Eglises d'Asie – Divers Horizons
LE BOUDDHISME TIBETAIN : ENTRE RELIGION ET POLITIQUE
Publié le 18/03/2010
On peut dire avec certitude que le bardo détient la clé de l’avenir du bouddhisme tibétain et du peuple tibétain. Le dalaï-lama, qui est âgé de 69 ans, se lève tous les matins à quatre heures pour méditer sur la venue de sa mort et du bardo – terme qui désigne, dans la croyance des bouddhistes tibétains le passage entre la mort et une nouvelle naissance. Ailleurs, un chef vieillissant serait avant tout préoccupé du choix de la personne appelée à lui succéder – son fils, un dauphin choisi, un rival politique. Mais, dans le monde complexe du bouddhisme tibétain, le chef tibétain se prépare à renaître pour reprendre de nouveau son rôle.
Le dalaï-lama et ses fidèles tibétains sont enfermés dans un système spirituel de succession qui est unique, même dans le monde bouddhiste. Les chefs lamas ou tulku sont les réincarnations reconnues de leurs prédécesseurs. Le dalaï-lama et le panchen-lama, qui arrive en second derrière lui, sont des tulku ou bodhisattva, des êtres éminemment supérieurs, qui sont à la limite de l’illumination, mais qui ont choisi de revenir sans cesse, pour aider les autres sur la voie du nirvana. On les dit capables de choisir l’endroit où ils renaîtront, ce qui se passe habituellement durant le bardo – cet état intermédiaire – où se fait le passage à la nouvelle vie.
Ce système de succession spirituelle des grands lamas tibétains a cours depuis des siècles et se déroule largement à l’abri de la vue du commun des mortels, en dehors de la vie publique en quelque sorte mais pas toujours en dehors de la politique, ni des intrigues, voire, dit-on, à l’occasion, du meurtre de quelques jeunes dalaï-lama, qui n’ont pas réussi à parvenir à l’âge adulte. Projeté dans le monde moderne par le traumatisme qui a secoué le Tibet, le système tulku représente à la fois une promesse et un danger pour l’avenir du bouddhisme tibétain, mais aussi pour celui du peuple tibétain.
Quand le chef spirituel tibétain n’est pas concentré sur la récitation de ses mantras matinaux ou n’est pas plongé en méditation dans sa résidence sur les collines de Dharmsala, en Inde, il s’absorbe dans des préoccupations beaucoup plus matérielles. Plus de quarante-cinq ans après avoir fui le Tibet, avec plusieurs dizaines de milliers de fidèles, à l’aube du soulèvement de Lhassa contre les troupes chinoises, sa priorité, comme “protecteur du Tibet reste de négocier un accord avec le gouvernement chinois sur l’avenir du territoire tibétain et de son peuple. On dit qu’il considère cette tâche comme relevant de sa responsabilité personnelle, qu’il doit mener à bien avant de mourir. Après des décennies sans aucun ou très peu de contact entre le “gouvernement tibétain en exil” et Pékin, un lent mouvement de rapprochement semble se faire jour.
Le chef tibétain a abandonné sa revendication initiale d’un Tibet indépendant – abandon profondément impopulaire chez nombre d’exilés, qui, avec obstination, continuent à coller des affichettes pour le “Tibet Libre” sur les fenêtres de leurs maisons ou de leurs boutiques en Inde et au Népal. Le dalaï-lama milite pour “la voie moyenne une autonomie du Tibet dans la République populaire de Chine. Cependant, même avec cet objectif, les chances de trouver une solution acceptable pour le peuple tibétain apparaissent, à l’heure qu’il est, pratiquement nulles.
Mais alors que le rêve du dalaï-lama pour le Tibet s’est évanoui, il lui reste à mettre un terme à une affaire de nature religieuse. Outre la question de la préparation de sa succession, il tente en effet d’unifier les différentes écoles du bouddhisme tibétain et se préoccupe de l’avenir du bouddhisme dans le monde. Il se présente modestement comme “un simple moine” et s’est même interrogé sur la nécessité et le rôle d’un dalaï-lama dans l’avenir. Ce dernier est cependant considéré comme vital par le peuple tibétain, un peuple partagé aujourd’hui entre l’exil et la férule du gouvernement chinois pour sa grande majorité. Comme l’affirme l’oracle Nechung, le lama responsable d’indiquer la voie de la prochaine incarnation du dalaï-lama : “Nous sommes cent pour cent certains que le dalaï-lama continuera de renaître.”
L’avenir reste cependant incertain. Les autorités communistes chinoises ont commencé à s’approprier le processus de la reconnaissance de la réincarnation des grands lamas, utilisant la religion à des fins politiques, avec un but quasi affiché : parvenir à nommer le prochain dalaï-lama.
Le chef tibétain n’a pas seulement à affronter les autorités chinoises. Il se trouve également un certain nombre de lamas et de fidèles tibétains qui craignent, à tort ou à raison, que l’initiative du dalaï-lama d’unifier les écoles tibétaines ne signifie le passage de leurs écoles sous la coupe de sa propre école bouddhiste, l’école Gelugpa. Ils rechignent devant cette évolution qu’ils perçoivent comme une immixtion dans leurs affaires. Ils craignent la disparition de leurs écoles, voire la création d’un système bouddhiste différent.
Comme si cela n’était pas suffisant, le chef tibétain doit de plus faire face à un sérieux désaccord à l’intérieur même de sa propre école bouddhiste Gelugpa sur la question de l’adoration d’une divinité bouddhiste, que le dalaï-lama voit maintenant comme une menace pour lui-même et pour le peuple tibétain.
Tous ces défis affectent profondément le dalaï-lama. D’une part, de nombreux Tibétains considèrent la continuité de l’institution du dalaï-lama en tant que figure de proue dans les temps à venir comme aussi vitale pour leur identité que pour le développement de leur communauté en exil et au Tibet sous occupation chinoise. D’autre part, les efforts du dalaï-lama et son avenir ont une grande portée sur l’ex-pansion et la popularité du bouddhisme dans le monde.
Les bouddhistes représentent à peine 6 % de la population mondiale et les adeptes du bouddhisme tibétain représentent une fraction seulement de ces 6 %. On peut cependant s’attendre à des changements significatifs quant aux appartenances religieuses au cours des décennies à venir. Les chrétiens forment la communauté de croyants la plus importante, avec 33 % de la population de la planète, mais les adeptes de l’islam, aujourd’hui 19,6 % de la population, sont en forte croissance et, à en croire certaines études, vont continuer à croître en nombre. Les spiritualités liées au New Age et les sectes rencontrent un succès certain. Dans ce paysage en évolution, le bouddhisme semble connaître une popularité croissante.
Etant donné les tensions religieuses actuelles, exacerbées par “la guerre au terrorisme” déclarée par le gouvernement des Etats-Unis et le fait que cela semble mettre aux prises certains membres de la droite chrétienne américaine et des militants musulmans extrémistes, il peut apparaître étrange de dépeindre le bouddhisme, si souvent présenté comme une religion pacifique, sous les traits d’un “agresseur”. Cependant, le dalaï-lama sait que les textes sacrés les plus anciens du bouddhisme tibétain prophétisent “une guerre sainte” bouddhiste menant à la domination du monde par le bouddhisme.
Compte tenu des changements à attendre ces prochaines décennies dans le paysage religieux du monde à venir, il importe d’étudier de près la figure de ce grand chef religieux qu’est le dalaï-lama, de même qu’il convient d’observer la nature du bouddhisme tibétain et les perspectives d’avenir de cette religion à l’aube du nouveau millénaire.
“Le Dieu Roi” sur la scène mondiale
En vingt ans, le dalaï-lama est passé du statut de chef d’une communauté réfugiée, cloîtré dans une station perdue des collines de l’Inde à la deuxième place de chef religieux le plus en vue dans le monde, immédiatement après le pape Jean-Paul II. La performance est méritoire ! Ce n’est pas un mince succès, compte tenu du nombre, estimé entre 4 et 6 millions, des Tibétains, et du fait que les adeptes du bouddhisme tibétain représentent 0,001 % de la population mondiale. Ainsi que le remarque un historien tibétain, seuls les juifs, qui sont près de 13 millions, ont réussi à attirer une attention aussi grande pour une aussi faible population. La différence ici est que le judaïsme n’est pas en passe de devenir une religion “populaire”.
