se passer.

« Les virements bancaires effectués électroniquement par les émigrés à leurs familles représentent 8,2 % du Produit national brut des Philippines. Ces virements stabilisent le peso et augmentent les réserves de devises, ce qui contribue à accroître la consommation et réduire le taux de chômage. L’an passé, les émi-grés philippins ont envoyé dans leur pays 6,2 milliards de dollars. « C’est une industrie », admet Patricia Santo Tomas, ministre du Travail et de l’Emploi » (Courrier International, n° 622, 3-9 octobre 2002).

De 1995 à 2002, les sommes rapatriées aux Philippines par les émigrés ont oscillé entre 5,5 et 8,5 milliards de dollars par an. Elles constituent la deuxième source de devises pour le pays. Ces seuls chiffres montrent bien le poids économique considérable de l’émigration. Voici les quatre remarques les plus importantes qu’on entend à ce sujet.

1) La démobilisation du gouvernement : ce dernier s’appuyant sur les chiffres cités plus haut et comptant sur les besoins des pays riches qui semblent ne faire qu’augmenter pour une main-d’œuvre à bon marché ne prend pas vraiment à bras le corps le problème de la pauvreté du pays pour y trouver des remèdes. L’émigration fait fonction de soupape de sécurité par où s’écoule le « surplus » de main-d’œuvre philippine qui ne trouve pas à s’employer au pays.

2) La fuite des cerveaux : pour certains, il ne s’agit pas de fuite mais d’une véritable hémorragie. « Tout le monde semble quitter le pays ou du moins vouloir quitter le pays. C’est bien l’impression qu’on a quand on entend parler de tant de jeunes professionnels qui ont déjà quitté le pays ou sont en train de préparer leur départ.

Un grand nombre de ces professionnels sont des infirmiers et infirmières attirés par les appels d’offre de travail provenant des Etats-Unis et de l’Europe où les salaires, une fois convertis en peso, apparaissent comme astronomiques comparés aux miettes qu’ils reçoivent dans leur pays. Il y a de nombreuses infirmières qui quittent leur emploi une fois que leur papiers ont été approuvés ou de diplômées en infirmerie qui travaillent dans les secteurs qui n’ont rien à voir avec la médecine et qui quittent leur travail pour redevenir infirmières à l’étranger. Il y a aussi des histoires d’autres professionnels, docteurs, avocats, entrepreneurs et ingénieurs, qui retournent à l’université pour y acquérir un diplôme d’infirmier ou d’infirmière étant donné la demande incroyable qu’il y a pour ces derniers à l’étranger. Des diplômés récents ou d’autres avec une longue expérience d’enseignement quittent aussi les Philippines pour aller enseigner aux Etats-Unis, au Canada, et en Australie. Et il y a d’autres professionnels qui simplement font leurs bagages, quittent tout et recommencent à zéro n’importe où ils sont accueillis. Qu’ils aient dû lutter ou aient été performants dans leur métier, ils voient un avenir meilleur pour eux et pour leurs familles dans les pays qui les reçoivent, même si cela signifie qu’ils doivent travailler deux fois plus, au moins au départ.

Depuis tant d’années déjà, les Philippines ont perdu au profit d’autres pays leur meilleure ressource, à savoir leurs hommes et leurs femmes, parce qu’elles ne peuvent pas fournir suffisamment de travail et ne peuvent pas offrir de salaires décents. La fuite des cerveaux dont nous faisons l’expérience aujourd’hui est une étape particulièrement inquiétante dans l’histoire de notre émigration parce qu’elle signifie que nos professionnels sont en train de perdre espoir dans leur pays. C’est vraiment alarmant parce que tout semble indiquer que cela va continuer. Cela a de très sérieuses implications pour le pays car si l’on continue à perdre les gens qui devraient jouer un rôle vital dans les domaines de la santé, de l’éducation et de l’économie, alors, où va le pays ? » (Ce passage est une traduction de l’éditorial d’Intersect, journal produit par l’université jésuite de Manille, l’Ateneo, dont le volume 17, n° 5, de juin 2002 est entièrement consacré au problème de l’émigration).

3) L’abaissement du niveau professionnel des émigrés : c’est une tragédie de voir que l’immense majorité des Philippins et Philippines qui travaillent à l’étranger comme simples ouvriers, simples marins, simples employés de maison ou même comme prostitués et prostituées sont, en fait, des diplômés de l’université. Leur travail à l’étranger correspond à un accroissement de salaire mais certainement pas à une promotion professionnelle. Lorsqu’ils retournent au pays, ils ne peuvent guère participer à son développement écono-mique. Bien sûr, il y a aussi de nombreux exemples d’émigrés qui réussissent très bien à l’étranger, acquiè-rent des compétences professionnelles beaucoup plus élevées que celles qu’ils avaient au départ et montent dans l’échelle sociale mais, malheureusement, la plupart de ces derniers ne reviennent plus aux Philippines.

