Eglises d'Asie – Japon
LA POLLUTION INDUSTRIELLE – ou comment les conflits surgis autour de ce phénomène esquissent un renouvellement du syndicalisme et de la démocratie au Japon
Publié le 18/03/2010
Couvrant la partie sud de la baie de Tokyo, la préfecture de Kanagawa est une des plus grandes concentrations d’entreprises du Japon. Elle rassemble les villes de Kawasaki et Yokohama dont la zone industrielle et portuaire fut avant-guerre un des grands lieux de formation du syndicalisme ouvrier. Après guerre, cette même zone fut marquée par une pollution industrielle massive : outre la pollution de la mer et des rivières, la pollution atmosphérique a durablement affecté la population, en particulier celle des quartiers sud de la ville, proches de la zone industrielle. Si la pollution atmosphérique est aujourd’hui en partie résorbée, à l’intérieur des usines en revanche, les accidents du travail et les maladies professionnelles sont encore très fréquents. Nous verrons comment les conflits autour de la reconnaissance de ces “maladies industrielles” dans la région de Kanagawa esquissent un renouvellement du syndicalisme et de la démocratie au Japon.
La situation de Minamata est très différente puisqu’il s’agit d’une petite localité isolée au sud du Japon (île de Kyûshû), dominée par la seule usine de la firme chimique Chisso. La maladie de Minamata est devenue le symbole de la pollution industrielle au Japon. Par-delà les images parfois figées qui nous sont parvenues de cette tragédie, la quête d’une reconnaissance symbolique des “maladies industrielles” dépasse le strict enjeu d’une compensation financière.
I.) Kanagawa : conflits autour de la reconnaissance des maladies industrielles
1.) Des fumées noires aux fumées rouges : les priorités de la Guerre froide
Des années 1920 jusqu’à 1955, le charbon est la principale source d’énergie des industries et la principale cause de pollution de l’air. Les cheminées crachent massivement de la poussière, de la suie et, dans une moindre mesure, des oxydes de soufre. Des mesures de prévention de la pollution industrielle sont édictées par les préfectures : Tokyo en 1949 et 1955, Osaka en 1950, Kanagawa en 1951 et Fukuoka en 1955. Cependant, les limites spécifiques et quantifiées de ces émissions ne sont pas fixées aux industries. Depuis 1945, la priorité est la reconstruction. Les cheminées fumantes sont le symbole de la reprise de l’activité économique et les gages d’une prospérité future (1). En 1955, le MITI décide de remplacer le charbon par le pétrole comme principale source d’énergie de la croissance industrielle. Officiellement, cette décision est justifiée parce que le coût d’importation du pétrole est désormais inférieur aux coûts d’extraction du charbon. Le MITI encourage les grandes firmes industrielles de la chimie à installer sur des sites maritimes des conglomérats industriels rassemblant raffineries et usines pétrochimiques : après Yokkaichi près de Nagoya, d’autres sites sont choisis à proximité des grandes agglomérations urbaines. Pour la région de Tokyo, le choix est arrêté sur la zone industrielle et portuaire de Kawasaki-Yokohama, dite Keihin (2). Le passage du charbon au pétrole augmentera les émissions de gaz sulfureux, caractérisées par leurs fumées rouges, et provoquer une pollution de l’air encore plus nocive que les fumées noires.
L’acier constitue un autre pilier important de l’industrie, un des “nerfs de la guerre Après le marasme de l’immédiat après-guerre, la guerre de Corée qui commence en 1950 relance la sidérurgie japonaise avec la coopération technique et financière des Etats-Unis. La plus grande usine de Kawasaki est déjà à cette époque l’usine sidérurgique Nihon Kôkan (NKK) (3). Comme l’a relevé l’historien américain Andrew Gordon qui a beaucoup étudié la sidérurgie japonaise et NKK en particulier, en 1955, cette dernière est la première firme au monde à adopter le système BOF (Basic Oxygen Furnace), mis au point en 1952 par une petite entreprise autrichienne pour diminuer les coûts de production. Le système BOF permet à NKK de gagner plusieurs heures sur l’ancien système ; l’inconvénient, c’est qu’il dégage une fumée rouge terriblement polluante. Attirés par ces gains de productivité et négligeant complètement l’aspect polluant, les dix autres leaders japonais de la sidérurgie emboîtent le pas à NKK pour acquérir le système BOF. Inquiet de la surenchère financière à laquelle se livrent les industriels japonais de l’acier, le ministère du Commerce extérieur et de l’Industrie (MITI) (4) intervient pour réduire le coût d’achat du procédé, de façon à ce que chaque firme puisse en bénéficier. L’Etat développeur lance ainsi sa politique de haute croissance en protégeant des acteurs qui se concurrencent d’une main et nouent des alliances de l’autre (5).
A la poussière et à la suie de charbon succèdent donc immédiatement les dioxydes de soufre de la toute nouvelle industrie pétrochimique et du système BOF de la sidérurgie. Dès la fin des années 1950, à Yokkaichi, de plus en plus d’habitants souffrent de graves symptômes d’asthme et de bronchite. Cela donnera lieu à une nouvelle pathologie appelée “asthme de Yokkaichi A Kawasaki, les habitants des quartiers sud souffrent de symptômes analogues. Ceux qui le peuvent s’en vont. Ceux qui n’ont pas d’autre lieu où aller se doutent bien de l’origine de ces symptômes mais ne se risquent guère à l’exprimer. Ils oscillent entre le fatalisme et une critique mesurée. Pour la plupart d’entre eux, après les fumées noires du charbon, les fumées rouges du pétrole signifient la poursuite de la dynamique industrielle (6).
Si les syndicats ouvriers restent eux aussi passifs face à cette pollution atmosphérique, en revanche, certains se mobilisent contre les accidents du travail. Aux usines sidérurgiques de NKK à Kawasaki, entre les seules années 1951 et 1952, soixante-douze hommes meurent dans des accidents de travail. Ce nombre se réduit à quarante-trois entre 1953 et 1957 et ne diminue qu’à peine par la suite : quarante morts entre 1961 et 1965, et encore trente-sept entre 1966 et 1970. La relative amélioration de la fin des années 1950 s’est faite précisément lorsque le conflit entre la direction et la base ouvrière était à son comble (7).
Après son rétablissement spectaculaire “grâce » aux commandes de l’armée américaine pour la Guerre de Corée (juin 1950-juillet 1953), le nouvel objectif des firmes japonaises devient la baisse du coût du travail pour rivaliser avec la sidérurgie américaine et européenne. Pour cela, les directions des grandes usines japonaises estiment que la “purge rouge” de 1950 n’a pas été suffisante et qu’il faut reprendre entièrement le contrôle du syndicat dans les usines et au sein de la Fédération syndicale de la sidérurgie (8). La direction de NKK à Kawasaki sera particulièrement ingénieuse pour y parvenir. Elle mise tout d’abord sur de farouches militants anti-communistes pour reprendre le contrôle idéologique des contremaîtres (kumichô). Elle recourt également à deux campagnes de mobilisation : le mouvement des “cercles de qualité” (QC sâkuru) qui atteint les ouvriers sur leur lieu de travail, et “le mouvement pour la nouvelle vie” qui les touche par l’intermédiaire de leurs femmes. Les femmes sont invitées à gérer leur foyer de manière “rationnelle” et “efficace” pour permettre à leurs maris de travailler de façon optimale : cette complémentarité hommes-femmes a pour but d’augmenter la productivité globale. La direction espère aussi qu’en cas de grève, les femmes inciteront leur mari à abandonner le syndicat (9).
