Eglises d'Asie – Inde
ANDRA PRADESH : LA DEFAITE ELECTORALE DU BJP EST AUSSI CELLE DES PARTISANS D’UNE CERTAINE FORME DE MONDIALISATION
Publié le 18/03/2010
Chandrababu Naidu, ministre-président de cet Etat de la Fédération indienne, était l’Indien favori de l’Occident. Tony Blair et Bill Clinton lui avaient rendu visite à Hyderabad, la capitale de l’Etat. L’hebdomadaire Time lui avait décerné le titre d’homme de l’année pour l’Asie du Sud. Le gouverneur de l’Illinois avait été jusqu’à créer une journée spéciale ‘Naidu’ en son honneur. Enfin, le gouvernement britannique et la Banque mondiale ne s’étaient pas montrés avares à son endroit, distribuant largement aides et crédits en Andra Pradesh. Tous l’aimaient parce qu’il faisait ce qu’on lui disait de faire.
Chandrababu Naidu avait compris que, pour rester au pouvoir, il devait rendre les armes. Il savait qu’aussi longtemps qu’il donnerait aux grandes puissances ce qu’elles voulaient, il continuerait à recevoir des fonds et à être considéré comme une personnalité de premier plan, deux choses qui comptent dans la vie politique indienne. Ainsi, plutôt que de mettre au point son propre programme politique, il a sous-traité cette tâche à McKinsey, le cabinet de consultant en stratégie.
L’étude produite par McKinsey, intitulée “Vision 2020 est de ces documents dont le résumé dit une chose et le contenu une autre. Elle commence, par exemple, par insister sur l’importance de l’éducation et de la santé qui, toutes deux, doivent être rendues accessibles à tout un chacun. Un peu plus loin, on découvre cependant que les universités et les hôpitaux publics sont appelés à être privatisés et leur financement assuré par “les frais payés par leurs usagers”. L’étude par ailleurs appelle au développement des PME-PMI mais il faut aller au-delà du point où la quasi-totalité des lecteurs s’arrêtent pour s’apercevoir qu’elle prône “l’élimination” des lois qui les protègent et que “les grandes entreprises” seront préférées aux petits investisseurs, qui “manquent de détermination”. L’étude enfin affirme que son plan Vision 2020 va “créer des emplois” dans les campagnes mais souligne un peu plus loin que plus de 20 millions de personnes devront quitter le travail de la terre.
Mettez tout cela ensemble, ajoutez quelques autres propositions telles que des privatisations, de la déréglementation et l’effacement de l’Etat et vous vous apercevez que McKinsey a, certainement sans le vouloir, mis au point un plan pour le développement de la famine. Vous dépossédez 20 millions de paysans ; au même moment, l’Etat réduit le nombre de ses fonctionnaires tandis que les entreprises étrangères “rationalisent” ce qui reste de main-d’ouvre salariée ; vous finissez avec des millions de personnes au chômage ou sans aucun soutien public. “La population de l’Etat, prévient McKinsey, aura besoin d’être convaincue des bénéfices attendus de ces changements.”
La vision de McKinsey ne se limitait pas au gouvernement dirigé par Chandrababu Naidu. Une fois ces politiques mises en ouvre, l’Andra Pradesh “devra saisir les opportunités pour amener d’autres Etats à adopter de telles réformes, devenant ainsi un Etat-référence”. Dans ce projet, le financement devait être assuré par des donateurs étrangers qui, par la suite, chercheraient à persuader d’autres pays en développement du bienfait à suivre l’exemple de Chandrababu Naidu.
Tout ce beau schéma rappelle furieusement une situation comparable et les bonnes dispositions de McKinsey vont jusqu’à rafraîchir nos mémoires. Vision 2020 contient onze références enthousiastes à ce qui a été expérimenté au Chili dans les années 1980. Le général Pinochet avait confié la gestion de l’économie de son pays à un groupe d’économistes néo-libéraux connu sous le nom des “Chicago Boys”. Ils organisèrent la privatisation des services sociaux, démantelèrent la législation favorable aux employés et à l’environnement et laissèrent le champ libre aux multinationales. Le résultat fut merveilleux pour les milieux d’affaires ; la dette explosa ainsi que le chômage, le nombre des sans-abri et la malnutrition. Le plan était financé par les Etats-Unis qui espéraient qu’il pourrait faire école autour du monde. Les études économiques à la base de ce plan avaient été financées par la Grande-Bretagne.
En juillet 2001, Clare Short, à l’époque secrétaire d’Etat au Développement international, a fini par admettre devant le Parlement qu’en dépit de démentis aussi nombreux que vigoureux, le Royaume-Uni finançait effectivement Vision 2020. Le gouvernement Blair a financé le programme de réforme économique de l’Andra Pradesh, la privatisation de son secteur énergétique et son “centre de bonne gouvernance” (à traduire par le moins de gouvernance que possible). Nos impôts ont également financé “la mise sur pied du secrétariat” pour le programme de privatisation. Ce secrétariat est dirigé, à la demande insistante de la Grande-Bretagne, par l’Institut Adam Smith, centre de lobby des milieux d’affaires connu pour ses positions radicales. Et l’argent pour tout ceci est venu tout droit du budget britannique pour l’aide extérieure.