Le toujours souriant chef spirituel tibétain en exil a reçu le prix Nobel de la paix en 1989, et s’est attaché, semble-t-il, le cour de millions d’Occidentaux dans son combat pour la paix dans le monde, par son message bouddhiste et son appel à la justice pour son peuple. Le dalaï-lama a été dépeint par un historien tibétain comme comparable à un pape asiatique, dont le domaine spirituel couvrirait non seulement les régions tibétaines chinoises et la chaîne de l’Himalaya, mais aussi la Mongolie et les régions orientales de la Russie et dont l’influence, de plus, s’étendrait à tous les continents du monde. Il ne cherche pas, a-t-il expliqué, à gagner des fidèles au bouddhisme tibétain, mais incite les Occidentaux à conserver leurs croyances et, par réciprocité, demande aux chrétiens évangéliques en Inde de ne pas convertir les pauvres. Et cependant, il affirme que sa pratique bouddhiste peut être bénéfique aux autres croyants, sans qu’ils aient à abandonner leur foi. Bien qu’il y ait controverse sur ce point, le bouddhisme tibétain serait une philosophie et une pratique, bien plutôt qu’une religion ou un système de croyances. Selon le dalaï-lama, vous pouvez être chrétien et pratiquer le bouddhisme.
Les efforts du dalaï-lama dans le dialogue entre les religions ont été largement salués en Occident. Il rencontre fréquemment les responsables des autres religions, y compris le pape Jean-Paul II, qu’il a vu plusieurs fois, même si quelques rares critiques ont avancé que peu d’améliorations ont en pratique résulté de ces différents échanges. En 1996, sa vision de quelques passages choisis du Nouveau Testament a été publiée dans un livre intitulé : Le Bon Cour : une perspective bouddhiste sur l’enseignement de Jésus, où il trouve des ressemblances entre le bouddhisme et le christianisme, tout en reconnaissant que les deux religions divergent quand elles en viennent à l’existence de Dieu et à la nature de la réalité.
Le chef tibétain a fait beaucoup pour encourager des échanges de vue entre les tenants de fois différentes et pour amener les scientifiques et les chercheurs à débattre de la nature de l’esprit et de la pensée bouddhistes. Le dalaï-lama et des neurologues ont travaillé ensemble pour étudier la méditation et explorer le domaine des capacités mentales et physiques hors du commun de certains moines bouddhistes. Le chef religieux tibétain, connu pour sa passion du bricolage des montres, et qui prétend qu’il aurait été ingénieur s’il n’était pas né moine, s’est ainsi converti à la pensée scientifique. Il tente de marier sa religion avec le développement technique du XXIe siècle. Quelques moines tibétains s’interrogent pour savoir si, un jour, un super ordinateur ne pourrait pas être conçu avec une conscience ou une âme.
La majorité des Tibétains considèrent le dalaï-lama comme leur chef suprême. Au long de ces dix dernières années, on l’a vu s’éloigner de la politique au jour le jour ainsi que l’a montré le déroulement de l’élection démocratique du lama Samdhong Rinpoche, en tant que Kalon Tripa, à savoir le Premier ministre du gouvernement tibétain en exil. Mais, en dépit de ces efforts pour démocratiser l’administration en exil, les Tibétains considèrent toujours le dalaï-lama comme leur chef politique. Qui plus est, ils croient que le 14ème dalaï-lama, qu’ils désignent sous le nom de “Kundun” (‘la présence du Bouddha’), est l’incarnation de Cherensi, ou Avalokiteshvara, le bodhisattva de la compassion, le protecteur du Tibet qui, il y a des siècles, aurait fait le vou de revenir sans cesse servir de maître au peuple tibétain.
Des années après avoir fui le Tibet, le dalaï-lama est le chef d’une communauté de réfugiés, qui a été longuement décrite comme une “success story en termes de renommée mondiale, pour avoir su conserver sa religion et sa culture, bien qu’il faille tempérer ce succès par le fait que cette communauté est toujours dans l’impossibilité de rentrer chez elle, au Tibet. C’est au moins ce dont les Tibétains veulent se convaincre et ce qui est abondamment repris dans la presse et la littérature.
Il existe des dizaines de livres sur le dalaï-lama, quelques-uns sont autobiographiques ou biographiques, d’autres traitent de son enseignement et de sa conception religieuse de la vie. De ces publications, des milliers de reportages dans les médias et de la communication efficace réalisée par son bureau et par le gouvernement tibétain en exil, on peut apprendre beaucoup sur les origines du chef tibétain, ses intérêts et ses idées.
Le “réfugié le plus connu du monde” est régulièrement reçu dans toutes les capitales, de Paris à Washington, à l’exception de Pékin bien entendu. Les gouvernements étrangers, y compris le Comité français pour le Tibet de l’Assemblée nationale et le gouvernement des Etats-Unis s’élèvent contre les violations des droits de l’homme au Tibet, tout en évitant de contester à la Chine le droit d’occuper les hauts plateaux montagneux du Tibet, et ce, malgré les déclarations tibétaines rappelant que le Tibet était un pays indépendant avant l’invasion chinoise de 1951. Le dalaï-lama a fait de nombreux voyages en Europe et aux Etats-Unis, où il a été bien reçu par les instances gouvernementales et par les instances locales. Jusqu’à la municipalité française de Mouans-Sartoux, près de Cannes, qui a déclaré 2004 “Année du Tibet” et dont le maire souhaite conférer la citoyenneté d’honneur au dalaï-lama. De même, le Comité parlementaire français pour le Tibet a déclaré l’année 2005 “Année du Tibet
Sur un plan personnel, de par son contact avec les gens, que ce soit avec un pèlerin tibétain, un ministre en exil ou un ami étranger, il est difficile d’échapper à l’impression, comme l’a noté un observateur, que le dalaï-lama est particulièrement attentif aux autres. Quelques-uns disent qu’il est “la compassion en action
Son aura est telle que beaucoup de Tibétains et de bouddhistes étrangers sont persuadés qu’il n’est pas là seulement pour sauver les Tibétains. Il est là pour sauver le monde. Comme l’affirme l’acteur hollywoodien Richard Gere, il est “le plus grand être humain vivant Le “Dieu Roi comme on l’appelle quelquefois, est à l’échelle du monde.
Les défis auxquels il doit faire face
Mais derrière le cliché de pacificateur du monde et de chef religieux respecté, le dalaï-lama fait face à nombre de problèmes qui sont le lot de tous les chefs religieux – le sectarisme, les divergences sur la doctrine ou la pratique religieuses, les problèmes de groupes militants, les scandales et les atteintes à l’autorité. A la différence du “déchaînement des médias” autour des cas d’abus sexuels qui ont récemment empoisonné l’atmosphère de l’Eglise catholique aux Etats-Unis et en Europe, les problèmes qui assaillent le dalaï-lama et le bouddhisme n’attirent guère de publicité. Occasionnellement parfois, des histoires déplaisantes font pendant un temps ‘la Une’ des journaux.
Ce qu’il faut garder présent à l’esprit est que le bouddhisme tibétain, vieux de treize siècles, et le dalaï-lama sont relativement nouveaux pour le monde qui ne connaît ni ce chef religieux ni sa religion. Les études sérieuses n’ont commencé dans le monde occidental que peu après sa fuite du Tibet, il y a quelque quarante ans. C’est un contraste saisissant avec les siècles d’études et de connaissances occidentales du christianisme et de l’islam, domaines de recherche incomplets en eux-mêmes. Avant cela, la religion et la culture du “Pays des Neiges vues de l’Occident, étaient un mélange de fables et de mysticisme. Ce qui était connu avant 1959, date du départ en exil du dalaï-lama, relevait pour une bonne part de la désinformation, englobant des scènes de lamas en lévitation, de fantômes et d’adoration du diable, soit une image largement superficielle et fausse de ce qu’on appelait alors le “lamaïsme Seule Alexandra David-Neel, l’aventurière française qui a visité le Tibet dans les années 1920, semble s’être approchée, dans ses écrits, de la nature véritable du bouddhisme tibétain, même si son approche restait encore assez superficielle.
