Eglises d'Asie

LES EPOUSES IMPORTEES A TAIWAN

Publié le 18/03/2010




Une récente tragédie impliquant un trafic d’êtres humains a fait prendre conscience aux Taiwanais de la réalité d’un phénomène que certains comparent à une bombe à retardement démographique. Cette tragédie s’est produite le 26 août 2003 lorsqu’un bateau taiwanais soupçonné de faire entrer en contrebande à Taiwan des immigrants illégaux en provenance de Chine continentale est entré en collision avec un navire des garde-côtes taiwanais. Dans une tentative désespérée pour échapper aux autorités, les contrebandiers ont jeté par-dessus bord leur cargaison humaine. Sur les vingt-deux jeunes femmes, six se sont noyées car elles ne savaient pas nager.

Le caractère barbare de cet évènement a choqué les Taiwanais et l’opinion publique locale n’a pas suivi son président Chen Shui-bian lorsque celui-ci utilisa l’incident pour marquer des points à bon compte dans sa guerre des mots contre la Chine. Plus sûrement, cette tragédie a mis sous le feu des projecteurs l’une des plus étranges curiosités de Taiwan, son goût apparemment insatiable pour les jeunes femmes étrangères.

Les étrangères entrant à Taiwan ne sont pas toutes des immigrantes illégales. Et toutes ne sont pas destinées, loin de là, à travailler dans la florissante industrie du sexe de Taiwan – comme c’était le cas des malheureuses qui se sont noyées le 26 août dernier. Etrangement, ce sont les immigrantes légales – qui sont au moins dix fois plus nombreuses que les illégales – que cet incident a désignées à l’attention de l’opinion.

Deux statistiques : l’an dernier, un quart des mariages impliquant un Taiwanais mâle – quelque 40 000 selon les statistiques du gouvernement – ont été contractés avec une femme étrangère et 30 000 enfants – 12 % de tous les enfants nés à Taiwan – sont issus de tels mariages mixtes. Il est généralement admis, selon le ministère de l’Intérieur, qu’environ 280 000 femmes étrangères, à Taiwan, sont mariées à des ressortissants taiwanais. Ce total inclut 190 000 femmes originaires de Chine et 90 000 venant des pays d’Asie du Sud-Est (dont 40 000 sont originaires du Vietnam et 10 000 d’Indonésie).

Si l’on met ce chiffre de 280 000 femmes en perspective, il équivaut au nombre des travailleurs étrangers à Taiwan, ou, d’une manière encore plus significative, au nombre des aborigènes d’ethnie non han, les premiers habitants d’origine malaise de l’île.

Ce phénomène des mariages avec des “épouses étrangères comme on les appelle à Taiwan, est si récent – il n’a véritablement pris de l’ampleur qu’à partir de 2001 – que les statistiques sur le divorce les concernant sont rares. Selon les chiffres du ministère de l’Intérieur, environ 10 % des mariages mixtes recensés ces quatre dernières années ont déjà été rompus.

Pour un Taiwanais mâle, le recours à un mariage avec des femmes de Chine continentale ou d’Asie du Sud-Est s’explique principalement en fonction de deux critères : la disponibilité et les faibles attentes des étrangères candidates au mariage. Taiwan présente un déséquilibre démographique qui se traduit, à l’âge adulte, par un ratio de 106 hommes pour 100 femmes. Dans l’hypothèse où toutes les Taiwanaises choisissaient de convoler en justes noces, une fraction des hommes seraient laissés sur le carreau. Et les faits indiquent qu’une partie non négligeable des Taiwanaises ne se marient pas.

L’un des faits sociaux les plus intéressants, bien que rarement étudié, de la modernisation de Taiwan est la plus grande indépendance sociale et économique des femmes et leur réticence à mettre en danger cette liberté par le mariage, particulièrement dans un pays où l’issue judiciaire des mariages qui échouent est le plus souvent favorable au mari. Elle est bien éloignée l’idée de se marier aux alentours de ses 20 ans ; les Taiwanaises – qui ont tendance, de toute façon, à être plus instruites que leurs partenaires – arrivent de plus en plus souvent autour de la trentaine sans montrer un grand intérêt pour les liens du mariage. En conséquence, ces femmes qui sont disponibles placent très haut leurs attentes et, lorsqu’elles recherchent un compagnon pour la vie, veulent non seulement un homme avec un niveau d’études élevé, un bon salaire et un style de vie citadin, mais souvent recherchent, dans une conception plus occidentale de ce que le mariage devrait être, un mari qui consente à partager les travaux du foyer, qui reconnaisse les envies de carrière de son épouse et qui comprenne la réticence de celle-ci à vivre, comme il est de tradition pour les nouveaux couples, avec ses beaux-parents.