« Pour le directeur de la Banque centrale des Philippines, Rafael Buenaventura, avoir des travailleurs qualifiés partout dans le monde est une publicité vivante pour son pays. Buenaventura aime à imaginer que des entreprises du monde entier choisiront son archipel pour venir y implanter leur siège social et leurs usines, permettant ainsi à un million de mères de ne plus travailler qu’à quelques minutes de chez elles. Pousser les Philippins à aller travailler hors des frontières nationales sera payant un jour. « Aujourd’hui, dit-il, il est trop tard pour être compétitif dans le domaine industriel. Le plus grand atout que nous ayons, c’est de la main-d’œuvre qui parle anglais. C’est pour cette raison que les entreprises étrangères pourraient choisir de se délocaliser et de venir s’établir ici. Si nous arrivons un jour à nous sortir de la situation dans laquelle nous nous trouvons, nous pourrons nous aussi, comme l’Irlande, faire revenir notre main-d’œuvre qualifiée. Il n’y aura plus de transferts de fonds, mais cela fournira du travail et permettra d’accroître les recettes d’exportation. » Pour le moment, cependant, il est difficile d’imaginer le renversement du flux migratoire. De nombreux Philippins considèrent en effet leur pays d’accueil plus attrayant que le leur. Parmi les sept millions de travailleurs émigrés, plus de deux millions ont choisi de rester définitivement à l’étranger, soit en bénéficiant d’une amnistie, soit en se faisant naturaliser » (Courrier International n° 622, du 3-9 octobre 2002).

4) Le mauvais usage de l’argent rapatrié : dans la plupart des cas, l’argent envoyé par les émigrés à leurs familles aux Philippines n’est pas réinvesti dans des projets économiques contribuant au développement du pays. Il est souvent, beaucoup trop souvent, simplement dépensé pour des biens de consommation immédiate : les dettes à payer, les besoins vitaux de la famille. Régulièrement, il sert également à payer les études des enfants. Enfin, il est souvent employé dans un but ostentatoire : construction d’une maison en dur, acquisition d’appareils électroménagers, d’ensembles hi-fi les plus impressionnants possibles, etc. Tout cela montre bien que les retombées économiques de l’émigration ne sont pas aussi évidentes qu’on veut bien le dire et ce n’est là qu’un aspect du problème.

Les conséquences socio-culturelles et religieuses de l’émigration

Il faut maintenant aborder les autres aspects qui sont socio-culturels et religieux. Tout le monde sait très bien aux Philippines que l’émigration massive de tant de gens a des conséquences négatives pour le pays sur les plans culturel, familial, psychologique et religieux. Mais peu de gens aiment à en parler et, quand ils en parlent, beaucoup font comme si il n’y avait là rien de grave. L’auteur de cet article se rappelle très bien de l’incident suivant. Au cours d’un stage de cinq semaines d’approfondissement de la langue cebuano à Davao, il avait été logé dans une famille dont le père et la mère étaient très impliqués dans leur paroisse. Leur maison paraissait de l’extérieur très modeste, voire pauvre, et était située dans un quartier lui-même défavorisé. Elle était pourtant remplie d’un nombre incroyable de toutes sortes d’appareils les plus modernes. Ces appareils leur étaient ramenés régulièrement du Japon où travaillaient trois de leurs filles, soi-disant comme chanteuses et danseuses. A voir les photos des filles là-bas au Japon, il était absolument évident qu’elles n’étaient pas que chanteuses et danseuses. Et pourtant leurs parents semblaient – ou plutôt avaient décidé d’être – complètement aveugles. Comme s’ils acceptaient sans question ce qui arrivait à leurs filles ! Contradiction vraiment difficile à comprendre de la part de personnes croyantes et fort sympathiques au demeurant.

Ou bien encore ce cas de parents offrant littéralement leur fille de 18 ans à un vieux sexagénaire étranger dans l’espoir d’un gain financier en retour. Ces cas sont d’ailleurs devenus si fréquents aux Philippines que certaines ambassades, comme celle de la France, ont un bureau spécial pour s’en occuper, essayant de décourager au maximum les candidats des deux côtés.

Ces deux exemples font ressortir un des aspects très graves de l’émigration : une espèce de perte du sens de la dignité de la personne alors que c’est une des qualités les plus fortes du peuple philippin. Pourvu qu’il y ait une retombée économique, on est prêt à accepter n’importe quoi pour soi ou pour un membre de sa famille. C’est dû, bien sûr, principalement à une pauvreté quelque fois vraiment effrayante (mais pas toujours) mais cela reste et restera une blessure profonde, une sorte d’insulte à la beauté et à la dignité de la personne humaine aux Philippines.

Quelques études ont malgré tout été menées aux Philippines pour étudier les conséquences sociales, psychologiques et culturelles de l’émigration mais elles n’ont pas été faites de façon systématique et ne proposent donc que des pistes de réflexion (il n’y a pas d’interviews sérieuses ni de résultats chiffrés). Parmi les meilleures on peut citer les deux suivantes :
Impact of Labor Migration on the Children Left Behind (‘L’impact de l’émigration due au travail sur les enfants laissés au pays’). Il s’agit d’une étude faite en 1996 par la Commission ‘Justice et paix’ de la Conférence des évêques catholiques des Philippines.
Philippines Labour Migration – Critical dimension of Public Policy (‘L’émigration aux Philippines – Dimension critique d’une politique gouvernementale’). C’est une étude faite en 1998 par Joaquin L. Gonzales III de l’Institute of Southeast Asian Studies de Singapour.