Appelez cela dualité de points de vue. Mais il est erroné, et de dépeindre le vieux Tibet “comme un domaine hors du temps d’une sagesse bouddhiste intacte selon la description d’un écrivain, et de rejeter sa religion, qui, selon certains critiques, serait une forme corrompue et dérivée du bouddhisme, vouée à l’adoration du diable et à des pratiques sexuelles abusives.
Après que des études sérieuses aient commencé dans les années 1960, une vision simplifiée de la religion s’est dégagée lentement. Grâce aux efforts de chercheurs et de lamas tibétains, ainsi qu’à ceux d’Occidentaux convertis, il a été possible d’interpréter, documents à l’appui, les siècles d’évolution de cette religion.
L’interprète le plus éminent de cette ancienne sagesse en des termes accessibles aux contemporains est sans doute le bouddhiste américain Robert Thurman, qui a étudié avec le dalaï-lama dans les années 1960. Robert Thurman a vulgarisé cette religion dans des livres qui sont devenus des best-sellers. Prenez l’exemple du film Groundhog Day avec l’acteur Bill Murray qu’il a utilisé comme une analogie de la réincarnation, lors d’une récente interview accordée au San Francisco Chronicle. Dans le film, une journée se répète sans cesse jusqu’à ce que l’acteur principal, interprété par Murray, revivant la même journée plusieurs fois, change sa personnalité, passant d’un homme de télévision grincheux à un individu plein de compassion. Comme Robert Thurman l’explique : “Vous y revenez jusqu’à ce que vous l’ayez bien fait. Quand vous l’avez bien fait, vous nagez dans le bonheur. Le nirvana, c’est vivre avec les autres dans le bonheur.”
Une simplification et une vulgarisation de cette nature ont rendu le bouddhisme tibétain accessible aux hommes stressés du monde moderne. Le bouddhisme tibétain en Occident connaît un succès qui ne se dément pas. Les livres qui offrent les pensées du dalaï-lama se vendent comme des petits pains. De nombreux ouvrages traitant du “bonheur de la “colère apaisante” et de la “morale” piquent la curiosité des Occidentaux. En dehors des études scientifiques, un nouveau livre sort pratiquement tous les deux ou trois mois, avec pour objet d’apporter apparemment un nouvel éclairage sur cette religion. Beaucoup de ces livres de vulgarisation sont vendus avec comme argument qu’il est possible de poursuivre en parallèle les pratiques qu’ils contiennent et celles de sa propre foi. Plus simplement, ils suggèrent, par exemple, qu’un chrétien peut s’asseoir dans la position du lotus et méditer, sans pour cela abandonner sa croyance en Dieu et en Jésus-Christ.
Et puis le mouvement s’est accéléré. A la fin des années 1990, Hollywood et le monde du pop occidental se sont apparemment entichés du bouddhisme tibétain et du dalaï-lama. Les films Sept ans au Tibet, Kundun, Le Petit Bouddha et les concerts pop au profit du Tibet ont fait plus en quelques années pour la cause tibétaine et sa religion que des décennies d’efforts laborieux du gouvernement tibétain en exil ou des groupes étrangers de soutien au Tibet.
Mais les images du Tibet que donnaient ces films ont été pour beaucoup également dans la perpétuation du mythe du “Shangri-la C’était plus par omission que par fausseté que les scénarios de ces films donnaient une version simpliste “made in Hollywood” d’un paisible Tibet disparu et d’une religion aimable et compatissante.
Même avec des études minutieuses, la réalité de l’approche tibétaine de la philosophie et de la pratique spirituelle du bouddhisme tibétain est loin d’avoir été mise à jour. En fait, la vulgarisation en est en partie responsable, ainsi que le fait qu’en Occident, l’accent est souvent mis sur ce qui plaît aux Occidentaux – pour simplifier, la méditation et les mantras. Beaucoup des éléments ésotériques et mystiques religieux sont encore absents.
Comme l’ont fait remarquer des spécialistes bouddhistes, beaucoup de gens en Occident ont tendance à choisir dans la corbeille des pratiques bouddhistes celles qui ont trait aux thèmes humanitaires, rationnels et universels. Donald Lopez, titulaire à l’université du Michigan de la chaire d’études bouddhistes tibétaines, souligne dans son livre : Les prisonniers du Shangri-la : l’Occident et le bouddhiste tibétain, que la plupart des écrits sur le bouddhisme tibétain ne font guère plus que d’expliquer aux Américains harassés comment se relaxer. Donald Lopez se référe à une étude faite en 1977, mais il conclue qu’il peut tout aussi bien s’agir de la réalité d’aujourd’hui.
Une autre raison pour laquelle les études du bouddhisme tibétain ont tant tardé à se développer est que, dans les années 1960 et 1970, le bouddhisme tibétain avait tendance à être considéré dans les cercles intellectuels comme une culture et une religion inférieures à celles du sous-continent indien et, plus spécifiquement, au bouddhisme indien. Le bouddhisme tibétain n’aurait été qu’une forme corrompue de bouddhisme. Par exemple, dans les années 1960, la religion et la langue tibétaines n’étaient présentes en tant que sujets d’examen à l’honorable School of Oriental and African Studies (SOAS), à Londres, que dans une pauvre seconde place derrière le bouddhisme indien et le sanscrit. D’une certaine façon, on pourrait avancer que cela n’a pas beaucoup changé aujourd’hui.
Cet aspect des choses s’explique en partie par ce qu’il y avait de disponible, à l’époque. En termes d’études académiques, l’école bouddhiste Gelugpa du dalaï-lama, sans doute la plus “érudite” des écoles tibétaines, avait certainement fait l’objet de plus d’attentions de la part des milieux universitaires que les autres grandes écoles du bouddhisme tibétain – Nyingma, Sakia et Kagyu. C’est un fait largement dû aux circonstances. Un acteur important dans l’étude du bouddhisme tibétain aux Etats-Unis a été feu Geshe Wangyal, un Mongol originaire de ce qui est aujourd’hui la Kalmoukie, en Asie centrale. Geshe Wangyal, qui avait été ordonné dans la forme tibétaine du bouddhisme mongol et avait fait ses études au monastère Gelugpa de Drepung à Lhassa, a émigré aux Etats-Unis, où il y a enseigné. Au début des années 1960, il a attiré l’attention de deux jeunes enthousiastes, Robert Thurman et Jeffrey Hopkins, qui allèrent séparément étudier à Dharmsala, où ils reçurent l’appui du jeune dalaï-lama en exil.
Sur le plan universitaire, l’école de pensée Gelugpa est aujourd’hui prédominante, alors que celle de Karma Kagyu serait plus “populaire” de par le nombre de centres bouddhistes qui ont éclos à l’ouest et à l’est des Etats-Unis. Il y a conflit, explique Tsering Shakya, un savant tibétain, entre le monde des pratiquants et le monde des chercheurs, qui, tous les deux, aspirent à l’authenticité. “Pour les pratiquants, les centres bouddhistes qui parsèment l’Amérique et l’Europe sont le siège d’un bouddhisme authentique, alors que les universitaires sont considérés avec quelque soupçon, écrit-il dans le Journal de l’Ethique bouddhiste. Les universitaires, eux, considèrent les convertis comme les révoltés d’une génération sans aucune rigueur d’analyse.”
Le professeur Jeffrey Hopkins a essayé de faire se rejoindre ces deux mondes en recréant le cursus traditionnel monastique et en enseignant les méthodes de l’école de pensée Gelugpa dans une université américaine. Mais, comme l’a fait remarquer Donald Lopez, spécialiste du bouddhisme, cela n’a donné dans les années 1970 que des étudiants se démenant pour avoir un niveau de connaissance qu’on attendrait d’un simple moine tibétain de 12 ans. Le résultat : une vision étroite de pratiques limitées à une école bouddhiste. Mais c’était au commencement.
