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LE MONDE VRAIMENT FOU DE LA POLITIQUE AUX PHILIPPINES

Publié le 18/03/2010




La liste des candidats qui ont fait acte de candidature pour l’élection présidentielle de mai prochain pourrait faire illusion si seulement la moitié des candidats n’étaient pas fous. En posant sa candidature, Rigoberta Madera Jr, 56 ans, a déclaré exercer le métier de “Messie”. Il a signé de son “vrai nom” : Nanjaan Nallalasnkeyjgodn Narmannahaisn ou NNN en abrégé. NNN a aussi prétendu être un général six étoiles, répondant au grade de “Commandant en chef – As de carreau”. S’il est élu, nul doute qu’il incarnera ce dernier personnage jusqu’au terme de son mandat présidentiel. Salve Ruiz-Bush, 47 ans, a prétendu, elle, que George W. Bush l’avait convaincue de participer à l’élection présidentielle des Philippines. Bush, affirme-t-elle, est son fiancé. German Valladarez, 61 ans, quant à lui, s’est vanté de détenir le moyen d’éradiquer la pauvreté : une fois élu, il a promis de remplacer le peso philippin par le dollar américain. Et pour être certain que tout le monde soit riche, il a annoncé qu’il donnera un million de pesos (destinés sans doute à être convertis en autant de billets verts) comme pécule à chaque chômeur, ainsi qu’un million de pesos de prime, plus l’électricité et l’eau gratuites. Valladarez, décidément une intarissable boite à idées, a également prétendu qu’il avait trouvé un moyen de remettre les rebelles communistes et islamiques dans le droit chemin : il permettrait aux insurgés des deux camps de contrôler l’armée et la police un jour par semaine.

Parmi les autres candidats et propositions hautes en couleur, on relève encore Luisito Bacani qui veut abolir le Parlement, Philip Morriss Samson qui proclame qu’il est un prophète, diplômé de “l’Université de classe préparatoire à la Carrière du Mystère et Ferdinand Emmanuel Marcos Jr. se disant dirigeant du “Monde – H Piunfeo ou bien encore Andres Ugboc qui déclare avec humilité qu’il est “naturellement destiné à être employé dans le bâtiment”.

Ces personnages sont en tête de la liste des soixante-dix-neuf “candidats marginaux” que la Commission électorale philippine (Comelec) a disqualifiés cette année pour défaut de moyens financiers et de crédibilité. Mais tandis que les cinq candidats restants en lice sont crédibles dans la mesure ou ils disposent des moyens de lancer une campagne au niveau national – c’est-à-dire crédibles en tant que candidats à l’élection présidentielle -, il devient de plus en plus contestable qu’ils apparaissent également crédibles dans le rôle de président, dotés du caractère nécessaire à remplir cette fonction.

Nuisances politiques

La Comelec a retenu six candidats : – l’actuelle présidente Gloria Macapagal-Arroyo (GMA), économiste formée aux Etats-Unis et fille d’un ancien président de la République ; – une star du cinéma local, Fernando Poe Jr. (FPJ) ; – un avocat, Paul Roco, ancien mi-nistre de l’Education ; – un ex-policier, Panfilo Lacson, ancien chef de la Police nationale des Philippines ; – le chef spirituel Jesus is Lord, un mouvement chrétien de born-again, Frère Eddie Villanueva ; – et un homme d’affaires peu connu, Eduardo Gil.

Sauf bouleversement majeur du paysage politique local, la course devrait se jouer entre GMA, 56 ans, et FPJ, 64 ans. S’il semblait initialement qu’il s’agissait d’une épreuve opposant l’expérience à la popularité, avec GMA bénéficiant des avantages généralement attachés au titulaire de la fonction présidentielle contre FPJ doté de l’affection des masses, les combinaisons politiques locales ont compliqué l’analyse. Les deux camps ont essayé d’équilibrer leurs atouts à travers le choix de leurs alliés.

Pour la vice-présidence, GMA a choisi Noli de Castro comme colistier. On peut être certain que son choix avait plus à voir avec la popularité de Noli de Castro en tant que présentateur des informations télévisées – étant le seul candidat capable d’égaler la star de cinéma FPJ dans les sondages – qu’avec sa carrière de sénateur (deux projets de loi en l’espace de trente mois). De la même façon, elle a fait de la place à deux stars de cinéma et à une ex-star de basket-ball sur sa liste électorale, et elle est allée jusqu’à baptiser sa nouvelle coalition “K4” (en réunissant quatre mots philippins débutant par la lettre en “K”), une allusion manifeste au groupe pop taiwanais F4.