En 1957 puis de nouveau en 1959, la direction de NKK doit cependant affronter des grèves massives. A travers des enjeux de salaire, le syndicat se bat surtout pour ce que Andrew Gordon appelle “le contrôle du lieu de travail L’échec du syndicat se soldera par ce qu’il craignait le plus : une prise de contrôle idéologique par la direction, et la fin de la “démocratie sur le lieu de travail Le syndicalisme militant sera désormais minoritaire face au “coopérationnisme” (kyôchô rosen) : il n’y aura plus jamais de grève significative dans la sidérurgie japonaise. L’échec de la grève des mineurs de Miike en 1960 confirmera cette tendance pour l’ensemble du mouvement ouvrier. Ainsi prit fin “la lutte du travail contre le capital” engendrant une tendance nostalgique chez les historiens de gauche et une forte arrogance chez ceux de droite. Quant aux ouvriers, estime Andrew Gordon, ils ont gagné en abondance ce qu’ils ont perdu en démocratie et en autonomie personnelle, comme le suggère l’ambiguïté du mot “salaire” dans le titre de son livre The Wages of Affluence (Les salaires de l’abondance) : on peut y entendre le salaire comme la rétribution monétaire d’un travail accompli, et le salaire au sens d’un sacrifice. En quoi consiste exactement ce sacrifice “payé” par les ouvriers, et plus largement, par toute la société japonaise ?
2.) Le mouvement anti-pollution et les syndicats ouvriers
Après guerre, dans de nombreux ports du Japon, les pêcheurs sont les premières victimes du nouvel essor des industries. A Kawasaki et Yokohama, le syndicat des pêcheurs est ainsi la première organisation à dénoncer la pollution. Mais le principal mouvement de contestation viendra d’autres groupes sociaux. En mai 1966, la coopérative de soins médicaux de Kawasaki forme un groupe d’action contre la pollution auquel se joignent rapidement des enseignants d’un lycée voisin et quelques journalistes. Ils se proposent d’impliquer le maximum de gens dans la lutte, par-delà les rivalités de partis politiques. Ils réalisent ensemble une enquête épidémiologique révélant que plus de la moitié des personnes habitant dans les quartiers du sud de Kawasaki depuis plus de dix ans souffrent de maux de gorge et de bronchites. Par rapport aux quartiers du nord de la ville, moins proches des usines, trois fois plus de personnes souffrent de troubles respiratoires, et le nombre de morts de cancers du poumon y est deux fois plus élevé (10).
En septembre 1967 débute le procès de Yokkaichi. Pour le moment à Kawasaki, le groupe formé par la coopérative de soins médicaux ne songe pas encore à la voie juridique ; il veut d’abord agir sur les entreprises polluantes à travers la mairie et les syndicats. Ce n’est qu’en mai 1969, lorsque est formée Nakusukai, l’Association pour éliminer la pollution de Kawasaki (Kawasaki kara kôgai o nakusukai), avec des avocats proches du Parti communiste japonais (PCJ) et quelques syndicats ouvriers, que le recours à un procès commence à être envisagé sérieusement. Ils veulent auparavant obtenir la reconnaissance des malades contaminés ou “malades pollués” selon l’expression devenue courante en japonais (kôgaibyo kanja) (11).
En janvier 1970, la ville de Kawasaki instaure un système de reconnaissance des malades pollués pour deux arrondissements du sud de la ville. En février, les malades reconnus dans ces deux zones perçoivent une aide financière de l’Etat. Mais la Nakusukai veut que ces zones couvrent toute la partie sud de la ville et que des normes d’émission très sévères soient imposées aux entreprises. Rompant alors avec son principe initial de neutralité politique, la Nakusukai invite les partis de l’opposition à faire pression sur le maire membre du Parti libéral démocrate. Cette action de la Nakusukai jouera un rôle essentiel dans la victoire de la coalition entre le Parti socialiste et le Parti communiste aux élections municipales d’avril 1971 (12).
La Nakusukai sollicite également la Kawarôkyô (Kawasaki Rôdôkumiai Kyôgikai). Cette dernière, avec près de 147 000 ouvriers, se targue d’être la plus grande intersyndicale locale de tout le Japon. Elle réunit en fait les “inconciliables des syndicats affiliés à la centrale nationale Sôhyô proche du Parti socialiste japonais (PSJ), aux syndicats affiliés à la Dômei, proche du Minshatô (Parti social démocrate) qui, bien que se prétendant socialiste était en réalité plus proche idéologiquement du Parti libéral démocrate (PLD) au pouvoir. Après l’échec de la grande grève de la mine de Miike en 1960, l’aile droite de la Sôhyô avait en effet renoncé au syndicalisme revendicatif et s’était pliée au coopérationnisme avec le patronat. Le 24 décembre 1970, les quotidiens nationaux Yomiuri et Mainichi font pourtant leur grand titre avec ce “scoop” : le Kawarôkyô a décidé de porter plainte au tribunal pénal de Kawasaki-Yokohama pour les familles des six morts et pour les 298 malades reconnus, contre les responsables de trente-six grandes entreprises et de trente-huit usines, aux motifs de fuites de gaz, blessures et homicides involontaires dus à des fautes professionnelles (13).
Ce projet de plainte au pénal était surprenant : même à Minamata, les avocats se sont limités à une plainte au civil. Mais cette tentative meurt dans l’ouf : dans les jours qui suivent la parution de ces articles, les syndicats de la pétrochimie et le syndicat de NKK annoncent qu’ils s’opposent à ce projet et, le 19 janvier 1971, le secrétariat de la Kawarôkyô y renonce publiquement. La revanche sera politique : à la suite de la Nakusukai, début février, dix-huit syndicats (tansô) appellent les autres syndicats affiliés à la Kawarôkyô à soutenir la coalition entre le PSJ et le PCJ pour les élections municipales d’avril 1971. Deux semaines après, soixante-dix syndicats les ont rejoints. L’argument avancé pour justifier cette prise de position politique est que la coalition PSJ-PCJ semble la plus décidée à agir efficacement contre la pollution. Ces syndicats rompent ainsi avec la neutralité politique imposée jusqu’alors pour maintenir la “cohésion syndicale” (14).
Cette réaction d’une partie de la base contre la hiérarchie syndicale reste en revanche limitée à la pollution atmosphérique. Alors que dans les années 1950, les syndicats s’étaient mobilisés contre les accidents du travail, à la fin des années 1960, la plupart des ouvriers semblent résignés à cette forme de “pollution” à l’intérieur de l’usine que sont les accidents du travail et les maladies professionnelles. Les rares militants ouvriers qui entreprennent une demande de compensation ne sont guère encouragés par les organismes publics censés veiller au respect de la loi sur le travail. Seulement quinze inspecteurs du travail surveillent alors toute la partie sud de Kawasaki comprenant la zone industrielle, soit un inspecteur pour 1 600 ouvriers. Dans ces conditions, aucun travail de prévention n’est possible ; ils peuvent à peine traiter les dossiers d’accidents. En 1976, pour la seule préfecture de Kanagawa, sont enregistrés 14 000 accidents du travail et trente-huit morts. Dans la plupart des usines, la direction s’en tient à des slogans tels que “sécurité d’abord” (anzen daichi), inscrits sur des pancartes. Lorsqu’un accident survient, elle en reporte la responsabilité sur l’ouvrier. Il est fréquent que les contremaîtres fassent pression sur les ouvriers pour qu’ils ne les déclarent pas au titre d’accidents du travail (15).
La situation est encore plus critique pour les ouvriers des entreprises sous-traitantes. Entre 1971 et 1976, dix-huit ouvriers d’entreprises sous-traitantes sont morts sur le chantier de construction de la nouvelle usine sidérurgique de NKK à Kawasaki, sur le polder d’Ogishima. La construction de l’usine NKK de Fukuyama a également provoqué la mort de 85 ouvriers. La direction de NKK a beau jeu d’afficher dans les bureaux de l’usine de Kawasaki un diplôme du ministère du Travail pour “absence d’accidents du travail sur dix millions d’heures de travail.” Il s’agit de faire oublier le couplet d’une chanson célèbre à Kawasaki dans les années 1920 et dont le jeu de mot est resté en vogue parmi les ouvriers des entreprises sous-traitantes : “NKK, la société où l’on échange sa vie contre de l’argent” (kane to inochi no kôkan gaisha, le kôkan de Nihon Kôkan signifiant à la fois tube en acier et échange) (16).