Aujourd’hui, le résultat des efforts sérieux des savants, des convertis et des lamas tibétains pour transmettre cette religion dans sa profondeur et sa diversité en donne une image beaucoup plus complète. Mais il n’y a eu encore que des efforts limités pour explorer et transmettre ce qui pourrait être considéré comme le côté négatif et controversé de cette religion. De la même façon, l’histoire de la figure de proue de la religion, le dalaï-lama, reste encore à écrire.
Toutefois, ces érudits qui ont un regard objectif sur le Tibet et en publient des analyses critiques risquent eux-mêmes de sévères critiques de la part des fidèles tibétains ou étrangers. L’objectivité n’est pas bien vue. Dans la communauté tibétaine en exil les gens sont, soit “pour soit “contre” ces analyses. Les critiques du gouvernement tibétain en exil ou du dalaï-lama font froncer les sourcils. Quelques critiques tibétains qui n’avaient pas mâché leurs mots ont été physiquement pris à partie ou harcelés par leurs compatriotes en exil. Un écrivain tibétain connu a préféré “l’exil de l’exil en fuyant l’Inde, pour la relative liberté des Etats-Unis.
C’est dans ce contexte que le bouddhisme tibétain doit être analysé, débattu et compris dans ce qu’il est, dans ce qu’il offre, dans son attrait pour le monde et dans son avenir. De même, le rôle central du dalaï-lama, qui a tant ouvré pour lui donner une envergure mondiale, doit être étudié de plus près.
Ni bon ni mauvais
Pour comprendre le dalaï-lama, il ne faut pas devenir prisonnier de l’adulation enthousiaste de ses “fans ni d’une presse mondiale largement dénuée de sens critique. Il ne faut pas non plus tomber dans l’aigre critique de ceux qui voient en lui un ennemi – la hiérarchie communiste chinoise et, de façon assez surprenante, le petit nombre de lamas tibétains et de leurs fidèles qui font campagne contre lui. Il faut aussi éviter de lire par trop les critiques des médias et des cercles universitaires, parfois de parti pris dans leur polarisation sur les éléments prétendument négatifs de son comportement ou de sa religion. Il faut un juste équilibre et de l’objectivité. La vérité est difficile à trouver entre les sphères polarisées de ses fidèles et de ses détracteurs.
La critique chinoise du dalaï-lama, qui le présente comme un “démon” et comme un “séparatiste est aisée à écarter tant elle est une réponse de type “paranoïaque ainsi que l’exprime un observateur tibétain. Le gouvernement central à Pékin veut à tout prix préserver l’intégrité de son territoire national et nourrit apparemment de grandes craintes face à la force de séparatisme que représente un seul homme sur un simple 0,5 % de la population de la République populaire de Chine, vivant sur un territoire grand comme la moitié de l’Europe et qui fait partie de leur pays comme une “barbarie occidentale”. On peut faire là le parallèle avec les efforts de Pékin pour soustraire les catholiques chinois à leur dévotion au pape en ne reconnaissant que ceux de l’Association catholique patriotique chinoise, organisation gouvernementale qui cherche à imposer son contrôle sur la vie religieuse des catholiques.
Ce qu’il est toutefois plus difficile à comprendre est l’aigreur d’une minorité de critiques tibétains. Quelques-uns, membres de sa propre école Gelugpa, reprochent au dalaï-lama son ingérence qui s’est traduite par la suppression d’une pratique sacrée, l’adoration d’une divinité tantrique, Dorje Shugden. Une faction d’une autre école bouddhiste, Karma Kagyu, se plaint de lui voir jouer un rôle politique, lorsqu’il reconnaît le 17ème karmapa comme le chef de leur propre école. D’autres sont furieux des tentatives du chef spirituel tibétain d’unifier leurs écoles sous la bannière de sa propre école Gelugpa, une unification qu’ils voient comme un asservissement et une menace sur la pérennité de leurs écoles bouddhistes.
Ces critiques sont le signe des sérieux défis auxquels doit faire face le dalaï-lama
L’émergence du bouddhisme tibétain
Si Siddharta Gautama qui est devenu, il y a 2 500 ans, le Bouddha, l’Illuminé, était encore en vie aujourd’hui, il trouverait que la religion qu’il a enseignée dans le contexte culturel de l’Inde hindouisée a pris de nombreuses formes différentes. Comme l’explique l’auteur Stephen Batchelor, un bouddhiste occidental, le bouddhisme “a réussi à générer une extraordinaire diversité de formes : écoutez un moine Theravada du Sri Lanka, un prêtre du “Pays Pur” du Japon, un Yogi Nyingma du Tibet et vous aurez le plus grand mal à comprendre ce qui peut les réunir en tant que ‘bouddhistes'”.
Le bouddhisme tibétain et la place du dalaï-lama doivent être compris dans le contexte de l’histoire de la religion et de la place unique de son chef. Malgré son envergure aujourd’hui et son titre de “chef spirituel tibétain le dalaï-lama n’est pas à la tête du bouddhisme tibétain. Il y a quatre grandes écoles bouddhistes et il fait partie de l’une d’elles. Et il y a même quelques lamas tibétains qui vont jusqu’à dire qu’il ne devrait pas être le chef politique des Tibétains.
D’ou vient donc le fait que ce lama soit devenu le chef spirituel et temporel du peuple tibétain, le bouddhiste le plus prestigieux du monde et le porte-drapeau de ce que certains Tibétains et leurs fidèles à l’étranger rêvent de voir comme la domination possible du bouddhisme sur le monde ?
Un bref retour en arrière sur l’histoire du bouddhisme et de sa naissance au Pays des Neiges peut permettre d’en avoir une image plus claire, même si elle demeure encore très incomplète. Au cours des siècles, le bouddhisme s’est séparé en écoles distinctes, un peu comme le christianisme s’est divisé entre le catholicisme, l’orthodoxie et le protestantisme. On admet généralement qu’il y a deux branches principales du bouddhisme, à savoir, le bouddhisme Hinayana, ou Theravada, et le bouddhisme Mahayana. Le bouddhisme Theravada, ou la Voie des Anciens, s’est propagé au Sri Lanka et en Asie du Sud-Est. Le bouddhisme auquel on se réfère sous le nom d’Hinayana, ou “Petit Véhicule appellation que ses fidèles trouvent désobligeante, est une des formes premières du bouddhisme, qui prétend être restée très proche de l’enseignement d’origine de Bouddha. Le bouddhisme Mahayana, le “Grand Véhicule est la forme sous laquelle il s’est développé en Inde ainsi qu’en Chine et au Japon.
Le bouddhisme est arrivé relativement récemment au Tibet. Il a fallu onze siècles après la mort du Bouddha historique pour que son enseignement (dharma) parvienne dans les hauts plateaux montagneux de ce pays et ait un impact sur ce peuple tribal en guerre continuelle. Historiquement, les Tibétains datent son arrivée de l’an 641, lorsque le roi Songtsen Gampo unifia le Tibet et épousa la princesse népalaise Bhrikuti, qui apporta avec elle des images de Bouddha. Cependant, la date la plus importante serait 774, quand Padmasambhava, le mystique indien tantra, arriva à l’invitation du roi Trisong Detsen. Padmasambhava, plus populairement connu au Tibet sous le nom de Guru Rinpoche, mélangea le bouddhisme Mahayana développé à cette époque en Inde, le bouddhisme tantrique et la religion locale chamaniste Bön pour former ce qui est maintenant reconnu comme le bouddhisme tibétain. Le Guru Rinpoche écrivit nombre de textes importants, de même qu’il créa l’école bouddhiste Nyingma, qui fut à l’origine de toutes les écoles actuelles du bouddhisme tibétain. L’enracinement de cette religion a connu quelques revers, mais, en deux siècles, après une “deuxième diffusion” par quelques grands sages qui apportèrent les idées et les pratiques indiennes, son implantation était assurée.
Le bouddhisme Mahayana, qui prit racine au Tibet et dans d’autres régions himalayennes, tout comme en Chine, au Japon et en Corée, est, aux dires de ses fidèles, une école plus large ayant une approche plus ambitieuse et des concepts plus visionnaires que le bouddhisme Hinayana – bien que les bouddhistes Theravada rejettent cette façon de voir les choses. Le bouddhisme Mahayana peut être décrit en termes simples comme une école davantage tournée vers l’extérieur et insistant plus sur la compassion pour l’homme.