Ce que tout cela veut dire, bien sûr, c’est que des hommes d’origine rurale, peu instruits, ayant des emplois peu reluisants, et, éventuellement, des horaires incompatibles avec une vie sociale normale, avec une vision conservatrice de ce que le mariage devrait être, sont hors course sur le marché du mariage à Taiwan. Ce sont ces hommes qui se tournent vers la Chine continentale et l’Asie du Sud-Est, en quête d’une épouse éventuelle.

L’industrie du mariage est devenue une grosse affaire à Taiwan. Des tour-opérateurs organisent des voyages de groupe en Chine et en Asie du Sud-Est à la recherche de l’épouse tant désirée. Pour un prix allant de 250 000 à 400 000 dollars de Taiwan (6 000 à 9 500 euros), un intermédiaire se charge d’organiser un mariage à Taiwan. Les clients de ses tours partent en avion pour la Chine ou un pays d’Asie du Sud-Est, où, généralement dans un appartement, des filles choisies défilent devant eux, ordinairement trois à la fois, jusqu’à ce qu’ils trouvent la candidate de leur choix. Une aventure romantique n’est ni promise ni attendue.

L’une des raisons pour lesquelles le mariage avec des épouses étrangères s’est développé à Taiwan est qu’il ne se heurte qu’à peu de réglementation. Une fois qu’un mariage est enregistré comme légal au bureau du représentant de Taiwan dans le pays où il a lieu, il est facile d’obtenir un visa et de venir résider à Taiwan. Il y a peu de ces redoutables obstacles que de nombreux pays développés placent sur la route des mariages mixtes, spécialement quand des fonctionnaires en viennent à voir si les mariages sont sincères ou bien si le couple se connaît vraiment bien.

Jusqu’à une date récente, Taiwan s’est considéré comme un lieu d’émigration que d’immigration, en tout cas pas com-me une destination pour les migrants économiques – ce que sont, en réalité, les épouses étrangères. A Taiwan, la plus grande partie du travail qui, ailleurs, serait effectuée par un Bureau de l’immigration pleinement constitué est assurée en fait par l’administration des affaires étrangères et par les antennes locales de la police qui, bien entendu, tendent à n’être intéressées qu’aux formalités légales et à la paperasse administrative plutôt qu’à, par exemple, “cuisiner” des couples sur les véritables motifs de leur mariage.

Un système aussi ouvert conduit de lui-même à des abus et bien qu’en manque de statistiques précises, l’évidence de faits anecdotiques suggère que le niveau des abus n’est pas négligeable. Autant que d’immigrants illégaux impliqués dans les lieux de débauche clandestins, les quartiers de divertissement et de bars des grandes villes de Taiwan sont remplis d’hôtesses chinoises et vietnamiennes “mariées”, à un point tel, à vrai dire, que les filles de bar taiwanaises se plaignent de la concurrence d’immigrantes plus jeunes et meilleur marché. Beaucoup de ces mariages sont arrangés par des gangsters taiwanais qui paient des hommes disposés à épouser des filles, précisément pour leur permettre de venir travailler dans les bars de Taiwan.

Le phénomène de ces mariages blancs est maintenant parvenu à l’attention du gouvernement et des projets rendant la procédure d’enregistrement d’un mariage avec une épouse étrangère beaucoup plus difficile sont à l’étude. Déjà, en particulier à la suite de la noyade des six immigrantes illégales à la fin août, le gouvernement a commencé à interviewer les épouses chinoises afin de s’assurer que leurs mariages sont sincères et ne sont pas le simple paravent qui cache un travail dans l’industrie du sexe locale. A ce jour, ces premiers entretiens ont permis de montrer que pas moins de la moitié des couples interviewés fournissent des informations infondées concernant leur union. Le gouvernement de Taiwan projette d’aller au-delà de cette seule mesure et d’établir un véritable Bureau de l’immigration dépendant du ministère de l’Intérieur. La loi établissant cette procédure est actuellement en instance d’approbation législative.

Traiter des mariages illégaux est une chose, étudier l’impact des mariages “sincères” sur la société taiwanaise en est une autre. L’intégration des épouses étrangères à la société taiwanaise ne va pas sans difficultés et il y a aussi des inquiétudes en ce qui concerne les conséquences démographiques de ces mariages à la fois socialement et, finalement, politiquement.

Pour les épouses originaires d’Asie du Sud-Est, la langue présente un problème particulier. Des enquêtes montrent que la plupart d’entre elles sont tout à fait disposées à apprendre le mandarin. Le problème est que leurs maris ne sont pas souvent disposés à payer pour qu’elles puissent l’étudier dans des instituts spécialisés ; de plus, il s’avère que, souvent, la langue que leur mari préfère utiliser est la langue minnan, parlée uniquement à Taiwan et dans la province chinoise de Fujian.