Ces deux études, quelques articles plus récents et les rencontres faites par l’auteur aux Philippines en février-mars 2003 sont les sources principales de ce qui suit.

Au cours de la 17e Journée des Migrants en mars 2003 (tous les ans, un dimanche est consacré par l’Eglise à une réflexion et une prière spéciale autour du problème de l’émigration), Mgr Pramon Arguelles, président de la Commission épiscopale pour la Pastorale des migrants (ECMI), affirmait que « l’absence d’un ou des deux parents a forcément un impact négatif sur la croissance des enfants et sur les relations familiales, une situation qui tôt ou tard aura un effet sur la société toute entière ». Il rappelait que quelque 70 % des Philippins ont au moins un parent émigré. Le même jour, le cardinal Vidal, archevêque de Cebu, demandait au gouvernement et au public en général de tout faire pour créer une situation qui permette le retour aux Philippines des émigrés. Dans son sermon à la cathédrale de Cebu, il loua les sacrifices que faisaient les émigrés et leurs familles mais il ajoutait aussitôt : « Les milliards de dollars gagnés par les émigrés ne compenseront jamais la perte des valeurs morales et la séparation des familles que cause l’émigration » (Cebu Daily News, 10 mars 2003).

Peut-on concrétiser ce que le cardinal Vidal appelle la perte des valeurs morales et la séparation des famil-les ? Qu’est-ce que cela signifie en réalité ? Est-ce vraiment une conséquence directe de l’émigration ? Il faut savoir que dans tous les livres qui parlent des Philippines, qu’ils soient écrits par des étrangers ou par des Philippins, on entend toujours dire que la famille est une institution fondamentale aux Philippines et qu’elle est d’une très grande solidité. Pour quelqu’un qui a vécu là-bas pendant de nombreuses années, la chose n’est pas si évidente que cela. La famille philippine montre certes des signes de très grande force et d’unité. Les parents sont capables, par exemple, de faire des sacrifices incroyables pour que tous leurs enfants reçoivent une bonne éducation, surtout scolaire. Dans les familles nombreuses, le premier qui a fini ses études et trouve un travail consacre les trois quarts, sinon plus, de son salaire à aider ses parents pour la scolarisation de ses autres frères et sœurs. Et cela ne finit jamais car quand tous les frères et sœurs ont terminé leurs études, ils sont prêts à aider encore des cousins et puis très vite leurs neveux et nièces. C’est sans fin.

Autre exemple de la force de la famille aux Philippines : quand il y a un mort dans une famille, les funérailles ne sont faites que lorsque tous les membres de la famille sont de retour à la maison, auprès du mort. Cela peut durer très longtemps puisque beaucoup, justement, sont des émigrés. De même pour les grandes fêtes religieuses et la fête de la ville ou du village, tout le monde est censé revenir (mais pas cette fois les émigrés). On dit souvent qu’une bonne moitié des Philippins sont toujours en voyage à cause de cela. Mais, au même moment la famille philippine montre des signes de faiblesse : en particulier une infidélité conjugale très forte, une irresponsabilité du père endémique due à son infidélité, bien sûr, mais aussi au problème de l’alcoolisme et d’une grande violence (autoritarisme exagéré), une domination excessive du mari sur sa femme et, de la part de cette dernière, une soumission presque servile et, enfin, une espèce de démission vis-à-vis des garçons à qui on laisse faire presque tout dès un très jeune âge.

Ainsi l’analyse des retombées de l’émigration sur la famille dépend beaucoup de l’image qu’on a de la famille. Plus on en a une image positive, plus l’émigration apparaîtra comme négative par rapport aux dysfonctionnements de la famille aux Philippines qui, cela est une évidence, sont de plus en plus nombreux aujourd’hui.