Comme l’a fait remarquer un spécialiste bouddhiste, les lamas tibétains pourraient ne pas être d’accord avec le fait que leur religion soit appelée le “bouddhisme tibétain même si elle est un mélange du bouddhisme “originel de l’hindouisme, du Bön, du chamanisme tibétain et de leur sens de l’adoration. De leur point de vue, elle est l’enseignement complet et pur de Bouddha qui est venu jusqu’à eux par la suite ininterrompue des lignages d’êtres illuminés, les bodhisattva.
Les bouddhistes croient en la réincarnation, un cycle continu de souffrances et de retours, le samsara. Il y a cependant une issue à cette “roue de la vie” grâce à des pratiques mentales et à de bonnes actions envers les autres. Le but est l’illumination et la fin du cycle des renaissances. Robert Thurman prétend dans ses ouvrages qu’il s’agit d’une philosophie et d’une religion, non pas fondées sur une croyance en un dieu mais sur la méditation et l’illumination, dont la voie principale est la longue tradition monastique bouddhiste. Dans le vieux Tibet, plus de 100 000 moines vivaient dans des milliers de monastères, avant que le gouvernement chinois ne l’investisse et provoque les destructions que l’on sait. Bien qu’il existe un mouvement laïque, y compris de yogas mariés, près de 10 à 15 % de la population masculine du Tibet est supposée avoir consacré sa vie à un monastère ou à une retraite monastique, même si une bonne partie n’est là en fait que pour servir une élite de moines.
Pour les laïcs, les pèlerinages traditionnels et les moulins à prière sont un signe extérieur de la religion, même aujourd’hui au Tibet, sous le régime communiste chinois. Mais le cour de la religion – l’effort pour briser le cycle samsara des renaissances – peut être découvert dans les pratiques des moines et des grands lamas. Les moines suivent dans la discipline des cours de pratiques et de méditation centrées sur la compassion, la sagesse, la morale, l’altruisme et la patience. Avoir un maître religieux est vital pour comprendre les textes religieux, les sutras. La voie vers l’illumination est grandement facilitée par l’usage de certains rituels extérieurs et par des objets rituels. Les mantras aident à obtenir, dit-on, un haut niveau de conscience. Mais peu de maîtres bouddhistes se risqueraient à affirmer que l’illumination est réalisable au cours d’une seule vie.
Robert Thurman, qui a présenté le bouddhisme tibétain comme une science aussi bien que comme une religion, en est arrivé à une définition particulière des lamas tibétains. Par contraste avec l’Occident qui a fait beaucoup pour s’investir dans le monde matériel et a lancé des astronautes dans l’espace, Robet Thurman parle des lamas comme des “psychonautes qui se lanceraient dans l’espace intérieur pour explorer les “frontières extrêmes de la conscience”.
Le bouddhisme tibétain a un “panthéon” de Bouddhas, de bodhisattvas, de dharmas protecteurs et de divinités, dont quelques-unes auraient, à un moment ou à un autre, présenté un danger pour la religion mais qui auraient été retournées pour protéger l’enseignement. Beaucoup de ces personnages, d’aspect souvent féroce, sont propres au Tibet, bien que quelques-uns proviennent de l’hindouisme ou de la religion locale tibétaine Bön – dont les origines restent encore mystérieuses. Pour prendre des décisions d’ordre religieux ou profane, le dalaï-lama se sert d’oracles, qui, dans un état de transe, permettraient de communiquer avec les divinités. Bien qu’il ait donné publiquement des opinions divergentes sur l’usage des oracles, le dalaï-lama les utiliserait pour des actes tels que décider d’un voyage à l’étranger ou l’envoi d’une délégation tibétaine à Pékin.
Il est inévitable que toute religion essuie des critiques. Alors que l’accueil enthousiaste qui a entouré, au cours des dernières décennies, la venue en Occident du bouddhisme tibétain fait peu à peu place à une évaluation plus circonstanciée, des critiques sévères se sont élevées des milieux universitaires occidentaux pour dénoncer le bouddhisme qui s’était développé sur le Toit du Monde. Selon ces critiques, le bouddhisme tibétain professerait la croyance aux démons et aux esprits, à l’occultisme, se livrerait à des pratiques sexuelles secrètes et au lavage de cerveau et ne rêverait que de domination. Les grands lamas prendraient pour épouses (mudras) de jeunes femmes, dont ils tireraient en les aimant une “énergie” féminine bénéfique – une pratique qui peut être imaginaire ou réelle. Malgré un mouvement féministe faible, mais en essor, comprenant une poignée de militants et militantes occidentaux, et visant à mettre les femmes sur le chemin de l’illumination, leur place dans cette religion demeure clairement inférieure à celle des hommes. Contrastant avec le soutien que le dalaï-lama a publiquement apporté au rôle des femmes dans la religion, des protestations s’élèvent pour dire que cette religion patriarcale ne confie aucun rôle aux femmes, qui doivent se réincarner dans un homme avant d’arriver à l’illumination.
Le dalaï-lama n’est pas épargné par ces récentes tentatives qu’on pourrait qualifier de “révisionnistes Quelques critiques tibétains et occidentaux voient d’un mauvais oil la façon dont le dalaï-lama s’est emparé d’une pratique sacrée et secrète pour en faire une expérience spirituelle – d’aucuns disent un amusement – pour les étrangers. Le chef tibétain affirme, en effet, que le Kalachakra Tantra ou “la Roue du Temps” est un support de la paix du monde. Depuis 1981, il présente cette ancienne initiation tantrique dans de nombreux pays. Quelques lamas tibétains affirment calmement qu’ils ne sont pas d’accord avec la vulgarisation que donne le dalaï-lama de cette ancienne pratique, conscients qu’ils sont de ses puissants effets secondaires. Contrairement à l’image qui en est donnée d’une intention pacifique, le Kalachakra viserait à poser les fondations du Shambala, dans lequel les pouvoirs spirituel et temporel seraient réunis entre les mains d’un empereur mondial, le Chakravartin. Dans le Shambala, aucune autre religion n’existe. Le Kkalachakra appelle à la guerre entre les bouddhistes et la “famille des serpents démoniaques à savoir les chrétiens, les musulmans et les juifs. L’ironie est que ce scénario de jugement dernier est présenté comme une cérémonie pour la paix du monde. Des commentateurs occidentaux y voient une sérieuse contradiction avec l’enseignement originel de Bouddha.
Peu de personnes en Occident soupçonnent qu’en participant à ce rituel exotique, ils seraient les fantassins préparant le chemin à ce nouvel ordre bouddhiste mondial. L’ironie est que les malheurs des Tibétains, assujettis par les communistes chinois qui les ont chassés de leur patrie, leur ont donné l’occasion de poursuivre ce rêve avec le monde pour domaine. Les Tibétains affirment que cela fut prophétisé il y a des siècles par le Guru Rinpoche, qui aurait dit : “Quand des oiseaux de fer voleront et que des chevaux galoperont sur des roues, les Tibétains seront dispersés dans le monde comme des fourmis, et le Dharma viendra dans le pays de l’homme rouge.”
Soudainement, après des siècles de développement au ralenti “caché sur le Toit du Monde certains croient que cette religion est destinée à un changement dramatique d’une magnitude qui relève de l’Utopie. L’acteur Richard Gere explique qu’il s’attend à voir une explosion du bouddhisme en Occident, comparable à celle d’une bombe nucléaire. Robert Thurman va plus loin. Il aurait dit à une conférence internationale en Europe sur le Tibet en 1997 qu’il voyait la chute imminente de l’Occident décadent et matérialiste, qui serait remplacé par une “bouddhocratie” de style tibétain.
Une succession de forme originale
Au centre de cette vision se trouve le système de lignage du bouddhisme tibétain. Il y a les textes et les pratiques, mais c’est à travers un tulku, comme le dalaï-lama, que se matérialiserait cette voie. Quand un grand lama rend son dernier souffle, les Tibétains croient qu’il commence le dé-but d’un voyage d’une importance cruciale pour le lignage de l’école bouddhiste de ce lama. Les Tibétains croient que dans le bardo et au-delà réside leur avenir et celui de leur religion, car c’est dans le bardo que s’effectuerait le passage de la “conscience” au corps suivant.
