Eglises d'Asie

L’ISLAM INDONESIEN A LA RECHERCHE D’UNE VOIE D’EXPRESSION SUR LA SCENE POLITIQUE

Publié le 18/03/2010




Depuis que l’Indonésie a commencé à s’ouvrir à la démocratie en 1998, l’islam politique y a fait des progrès notables. Pour le simple observateur, la perspective de voir les forces politiques islamistes prendre le dessus sur les partis laïques, non confessionnels, à l’occasion d’élections démocratiques, peut sembler une hypothèse plausible dans un pays où près de 90 % des 220 millions d’habitants sont musulmans. Si cela a pu se produire dans des pays très majoritairement musulmans comme l’Algérie et la Turquie (où les militaires sont intervenus et ont supprimé la démocratie), alors il n’est pas interdit de penser que cela peut aussi se produire en Indonésie, pays de la planète abritant la plus importante population musulmane.

Une analyse plus fine de la réalité indonésienne laisse apparaître une situation assez différente. A mesure que les partis politiques islamistes trouvent leur voie dans une Indonésie démocratisée, ils rencontrent également les limites que leur influence peut avoir sur une nation dotée d’une ancienne tradition de tolérance et de pluralisme religieux.

L’islam politique aujourd’hui pourrait bien jouer un plus grand rôle que par le passé dans la définition de l’avenir de la nation mais il est improbable que cette force devienne à court terme la force dominante dans le paysage politique. Sur le terrain, la domination du Parti démocratique indonésien de lutte, le PDI-P présidé par Megawati Sukarnoputri, et du Golkar, le parti par lequel Suharto s’est maintenu au pouvoir durant plus de trente ans jusqu’à sa chute en 1998, se poursuit et va se poursuivre.

Ce fait ne peut cependant pas cacher les progrès rapides que l’islam opère ces temps-ci sur la scène politique. On peut en trouver les indices dans les faits suivants : certains militent ouvertement pour que l’Indonésie devienne un Etat islamique et que la charia (la loi islamique) soit introduite dans la Constitution ; une campagne virulente a été menée en ce sens. L’élection en 2001 de Hamzah Haz à la vice-présidence de la République participe également de ce mouvement : président du Parti du développement uni (PPP), il dirige une formation qui s’est placée à la troisième place à la faveur des élections de 1999. On peut aussi constater l’émergence de nouveaux partis politiques, outre le PPP, et d’organisations qui se réclament des attributs de l’islam. A cela s’ajoute l’application de la charia au niveau local dans certaines régions, à Aceh bien sûr mais aussi plus récemment dans quelques districts du pays. Ou bien encore l’apparition de groupes paramilitaires islamiques tels le Laskar Jihad qui a envoyé ses volontaires faire le coup de feu aux Moluques et dans la province de Célèbes-Centre à l’occasion des affrontements entre chrétiens et musulmans ou bien le Front des défenseurs de l’islam dont les membres ont saccagé des bars et des boîtes de nuit. Il faudrait encore ajouter les attentats à la bombe comme celui commis l’an dernier à Bali par des groupes islamiques radicaux et qui a fait plus de deux cents victimes, en partie des Occidentaux.

Sous le règne de Suharto, de 1966 à 1998, il est quasiment impossible de trouver trace de pareils phénomènes. Suharto considérait que l’islam représentait, après le communisme, la plus sérieuse menace pour la sécurité de la nation et il n’hésita pas à recourir à l’armée pour décimer les forces de l’islam politique, jusqu’aux moins radicaux de ses partisans, dès le début de l’Ordre nouveau.

Aujourd’hui, les libertés d’expression et d’association étant garanties par la Constitution, les musulmans et l’islam politique n’ont plus à cacher leurs aspirations. Maintenant que l’ouverture s’est faite, les musulmans indonésiens s’expriment selon différentes modalités. De même, l’islam politique se fait entendre sur plusieurs registres. Certains, malheureusement, recourent à la violence comme moyen de parvenir à leurs fins.

Les groupes radicaux opèrent aux marges de la société. Mais parce qu’ils se sont montrés sanglants – et très bruyants -, leur voix couvre souvent celle des forces modérées de l’islam politique, qui représentent pourtant la majorité de l’islam politique en Indonésie. Ce serait cependant une erreur de mettre dans le même sac ces groupes radicaux et les forces politiques qui défendent leur cause par des moyens pacifiques. L’islam politique a un droit légitime à l’existence dans une Indonésie démocratique. Les groupes radicaux, dont les actions frôlent le crime ou le terrorisme, sapent la démocratie. Interdire le premier conduira à davantage de radicalisme. Bannir les seconds est nécessaire à la sauvegarde de la démocratie.