Et pour compliquer les affaires, s’il semble vrai que ces dysfonctionnements sont dus à l’absence d’un ou des deux parents, il ne faut pas oublier que cette absence n’est pas due seulement à l’émigration mais aussi au taux croissant de séparations et de divorces dans les familles où il n’y a pas d’émigrés. Il faudrait donc pouvoir déterminer si les dysfonctionnements de la famille dus au divorce et ceux dus à l’émigration diffèrent significativement et quels sont ceux qui sont les plus graves. Ce qui est certain, en tout cas, c’est que l’ampleur à elle seule de l’émigration et donc de l’absence parentale qu’elle crée est telle qu’elle ne peut qu’avoir des répercussions sérieuses sur l’équilibre et l’harmonie des familles aux Philippines. On peut citer en vrac :
– l’infidélité redoublée des maris laissés seuls pendant plusieurs années soit à l’étranger dans le cas où ce sont eux qui émigrent, soit aux Philippines dans le cas où ce sont les femmes qui émigrent ;
– l’infidélité croissante aussi des femmes laissées seules aux Philippines (beaucoup plus que celles qui sont à l’étranger) ;
– l’affadissement relationnel inévitable entre les époux, de même qu’entre le ou les parents émigrés et les enfants ;
– la perte du rôle parental : le parent émigré n’est plus vu que comme un pourvoyeur d’argent et, quand il ou elle rentre à la maison pour un congé, on ne juge de sa valeur que par la quantité de choses qu’il ou elle ramène. Et puis comme les enfants savent que leur père ou leur mère repartiront très vite, ils ne les écoutent pas. Il y a aussi comme un réflexe de défense : pourquoi s’efforcer de rétablir une relation émotionnelle avec son père ou sa mère puisque, de toute façon, il ou elle va repartir ?
– l’indépendance grandissante, donc, des enfants vis-à-vis de leurs parents avec tout ce que cela peut avoir de positif mais aussi de négatif, car c’est une indépendance qui parfois, malheureusement, se transforme en manque de respect, voire en rejet total. Mais cela reste très rare encore dans le contexte philippin.
Le P. Roland Doriol, jésuite, est à la fois aumônier de marins et aumônier de deux ou trois grandes écoles maritimes à Cebu. En tant que tel il connaît bien la situation des marins et celle de leurs familles restées aux Philippines. L’aumônerie du port qui s’appelle Stella Maris Seaman’s Center publie un bulletin trimestriel Ahoy (c’est un cri typique des marins sur leurs bateaux). Dans ce bulletin, on trouve des témoignages intéressants et émouvants de femmes de marins et de leurs enfants. C’est ce genre de documents dont il faudrait multiplier l’étude pour se faire une idée précise des effets de l’émigration aux Philippines. Voici quelques extraits du bulletin Ahoy :

Dans la livraison de janvier-mars 2002, on trouve un article intitulé : « Histoires jamais racontées de familles de marins ». On peut y lire ceci : « Quand on demande à des enfants de marins de dire quels sont les avantages d’avoir un père marin, à part la possibilité d’avoir une meilleure éducation, ce qui revient le plus souvent sur les lèvres des enfants interrogés, ce sont les avantages matériels. Une fille de 15 ans : « On peut lui demander facilement de l’argent. » Un garçon : « L’avantage pour moi, c’est qu’on peut avoir des vêtements à la mode et toutes les choses matérielles dont on a besoin. » Un autre : « J’apprécie la chance que j’ai quand mon père m’apporte une belle paire de chaussures mais il y a plus que les choses matérielles. Si je pouvais partager avec mon père une réelle joie, ce serait différent parce que la joie demeure, pas les chaussures. » Cette citation montre que le besoin des enfants va bien au-delà des effets matériels. En fait, quelques uns des enfants interrogés voient derrière les cadeaux que leur font leurs pères un complexe de culpabilité. « Je pense que, pour mon père, m’apporter des cadeaux est un moyen de compenser pour tout le temps qu’il n’a pas passé avec nous », dit un jeune homme de 19 ans. La fille d’un marin dit à peu près la même chose : « Je pense que mon père essaye de nous faire oublier son absence. Il a beau dire que c’est un cadeau, j’ai le sentiment profond qu’il veut se racheter pour tout le temps où il n’a pas été avec nous. » La mémoire de ce « temps perdu » et de l’absence de leur père reste avec les enfants longtemps. C’est surtout la mémoire des jours particuliers comme Noël ou un anniversaire ou le jour de la remise d’un diplôme. « C’est surtout ces jours spéciaux quand on a réussi quelque chose et que vous voulez le partager avec votre famille. Et puis, vous réalisez qu’un des membres de votre famille n’est pas là et donc ne peut pas partager votre bonheur. Il y a ainsi des jours où vous ressentez avec très grande force le besoin de votre père. Et il n’est pas là. »

Les longues absences de leurs pères ont aussi des aspects négatifs quant à la relation de leurs enfants avec eux. Comme le dit une jeune fille, « le lien avec mon père a été cassé dès mon enfance. Nous ne parlons jamais. Nous n’avons jamais échangé d’idées ou quoi que ce soit ». Une autre dit ceci : « Je me suis habituée à l’idée que mon père n’est pas là. J’étais une petite fille quand il est parti, c’est pourquoi je suis habituée maintenant. Il me manque un peu, je lui envoie des lettres quelquefois mais la vie est ainsi, il n’y a rien à faire. »

Sans aucune exception, les enfants interrogés disent que, si leur père était à la maison, ils se sentiraient plus en sécurité et la famille serait plus complète. Toutefois s’ajuster à l’arrivée de leur père n’est pas chose facile. Un enfant l’exprime en ces termes : « Quand mon père est là, c’est comme si on était un des marins de son bateau. Il y a des moments où il n’arrête pas de dire : « Tu dois finir cela maintenant » et « Tu dois faire cela avant ceci ». Il y a des tas d’ordres. On doit se lever le matin quand il se lève. Il ne veut pas s’asseoir et se reposer. Il veut toujours que nous fassions quelque chose. Il veut que tout le monde travaille, travaille et travaille. Peut-être c’était comme cela sur son bateau. » On sent la tension entre le désir de la présence du père pour plus de sécurité et d’unité et la difficulté de l’ajustement à sa présence.