L’actuel 14ème dalaï-lama est le produit de ce système ou de cette pratique vieille de centaines d’années. Il est considéré par la plupart des Tibétains comme étant le plus haut tulku du Tibet, la réincarnation du 13ème dalaï-lama qui est mort en 1933, qui aurait été lui-même la réincarnation d’une longue lignée de lamas remontant à 1391. De plus, il est considéré, comme on l’a dit, comme une émanation du Bouddha de la compassion et d’un panthéon d’anciens chefs religieux et séculiers, dont un de ses prédécesseurs, le “Grand Cinquième” dalaï-lama, se chargea.
Dans le passé, ce système a connu des intrigues, voire des meurtres. Bon nombre de dalaï-lamas ne sont pas arrivés à l’âge adulte, souvent par le fait de régents, qui étaient censés s’occuper du pays et se livraient à des luttes de pouvoir et d’influence. Bien qu’il existât des méthodes “correctes” pour trouver la réincarnation d’un haut lama, le pouvoir, la politique, le prestige et l’argent ont souvent faussé la recherche de la “vraie” réincarnation. Mais, s’il y eut dans le passé de tels agissements, ils eurent lieu à l’abri de la haute chaîne des montagnes himalayennes, derrière les portes closes des monastères et à l’intérieur du domaine sacré du Potala, le palais du dalaï-lama à Lhassa. A l’occasion, quelques laïcs tibétains ont su, ou ont compris, ce qui se tramait, mais les procédures et les décisions étaient largement acceptées sans aucune question. Et aucun étranger n’a eu connaissance de ces secrets.
Le système de la reconnaissance des réincarnations est devenu crucial pour les écoles bouddhistes tibétaines, les monastères et les centres d’enseignement spirituel. Et il ne faut surtout pas oublier l’implication du facteur politique. Le Tibet a connu une évolution des écoles bouddhistes et des monastères dans le sens d’un pouvoir, d’une influence et d’une richesse accrus, s’accompagnant d’un durcissement de la règle théocratique. De sérieux conflits se produisirent souvent entre les différents monastères et écoles bouddhistes, qui se comportèrent parfois davantage comme de petites armées privées que comme des centres d’enseignement. Des lamas tibétains ont fait la guerre à d’autres lamas.
Aujourd’hui, le processus de reconnaissance des grands lamas se déroule dans le monde moderne. Dans au moins un exemple de lama d’importance, la décision a été débattue sur Internet, sur les cercles de discussions d’Internet. Les controverses sont devenues l’objet d’articles dans les journaux et dans les magazines et même de livres, bien que parfois sans aucune objectivité. Mais les commentateurs et les diverses parties en présence sont maintenant plus aisément capables de faire entendre leur voix sur les décisions prises pour le choix d’un garçon.
Pour les Tibétains et pour beaucoup d’adeptes étrangers du bouddhisme tibétain, la recherche d’un jeune garçon pour prendre la suite d’un grand lama décédé est une question sérieuse qu’on ne peut pas écarter à la légère, non plus que mettre en doute. Comme “preuve” que le système marche, ils mettent en avant les exceptionnelles qualités de sagesse et de compassion des grands maîtres et leurs capacités presque “surnaturelles”. Ceux qui ont connu Rangjung Rigpai Dorje, le 16ème karmapa, maintenant décédé, qui était le chef de l’école Karma Kagyu, parlent encore de son charisme et de son imposante présence. Il était “envoûtant comme l’a écrit un auteur bouddhiste occidental. Quant au dalaï-lama, Robert Thurman indique que “la façon dont il représente le bouddhisme tibétain vivant est imbattable et ne commence que maintenant à se faire connaître dans toute sa puissance”. Le chef spirituel tibétain recueille même les éloges des plus cyniques des journalistes ainsi que des commentaires sur “le petit quelque chose de spécial” de l’homme, si aigu est apparemment le désir de “croire” qu’il est plus qu’un “simple moine ce qu’il se prétend modestement être.
Ce qu’il est important de garder présent à l’esprit est que ces deux exemples, l’actuel dalaï-lama et feu le 16ème karmapa, sont des lamas qui ont fui l’occupation chinoise du Tibet et ont été présentés au monde comme des chefs spirituels adultes et sages. Le monde extérieur ne les voit pas comme des jeunets, pas plus qu’il n’a connu leurs prédécesseurs. Mais aujourd’hui, cette génération de grands lamas âgés s’éteint. Avec la disparition de ces lamas et l’apparition de nouveaux, le processus de reconnaissance des réincarnations est vu par quelques Tibétains et leurs adeptes étrangers d’un oil plus critique. Les discussions sur Internet explosent parfois en débats brûlants, de jeunes Tibétains demandant parfois de “balancer tout le système à la poubelle”. Même le 10ème panchen-lama, deuxième derrière le dalaï-lama, fit part avant de mourir de sa préoccupation sur la viabilité de cette pratique dans la situation difficile que le Tibet connaît aujourd’hui.
Le défi de la succession
Ce processus de reconnaissance des lamas réincarnés n’est pas le fait d’une institution du dalaï-lama. Il remonte au XIVe siècle, quand le 3ème karmapa, chef de l’école Karma Kagyu du bouddhisme tibétain, la secte la plus connue à l’intérieur de l’école Kagyu, a défini ce processus comme une alternative supérieure à la nomination pure et simple ou à la succession dynastique familiale.
Comme il ne pouvait pas y avoir de succession familiale – les grands lamas étant supposés célibataires -, ce lointain karmapa choisit la réincarnation et déclara qu’il était possible de prédire où il renaîtrait, et possible également pour ses adeptes de reconnaître sa réincarnation. Ecrire une “lettre de prédiction” fournissait un moyen essentiel pour trouver où et par qui le successeur du karmapa était revenu à la vie. Au cas où il n’y aurait pas de lettre, d’autres moyens pouvaient être utilisés par ses plus proches, généralement des tulkus eux-mêmes, pour le trouver.
L’école Gelugpa reprit de l’école Kaygu le système de la reconnaissance des grands lamas, peu après la mort en 1419 de Tsongkapa, le fondateur de leur école. Le premier dalaï-lama était un élève de Tsongkapa. Mais le titre actuel de dalaï-lama n’apparut que lorsque le successeur mongol de Gengis Khan, Altan Khan, le donna à Sonam Gyatso, reconnu comme le 3ème dalaï-lama, au XVIe siècle.
Tsongkapa est dépeint comme un réformateur qui trouvait que les écoles bouddhistes avaient dévié dans leurs pratiques religieuses. Il créa donc l’école Gelugpa, “les Vertueux à partir d’une école plus ancienne, l’école Kadampa, qui exigeait une discipline stricte, un célibat absolu et un dévouement complet à l’enseignement bouddhiste. Selon les annales, cette école rencontra un vif succès.
Pour comprendre les tensions qui sont survenues entre l’école Karma Kagyu et le dalaï-lama, au cours des dernières décennies, depuis le départ en exil, il faut garder à l’esprit l’histoire troublée de leurs relations pendant des siècles. Les Tibétains se réfèrent souvent à des conflits séculaires pour expliquer des tensions actuelles. Des rancunes peuvent subsister pendant de nombreuses vies. Mais on doit toujours se demander qui a rédigé un texte historique, les différentes écoles bouddhistes voyant les événements de leur unique point de vue.
Contrairement à la réputation soigneusement orchestrée d’un Tibet ancien pacifique, le pays a été, en fait, à certaines époques, le théâtre de querelles, d’intrigues et de guerres. Avant que le dalaï-lama ne prenne le pouvoir, les deux écoles bouddhistes “au bonnet rouge l’école Sakya et l’école Kagyu, gouvernaient le pays. Au début du XVIIe siècle, l’école “au bonnet jaune Gelugpa, était devenue puissante. Le karmapa avait pris le pouvoir à Lhassa et gouvernait la région, convertissant de force quelques monastères Gelugpa à l’école Kagyu. Le 5ème dalaï-lama, qui venait juste d’atteindre sa majorité, appela une puissance étrangère pour intervenir à sa place dans sa lutte contre l’école Kagyu. Ce fut le chef des Mongols Gushri Khan qui fut appelé pour envahir le Tibet en 1638. Le but du dalaï-lama était d’anéantir l’école de Kagyu et de reprendre le gouvernement, en prenant le contrôle de Kham à l’est et de Tsang au sud.