FPJ, de son côté, s’est entouré de vieux routiers de la politique pour donner une impression de compétence à sa candidature. L’ombre du président destitué Joseph Estrada se profile très largement dans son dos, une ombre qui a l’air de rendre Poe inquiet mais qui semble impossible à faire disparaître. Le fils d’Estrada, Jinggoy, initialement écarté de la liste électorale de Poe, a été rapidement réintégré quand Jinggoy a obtenu de son papa qu’il s’exprime publiquement.

Le cénacle de Poe inclut des chevaux sur le retour de l’ère Ferdinand Marcos, comme Juan Ponce Enrile, Eduardo Cojuangco et Gringo Honasan. Ces hommes apportent non seulement de l’expérience mais un bagage historique à la campagne électorale. Juan Ponce Enrile était l’administrateur de la loi martiale et le patron de la Défense du temps du dictateur ; il se dit que Eduardo Cojuangco, un vieux copain de Marcos, était derrière la tentative de révocation du chef de la justice en novembre dernier, tout comme Gringo Honasan, un vétéran de la déstabilisation, est soupçonné d’avoir encouragé la tentative ratée de coup d’Etat de juillet dernier. Déjà, Juan Ponce Enrile a appelé FPJ “le nouveau Marcos” – bien qu’il ait rapidement précisé, “le Marcos de 1965” (i.e. d’avant la loi martiale).

Fernando Poe a aussi inscrit Loren Legarda sur sa liste électorale. Loren Legarda, comme Noli de Castro, a débuté en présentant les informations télévisées, mais comme elle est largement perçue comme progressiste et portée à trouver des solutions pratiques, le jeu consistant à parier sur elle comme vice-présidente doit accroî-tre l’impression de compétence associée à la candidature de FPJ.

Le fait d’inclure Loren Legarda sur la liste de Fernando Poe est une sorte de coup de théâtre pour son camp. En réalité, elle a fait défection. Loren Legarda était en effet considérée comme une icône d’EDSA 2, le mouvement populaire qui a déposé Estrada en 2001. Elle était “la Dame qui pleure” pour avoir fondu en larmes lorsque le Sénat a voté pour ne pas ouvrir l’enveloppe dont on disait qu’elle montrait que Joseph Estrada se cachait derrière le nom de Jose Velarde, le nom d’emprunt sous lequel le président déchu a vidé les coffres du pays. Aujourd’hui, au sein du camp d’Estrada, sa présence a quelque chose d’ironique. Sa défection et les autres qui lui ont succédé ont atténué les couleurs de chaque parti. Il y a peut-être encore peu de temps les camps de GMA et LPJ représentaient les extrémités opposées de la rupture survenue au sein d’EDSA 2, le mouvement du “pouvoir populaire” (‘People D’une certaine façon, l’élection de mai prochain était supposée prolonger le débat portant sur le fait de savoir qui est véritablement le président légitime, celui qui a été destitué (Joseph Estrada) ou celui qui est au pouvoir (Gloria Arroyo). Mais, désormais, avec la liste électorale de chaque parti incluant à la fois des partisans et des opposants de Joseph Estrada, le débat – à moins qu’il ne s’agisse d’EDSA 2 lui-même – semble tout à fait hors de propos.

Même la distinction entre la majorité et l’opposition est devenue moins nette. Dans un vaste mouvement de “réconciliation” trans-partis, GMA a porté les noms de Miriam Santiago, de John Osmena et d’Orlando Mercado – tous des chevaux sur le retour de Joseph Estrada -, comme candidats pour devenir sénateurs dans le camp de la présidente. Il y a quelques semaines encore, avant de finir sur les listes de la plate-forme présidentielle et de courir sous les couleurs de “K4 Miriam Santiago avait juré de renoncer à la politique avant d’essayer de s’immiscer dans le camp de Fernando Poe. Les Philippins se souviennent encore d’elle dirigeant la foule d’EDSA 3, des “loyalistes” de Joseph Estrada qui avaient tenté de marcher sur le palais présidentiel de Malacanang.

Un autre K4 susceptible de devenir sénateur, Rodolfo Blazon, a été récemment vu en train d’encourager Paul Roco. Le sénateur Aquilino Pimentel, inscrit sur la liste électorale de FPJ, partage la tribune de campagne avec Juan Ponce Enrile, celui-là même qui l’avait fait arrêter à l’époque de la loi martiale et qui lui a valu d’être accusé de fraude électorale quelques années plus tard.

La véritable impression qui ressort de tout ceci n’est pas seulement propre à donner le vertige, mais elle est aussi dégradante. Un commentateur a suggéré de rendre susceptible de poursuites judiciaires le fait de retourner sa veste ou la promiscuité politique générale, qui désorientent le public.