Les questions financières rentrent également en ligne de compte. Comme un enfant le dit, « mon père et ma mère ne font que se quereller à propos de l’argent, ma mère se plaignant que papa n’en a pas ramené assez et mon père accusant maman de ne pas assez économiser en dépensant trop pour nous ». Les enfants sont conscients de la chance qu’ils ont d’avoir un père qui gagne tant d’argent mais, quand on le leur répète sans arrêt, cela a des effets négatifs sur eux. Ils le ressentent comme un poids. Comme le dit une fille, « au premier semestre, j’ai raté deux matières et cela m’a fait me haïr parce que je veux prouver à mon père que son argent n’est pas gâché. Mais j’ai raté, je suis donc un poids pour la famille et j’en ai marre ».

Il y a enfin l’aspect psychologique du décalage entre les parents et leurs enfants. Pendant les neuf mois d’absence du père, de grands changements physiques et émotionnels peuvent prendre place chez leurs enfants et ces derniers se plaignent souvent du fait que leurs pères ne s’en aperçoivent pas. Comme le dit une adolescente, « quand nos pères reviennent à la maison, ils pensent nous retrouver comme les petites filles que nous étions quand ils nous ont quittées. Ils n’arrivent pas à comprendre que nous ne sommes plus celles qu’ils avaient aimées avant ». Voilà donc pour les réactions des enfants. Si ce qui est dit dans cet article par rapport aux enfants des marins est vrai, alors que les marins reviennent en moyenne tous les neuf mois, combien plus le sera-t-il pour les enfants des autres émigrants qui eux peuvent s’absenter pendant plusieurs années d’affilée sans jamais revenir !

Dans un autre bulletin daté octobre-décembre 2001, on pouvait lire un article intitulé : « Les femmes de marins laissées derrière ». On y trouve ce témoignage d’une épouse de marin : « Quand je pris la décision de me marier à mon fiancé marin, personne n’était là pour me mettre au courant des conséquences d’un tel mariage pour le reste de ma vie. Personne ne me prit à part pour me parler des risques d’une histoire d’amour à distance. Après deux mois de lune de miel bienheureuse, je réalisai soudain que je passerais 80 % de ma vie sans mon mari. Sur les vingt-et-une années de ma vie de mariage, nous n’avons en fait passé qu’un total de six ans ensemble et les périodes de retour de mon mari ne furent que de longues périodes difficiles d’ajustement continuel entre nous et avec les enfants. Je fus forcée de devenir une femme et une mère mature à toute vitesse. Tout de suite, il me fallut apprendre à prendre des décisions importantes toute seule. Etre mariée à un marin est à la fois une grande aventure et un grand sacrifice. En un sens, c’est anormal. En échange d’une stabilité financière et d’un plus grand confort, l’épouse et les enfants perdent la force spéciale qui vient de la présence du père. La femme ne connaît pas les joies physiques et émotionnelles de tout couple normal. Parmi celles-ci, la joie partagée au moment de la naissance d’un enfant. Combien de fois aurais-je voulu pouvoir aussi prendre appui sur l’épaule de mon mari ! » Une autre femme dit ceci : « De m’être mariée à un marin a changé toute ma personnalité. J’ai dû tuer la femme en moi et devenir homme parce que mes enfants ont besoin de la figure du père. J’ai donc dû être forte. Mes enfants ne veulent pas d’une mère faible, tremblante et geignarde. J’ai donc arrêté de me plaindre de ne pas avoir un homme à côté de moi. Je me suis pensée comme homme. »

Une fois de plus, si cela est vrai dans les familles de marins, combien plus dans les familles de migrants qui ne retournent à la maison que tous les deux ou trois ans. Il faudrait en fait beaucoup plus de témoignages de femmes et d’enfants « laissés derrière » pour mieux comprendre tout l’impact qu’a le phénomène d’émigration sur les dysfonctionnements de la famille aux Philippines.

Il faudrait par exemple étudier l’impact que l’émigration a sur les performances scolaires des enfants, sur leur instabilité psychologique, sur leur rapport avec l’autorité en général, étudier aussi si il y a un lien de cause à effet entre l’émigration et l’accroissement très net de l’usage de drogues et de l’alcoolisme parmi les jeunes aux Philippines, de même qu’entre l’émigration et la baisse de la pratique religieuse chez les jeu-nes, pratique cependant encore très forte aux Philippines comparée à tant d’autres pays. Ce dernier pro-blème devient de plus en plus important parce que, comme on l’a vu plus haut, l’émigration est de plus en plus féminine et, aux Philippines comme partout ailleurs, ce sont surtout les mères qui transmettent la foi.