En ce qui concerne la pollution, NKK doit manouvrer plus subtilement. Tout en feignant d’accepter de négocier avec la Nakusukai et la mairie, la direction de la firme prépare une autre stratégie : profiter du transfert de l’usine du quartier de Watarida sur la nouvelle île polder d’Ogi (Ogishima). La direction de la firme a entamé l’abandon de l’usine de Watarida dès la fin des années 1950 ; au sortir des grandes grèves de 1957 et 1959, il s’agissait tout d’abord d’éliminer les militants syndicaux récalcitrants. Une partie des ouvriers a d’abord été transférée sur l’usine du quartier de Mizue à Kawasaki, puis à Fukuyama dans une nouvelle usine dont la production démarre en 1967. Enfin, au moment de ces négociations avec la Nakusukai et la mairie, NKK entend se débarrasser des derniers vieux cols bleus et bâtir “l’usine sidérurgique la plus automatisée du monde capable de dépasser les grandes rivales américaines et européennes. La direction annonce d’abord que cette nouvelle usine sera également à la pointe en matière de pollution. Puis, prétextant des inquiétudes budgétaires, elle réclame un droit à polluer selon des standards moins sévères : faute d’être autorisée à relâcher trois fois plus de dioxyde de soufre (SO2) que ne le permettent les nouvelles règles anti-pollution, la direction menace de quitter la zone Keihin et de transférer sa production dans le nord du Japon. Les associations dénoncent ce chantage tandis que le syndicat s’empresse d’accepter un plan de cinq ans qui réduit pourtant les effectifs de 18 000 à 12 000 employés. A l’été 1970, NKK accepte d’opérer dans les limites des nouvelles règles et promet une usine modèle en matière de contrôle de la pollution (17). Tout en doublant sa capacité de production et en réduisant de moitié le nombre des ouvriers, NKK a donc réussi à apaiser le mouvement d’habitants contre la pollution. Mais en 1978, à la demande des grandes firmes de la sidérurgie, l’organisation patronale du Keidanren persuade le gouvernement d’assouplir les règles concernant l’émission de SO2 et de dioxyde d’azote NO2 (18).
3.) Les vieux ouvriers “pollueurs pollués”
En 1982, exaspérés par ces manouvres des entreprises et déçus par la nouvelle équipe municipale élue en 1971, les membres de Nakusukai intentent un procès. Les douze entreprises accusées sont l’usine sidérurgique de NKK, la centrale électrique de Tokyo Denryôku (Tôden), ainsi que onze raffineries et usines pétrochimiques (19). L’Etat est également mis en cause puisque les deux autres accusés sont le MITI, tenu pour responsable de la politique de développement industriel et du recul des normes anti-pollution, et la société des autoroutes de la ville. Les plaignants réclament l’application du “principe pollueur payeur” adopté à la conférence de Stockholm en 1972. Cette première plainte, sera suivie de trois autres, en 1983, 1985 et 1988. Le procès se terminera par une conciliation judiciaire (wakai) avec les douze entreprises en 1994, mais se poursuivra jusqu’en 1998 contre la société des autoroutes de la ville (20). Dans ces quatre plaintes, sur les 416 plaignants, vingt-deux sont d’anciens employés des entreprises accusées dont vingt ont travaillé pour l’usine sidérurgique Nihon Kôkan, la principale responsable (21). Leur position délicate de “pollué” et de “pollueur” mérite un examen particulier.
Il y a de quoi s’étonner devant le fait que d’anciens ouvriers de NKK soient devenus des plaignants de ce procès : comment des ouvriers acquis à une ligne coopérationniste ont-ils pu adhérer à un mouvement de contestation radicale de la logique productiviste de NKK ? Quatre d’entre eux avaient même atteint un poste relativement élevé, où il était encore plus difficile d’éviter une soumission totale au coopérationnisme. Leur engagement dans le procès est d’autant plus étonnant qu’il est déjà fort difficile d’obtenir le statut de “malade pollué” pour les habitants de Kawasaki. C’est le cas même sans être employé de NKK, et cela en raison précisément de l’influence de NKK sur toute la ville, spécialement sur les quartiers ouvriers du sud. Déposer une demande de reconnaissance, c’est manifester son désaccord envers l’entreprise et prendre le risque d’être étiqueté comme “communiste le procès étant effectivement organisé par des avocats proches du PCJ (22).
Dans les présentations des plaignants (junbi shômeisho) rédigées par les avocats, seuls trois ouvriers sur vingt décrivent la densité des poussières dans laquelle ils travaillaient à l’usine sidérurgique de NKK. Pour les autres, les avocats écartent plutôt la possibilité que le lieu de travail soit la cause de la maladie. Si l’origine professionnelle de leur pathologie est écartée, même lorsqu’il s’agit des entreprises accusées, c’est probablement parce que cela risque de changer le motif d’inculpation et le faire passer d’une demande de compensation au titre de la pollution à une demande de reconnaissance pour maladie professionnelle auprès du bureau du travail (rôdô kijun kyôku, mot à mot “bureau des standards du travail”, équivalent de l’inspection du travail en France). Or, au début des années 1980, le responsable médical du bureau du travail de Kanagawa étant l’ancien directeur de l’hôpital NKK, il est pratiquement impossible d’obtenir une reconnaissance pour pneumoconiose professionnelle (23). Les avocats craignent peut-être également que le procès ne se fractionne en de multiples plaintes auprès de nombreux employeurs, y compris des PME, alors qu’ils misent sur l’effet médiatique des “grands procès contre la pollution Si on ne peut nier l’efficacité de l’organisation du PCJ et le courage de nombreux militants, en particulier de ceux qui étaient dans les entreprises accusées ou dans l’administration de l’Etat, les procès contre la pollution semblent avoir été subordonnés à la propagande électorale, voire à des intérêts financiers pour le parti. La logique sous-jacente tout en faisant écho au “principe pollueur payeur” néglige d’autres aspects du problème.
A l’exception d’un seul, tous ces ouvriers “pollueurs pollués” ont quitté leur campagne pour venir travailler à Kawasaki, avant-guerre ou juste après-guerre. Dans le procès, ils témoignent contre l’entreprise NKK qui a détruit leur santé mais leur propos trahit aussi un sentiment de gratitude envers cette même entreprise qui leur a donné un travail et les nombreux “privilèges” d’un système paternaliste (logement ouvrier relativement confortable pour l’époque – shataku -, accès gratuit à l’hôpital de l’entreprise, crèches et jardins d’enfants, salle de judo, bons d’achats, etc.). Ils sont ainsi partagés entre l’amertume et la gratitude, comme s’il valait encore mieux souffrir de la pollution en ville avec une femme et un travail que de rester désouvré et célibataire au village. L’amertume est d’autant plus forte qu’ils se sont pliés au coopérationnisme du syndicat (24).
Pour bien comprendre leur situation, il faut également préciser que pendant la Seconde Guerre mondiale, certains de ces ouvriers ont travaillé à l’usine NKK, tandis que d’autres ont été envoyés comme soldats en Chine et aux Philippines. A la même époque, des dizaines de milliers d’ouvriers coréens et chinois furent importés de force au Japon et contraints à des conditions de travail d’une violence inouïe. Entre 1942 et 1944, 4 000 jeunes Coréens ont ainsi été expédiés à l’usine sidérurgique de NKK à Kawasaki. En 1991, un de ces rescapés a déposé une plainte contre NKK au tribunal de Tokyo, réclamant des excuses et dix millions de yens de compensation (25). Une soixantaine de plaintes équivalentes ont ainsi été déposées contre plusieurs autres grandes firmes, mais la plupart se heurtent à la prescription. En décembre 1997, un collectif de soixante-quatorze syndicats japonais s’est adressé à l’Organisation internationale du travail. En janvier 2000, un premier compromis a été obtenu entre la firme Kajima et un groupe de onze rescapés chinois de la mine de cuivre d’Hanaoka ; les conditions de travail y étaient telles que, sur 986 hommes arrivés en 1944, 418 étaient morts en 1945 (26).