Evidemment pour les épouses originaires de Chine, la langue présente bien moins de difficultés. Mais toutes ces épouses sont confrontées, d’une façon ou d’une autre, à une forme d’ostracisme social à Taiwan. Elles sont souvent considérées comme de simples marchandises, des servantes à usage sexuel et domestique, même par leurs époux. Elles ont aussi tendance à avoir un niveau d’éducation encore plus faible que celui de leurs maris, souvent uniquement celui de l’école primaire. Ceci fait qu’il est difficile pour elles de naviguer dans la bureaucratie de Taiwan lorsqu’elle ont à le faire, difficile de rechercher un secours juridique si elles sont maltraitées, et difficile de donner une éducation à leurs enfants. Selon les théoriciens de l’éducation, le rôle de la mère est fondamental dans l’éducation et son niveau éducatif et culturel joue un rôle central dans la scolarisation de leurs enfants. La question que l’on commence à se poser à Taiwan est de savoir si les enfants d’épouses étrangères ne vont pas constituer une sous-classe, défavorisée, en matière d’éducation.

Le simple nombre de ces enfants pose aussi une sorte d’inquiétude. A l’exception des aborigènes qui n’ont pas seulement été une sous-classe depuis des décennies mais sont aussi géographiquement isolés, Taiwan est une société assez homogène, les principales lignes de fracture qui y ont cours étant d’ordre historique et politique, les distinctions se faisant entre les différents groupes d’immigrants chinois han. Taiwan n’est en aucun cas une société multiculturelle et se caractérise par une forte empreinte du racisme. Quel pourrait être l’effet sur la société d’un aussi grand nombre d’enfants d’ethnicité mixte est une question que peu de personnes ont ne serait-ce que commencée à se poser. D’ici cinq à dix ans, l’aspect des salles de classe aura vraisemblablement changé considérablement. Et quelles seront les difficultés auxquelles ces rejetons de “sang mêlé” devront faire face lorsqu’ils chercheront à rejoindre le marché du travail dans une vingtaine d’années ?

Ce sont là des questions à long terme que les Taiwanais ont à peine commencées à se poser. Dans certains cercles gouvernementaux, la préoccupation de l’heure est autre ; elle concerne l’impact que le nombre croissant d’épouses chinoises à Taiwan peut avoir sur le débat réunification-indépendance avec la Chine continentale. En fait, peu de ces épouses, peut-être seulement 30 000, ont le droit de vote à Taiwan et il est difficilement prévisible qu’une élection majeure puisse être influencée par un groupe si marginal. Mais quelques-uns dans le camp des partisans de l’indépendance s’inquiètent de ce que, d’ici une décennie, il pourrait y avoir un demi million d’épouses chinoises, certes unies à un mari taiwanais mais sans doute favorables à une forme ou à une autre d’union avec la Chine continentale, et ce phénomène, selon eux, aura un impact non négligeable sur la vie politique locale.

Etant donné les problèmes de l’assimilation des épouses étrangères et de leur progéniture, aussi bien que les inquiétudes de nature politique, il n’est pas surprenant qu’un débat commence à apparaître sur le thème : Taiwan est-il en train de “s’affaiblir lui-même” ? Cela peut paraître comme une résurgence plutôt déplaisante de théories eugénistes mais, en fait, c’est davantage une réflexion sur des problèmes d’éducation concernant des gens qui ont mal réussi et qui se marient avec d’autres de condition encore plus modeste. Mais, comme l’a remarqué en août dernier l’Alliance pour la justice et de l’honnêteté, un groupe abritant un ensemble d’ONG actives dans le domaine social, étant donné que le taux de fécondité des Taiwanais s’est effondré à 1,3 enfant par couple, bien au-dessous du taux de renouvellement des générations, Taiwan est une société rapidement vieillissante. La proportion de personnes âgées de plus de 65 ans s’élèvera d’environ 9 % actuellement à 20 % à l’horizon 2025.

Ce qui est nécessaire, dit l’Alliance, c’est davantage d’enfants et, si possible, plus de jeunes adultes désirant en avoir. En considérant cela, les épouses étrangères ne doivent pas être empêchées de venir à Taiwan mais au contraire y être encouragées, et le gouvernement doit alléger les restrictions à leur emploi et aussi leur fournir plus de possibilités de formation éducative. Les stigmates attachés au fait d’être une “épouse étrangère” doivent aussi être enlevés ; l’Alliance propose de les appeler “nouvelles femmes immigrantes Etant donné que les épouses étrangères surpassent désormais en nombre les aborigènes, population pour laquelle le gouvernement s’est efforcé ces dernières années d’ouvrer afin d’atténuer son statut de citoyen de seconde classe, n’est-ce pas maintenant le moment pour que des ressources importantes soient affectées à ces nouveaux arrivants ? Plutôt que de les considérer comme un problème social, dit l’Alliance, les Taiwanais devraient considérer ces jeunes femmes comme des sauveurs potentiels.