Faut-il pour autant parler de conflits interreligieux et de persécution ? Sans doute, mais dans une certaine mesure seulement et avec prudence. Les causes profondes de ces conflits ne sont pas en effet toujours aussi limpides que le laisseraient croire les théories tournant autour du “choc des civilisations” qui sont trop souvent généralisées par des journalistes occidentaux pressés. Les arrière-pensées et les manipulations politiciennes comme les calculs de pouvoir y ont aussi leur part non négligeable. Il faut donc situer ces conflits dans l’évolution historique récente de l’Inde.
En 1947, au moment de l’indépendance de l’Inde, la Constitution de l’Union indienne qui entra en vigueur avait été écrite par des intellectuels qui s’étaient battus pour l’indépendance mais qui étaient aussi très occidentalisés, comme Nehru. L’Etat indien qu’ils imaginèrent sortait tout droit de la Raison occidentale et des Lumières. La laïcité, l’égalité de tous les citoyens devant la loi, la liberté de conscience de l’individu en étaient les fondements. Quand on parle de laïcité, il ne s’agit pas de laïcité à la française fondée sur la séparation de l’Etat et de la religion dominante, mais de cette forme de laïcité que l’on trouve aussi en Indonésie et qui considère que toutes les religions sont égales entre elles et doivent donc bénéficier d’une égale bienveillance de la part de l’Etat, alors que celui-ci reste délibérément en dehors du champ religieux, se définit comme “séculier” et n’accepte pas de religion d’Etat. Un grand parti politique, le parti du Congrès, incarnait alors cette volonté inscrite dans la Constitution de faire de l’Inde un Etat moderne de type occidental. Pendant quelques décennies, le parti du Congrès obtint une très large confiance de la part des Indiens et, en dehors de quelques intermèdes du Janata Dal, d’inspiration socialiste mais fidèle à la Constitution, il resta au pouvoir jusqu’après l’assassinat de Rajiv Gandhi en 1991. Mais, dès les années 1980, miné par les scissions et la corruption, le parti du Congrès avait commencé à dépérir. En même temps que le parti qui incarnait la Constitution perdait de son influence, on pouvait voir monter en puissance sur la scène politique indienne, à partir de ces années 1980, des forces que l’on peut qualifier globalement de “communautaristes”. Parmi elles, on trouve le BJP (Bharatiya Janata Party ou Parti du peuple indien), bras politique d’une nébuleuse hindouiste et nationaliste d’extrême droite regroupée autour du RSS (Rashtriya Swayamsevak Sangh ou Corps national des volontaires), mais aussi des petits partis régionalistes ou fondés sur des appartenances linguistiques ou de caste. En 1997, cette coalition, qui pouvait paraître improbable, forme la majorité du parlement fédéral sous la direction du BJP. Elle est au pouvoir depuis lors. Le moins que l’on puisse dire, c’est que tous ces partis n’affichent pas la même loyauté que le parti du Congrès vis-à-vis de la Constitution de l’Union indienne et de ses fondements laïques. Les conflits intercommunautaires qui se sont exacerbés en Inde depuis une quinzaine d’années trouveront là leurs racines.
Le Sangh Parivar, cette nébuleuse de mouvements et de partis habituellement qualifiés d’hindouistes, s’est constitué autour de l’idéologie professée par le RSS qui en est le noyau dur. Celui-ci n’est pas un mouvement récent puisqu’il est né dans le premier tiers du XXème siècle. Il s’était déjà signalé en 1948 par l’assassinat du Mahatma Gandhi perpétré par l’un de ses militants. Mais c’est dans le dernier quart du XXème siècle qu’il prend réellement de l’importance et qu’il commence à infiltrer efficacement les secteurs intermédiaires de la fonction publique indienne, de la police, de l’armée et de l’administration. C’est dans son environnement immédiat que se créent le BJP et d’autres mouvements comme le VHP (Vishwa Hindu Parishad ou Conseil mondial hindou), jugé responsable de la destruction de la mosquée d’Ayodhya, le Shiv Sena (armée de Shiva), anti-musulman et très influent dans la région de Bombay (Mumbai), le Bajrang Dal, responsable de nombreux incidents anti-chrétiens, ou encore la Hindu Munnani, implantée à Madras (Chennai).