Par-delà la difficulté du Japon d’aujourd’hui à assumer cette page d’histoire, et parce qu’ils sont à la fois pollueurs et pollués, amers et reconnaissants, les ouvriers plaignants du procès de Kawasaki nous ramènent à l’ambiguïté fondamentale de la condition humaine. Il ne s’agit pas de dire que les entreprises ont été accusées à tort mais de relever les limites d’une logique strictement environnementaliste et de compensation selon le principe pollueur payeur. Il importe aussi de rappeler qu’avant de polluer l’atmosphère de Kawasaki, les firmes telles que NKK ont violenté le corps de leurs ouvriers et participé étroitement à l’agression contre les autres pays asiatiques, pendant la Seconde Guerre mondiale et au cours de la Guerre froide.
4.) Les jeunes ouvriers “contre la guerre”
Depuis le début des années 1970, une nouvelle génération d’ouvriers s’efforce de mettre à plat toutes ces questions. Nous avons vu que les huit syndicats de la pétrochimie se sont opposés à l’accusation portée par l’intersyndicale locale du Kawarôkyô contre les entreprises polluantes. Des jeunes ouvriers de la raffinerie Zeneraru Sekiyû (General Oil, couramment abrégé en Zeneseki) ont été amenés à réagir contre cette politique attentiste des syndicats. Ils ont d’abord revendiqué auprès de la direction une augmentation du personnel ouvrier de maintenance pour que soient évitées les explosions se produisant fréquemment dans l’usine (27).
Parallèlement, les ouvriers s’interrogent sur la responsabilité de leurs firmes dans la guerre du Vietnam. Contrairement à la majorité des ouvriers de la génération précédente qui se sont pliés à la ligne “coopérationniste ils ont une conscience politique et une ouverture sur le reste du monde qui les conduisent à chercher un lien avec leurs problèmes au sein de l’usine. Ils participent ainsi aux “Comités des jeunes contre la guerre” (Hansen Seinen Iinkai) dont la centrale syndicale Sôhyô et le PSJ avaient encouragé la création en août 1965 pour mobiliser contre le conflit vietnamien et le Traité de Sécurité nippo-américain. En se mobilisant à la fois contre les accidents du travail, contre la pollution atmosphérique et contre la guerre du Vietnam, les jeunes ouvriers de Kawasaki dénoncent l’hypocrisie d’une manipulation lexicale : “les marchands de canons” qui mettent de l’huile sur le feu vietnamien prônent l’harmonie sociale au Japon. Les syndicats se sont soumis à cette idéologie du consensus : les conflits de “moindre intensité” que constituent les grèves, ou même une négociation “serrée sont considérés obsolètes.
Vingt ans après la guerre de Corée qui était apparue comme un “don du ciel” pour les industries japonaises (à commencer par la sidérurgie), la guerre du Vietnam rapporte au Japon une “manne providentielle Mais cette fois, le contexte socio-politique est très différent et l’opposition à la guerre du Vietnam rallie des foules immenses, en particulier les manifestations organisées par la Beheiren, la ligue contre la guerre du Vietnam. La plupart des jeunes ouvriers des comités Hansen suivent la ligne non-violente de la Beheiren. Mais depuis 1967, les cadres de la “vieille gauche” (aile droite de la Sôhyô et du PSJ, le PCJ et les syndicats qui lui sont proches) se méfient de plus en plus de ces jeunes “gauchistes” qui, pensent-ils, soutiennent les affrontements violents entre les factions d’extrême gauche du mouvement étudiant et les forces de police (28).
Leur liberté de mouvement est cependant beaucoup plus réduite que celle des étudiants. Ils ne peuvent guère s’engager sans risquer un licenciement ; c’est ce qui arrivera aux jeunes ouvriers de la raffinerie Zeneseki et du chantier naval NKK. Hormis quelques enfants de la bourgeoisie devenus ouvriers par “vocation révolutionnaire les jeunes ouvriers des comités Hansen sont moins idéalistes que les jeunes étudiants et leurs motivations contre la guerre du Vietnam sont plus concrètement liées à leur propre expérience dans l’usine, les chantiers navals, le port et les chantiers de construction de la région de Tokyo-Kanagawa. Rejetant les priorités établies par l’Etat en 1955 pour la haute croissance et le compromis syndical après “la défaite de Miike ces jeunes ouvriers réagissent contre la logique utilitariste : le malheur des uns fait aussi le malheur des autres ; la violence faite au peuple vietnamien à travers l’armée américaine engendre également une violence sur le corps des ouvriers japonais (29).
A la suite de leurs actions pour limiter les explosions, les ouvriers de la raffinerie Zeneseki en viennent à demander la reconnaissance en maladie professionnelle des empoisonnements dus aux émissions de produits toxiques contenus dans l’essence. Les ouvriers du port de Yokohama et des chantiers navals sont confrontés eux aussi à des pathologies récurrentes (notamment des affections extrêmement douloureuses des hanches) dont les hôpitaux environnants refusent de reconnaître l’origine professionnelle. A partir de 1973, trois jeunes ouvriers du chantier naval Nihon Kôkan de Yokohama (quartier de Tsurumi) commencent un combat acharné pour la reconnaissance de pathologies musculaires (maux de hanches et paralysie partielle du bras). A partir des années 1980, c’est au tour des ouvriers du chantier naval Sumitomo d’Oppama (30) de se mobiliser pour effectuer des enquêtes épidémiologiques parmi les “vieux” ouvriers affectés par l’asbestose ou le mésothéliome. Ces pathologies sont provoquées par l’amiante qui est utilisée en grande quantité sur les chantiers navals mais dont les effets nocifs ne se font parfois sentir que trente ou quarante ans après l’exposition. Ces ouvriers sont soutenus par la Zenzôsen (Zen nihon zôsen kikai rôdô kumiai, Syndicat national des chantiers navals et de la mécanique, une fédération proche de l’aile gauche de la Sôhyô, restée fidèle à l’esprit militant des années 1950). En 1988, avec l’aide de médecins et d’avocats, huit ouvriers déposent une plainte au civil contre le chantier Sumitomo qui refuse de reconnaître l’origine professionnelle de leur pathologie. En 1985, éclate le scandale du porte-avion américain Midway qui se trouve alors en réparation à la base d’Uraga (non loin d’Oppama) : des centaines de sacs contenant des déchets d’amiante sont laissés sur les trottoirs de la ville comme de simples et inoffensives poubelles de particuliers. Tajiri Muneaki, qui est devenu célèbre pour ses interventions contre la pollution à Yokkaichi et à Tokyo, et qui vient d’être nommé responsable du Centre de soins de Kanagawa pour les accidents du travail et les maladies professionnelles, saura donner une ampleur nationale à ce scandale en montrant à quel point ce mépris des ouvriers constitue une menace pour la santé publique, suscitant ainsi les premières mesures gouvernementales contre l’amiante (31).
5.) Jeunes et vieux pour la reconnaissance des maladies industrielles
Créé en 1979 à Yokohama, le Centre de soins de Kanagawa pour les accidents du travail et les maladies professionnelles (Kanagawa Rôsai Shokugyôbyô Sentâ) est le fruit d’une rencontre entre quelques médecins et étudiants en médecine et les jeunes ouvriers de la raffinerie Zeneseki, des chantiers navals de NKK, Sumitomo et Ishikawajima, ainsi que les ouvriers du port de Yokohama (32). Assez rapidement, la nouvelle de l’existence de ce centre se répand et les ouvriers y viennent nombreux. Certains viennent même des provinces très éloignées du nord du Japon en expliquant : “Je n’ai pas trouvé de médecin qui comprenne ce que j’ai, qui connaisse mon travail ou bien : “Les médecins que j’ai vus ne veulent pas faire le certificat pour la maladie professionnelle” (33).