Selon un compte-rendu Kagyu, les hordes mongoles ont rasé un grand nombre de monastères Nyingma ou les ont convertis à la tradition Gelugpa. Choqué par ce massacre, le 10ème karmapa dut s’enfuir, lui et ses fidèles, pour un exil de trente ans, sous l’attaque d’une armée aux ordres des ministres du dalaï-lama. Toujours selon le compte-rendu Kagyu, l’école Gelugpa concentra ses efforts pour amener les rebelles Khampas du Tibet oriental sous l’autorité directe de Lhassa et les convertir à l’ordre du “bonnet jaune Après la défaite avec l’aide des Mongols du chef Kagyu, le gouvernement du dalaï-lama imposa un contrôle strict aux trois autres écoles bouddhistes. La plupart des monastères Kagyu autour de Lhassa furent convertis à l’école Gelugpa et le karmapa et ses fidèles furent soumis à des lois sévères et à de nouveaux impôts.
Le “Grand Cinquième” dalaï-lama réussit ainsi à briser le pouvoir des autres écoles, ce qui fut jugé comme une avancée positive dans les cercles Gelugpa. Mais, craignant une révolte Kagyu, il appela à son secours l’empereur chinois Qing. L’empereur lui offrit sa protection et introduisit au Tibet un système tournant des dirigeants – le dalaï-lama et le panchen-lama.
Aujourd’hui, le “Grand Cinquième” – ainsi que le 13ème et l’actuel 14ème dalaï-lama – sont hautement vénérés par les Tibétains. Mais quelques lamas Kagyu et leurs adeptes voient la soumission à l’empereur de Chine du 5ème dalaï-lama comme une atteinte au statut d’indépendance du Tibet. Et quand l’actuel dalaï-lama se tourne vers une divinité mongole pour recueillir de l’oracle Nechung un conseil d’ordre spirituel ou politique, cela ne va pas sans critiques.
Un successeur authentique
Pour les dévots, le choix d’un garçon est important, car le jeune lama est considéré comme la véritable réincarnation de son prédécesseur ; doté de pouvoirs spéciaux, il devient l’objet d’une profonde vénération. Trouver la réincarnation authentique est donc un problème d’importance. Une grande partie des choix des grands lamas sont faits selon des rituels et des procédés auxquels croient fermement les Tibétains et même les étrangers convertis au bouddhisme tibétain.
Il est compréhensible que les Tibétains aient été élevés dans une grande confiance en leurs grands lamas et qu’ils aient tendance à accepter leurs décisions. Mais beaucoup de dévots étrangers affichent eux aussi une dévotion sans retenue pour leur lama ou leur professeur, au point que toute interrogation raisonnable sur ce qui pourrait être une “reconnaissance erronée” – un garçon mal choisi pour tenir ce rôle – est écartée sans discussion. Bouddha a appris à ses adeptes à garder leur esprit ouvert et à se poser des questions. Il semble toutefois qu’il y ait souvent des moments où les adeptes ne sont pas prêts à accepter des points de vue différents des leurs.
Il y a une certaine ironie dans la situation où se trouvent un certain nombre d’Occidentaux, qui ont été, chez eux, parmi les plus rebelles de leur génération, qui ont mis et continuent à mettre en question et à rejeter les dogmes et les restrictions des Eglises chrétiennes, et qui sont comme subjugués, les yeux fermés, par un lama tibétain. Ils avalent sans problème ce que des croyant d’autres religions trouveraient absurde, à savoir la croyance dans le fait qu’un jeune garçon puisse être la réincarnation d’un grand maître spirituel.
Une des forces de la religion tibétaine résiderait dans cette succession de grands lamas. Mais cette dévotion inconditionnelle peut être mise à mal par le choix de certains lamas et par la conduite de ceux qui s’écartent du “droit chemin”. Le choix ne se révèle pas toujours être le bon. Alors qu’on peut dire que la majorité des grands lamas se sont conduits correctement, des scandales, y compris des abus sexuels, ont terni l’image de lamas révérés, au moins aux yeux d’une minorité d’adeptes. Le bouddhisme tibétain aussi connaît des scandales dans son clergé. Par exemple, Chogyam Trungpa, un lama Karma Kagyu, s’est trouvé sur le fil du rasoir entre l’acceptable et l’abusif dans ses relations sexuelles avec les femmes dans ses centres américains, avant sa mort en 1970. Au début des années 1990, une délégation d’adeptes bouddhistes occidentaux fut envoyée au dalaï-lama pour se plaindre d’un certain nombre de cas d’abus sexuels de lamas tibétains dont auraient été victimes des adeptes féminins.
Une autre source de difficultés se trouve du côté de ceux qui ont la tâche de trouver le jeune garçon appelé à assurer la succession de tel ou tel grand lama. La plupart des grands lamas et des régents, dont c’est la tâche, ont foi dans ce qu’ils ont à faire. Mais il y a ceux qui ont des raisons politiques ou personnelles d’orienter ce choix. Là se trouve l’origine des troubles que connut la reconnaissance de certains grands lamas, comme ceux qui perturbèrent la lignée Karma Kagyu et la reconnaissance de l’actuel 17ème karmapa. La politique et l’ambition personnelle peuvent ainsi souvent interférer. Avec des enjeux aussi importants en termes de lignage bouddhiste ou de contrôle des monastères, le temporel peut brouiller le spirituel.
Pour qu’une religion soit viable dans le monde moderne, son enseignement et sa pratique doivent pouvoir être soumis à l’analyse. Il est “naïf” de penser que le phénomène de la réincarnation puisse avoir été “uniquement religieux Ainsi que l’explique Matthieu Kapstein, spécialiste du bouddhisme tibétain à l’université de Chicago : “Il a toujours eu une puissante dimension politique et économique. Il y a de bonnes raisons de croire qu’il est apparu comme un moyen permettant au pouvoir monastique d’arracher son autonomie à l’aristocratie tibétaine.” Matthieu Kapstein explique qu’il comportait un aspect réellement religieux, mais qu’il impliquait trop directement les monastères dans des questions d’ordre économique et de puissance politique. Il ajoute cependant que ce système n’a probablement pas plus mal fonctionné que la plupart des autres pratiques successorales humaines.
Comme le déclarait le 10ème panchen-lama dans un discours au monastère de Tashi Lhunpo, à Shigatse, dans le sud Tibet, quelques jours seulement avant sa mort en 1989, “historiquement, le système de reconnaissance tulku et le soin qu’y apportèrent les monastères qui en étaient responsables s’avérèrent très efficaces pour préserver et développer l’enseignement bouddhiste, pour entretenir les monastères, pour répondre aux besoins des fidèles et conserver la culture des différentes nationalités. De ce fait, la masse des laïcs et du clergé a vénéré le tulku en y plaçant tout son espoir”. Il ajoutait : “En considérant le passé, on peut voir que la plupart des lamas et des tulkus ont été bons. Ils ont été capables de préserver et de développer l’enseignement bouddhiste.Un petit nombre de lamas et de tulkus ont terni le nom du bouddhisme. Mais, dans l’ensemble, les éléments positifs dépassent de loin les éléments négatifs.”
Le processus tibétain de découverte de la réincarnation d’un grand lama apparaît comme un mélange de directives données avant sa mort et d’attentions aux signes fournis par lui ou par des oracles ayant pouvoir de le faire. L’actuel 14ème dalaï-lama a été trouvé selon ce processus par une équipe chargée de sa recherche, suivant une histoire qui a été maintes fois racontée. Après la mort, à l’âge de 58 ans, du 13ème dalaï-lama, son corps reposait face au sud, mais sa tête a été trouvée tournée vers l’est à de nombreuses reprises. L’oracle Nechung et deux autres oracles se tournèrent vers l’est dans des transes et offrirent des écharpes. Le régent Reting se rendit au lac sacré de Lhamo Lathso, où il aurait vu des images dans l’eau du lac, une maison avec un toit bleu, un monastère proche et des lettres qui aidaient à comprendre où chercher le garçon. Un groupe de recherche fut envoyé à Amdo, dans le nord-est, où, dans le petit village de Takster, un des fils d’une famille de paysan fut trouvé.