Il y a un autre aspect de l’émigration qui mériterait une étude approfondie : c’est celui de la transformation des valeurs. Il est évident que les migrants qui passent des années entières dans des pays différents du leur ne peuvent pas ne pas être profondément influencés par les valeurs ayant cours dans ces pays. De nombreuses études faites sur les migrants eux-mêmes parlent de tous les problèmes auxquels ils ont à faire face à cause de l’écart qu’il y a entre le système de valeurs dans lequel ils ont baigné toute leur enfance aux Philippines et celui auquel ils sont confrontés dans le pays où ils émigrent. Cela est d’autant plus vrai quand ils émigrent dans le monde occidental. Là, l’écart est énorme et l’adaptation est très dure. Il y a une telle différence de points de vue ! Pour n’en mentionner que quelques uns :
– le Philippin est essentiellement relationnel et l’Européen individuel ;
– le Philippin est avant tout émotionnel et l’Européen cérébral ;
– le Philippin fonctionne surtout au niveau de l’être et l’Européen au niveau du faire ;
– le Philippin a une notion du temps élastique alors que l’Européen calcule toujours son temps ;
– pour le Philippin tout est sacré, pour l’Européen il y a une division stricte entre le profane et le sacré.

Qu’il le veuille ou non, quelle que soit la difficulté de l’exercice, le migrant finit toujours par être influencé de façon significative par le pays où il vit. Mais le plus grand problème, c’est quand il retourne aux Philip-pines et qu’il se voit complètement décalé par rapport à sa famille et ses amis qu’il retrouve. L’observation de l’auteur après bien des années aux Philippines, c’est que malheureusement, le plus souvent, c’est ce qu’il y a de moins bon dans le monde occidental que le migrant ramène chez lui : les gadgets, des expressions artistiques au rabais, une certaine dureté relationnelle et un laxisme moral soi-disant libérateur ; et, dans le même temps, il a oublié les plus beaux aspects de la culture philippine qu’il tend parfois, voire souvent, à mépriser et à ridiculiser. Cependant, il faut reconnaître que l’émigration n’est pas la seule à jouer un rôle dans la transformation des valeurs. Elle ne fait, sans doute, qu’ajouter à ce qui est déjà fait de façon peut-être plus puissante encore par les médias : les films, la télévision, et, de plus en plus, Internet.

L’Eglise catholique et l’émigration

Il y a encore un aspect de l’émigration qu’il faut toucher. C’est celui de son impact sur l’Eglise aux Philippines. Il faut dire que, parmi les migrants, on doit aussi compter les prêtres et les religieuses des Philippines qui sont partis comme missionnaires. En l’an 2000, il y avait 1 329 religieuses et 206 prêtres philippins travaillant à l’étranger. Plusieurs d’entre eux sont partis pour s’occuper directement de leurs compatriotes dans les pays où ils se trouvent en grand nombre. L’épiscopat des Philippines fait un très gros effort en effet pour ne pas abandonner les migrants à eux-mêmes dans leur vie de foi, persuadé qu’il est que ces migrants peuvent devenir des témoins vivants et de véritables évangélisateurs. Il suffit d’aller à Hongkong ou à Singapour, à Paris ou à Rome, à New York ou à Toronto pour s’apercevoir que les évêques philippins ne se trompent pas. Mais justement il y a là un problème pour le pays lui-même. Car la fuite des cerveaux dont on a parlé plus haut n’a pas de conséquences dans le seul domaine économique, elle en a aussi au niveau de l’Eglise. Cela se vérifie surtout dans les petites villes et les villages. Ce sont très souvent les gens les plus dynamiques sur tous les plans, y compris au plan de la foi, qui partent.

Bien souvent dans les petites villes et villages, l’Eglise a perdu une grande partie de ses membres les plus engagés. Même si, à nouveau, il n’y a pas eu d’études précises faites à ce sujet, il apparaît comme très probable que le départ de ces « élites » ne peut avoir qu’un effet négatif sur la vitalité des paroisses. Par ailleurs, et cela est davantage dans l’ordre du positif, face à l’ampleur de cette émigration, l’Eglise s’est vue forcée de réagir. Elle a ainsi formé un réseau de centres pour marins qui non seulement accueillent les bateaux qui arrivent, surtout à Manille, Cebu et Davao, mais qui organisent aussi toutes sortes d’activités pour les familles des marins. Ces centres sont de plus en plus efficaces et de plus en plus appréciés. Il y a aussi dans presque tous les diocèses des Philippines des branches de la Commission épiscopale pour les migrants (ECMI). Cette commission a pour but :
– de coordonner et de développer des programmes et des services pour le bien-être social et spirituel des migrants et de leurs familles ;
– de préparer et de donner des sessions de formation pour les migrants afin de les rendre conscients du rôle missionnaire qu’ils peuvent jouer dans leur pays de destination ;
– de faire des études et des recherches sur les phénomènes de l’émigration ;
– de préparer et de fournir des prêtres, des religieuses et des laïcs bien formés pour se mettre au service des migrants et de leurs familles ;
– de tout faire pour que les droits fondamentaux des migrants soient respectés où qu’ils soient ;
– de créer des liens avec les Eglises des autres pays pour qu’il y ait une communication aussi efficace que possible et un partage des ressources et expériences ;
– d’encourager le gouvernement et le secteur privé pour que tout soit fait pour le développement économique du pays et qu’il y ait ainsi une vraie alternative à l’émigration.
(Tiré du petit livret qu’on peut se procurer à l’ECMI)