Ce centre de soins devient en 1984 la clinique Minatomachi (du nom de ce quartier signifiant “quartier du port point de départ de ce qui mènera à la formation d’un réseau national, le Comité national de liaison pour la sécurité et l’hygiène du travail (couramment abrégé en Anzen Sentâ) (34). A partir de 1985, les “travailleurs étrangers” viennent s’ajouter ou remplacer les migrants de l’intérieur du Japon, les dekasegi. Leur présence importante dans la préfecture de Kanagawa amène les responsables de la clinique Minatomachi à développer des liens avec des associations équivalentes dans les pays d’Asie du Sud-est. Cette situation les conduit à établir un parallèle provocateur entre la venue de ces travailleurs et l’exportation de la pollution pratiquée par les grandes entreprises japonaises vers les pays d’Asie du Sud-est (modes de production polluants, conditions de travail devenues plus difficilement praticables au Japon car plus contrôlées). Un des médecins fondateurs de la clinique, Tenmyô Yoshiomi, déclare ainsi : “Si nous regardons les résultats de la lutte anti-pollution au Japon, nous pourrions penser que nous avons gagné mais, si nous regardons à l’étranger, nous nous apercevons que ce serait une erreur de penser ainsi” (35).
Parallèlement à la formation du centre de soins de Kanagawa et du réseau national Anzen Sentâ, s’est également mis en place, avec l’aide de la vieille fédération Zenzôsen, une structure syndicale d’un nouveau type : le syndicat City Union. Bien que de dimension et d’impact plus modestes que le réseau de soins, le syndicat City Union qui ne comporte que cinq cents membres pour la préfecture de Kanagawa, n’en constitue pas moins une initiative très originale dans le contexte syndical japonais.
Un des principaux fondateurs de ce syndicat est Murayama Satoshi qui fut l’un des trois jeunes ouvriers du chantier naval de NKK engagé dans la lutte pour la reconnaissance des maladies professionnelles. Il a été deux fois en procès contre Nihon Kôkan. De 1978 à 1986, il s’est engagé dans un procès contre NKK au tribunal du travail. De 1985 à 1996, il a inscrit son jeune fils comme plaignant du procès contre la pollution atmosphérique dont l’usine sidérurgique NKK était aussi la principale accusée. Son parcours personnel illustre de manière significative les interactions entre les nouvelles expressions du mouvement ouvrier écloses après 1968 et le mouvement contre la pollution né à cette même époque.
Originaire du nord-est du Japon, Murayama entre à l’université Chuo en 1969 mais il interrompt ses études pour participer au mouvement contre le Traité de sécurité nippo-américain puis à la lutte des paysans de Sanrizuka contre la construction du second aéroport international de Tokyo-Narita. En 1973, il entre comme ouvrier au chantier naval NKK de Yokohama. Il sympathise avec d’autres jeunes ouvriers décidés à en découdre avec “le capitalisme Parmi eux figure Hayakawa Hiroi, le fils d’un ministre du gouvernement devenu ouvrier par “vocation révolutionnaire A ce moment, la direction de NKK avait réussi à éliminer du chantier pratiquement toute représentation de la fédération Zenzôsen alors que les motifs de revendications ne manquaient pas, surtout en ce qui concerne les maladies professionnelles et les accidents du travail (36). Le petit groupe de Murayama et Hayakawa décide alors de créer une section syndicale pour le chantier. Hayakawa est le premier licencié ; il a été repéré dans des manifestations contre la guerre au Vietnam, et se permet en plus de distribuer des tracts contre les fausses réductions d’horaire mises en place par la direction. En septembre 1974, c’est au tour d’Ono Takeshi, un camarade d’Hayakawa et de Murayama, d’être licencié parce qu’il a osé déposer une demande de reconnaissance en maladie professionnelle (37). Vient enfin le tour de Murayama : il est renvoyé parce qu’il a osé distribuer des tracts réclamant le retour d’Hayakawa et d’Ono. Avec le concours des ouvriers de la Zenzôsen des chantiers voisins d’Ishikawajima et de Sumitomo, ils déposent pour chacun d’eux une plainte au tribunal du travail (le rôdô iinkai, équivalent de nos conseils des prud’hommes). Celle-ci n’aboutira qu’en 1988 à une conciliation judiciaire donnant raison aux ouvriers contre la direction (38).
Après son licenciement du chantier, Murayama a réussi à se faire embaucher dans de petites entreprises. Il y découvre des conditions de travail encore plus déplorables : heures supplémentaires impayées, horaires démentiels, accidents fréquents et non déclarés. En recourant habilement à l’inspection du travail (le rôdô kantokusho) et au tribunal du travail le cas échéant, il réussit à faire pression sur les employeurs pour obtenir des augmentations pour lui-même et les ouvriers, ou la reconnaissance d’un accident. Ces actions lui valent d’être licencié une douzaine de fois. Il devient la bête noire des entreprises sous-traitantes de la zone Keihin. Ce qui donne lieu parfois à des épisodes cocasses. Ainsi avec un de ses employeurs qui est un sous-traitant de l’usine sidérurgique NKK : lorsqu’il s’aperçoit que Murayama est en procès avec son donneur d’ordre, il le supplie de quitter l’entreprise au plus vite en échange de plusieurs mois de salaire.
Dans la dernière entreprise où il sera employé, Murayama réussit à créer un syndicat qui lui donnera ensuite l’idée avec la fédération Zenzôsen de rassembler les ouvriers intérimaires qui étaient jusqu’alors exclus du syndicalisme. A cette entreprise, participent également les ouvriers d’autres usines extérieures à la construction navale ; c’est le cas notamment des ouvriers de l’usine de magnétoscopes Toamco (Toshiba Ampex Company), eux-mêmes engagés dans une tentative d’autogestion. Tout cela concourt à transformer la fédération Zenzôsen en une fédération syndicale interprofessionnelle innovante. En 1991, toujours avec le concours de la Zenzôsen, le petit groupe de Murayama Satoshi crée ainsi le syndicat City Union dont le principe est aussi simple que révolutionnaire : “Un syndicat où n’importe qui, même seul, peut adhérer” (Dare de mo, hitori de mo sanka dekiru kumiai). Murayama, qui est lui-même originaire du nord-est du Japon et qui a pu constater l’isolement culturel et idéologique des dekasegi (1955-1985) puis des “travailleurs étrangers” (1985-1991), leur vulnérabilité face aux employeurs et leur difficulté face à l’administration pour faire reconnaître un accident du travail, une maladie professionnelle, des salaires impayés ou un licenciement abusif, est parvenu à ce principe afin de permettre un accès véritablement universel à une protection syndicale (39).
Murayama a lui aussi des horaires “à la japonaise” : un rythme trépidant fait d’allers-retours entre le bureau du syndicat, l’inspection du travail et les entreprises concernées. Il semble avoir reporté sur l’action syndicale la “toxicomanie du travail” des ouvriers et salariés japonais ; il est en quelque sorte un “toxicomane du syndicalisme”. Les périodes de chômage que lui valent ses licenciements successifs plongent son foyer dans une pénurie financière. Cependant, elles obligent Murayama à prendre soin de ses trois enfants à la maison pendant que sa femme poursuit son travail à l’usine Toshiba où elle est ouvrière. Murayama ne ressent pas de honte à s’occuper des enfants et cette situation lui permet de mettre en pratique son opposition à l’idéologie de répartition sexuelle du travail (40).