Le 14ème dalaï-lama est né le 6 juillet 1935 et s’appelait Lhamo Thondup. Il avait deux ans quand l’équipe de recherche, qui avait entrepris le long voyage depuis Lhassa, arriva à la maison qui correspondait aux images du lac. Le groupe de lamas n’annonça pas à la famille du petit garçon la vraie raison de sa visite. Ils posèrent des questions à l’enfant et lui firent subir des tests, qui consistaient à lui faire choisir des perles de prière, des cannes et d’autres objets dont certains avaient appartenu, et d’autres pas, au 13ème dalaï-lama. Il choisit les bons objets et il avait une personnalité “extraordinairement marquée pour son âge selon Khemay Sonam Wangdu, un membre de l’équipe de recherche. Après que la famille et les gens du village aient été interrogés, l’équipe de recherche envoya un message au gouvernement de Lhassa. Il fallut attendre plusieurs mois le retour de la réponse. Enfin le gouvernement reconnut “comme la réincarnation véritable du 13ème dalaï-lama” Lhamo Thondup, le jeune fils d’un fermier, qui ne parlait alors que le dialecte chinois local et avait à être éduqué.
Pour les fidèles d’autres religions qui ne croient pas à la réincarnation, il est facile de rejeter l’affirmation selon laquelle ce “petit garçon souriant tel qu’on le décrivait alors, était la réincarnation du 13ème dalaï-lama, qu’on disait bourru et solitaire. Pour les Tibétains, les signes étaient une preuve certaine. Combien des “qualités spéciales” qu’il montrait alors et qu’il déploya en grandissant pouvait-on affirmer provenir de “ses vies antérieures” et combien étaient dues à l’éducation et à la formation bouddhistes reste une question ouverte à débattre entre bouddhistes.
La mort créatrice
Comment la conscience du 13ème dalaï-lama a-t-elle pu “voyager” sur 1 000 kilomètres jusqu’au petit village de Thasker, dans la région d’Amdo ? Pour les adeptes du bouddhisme tibétain, les acceptions conventionnelles au sujet du temps et de l’espace sont comme suspendues, dès lors qu’il s’agit de la renaissance d’un tulku.
En un peu plus d’un millier d’années, les Tibétains ont développé un système très sophistiqué que Robert Thurman qualifie de “mort créatrice Dans ce système, dit-il, on apprend et on prépare celui qui va mourir à le faire lucidement de telle façon qu’il ou elle soit réceptif à l’état de transition entre la vie et la nouvelle naissance et puisse par conséquent avoir une plus grande chance de naviguer dans cet “entre deux” pour renaître dans une vie meilleure.
Les tulku comme le dalaï-lama sont supposés capables de choisir le lieu où ils renaîtront. Le chef tibétain prône la pratique de cette préparation à la mort, l’idée étant de se préparer à ce qui est supposé être une transition, souvent traumatisante, vers une vie nouvelle. Comme le dit le dalaï-lama : “Quand vient effectivement la mort, si vous n’êtes pas habitué à cette pratique, il sera très difficile de réussir une quelconque réflexion bénéfique. Par conséquent, c’est maintenant qu’il faut pratiquer et se préparer, alors que vous êtes encore heureux et que vous vous accordez avec les circonstances de votre vie. Alors quand viendra le réel besoin et sa pression, vous n’aurez pas de souci à vous faire. Il faut donc devenir intime avec les pratiques se rapportant à la mort. Il n’y a pas d’échappatoire. Il n’y a pas de pilule.”
Ce que le dalaï-lama presse les bouddhistes de faire, c’est de ne pas craindre la mort et de garder leur tête au moment de mourir pour pouvoir naviguer à travers une succession de royaumes célestes et infernaux, des états intermédiaires, où il est facile, dit-on, de s’égarer.
Au cours des siècles, les bouddhistes tibétains ont pénétré très avant dans le processus de la mort et de ce qu’ils tiennent pour être une nouvelle naissance. L’ouvre célèbre du VIIIe ou du IXe siècle pour les bouddhistes indiens et tibétains de Guru Rinpoche, désormais disponible en anglais sous le titre : The Tibetan Book of the Dead, est un guide pratique de la préparation au bardo. Une traduction plus exacte du titre tibétain du livre : Bardo thos grol serait le “Livre de la libération naturelle par la compréhension de l’état intermédiaire”. Ce livre qui fait partie des textes de base des bouddhistes de l’école Nyingma – et est, par conséquent, souvent inconnu des Tibétains des autres écoles bouddhistes – examine avec minutie la mort et la nouvelle naissance dans le but de préparer au passage inévitable à la nouvelle vie.
D’après ce qu’on sait de ce livre, on pense qu’il s’agissait essentiellement d’un texte à lire au mourant ou au mort pour faciliter son passage dans sa nouvelle vie. Donald Lopez en fait un résumé très clair dans son livre : Prisonniers de Shangri-la : le bouddhisme tibétain en Occident. Dans son résumé, il suggère qu’il y a trois états intermédiaires, trois bardo, dont on doit avoir connaissance. Le premier est le bardo rencontré au moment de la mort, un état de conscience parfaite, appelé la claire lumière. Si l’on est capable de percevoir cette claire lumière comme étant une réalité, on est immédiatement libéré du cycle des renaissances. Ne pas parvenir à cette perception conduit au second bardo de la réalité. La désintégration de la personnalité amenée par la mort révèle la réalité, mais non sous la forme de la claire lumière, mais sous celle d’une procession de 58 divinités courroucées et d’une procession de 42 divinités calmes. Dans les jours qui suivent la mort, ces divinités apparaissent successivement dans la conscience du défunt. Si la réalité n’est pas reconnue dans le deuxième bardo, apparaît alors le troisième bardo de la vie ordinaire, au cours duquel le défunt doit reprendre vie dans un des six royaumes – des dieux, des demi-dieux, des hommes, des animaux, des esprits affamés ou en enfer.
Des adeptes du bouddhisme tibétain prétendent qu’au moins 49 jours dans le bardo et neuf mois dans le sein d’une mère doivent s’écouler avant la nouvelle naissance, suggérant par là que la nouvelle naissance commence à la conception. Les 49 jours renvoient au concept traditionnel tibétain du temps minimum qui doit s’écouler avant que la conscience migre. Pour beaucoup, il faudra plus de temps avant que la conscience refasse surface. L’actuel dalaï-lama est né à peu près deux ans après la mort de son prédécesseur.
Toutefois, le concept de réincarnation est tout sauf une science exacte. Quand il s’agit de la réincarnation de grands lamas, un savant bouddhiste estime que ce serait une erreur de voir les choses de façon linéaire. Les concepts traditionnels de temps doivent être repensés. Le dernier 10ème panchen-lama s’en est expliqué clairement juste dix jours avant sa mort, en janvier 1989. Il affirma en effet que “le 7ème dalaï-lama est né avant la mort du 6ème dalaï-lama. Selon nos traditions religieuses, il n’est absolument pas nécessaire qu’une année s’écoule avant que naisse une réincarnation. Un être réalisé peut se manifester sous de nombreuses formes en même temps. Des naissances de réincarnation prématurées ou retardées sont possibles dans le bouddhisme”.
Ce que suggère le dernier panchen-lama est que ces tulku, comme lui-même, sont différents des mortels ordinaires, dont on suppose qu’ils luttent désorientés dans les étapes du bardo. Mais il remet aussi en question la nécessité de trouver un “authentique” tulku, particulièrement du fait des difficultés de l’époque où il vivait, alors que le Tibet avait été vidé de sa substance par trois décennies de répression communiste, rendant impossible la reconnaissance d’un tulku. Si bien que, lorsqu’un grand lama mourait, il ét