Tous ces groupes partagent une idéologie commune, (hindouité) que l’on peut résumer schématiquement ainsi : ne peut être citoyen de l’Inde que celui qui appartient à la religion hindoue. Cette appartenance à l’hindouisme est d’ailleurs conçue de manière assez large puisque le bouddhisme, le sikhisme, le jaïnisme sont supposés en faire partie. Les musulmans et les chrétiens en sont pourtant exclus. Ils sont “le parti de l’étranger” en quelque sorte. L’appartenance à la communauté hindoue n’engage pas non plus forcément de conviction religieuse personnelle. Il n’est pas rare par exemple que des agnostiques expriment publiquement leur appartenance à l’hindouisme. L’hindouisme ainsi revendiqué est bien entendu assez éloigné de celui des grands sages, il est essentiellement l’instrument de la conquête politique par des membres des hautes castes soucieux de favoriser l’exclusion de certaines minorités pour favoriser à leur avantage le rassemblement de la majorité, tant il est vrai en Inde comme ailleurs que le rassemblement communautaire se fonde souvent sur l’exclusion du bouc émissaire. Beaucoup de commentateurs indiens pensent d’ailleurs, pour s’en inquiéter, que cette instrumentalisation politique de l’hindouisme, élaborée en stratégie à long terme, provoque paradoxalement son affaiblissement intellectuel et philosophique.
C’est donc dans ce contexte socio-politique que l’on a vu augmenter au cours des dernières années les incidents à caractère anti-chrétien et anti-musulman. Très souvent, les extrémistes responsables de ces incidents se sentent protégés par les autorités en place même s’ils ne sont pas directement commandités par elles. L’administration et la police tendent à traîner les pieds pour trouver les coupables comme on l’a vu récemment après les incidents qui ont fait plusieurs centaines de morts musulmans au Gujarat. Certaines controverses comme celle qui entoure l’affaire d’Ayodhya ou les prétendues études démographiques tendant à démontrer que la proportion des musulmans augmente au détriment de la population hindoue, ou bien encore les réglementations nouvelles sur les changements d’appartenance religieuse, sont sciemment entretenues ou ravivées pour maintenir la flamme anti-musulmane ou anti-chrétienne.
Depuis son accession au pouvoir, le BJP a été obligé de mettre de l’eau dans son vin communautariste, réalisme politique et économique oblige. Il n’en reste pas moins que son objectif, tout comme celui du RSS, demeure une communautarisation accrue de l’Etat indien par la révision de la Constitution de l’Union indienne. L’un des moyens choisis, par exemple, est la réécriture des manuels d’histoire dans les écoles afin de minimiser l’influence musulmane et occidentale dans l’histoire ancienne du pays.
Le parti du Congrès, qui a longtemps incarné la Constitution de l’Union indienne, n’est pas cependant totalement innocent de cet état de fait. A force de dérogations consenties aux diverses communautés religieuses, de la discrimination positive exercée en faveur des dalits ou des basses castes – mais tout cela était sans doute nécessaire -, à force de corruption aussi, il a laissé s’installer l’idée que l’Etat ne pouvait pas ou ne voulait pas répondre aux besoins de solidarité nationale exprimés par la population indienne. La plupart des citoyens en sont venus à croire que la solidarité dont ils ont besoin – et les symboles majeurs en sont l’école et l’hôpital – ne leur est pas fournie par l’Etat, mais par leur caste, leur communauté religieuse ou linguistique. L’Etat et la Constitution incarnés par le parti du Congrès n’ont pas su créer les symboles de solidarité nationale qui auraient permis de dépasser les différentes formes de communautarisme qui ont repris aujourd’hui le dessus.
La hiérarchie de l’Eglise catholique elle-même, pourtant très sourcilleuse sur la défense d’une Constitution laïque qui garantit la liberté de conscience et le droit des minorités, tombe elle-même assez souvent dans le travers communautariste quand elle défend les privilèges des écoles catholiques ou l’accession des dalits chrétiens aux privilèges accordés aux dalits des autres religions. Ces luttes sont nécessaires sans aucun doute dans un esprit de justice, mais elles sont à double tranchant et on aimerait quelquefois que l’Eglise élève plus souvent le débat pour proposer une lecture globale de la réalité socio-politique indienne.
On pourrait penser, à la lecture de ce qui est écrit, que l’Inde dérive de manière inexorable vers le déclin de l’Etat moderne fondé en 1947 ou régresse vers un communautarisme inquiétant. Il n’en est pourtant rien. Ce serait en effet ne pas compter sur la démocratie indienne qui reste d’une vitalité exceptionnelle, sur la presse dont la liberté n’a pas d’équivalent dans le reste de l’Asie, sur une société civile vibrante et très active. Nombre d’intellectuels, de syndicalistes, d’hommes politiques indiens se battent courageusement au jour le jour pour dénoncer les dérives idéologiques d’une certaine classe politique. Si le BJP est encore au pouvoir aujourd’hui, ce n’est pas tellement que la majorité des citoyens indiens partage son idéologie, c’est surtout qu’il apparaît plus “propre” et moins corrompu que le parti du Congrès.