Ichihei, l’aîné des enfants Murayama, est asthmatique depuis sa naissance en 1980. Ses parents l’accompagnent fréquemment à l’hôpital : “C’est dur pour les parents de le voir cracher, tousser et s’étouffer à en devenir vert.” En mars 1984, le petit obtient le statut de malade pollué au deuxième degré. Mais cette reconnaissance ne guérit bien sûr pas la maladie. Murayama décide alors de se lancer dans un nouveau combat. C’est ainsi qu’Ichihei devient le plus jeune plaignant du procès contre la pollution atmosphérique de Kawasaki, lors du dépôt de la troisième plainte le 9 mars 1985. Murayama sait bien que le procès est organisé par le Parti communiste. Il y a de quoi s’en étonner pour ce militant au passé de “gauchiste”, et engagé dans une aventure syndicale avec la fédération Zenzôsen, très en froid avec le PCJ. Fidèle à ses idéaux de 1968 qui l’ont poussé à devenir ouvrier, Murayama passe outre les conflits entre partis politiques. Son engagement dans le procès contre la pollution est aussi indissociable de son action syndicale. On pourrait lui reprocher une manie de la revendication systématique et tous azimuts. Il est vrai qu’il affronte son adversaire sans concession et en recourant à tous les stratagèmes possibles. Cependant, il a un sens de l’autodérision qui exprime une sorte de détachement sans fatalisme, une absence de rancour envers l’adversaire. Qu’il s’agisse de ceux qui provoquent la pollution et les accidents du travail, ou refusent de payer les salaires, il refuse de diaboliser cet adversaire par une recherche constante du face-à-face. Il exprime ainsi un “nouvel esprit du syndicalisme” ou du militantisme, non parce que le syndicat City Union est structuré en réseau mais par sa pratique du conflit social (41).
Loin d’être anecdotique, l’itinéraire de Murayama peut être interprété comme la pointe de l’initiative originale qui est née dans la préfecture de Kanagawa pour la reconnaissance des accidents du travail et des maladies professionnelles. Il résume le parcours accompli depuis trente ans par ces “jeunes” et ces “vieux” ouvriers pour qu’à défaut d’être prévenues, les maladies industrielles soient au moins reconnues. En dépassant le clivage qui sépare d’ordinaire la “santé au travail” et la “santé publique ils ont réussi à renouveler le syndicalisme.
II.) Minamata : de la compensation à la reconnaissance symbolique
Depuis son apparition en 1956, 2 300 personnes ont été officiellement reconnues atteintes de la maladie de Minamata ; 1 000 sont déjà mortes et plus de 17 000 personnes ont demandé à être reconnues comme malades. La conciliation judiciaire conclue en 1995 a élaboré un compromis pour l’ensemble des personnes non reconnues jusqu’alors. Mais cet accord est loin d’avoir apaisé toutes les rancours, notamment parce que l’Etat a refusé de reconnaître sa responsabilité. Par l’ampleur et la virulence de cette pollution, mais aussi par la forme extraordinaire qu’a pris le conflit entre les malades, la firme Chisso et l’Etat, Minamata est devenu le symbole de la lutte contre la pollution industrielle au Japon. En septembre 1968, le ministère de la Santé reconnaissait enfin officiellement que la maladie de Minamata était due aux rejets de mercure dans la mer par l’usine Chisso (et Shôwa Denko à Niigata), et ce, onze ans après la découverte formelle de la maladie par les médecins de l’université de Kumamoto. C’est l’action conjuguée des malades et des médecins qui permit d’aboutir à cette première reconnaissance. Mais c’est aussi l’action d’une partie des ouvriers de Chisso. Cet engagement radical d’ouvriers auprès des victimes de la pollution provoquée par leur propre usine constitue un phénomène exceptionnel dans l’histoire du Japon d’après-guerre. Cet engagement tranchait nettement avec leur hostilité dix ans plus tôt.
1.) A Minamata, l’engagement des ouvriers aux côtés des malades
En mars 1959, les médecins de l’université de Kumamoto annoncent publiquement le résultat de leur enquête : la cause du “mal étrange” est très probablement le mercure déversé par l’usine Chisso dans la mer. La direction de l’usine conteste cette annonce en faisant appel à des chercheurs de l’université de Tokyo pour contredire ces résultats. Face à cette attitude de déni, les pêcheurs se sentent de plus en plus bafoués. Le 17 octobre 1959, soixante bateaux des Coopératives de pêche de la préfecture de Kumamoto viennent manifester devant l’usine. Ils réclament l’arrêt de la pollution, le nettoyage de la baie, des compensations pour les pertes de poissons, et un soutien financier pour les victimes. La direction refuse de les recevoir. Furieux, 1 500 pêcheurs pénètrent dans l’usine où ils provoquent des dégâts jusqu’à ce que le directeur leur fasse des promesses. Lors d’une autre manifestation, le 2 novembre, un millier de pêcheurs entrent à nouveau dans l’usine. Ils jettent les machines à écrire et les téléphones par les fenêtres ; ils s’en prennent également au laboratoire, à la centrale électrique, avant que n’arrivent des forces de police avec lesquelles ils se battent pendant près d’une heure. Trente ou quarante pêcheurs sont blessés, ainsi que trois employés dont le directeur, et soixante-quatre policiers. Les dégâts sont estimés par l’usine à huit millions de yens. Le 4 novembre, le syndicat manifeste “contre la violence” des pêcheurs et se déclare prêt à défendre l’usine (42).
En avril 1962, la direction de l’usine Chisso annonce aux ouvriers un plan de “salaires stabilisés et de rationalisation”. Jusqu’alors, il n’y avait qu’un seul syndicat dans l’usine selon le modèle américain de Shop, et celui-ci était soumis à la direction. Mais certains membres du syndicat ont vu dans le plan de la direction des réductions salariales déguisées et une menace à terme de licenciements massifs. Après des essais infructueux de négociation, en juillet, le syndicat annonce une grève illimitée. Dès le lendemain, pour contrer les grévistes, la direction crée un deuxième syndicat. La grève prend fin huit mois plus tard, en février 1963. Toute la ville de Minamata est divisée en deux par le conflit, entre partisans du premier ou du second syndicat. Malgré l’échec de la grève, la moitié des 5 000 ouvriers que compte l’usine reste fidèle au premier syndicat. Pendant la grève, ils sont soutenus par environ 12 000 ouvriers membres de la Fédération des syndicats de la chimie (Goka Rôren) venus de tout le Japon, ainsi que des ouvriers du premier syndicat de la mine de charbon de Miike (qui se trouve à quelques heures de train de Minamata) (43). Ces derniers espéraient prendre une revanche sur la défaite qu’ils avaient subie deux ans plus tôt et qui a marqué la fin du syndicalisme militant des années 1950. Tout comme les ouvriers de Miike, les ouvriers de Chisso ont subi la décision du MITI de privilégier le pétrole comme énergie de l’industrie. Et, comme à Miike, la direction a remporté une victoire complète (44).
Pendant la grève, les revendications des ouvriers se limitent aux salaires. Comme la quasi-totalité de la population de Minamata, les ouvriers ne prêtent aucune attention à la détresse des malades et des pêcheurs. Mais après l’échec de leur lutte, les ouvriers restés au premier syndicat sont soumis à un tel harcèlement de la part de la direction qu’ils prennent progressivement conscience de la discrimination et de la situation profondément injuste à laquelle pêcheurs et malades ont été acculés par Chisso. Cela les amène, le 30 août 1968, à faire publiquement une “Déclaration de honte” :
La maladie de Minamata a tué des dizaines de personnes, handicapé des dizaines d’autres, et déformé des dizaines d’enfants à leur naissance. Que les déchets de l’usine Chisso soient la cause de la maladie, cela a été dit depuis le début. Aujourd’hui, tout le monde le sait, pas seulement à Minamata, mais dans tout le Japon. Et nous, qu’avons-nous fait pour lutter contre cette maladie ? Nous n’avons rien fait. Pendant six ans depuis “la grève contre les salaires stabilisés nous nous sommes battus avec ténacité contre les attaques de la société envers les ouvriers. Cette expérience nous a appris que la lutte ne se conclut pas à l’intérieur de l’entreprise ; elle se fait avec l’aide des ouvriers de tout le pays, et avec les citoyens. Mais en même temps, la lutte repose sur nos propres épaules. Pourquoi donc n’avons-nous pas lutté contre la maladie de Minamata ? Nous qui avons physiquement connu la lutte, nous n’avons pourtant rien fait contre la maladie de Minamata. En tant qu’hommes, en tant qu’ouvriers, c’est vraiment une honte pour nous, et nous devons y réfléchir et le regretter du fond du cour. La direction traite les ouvriers de la même façon qu’elle traite la maladie de Minamata ; la lutte contre la maladie de Minamata est aussi notre lutte. Jusqu’à aujourd’hui, la direction refuse toujours de reconnaître que les déchets de l’usine sont la cause de la maladie, et elle cache tous ses documents. Nous décidons de consacrer toute notre énergie à ce que la direction reconnaisse sa responsabilité, pour lutter contre la maladie de Minamata (45).