C’est l’ECMI qui est aussi à l’origine du « Dimanche des migrants ». Ce dimanche, qui est, en général le premier dimanche du mois de mars, est célébré dans toutes les paroisses du pays. Le but principal de ce dimanche est de faire réfléchir et prier tous les habitants du pays sur le problème de l’émigration. Cela se fait par le moyen des homélies des prêtres, de dépliants et d’affiches, d’expositions dans les églises et les écoles, de rencontres et débats et, bien sûr, d’articles dans les journaux et d’entretiens à la radio et à la télévision. On peut vraiment dire qu’aux Philippines, c’est l’Eglise qui de loin s’active le plus pour faire front à l’énorme problème que pose l’émigration dont, une fois de plus, personne ne sait très bien, quelles en seront les retombées pour le pays dans quelques années.

Conclusion

Au terme de cet article, on peut se demander quels sont les défis que pose à la société et à l’Eglise des Philippines le départ massif des migrants. On peut apporter une réponse à cette question à trois niveaux :

– Au niveau du gouvernement tout d’abord : Comme cela a été mentionné dans cet article, il faut que le gouvernement fasse tout son possible pour qu’à l’exemple de plusieurs de ses voisins, les Philippines en-trent enfin dans une véritable spirale de croissance. On a vraiment l’impression que, depuis l’époque Marcos, les Philippines ont perdu l’espoir de s’en sortir. C’est comme si un ressort s’était cassé. Pour l’au-teur de cet article qui n’est ni un politique ni un économiste, certaines choses paraissent fondamentales.

a.) En finir une fois pour toutes avec le cancer de la corruption. Elle est tellement prévalente aux Philippines que rien ne peut vraiment changer dans aucun domaine si la corruption n’est pas combattue avec détermination. Les criminels de haut vol peuvent acheter n’importe quel policier ou juge. Les lois sur la préservation des sols, des forêts et des fonds marins sont ouvertement contournées. Les ingénieurs trichent systématiquement sur la qualité des matériaux qu’ils utilisent pour la construction des infrastructures qui manquent totalement ou bien sont dans un état lamentable. En vingt ans de présence à Mindanao, l’auteur de cet article n’a vu que quelque 400 à 500 km de routes nouvelles construites sur cette île alors qu’au même moment le même nombre et peut-être plus encore se délabrait irrémédiablement. Mindanao a une superficie de 100 000 km² et ne dispose que de cinq ou six grands axes routiers goudronnés ! Et ce n’est pas par manque d’argent. L’argent est envoyé mais il disparaît à une vitesse incroyable. Ce n’est pas qu’à Mindanao que les choses se passent ainsi. Une des conséquences les plus dramatiques de la corruption est la perte chaque année de milliards de pesos qui ne rentrent pas dans les coffres du budget de l’Etat. Tant que cette corruption durera il y a peu d’espoir que les Philippines puissent vraiment se développer de façon significative.

b.) En finir aussi avec les deux rébellions communiste et musulmane. L’Etat y perd de nouveau des mil-liards de pesos chaque année à la fois pour maintenir son armée en état de guerre et pour réparer les dom-mages de guerre. Cela inclut les déplacements de personnes (on compte des dizaines de milliers de réfugiés aux Philippines), les dégâts matériels, les pertes humaines, les rançons à payer pour les kidnappings, source majeure de revenus tant pour les communistes que pour certains rebelles musulmans. Beaucoup de gens aux Philippines s’étonnent que le gouvernement n’ait pas réussi après tant d’années à résoudre ce problème et beaucoup soupçonnent que des gens haut placés, aussi bien dans l’armée que dans le gouvernement, ont tout intérêt à ce que ces rébellions ne cessent pas. N’est-il pas étonnant, en effet, que chaque fois qu’un accord de paix est sur le point d’être signé un incident majeur survient, qui remet tout en cause ?

c.) Peut-être faudrait-il aussi un changement de Constitution. Pour que ne recommence jamais la tragédie du régime de Marcos, la présidente Cory Aquino fit réécrire la Constitution des Philippines en 1987. Cette Constitution stipule entre autres choses qu’un président est élu pour un mandat de cinq ans non renouvelable. C’est très bien quand on a un mauvais président mais c’est très dommage quand on en a un bien. Que peut-on vraiment accomplir en cinq ans ? L’actualité de ces dernières années avec les successions des présidents Cory Aquino, Fidel Ramos, Ejercito Estrada et Gloria Macapagal Arroyo le montre bien. Une fois de plus, tant que les Philippines ne se développeront pas, tant qu’elles ne seront pas capables d’offrir des emplois en nombre suffisant et des salaires décents, non seulement l’émigration ne s’arrêtera pas mais elle ne fera qu’augmenter.