Un élément de la culture politique

Mais l’opportunisme politique, bien que spécialement féroce cette année, est très caractéristique de la culture politique philippine. Les acteurs de la politique philippine sont extrêmement attentifs à toutes les opportunités qui pourraient les rapprocher du pouvoir, même les opportunités les plus obscures ou improbables. Alfred McCoy, spécialiste de sciences politiques, remarque : “Ils sont prêts à travailler avec toute personne qui travaillerait avec eux.” Cet opportunisme se transforme en souplesse dans la sphère politique. Plutôt que de se permettre d’être confinés dans des rôles déterminés par les affinités idéologiques ou les allégeances de parti, les politiciens philippins cherchent activement et régulièrement de meilleures opportunités, qu’elles proviennent de nouveaux protecteurs, de nouveaux partis ou de nouvelles situations.

Le mot philippin pour “retourner sa veste” est ‘, un fruit en forme d’étoile qui présente toujours la même forme quel que soit l’angle sous lequel il est regardé. La nature protéiforme des politiciens philippins rend la politique plutôt variable, avec des coalitions en perpétuel effondrement et remaniement selon le mouvement de va-et-vient des tempêtes politiques, avec une nette tendance à recycler une certaine caste de personnages, toujours identiques. La souplesse est une tactique de survie politique, une façon de rester au pouvoir.

Il en résulte que dans la course actuelle, les coalitions se font autour de personnalités plutôt que de programmes, et le fait de flatter bassement la popularité correspond réellement à une tradition. Conrado de Quiros, éditorialiste du Philippine Daily Inquirer, remarque fort à propos : “Ce ne sont pas les principes, ou la moralité, ou la conviction qui donnent aux politiciens une raison d’être, c’est l’ambition.”

Cette tradition est bien entendu renforcée par les préférences des électeurs. Les spécialistes de sciences politiques Alex Magno et Randy David développent ce thème. Alex Magno soutient que les électeurs philippins choisissent les candidats en fondant leur choix d’après “les stars de cinéma, les fidélités tribales, et l’adhésion aux personnes auxquelles ils doivent obéissance. L’intelligentsia et les idéologues pourraient se plaindre et se lamenter – et ils déplorent que les coalitions en place n’offrent pas de véritables choix aux électeurs. Ce n’est que partiellement vrai. Le passé nous apprend que lorsque des choix ‘compétents’ ont été offerts, les électeurs les ont rejetés”.

Randy David affirme de la même façon que les pauvres – l’électo-rat autour duquel se gagnent ou se perdent les élections – sont “aux prises avec l’ignorance, hypnotisés par les médias, et paralysés par la pauvreté. Ils ne font pas de lien entre leurs situations personnelles et les structures sociales qui bloquent leurs chances dans la vie. Ils recherchent des solutions auprès de protecteurs et leur confiance est fondée sur le pouvoir charismatique compassionnel de tel ou tel.”

Ces préférences limitent nécessairement les usages de la politique, ne permettant pas grand chose de plus qu’une politique fondée sur la popularité. Les choses étant ce qu’elles sont, selon le sarcasme de Conrado de Quiros, “le parti politique qui a le plus de succès dans le pays aujourd’hui n’est pas le parti du camp actuellement au pouvoir, Lakas-CMD, c’est la chaîne de télévision ABS-CBN Broadcasting Corp.”

Bien entendu, rien de tout cela ne donne une explication satisfaisante à propos des sentiments de dégradation qui se sont emparés d’un électorat pris de vertige par le spectacle de pratiques politiques aussi grossières. Dans les paris faits pour appuyer leur crédibilité d’adversaires crédibles, les candidats ont dilapidé la confiance, peut-être déplacée, selon laquelle ils pourraient représenter un nouveau type de président, un président d’une certaine manière capable de s’élever au-dessus de telles pratiques politiques lassantes.

Néanmoins, il semble que cette confiance persiste à côté d’un cynisme largement répandu. Paulino Corpus, un conducteur de cyclo-pousse de 44 ans, estime pour sa part qu’il devrait être président. “Je ne fais plus confiance aux dirigeants actuels parce qu’ils ne sont plus capables. Le fait que je n’aie pas d’argent signifie que je suis plus sérieux dans la course aux élections. Je ferai porter mes efforts sur la façon de développer ce pays, dit-il. Mais les autres candidats qui ont de l’argent, qu’ont-ils fait ? Ils ont rendu la vie des gens plus difficile.” Malheureusement, Paulino Corpus croit lui aussi qu’il est “le général du monde”.