Près de 400 membres du premier syndicat sont présents lors de cet aveu sans précédent au Japon. La veille, le 29 août 1968, ils ont empêché la direction d’exporter en Corée du Sud cent tonnes de déchets chargés de mercure (46). L’action du 29 et la déclaration du 30 août ont un retentissement national et font une forte impression sur les malades.
En avril 1969, l’association qui regroupe les malades se scinde en deux : ceux qui acceptent l’arbitrage (Ichininha, ci-après le groupe pour l’arbitrage) du ministère de la Santé, et ceux qui refusent cet arbitrage pour affronter directement les dirigeants de la firme Chisso au tribunal. Le groupe du procès (Sôshôha), qui réunit 112 personnes et vingt-huit familles, dépose une plainte au tribunal de Kumamoto (ville de la préfecture de Minamata) en juin 1969 (47). Le groupe du procès est soutenu par l’“Association qui accuse” [les responsables] de la maladie de Minamata (Kokuhatsu suru kai), que viennent de constituer pour l’occasion des intellectuels proches des mouvements étudiants et de la ligue contre la guerre du Vietnam (Beheiren). Ils réunissent des universitaires et des juristes qui joueront un rôle décisif pour démontrer toute la responsabilité de la firme Chisso et de l’Etat, ainsi que l’ampleur du désastre. Le médecin Harada Masazumi et l’écrivain Ishimure Michiko qui soutiennent cette action en justice ne négligent toutefois pas d’apporter leur concours au groupe pour l’arbitrage (48). Le premier syndicat suit également cette attitude de soutien aux deux groupes de malades, alors que le deuxième syndicat, proche de la direction, ne se prononce que du bout des lèvres pour le groupe pour l’arbitrage.
Lorsque le 5 mars 1970, le ministère de la Santé annonce au groupe pour l’arbitrage le résultat de sa médiation avec Chisso, les malades et la presse sont scandalisés : deux millions de yens pour les familles de morts, et entre 140 000 et 200 000 yens pour les malades encore en vie. Le groupe du procès se joint même au groupe pour l’arbitrage afin d’adresser une pétition au ministère, protestant contre cette offre scandaleusement basse et contre l’absence de reconnaissance de la responsabilité de Chisso. Le 4 mai, les compensations sont relevées à trois millions par mort, et entre 160 000 à 320 000 yens pour les malades encore en vie, ce qui est encore dérisoire comparé aux indemnisations attribuées le même jour aux victimes d’une explosion de gaz à Osaka (entre huit et dix-neuf millions de yens pour les proches des morts) (49). qui accuse et le groupe du procès craignent que ces compensations trop faibles ne créent un dangereux précédent pour le procès en cours. Ils décident alors d’effectuer une marche de protestation le 25 mai, à Tokyo, devant le siège de Chisso. A Minamata, le premier syndicat appelle pour le lendemain à une journée de “grève contre la pollution » (kôgai suto). Environ 800 ouvriers (du premier syndicat) y participent, soit deux fois plus de participants que pour “la déclaration de honte” deux ans plus tôt. Bien que la grève contre la pollution ne dure qu’une journée, elle suscite l’intérêt des médias nationaux, et inspire les jeunes ouvriers de la raffinerie Zeneseki à Kawasaki dans leur action contre la pollution et pour la reconnaissance des maladies professionnelles. Onogi, un des délégués du syndicat des jeunes ouvriers de Zeneseki, vient même jusqu’à Minamata ; il exprimera ensuite son admiration émue envers les vieux ouvriers du premier syndicat de Chisso (50).
Le numéro du 7 août 1970 de gurafu (de l’anglais graph), un hebdomadaire national illustré, fait paraître un article original qui retrace l’itinéraire du premier syndicat, à travers le portrait d’un de ses membres, Hanada Toshio (51). Une photo prise par Shiota Takeshi est particulièrement émouvante par sa simplicité et sa symbolique ; elle montre Hanada, en compagnie de Sakamoto Shinobu, une jeune fille de 16 ans, malade congénitale, membre du groupe du procès. Une autre photo le montre sur une colline surplombant l’usine dont les cheminées crachent massivement des fumées, nauséabondes, comme le précise le commentaire : “En plus du mercure, ces fumées font aussi de nombreuses victimes.” Le père d’Hanada travaillait aussi à l’usine Chisso de Minamata ; il y a perdu un pied. Puis Toshio et ses quatre frères entrèrent comme leur père à Chisso. L’aîné est mort de pneumoconiose (à cause des fumées toxiques dans l’usine). Le troisième est parti pour l’usine Chisso en Corée ; il a échappé à la mort de justesse et s’est fracturé le crâne en tombant de trente mètres de hauteur. Le quatrième devait quitter l’usine de Minamata pour rejoindre l’usine de Corée, mais il fut finalement emmené en URSS où il est mort de leucémie. Quant à Toshio lui-même, il est lui-même atteint de pneumoconiose, comme six des vingt-et-un ouvriers de la section dans laquelle il travaille.
Cette relation étroite entre le mépris des accidents de travail et des maladies professionnelles à l’intérieur de l’usine Chisso et le mépris de l’environnement à l’extérieur de l’usine sera exposée encore plus clairement par le témoignage de huit ouvriers du premier syndicat au tribunal de Kumamoto, deux ans plus tard, en mars 1972, lors du procès contre Chisso. En décrivant les conditions de travail particulièrement difficiles, le contexte d’humiliation constante qui mena au conflit de 1962 puis la résistance du premier syndicat aux pressions et aux brimades de la direction, les ouvriers retracent toute l’histoire de Chisso (52). L’un d’eux qui était contremaître dans l’usine que Chisso possédait en Corée jusqu’en 1945 évoque l’humiliation qu’il infligeait lui-même aux ouvriers coréens sur les conseils de la direction ; il était censé les frapper avec un bâton s’ils n’obéissaient pas assez vite. Le ton est celui de l’aveu mais il est serein et résolu, répondant avec précision à chaque question. Tout son témoignage montre comment le racisme était une politique volontaire de Chisso en Corée, et comment ce racisme s’est poursuivi après-guerre à Minamata. On pourrait le rapprocher de ces anciens soldats japonais qui, malgré les menaces constantes dont ils font encore l’objet, ont le courage de témoigner des exactions commises pendant la Seconde Guerre mondiale (53). Contrairement au procès de Kawasaki, la Seconde Guerre mondiale n’est pas éludée ; mus par une indignation plus radicale, les “pollueurs pollués” dépassent leur propre honte et atteignent ainsi le cour du système, sa logique fondamentale (54).
Le témoignage de ces ouvriers contribue également à prouver l’ampleur de la faute ; la direction de l’usine est allée jusqu’à fabriquer un filtre factice pour continuer à déverser tranquillement le mercure jusqu’en 1968 (55). Cette révélation aura un impact décisif sur la sentence sévère prononcée contre Chisso un an plus tard en 1973. Parallèlement à leur contribution au groupe du procès pour prouver la faute de Chisso, le docteur Harada Masazumi et Yamashita Yoshihiro, un membre du premier syndicat, entreprennent discrètement une première enquête sur la maladie de Minamata auprès des ouvriers de Chisso, qu’ils soient du premier ou du deuxième syndicat. Nombre d’entre eux manifestent des symptômes de la maladie, mais ils se confondent avec les pathologies propres aux usines chimiques provoquées par les émanations de gaz et la manipulation de produits toxiques. En 1976, le fait que onze ouvriers du premier syndicat et quatre du deuxième obtiennent la reconnaissance au titre de la maladie de Minamata, donne à penser qu’un grand nombre d’ouvriers n’osent pas faire la demande de reconnaissance par crainte d’être licenciés. En 1985, une enquête épidémiologique réalisée par l’équipe d’Harada auprès de trois cents ouvriers révèle que 70 % des ouvriers en fonction et 90 % des ouvriers retraités présentent des symptômes sérieux de la maladie (56).