Le plus important des partis islamistes est le PPP de Hamzah Haz, un parti que Suharto a créé en 1973 par le re-groupement forcé de neuf formations politiques islamiques. Bien que se déclarant le défenseur des intérêts des musulmans tout au long des années Suharto, le PPP se voyait interdit de se qualifier de parti islamique ou même d’utiliser les symboles ou les couleurs de l’islam. Après 1998, toutefois, le PPP a commencé à se présenter comme un parti islamiste et a fait de l’introduction de la charia dans le pays l’un de ses objectifs politiques.

Le PPP n’a pas le monopole de l’islam politique. D’autres groupes, des dizaines en fait, ont chacun leur conception de la meilleure façon de représenter les musulmans. Le second plus important parti politique musulman est le PBB, le Parti du croissant et de l’étoile, dont les fondateurs se revendiquent comme les vrais héritiers du Masjumi, le Parti musulman unifié, interdit par Sukarno dans les années 1950. Le troisième est le PK (Parti de la justice) qui trouve le principal de son soutien parmi les jeunes musulmans urbanisés et éduqués. Il faudrait encore ajouter à cette liste plus de dix autres partis qui, tous, ont émergé après 1998.

La Nahdlatul Ulama (‘le Réveil des oulémas’), de loin la plus importante organisation sociale musulmane du pays, avec plus de quarante millions de membres, a sa propre idée de ce que doit être la représentation politique de l’islam. Elle a fondé le Parti du réveil national (PKB) dont les dirigeants ont rapidement affirmé des positions pluralistes et nationalistes. Etant donné qu’il ne fait pas campagne pour un Etat islamique ou pour la charia, le PKB peut difficilement être compté au nombre des partis islamistes.

Les partis islamistes ont été confrontés à leurs limites dès 1999, lorsque l’Indonésie a organisé ses premières élections démocratiques depuis plus de quarante ans. Seulement trois partis islamistes se dégagèrent suffisamment du lot pour obtenir des sièges au Parlement. Mais le PPP, le PBB et le PKS, à eux trois, rassemblèrent à peine 15 % des suffrages.

Le PDI-P et le Golkar, les deux grandes composantes des forces nationalistes, réunirent plus de 55 % des voix. Le Parti du réveil national (PKB) se classa quatrième, derrière le PPP, ajoutant onze autres pourcents aux électeurs opposés à l’idée que l’Indonésie devienne un Etat islamique. Le dirigeant du PKB, Abdurrahman Wahid, aux convictions pluralistes affichées, fut élu à la présidence de la République en 1999.

Comparées aux seules autres élections démocratiques qu’a connues l’Indonésie, celles de 1955, le résultat du scrutin de 1999 représente une défaite pour l’islam politique. A l’époque, les forces islamistes, qui se présentaient unies devant les électeurs sous la bannière du Masjumi, rassemblèrent juste un peu plus de 20 % des voix (1).

Plus que n’importe quel autre indicateur, les résultats électoraux sont le meilleur critère pour juger de la popularité (ou de l’impopularité) des partis islamistes et de leurs idées. A en croire les suffrages exprimés lors de ces deux élections, l’islam politique n’était pas franchement populaire en 1955 et il l’est encore moins aujourd’hui. Tous les sondages sur les élections à venir d’avril 2004 montrent que les partis islamistes n’ont guère fait de progrès. Le pluralisme politique et religieux, tel que représenté par les partis nationalistes et laïques, va encore une fois, semble-t-il, l’emporter en Indonésie.

Les dernières élections nous révèlent cependant une autre caractéristique de l’électorat indonésien : entre 15 et 20 % de la population soutient les causes défendues par l’islam politique. Cela signifie qu’il y aura toujours une place pour les partis politiques islamistes en Indonésie. Ces partis continueront à défendre leur programme, même en demeurant des partis minoritaires, car c’est ce que leurs partisans attendent d’eux. C’est à ces partis de donner voie au chapitre aux musulmans qui les soutiennent.

Les partis islamistes ont été battus à plusieurs reprises dans leur campagne visant à introduire la charia dans la Constitution, mais ils ont remporté des succès à l’occasion dans d’autres domaines. Cette année, par exemple, ils ont réussi à promouvoir une loi sur l’éducation nationale, qui oblige les écoles chrétiennes à recruter des enseignants musulmans pour enseigner ceux de leurs élèves qui sont musulmans (2).

L’islam politique est un fruit logique d’une Indonésie qui avance vers la démocratie. Il demeurera une force minoritaire significative, certainement une force plus visible qu’il y a cinq ans et qui, à l’occasion, montrera son poids politique de temps à autre. Toutefois – et heureusement -, comme le reste des forces politiques dans le pays, c’est aussi une force qui évolue vers plus de maturité, une force qui contribuera de façon constructive à la construction de la démocratie en Indonésie.

(1)NdT : Aux suffrages exprimés en faveur du Masjumi, il faudrait ajouter, pour obtenir l’ensemble des voix favorables aux partis musulmans, le 18,4 % obtenus par la Nahdlatul Ulama, les 2,8 % du PSI (Parti indonésien d’union islamique) et les 1,4 % du Perti.

(2)Voir EDA 372, 375, 377, 378, 380