Il ne faut pas être grand clerc pour comprendre pourquoi le gouvernement Blair agit de la sorte. Comme Stephen Byers l’a indiqué lorsqu’il était secrétaire d’Etat au Commerce et à l’Industrie, “le gouvernement du Royaume-Uni a désigné l’Inde comme une des quinze cibles de la Grande-Bretagne”. La campagne de Londres vise à développer les opportunités d’investissement pour le capital anglais. Les habitants de l’Andra Pradesh savent ce que cela signifie : ils appellent cela “le retour de la Compagnie des Indes orientales”.
Mais ce n’est pas le seul aspect d’une histoire britannique qui se répéterait en Andra Pradesh. On ne peut qu’être troublé à constater comment les scandales qui ont secoué Tony Blair durant son premier mandat tendent à se reproduire là-bas, en Inde. Bernie Ecclestone, le dirigeant incontesté des courses automobiles de Formule 1, avait donné un million de livres sterling au Parti travailliste et, quelques temps plus tard, la Formule 1 s’est trouvée exclue du champ de l’interdiction des publicités pour le tabac. Ce même Bernie Ecclestone a plus tard négocié avec Chandrababu Naidu pour organiser des courses de Formule 1 à Hyderabad. J’ai pu consulter les minutes des débats du Conseil des ministres du 10 janvier dernier. Selon ces documents, McKinsey a déclaré au cabinet que Hyderabad devait devenir “une ville du future de taille mondiale avec la Formule 1 comme composante centrale”. Pour viabiliser cette entreprise, il fallait cependant que “l’Etat s’engage à hauteur de 400 à 600 crs de roupies” (4 à 6 milliards de roupies). Cela signifiait une subvention publique à la Formule 1 de 50 à 75 millions de livres sterling par an. Il est intéressant de noter ici qu’en Andra Pradesh des milliers de personnes meurent de maladies liées à la malnutrition, précisément du fait que Chandrababu Naidu a opéré des coupes drastiques dans les subventions aux denrées alimentaires.
Ce qui suit, dans les minutes de cette réunion du cabinet, est encore plus instructif. On peut y lire que la Formule 1 doit être exemptée de l’interdiction qui a cour en Inde de la publicité sur le tabac. Chandrababu Naidu a déjà “abordé le dossier avec le Premier ministre et le ministre de la Santé à ce sujet” et se montrait confiant sur la possibilité de faire voter “une loi créant cette exemption”.
Les frères Hinduja, ces hommes d’affaires poursuivis devant les tribunaux en Inde et qui ont obtenu des passeports britanniques sur intervention en leur faveur de Peter Mandelson, sont aussi liés, d’une façon ou d’une autre, à Vision 2020. Les minutes d’une autre réunion du Conseil des ministres montrent qu’en 1999, leurs représentants ont eu une rencontre secrète à Londres avec le ministre de la Justice indien et le Bureau britannique d’assurance des crédits à l’export. L’objet de la rencontre était de les aider à obtenir le soutien nécessaire pour construire une centrale électrique dans le cadre du programme de privatisation de Chandrababu Naidu. Lorsque le ministre de la Justice a commencé à approcher le gouvernement indien en leur nom, un nouveau scandale Hinduja a éclaté.
Les conséquences du programme que nous avons financé crèvent les yeux. Durant la difficile saison de la “soudure”, des centaines de milliers de personnes en Andra Pradesh survivent avec le maigre gruau que leur apportent des organisations caritatives. L’an dernier, des centaines d’enfants sont morts d’une épidémie d’encéphalite du fait des insuffisances du système hospitalier public. Les propres statistiques du gouvernement de l’Etat suggèrent que 77 % de la population se trouvent sous la ligne au-dessous de laquelle un Indien est considéré comme pauvre. Les données manquent mais il apparaît que ce pourcentage a connu ces dernières années une augmentation considérable. En 1993, on ne comptait qu’un bus par semaine amenant des travailleurs migrants d’un dépôt situé en Andra Pradesh jusqu’à Bombay. Aujourd’hui, ce sont 34 bus qui font la navette chaque semaine. Ces dépossédés en sont réduits à l’état de coolies itinérants du nouvel empire de Tony Blair.
Fort heureusement, la démocratie fonctionne encore en Inde. En 1999, le parti de Chandrababu Naidu avait conquis 29 sièges, en laissant cinq seulement au Parti du Congrès. La semaine dernière, c’est exactement l’inverse qui s’est produit. A ce jour, nous ne pouvons chasser Tony Blair du pouvoir par les urnes mais, en Andra Pradesh, ils ont fait le travail en notre nom.