Harada Masazumi se rend aussi régulièrement à Miike pour y assister les victimes de l’explosion de 1963. Ces allers-retours entre Miike et Minamata ont fait de lui un médecin très attentif à la relation entre maladies professionnelles et maladies de la pollution (57), ce qui lui permet d’apporter une contribution essentielle à la formation du réseau national Anzen Sentâ (cf. supra). Reconnu internationalement pour ses travaux épidémiologiques sur la maladie de Minamata, il est fréquemment sollicité à l’étranger lorsque surviennent des cas semblables : au Canada en 1975, en Chine en 1981 (où il se rend avec Yamashita et Hamamoto), au Brésil, en Tanzanie (58). En 1984, à Bhopal en Inde, survient l’explosion de l’usine de la firme américaine Union Carbide (59). Là encore, la priorité donnée aux économies budgétaires a fait négliger la sécurité des ouvriers et des habitants. A travers Harada Masazumi et le Anzen Sentâ, une solidarité va naître entre les victimes de Minamata et celles de Bhopal. Parallèlement à son action de soutien palliatif et de revendication, ce réseau provoque également une réflexion théorique cherchant des alternatives au schéma ultra-libéral d’exportation de la pollution et d’importation de travailleurs migrants.
2.) La critique d’une modernité “à la dérive”
Comme la région de Kanagawa, et malgré sa position excentrée, Minamata fut également une zone de migration. Cette question occupe une place importante dans plusieurs ouvrages consacrés à l’histoire de la maladie de Minamata.
Ainsi l’écrivain Ishimure Michiko recourt fréquemment à la notion de “ryûmin” dont il n’est pas aisé de trouver un équivalent satisfaisant en français. Cette notion désigne des migrants comme s’ils s’étaient échoués après avoir été livrés aux caprices des courants. On pourrait dire des “dérivants” ou des “dérivés”. Lors de la représentation du film documentaire de Tsuchimoto Noriaki : Minamata, les malades et leur monde à Miyazaki en 1971, Ishimure prononce un discours dans lequel cette notion émerge de son histoire personnelle :
Je suis née dans la petite île d’Amakusa, au milieu de la mer Shiranui, dans le département de Kumamoto ; c’est là qu’il y eut la révolte d’Amakusa (60). Mes parents sont tous deux d’Amakusa. L’île Amakusa semble isolée du continent. Récemment, on parle beaucoup de “zone frontière”. Et bien, c’est une sorte de zone frontière. Les gens qui sont nés sur cette île ont une sorte de destin. Comme la population est nombreuse et qu’elle ne peut se subvenir à elle-même, on laisse la maison à l’aîné ou à quelqu’un qui en fait office, et tous les autres n’ont plus qu’à partir. Bien sûr ma mère et mon père portaient eux aussi ce destin, et environ trois mois après ma naissance, ils sont venus à Minamata. [.] Il y avait ainsi un nom pour chaque maison selon son origine : “Cette maison-là dérive de Satsuma “Celle-là dérive d’Amakusa” ou “Celle-là dérive de l’Amérique” (61) [.]. Et cela désignait les gens qui sont revenus (62) parce qu’ils n’ont pu rester à Satsuma, ou ceux qui n’ont pu rester à Amakusa ; ou bien encore ceux qui depuis Amakusa sont partis pour l’Amérique latine, les Philippines, etc. Mais ils n’ont pas pu y rester. Alors ils sont revenus, mais sans réussir tout à fait. Ils ont tourné autour de leur village natal, et puis ils se sont fixés ici. Ils ont formé ce village. Voilà ce que ces expressions désignent. [.] Autrefois, à Minamata, on faisait du sel, des bougies à partir des arbres haze très nombreux. Il y avait des camélias tout le long de la mer, d’une luxuriance telle qu’on aurait dit une forêt primaire de camélias, et il y avait des maisons qui tiraient de l’huile du fruit de ces camélias. [.] Et c’est là que vers 1907 s’est installée l’usine Chisso. A ce moment, dans les villages autour de Minamata, comme dans tout le sud de Kyûshû, mon père me disait souvent que les gens venus des îles Amakusa à Minamata, s’ils n’arrivaient pas à travailler dans “la firme” (de n’importe quelle usine, on disait “la firme” – kaisha ils voulaient du moins vivre à côté. [.] Les habitants du sud de Kyûshû, et en particulier ceux d’Amakusa, allaient travailler aux chantiers navals de Nagasaki, à la mine de Miike ou à celle de Chikuhô [.]. Mais y aller n’était pas le tout. Le chantier naval de Nagasaki, [.] c’était complètement impossible d’y entrer pour des pêcheurs du peuple comme nous. [.] Pour ceux qui n’étaient pas allés à l’école, c’était comme un rêve. Au mieux, ils entraient chez des sous-traitants de sous-traitants, comme on dirait aujourd’hui. Et celui qui trouvait un tel emploi en traversant Nagasaki en était même très heureux. [.] Pourtant tous ceux qui sont allés au chantier naval de Nagasaki sont revenus sourds. Comme la grande majorité d’entre eux ne pouvait devenir ouvrier, tout ce qu’on leur donnait comme travail, c’était d’enlever avec une sorte de marteau la rouille et les coquillages sur la coque des bateaux qui venaient d’arriver à Nagasaki. Les coups de marteaux résonnaient tellement qu’ils en revenaient complètement sourds. Ils étaient désormais inutilisables. Quant à la mine, c’était là où allaient les petits délinquants et les sortis de prison qui ne pouvaient plus rester vivre dans leur village [.]. Alors ceux qui ne voulaient ni la mine ni le chantier, ils devaient traverser la mer, jusqu’en Chine, le Pacifique Sud, ou l’Amérique. Mais de ceux qui partaient dans ces pays étrangers [.], nous ne savions même pas si un seul reviendrait au village. A Amakusa, lorsque quelqu’un partait [.], au moment de quitter le village, toute la famille se rassemblait pour le pot d’adieu. Le dernier toast était porté à celui qui prendrait soin de la tombe et des tablettes mortuaires de sa famille. On ne savait pas s’il reviendrait mais il confiait ce qu’on appelle le champ de tablettes, en disant : “Garde ce toast jusqu’à mon retour Et lorsqu’il reviendrait, on ferait un pot de retour. [.] Une nouvelle s’est mise à circuler sur la mer : “Sur l’autre rive, à Minamata, il y a une société qui s’installe. [.] Plutôt que de traverser la mer pour aller dans un endroit lointain, mieux vaut aller sur l’autre rive, à Minamata, d’où on pourra voir notre maison.” [.] Au fur et à mesure que grandissait l’usine Chisso, la ville grandissait et devenait une “capitale” ; ils se disaient ainsi qu’il leur fallait devenir membres de cette capitale, [.] même s’ils ne pouvaient devenir ouvriers de l’usine. [.] La plupart des familles aujourd’hui affectées par la maladie de Minamata sont originaires des îles Amakusa (63).
Ce discours d’Ishimure confirme les témoignages recueillis par Okamoto Tatsuaki et Matsuzaki Tsugio dans populaire de Minamata. Ceux-ci tendent à montrer qu’à la fin de l’ère Meiji, cette région du sud de Kyûshû (préfecture actuelle de Kumamoto) était une région relativement pauvre sur le plan agricole (64). Cela pourrait expliquer pourquoi la préfecture de Kumamoto représentait, avant-guerre, le deuxième groupe d’émigration vers le Pérou, le premier étant Okinawa (65). Il convient toutefois de se méfier d’une perception “misérabiliste” de la migration réduite à un pis-aller, un phénomène négatif parce qu’il n’y a presque pas de retour. Du point de vue des descendants des migrants partis pour l’Amérique, les Nikkei, cette histoire ne fut pas que négative ; même si elle a généré des frictions, elle a donné lieu à une contribution originale à l’histoire de l’Amérique et du Japon depuis 1991, puisqu’u