– Au niveau des organisations non gouvernementales : Les ONG qui, aux Philippines, sont innombrables et auxquelles une grande liberté d’agir est accordée, devraient donner une importance beaucoup plus grande qu’elles ne le font aujourd’hui au problème de l’émigration. Il y a là pour elles un vaste champ d’action.

Elles devraient s’investir pour la réinsertion des migrants quand ils reviennent définitivement au pays et pour l’aide aux familles de ces migrants. Un des rôles les plus importants qu’elles pourraient jouer serait de les aider à mieux utiliser l’argent qui est généré par le travail des migrants. On a vu plus haut qu’il s’agit de sommes considérables. On a vu aussi que la plus grande partie des sommes est utilisée pour des biens de consommation immédiate. Elles ne sont pas réinvesties dans des projets qui seraient eux-mêmes générateurs de revenus à long terme. C’est là que les ONG pourraient mettre à la disposition des migrants et de leurs familles une expertise ainsi que des ressources financières et en personnel.

Dans son numéro de juin 2002, la revue de l’université jésuite de Manille, Intersect, déjà citée plus haut, parle à ce propos d’une expérience réussie. « La Banque rurale de San Leonardo dans la province de Nueva Ecija et l’ONG ‘Kanlungan Center Foundation’ à Manille, une ONG qui précisément se concentre sur le problème des migrants, ont formé ensemble un programme qu’ils appellent « le Centre rural de formation à la création d’entreprises ». Ce centre a pour but de proposer à ceux qui le désirent une grande variété de projets correspondant aux finances et aux compétences des apprentis entrepreneurs ; de faire des recherches, de présenter et de reproduire des micro-entreprises qui ont déjà réussi ailleurs et d’aider ceux qui se lancent dans ces projets à créer des liens avec des institutions financières prêtes à les soutenir malgré la modestie de leur capital de départ. Ils ont aussi formé un groupe qui rassemble tous ceux qui se sont lancés dans cette aventure et qui se réunit régulièrement pour se soutenir et partager les expériences. » Il faudrait que des initiatives de ce genre se multiplient sur l’ensemble du pays et les ONG devraient s’investir à fond dans cette direction.

– Au niveau de l’Eglise : Même s’il a été dit plus haut que l’Eglise est de loin l’institution qui, aux Philippines, s’est le plus investie dans ce gigantesque problème de l’émigration, elle peut et doit faire encore beaucoup plus. Son rôle principal concerne la formation. Il est évident que l’Eglise a une responsabilité énorme dans ce que sont les Philippines aujourd’hui. Quand on connaît le réseau incroyablement dense de paroisses qu’elle contrôle sur l’ensemble du territoire, quand on sait aussi qu’elle administre un nombre considérable d’écoles et plusieurs des universités les plus prestigieuses du pays, on peut s’étonner à juste titre que le pays connaisse, par exemple, une telle corruption. Après tout, une grande partie des élites du pays sont passées par les universités soit jésuites, soit dominicaines ou encore des Frères des Ecoles chrétiennes pour ne mentionner que les plus célèbres. Il semble que beaucoup d’écoles et d’universités ont donné plus d’importance à la qualité des formations académiques qu’à l’approfondissement des valeurs morales. Il semble aussi que, dans les paroisses, plus d’importance est donnée à la célébration des rites et des dévotions qu’à une solide formation chrétienne. L’Eglise a donc dans ce domaine un immense travail à faire, à savoir, une formation systématique et continue aux grandes valeurs chrétiennes, dans les homélies, dans la catéchèse, dans les écoles et les universités, à travers des sessions pour adultes et peut-être surtout par le moyen des médias dont elle est fort bien dotée.

Dans un autre domaine, il faudrait que l’Eglise s’investisse bien plus qu’elle ne le fait encore auprès des familles des migrants. Il faudrait que, dans toutes les paroisses où il y a un nombre significatif de gens qui sont partis, il y ait des groupes qui se forment pour aider les parents qui sont restés seuls et leurs enfants à faire front à tous les problèmes évoqués dans cet article. Il est bon, en tout cas, qu’elle ait lancé l’idée de cette grande enquête dont on a parlé au début et qu’elle a demandé au gouvernement d’y participer. Peut-être que cette enquête permettra de cerner le problème avec précision et d’y répondre d’une façon beaucoup plus pertinente. L’émigration, chance ou handicap pour le pays ? L’alternative peut être grandement atténuée si tous ceux qui sont concernés par ce problème s’y attellent avec énergie et cherchent les moyens d’en atténuer les effets négatifs. Ce n’est pas une chose très facile dans un pays dont un des traits caractéristiques les plus forts est le fameux « bahala na » – une expression difficile à traduire mais qui oscille entre : « Ah, tant pis ! Il n’y a vraiment rien à y faire » et : « Laissez faire ! Dieu pourvoira ». Encore un domaine où l’Eglise pourrait jouer un rôle déterminant. Mais n’est-elle pas elle-même souvent prisonnière de ce « bahala na » ?

(EDA, P. Michel de Gigord, octobre 2003)