Eglises d'Asie – Japon
LA THEOLOGIE CATHOLIQUE AU JAPON : APERCU, REFLEXIONS ET PERSPECTIVES
Publié le 18/03/2010
1. La première vague de missions et le catholicisme post-tridentin
Le christianisme s’est implanté au Japon avec le travail de missionnaires catholiques et tout particulièrement celui de François Xavier, arrivé à Kagoshima en 1549 (2). La forme du christianisme introduite au Japon au XVIe siècle était ainsi celle que le Concile de Trente avait modelée et qui était revigorée par la théologie, la vie intellectuelle et spirituelle de la toute nouvelle Compagnie de Jésus. Cette période, connue, pour le reste du monde, comme le “siècle chrétien” du Japon, est appelée par les historiens japonais “la période Kirishitan”. Il faut l’envisager dans le contexte de l’expansion coloniale mondiale de l’Occident et dans celui des mouvements d’évangélisation du catholicisme post-tridentin. C’est à cette condition qu’une réelle réflexion théologique peut être entreprise.
La culture de l’époque favorisait le potentiel considérable du christianisme à s’intégrer dans la vie intellectuelle japonaise. Cette fructueuse période de missions s’est poursuivie jusqu’au début du XVIIe siècle, au moment où le shogun Tokugawa étouffa le développement du christianisme par un décret d’interdiction, renforcé de toutes sortes de mesures particulièrement cruelles. Les chrétiens passèrent dans la clandestinité et le Japon se ferma au monde extérieur pour près de deux siècles et demi. La synthèse entre la pensée chrétienne et la tradition intellectuelle japonaise, ce qu’on appellerait aujourd’hui l’“inculturation avait commencé, mais fut écrasée dans l’ouf. La persécution réussit à faire disparaître tout élément chrétien dans la vie intellectuelle japonaise. Le christianisme avait manqué l’occasion de faire partie intégrante de la pensée japonaise.
Durant la période où leurs activités se développaient, les missionnaires fondèrent plusieurs séminaires près de Kyoto et à Kyushu. Ces séminaires étaient les “écoles missionnaires” d’aujourd’hui, et acceptaient volontiers les jeunes de la noblesse japonaise, même s’ils ne souhaitaient pas faire vou de religion. Le seul ouvrage théologique produit au Japon à cette période, bien qu’on ne soit pas certain qu’il ait été publié, fut le Compendium Catholicae Veritatis, écrit par Pedro Gomes (1535-1600). Il comprenait trois parties : de l’astronomie, un résumé de De Anima d’Aristote, c’est-à-dire de l’anthropologie philosophique, et de la théologie sous forme d’un résumé du Catechismus Romanus (3).
Le Compendium était probablement un manuel à l’usage des professeurs des séminaires. Le mélange de la science et de la théologie est intéressant. L’astronomie occidentale était très prisée et elle donne le ton de l’ouvrage. Significativement, l’accent est mis sur l’homme et son âme immortelle, ce qui aurait pu servir lors de discussions avec des moines bouddhistes. Enfin, le surnaturel est abordé dans l’ordre du Credo pour finir sur la deuxième venue du Christ et la fin du monde. Bien que conçu à l’origine pour l’usage des professeurs des séminaires, l’ouvrage fut adapté à l’usage des laïcs avec un chapitre sur la doctrine chrétienne (Dochirina Kirishitan). Les presses apportées au Japon par les missionnaires furent rapidement utilisées pour l’impression et la diffusion de livres de doctrine chrétienne. Cette théologie, reflet de la scholastique baroque, mettait l’accent sur la Croix qui libère l’homme du péché. La traduction japonaise de la Passion était lue durant la Semaine Sainte. La vie de Jésus était prêchée comme modèle d’une vie vertueuse sur terre. La Passion du Christ était la victoire par la Résurrection et l’Ascension. Le Christ était présenté comme le Juge au-dessus des juges. Les éditions Kirishitan produisirent plus de cinquante livres de dévotions, dont très peu furent copiés durant les deux cents ans de persécution et très peu furent conservés par les chrétiens clandestins.
2. L’assimilation du concept de Dieu par Kokugaku
Pendant les deux cent cinquante ans durant lesquels le Japon s’est fermé au reste du monde, il n’y a pas de trace de christianisme dans la vie intellectuelle japonaise publique, à l’exception d’un incident isolé constitué par la visite aussi inattendue qu’embarrassante d’un prêtre italien au Japon au XVIIIe siècle, Giovanni Sidotti. Arai Hakuseki, l’idéologue en chef du shogun, interrogea Sidotti et, en 1715, écrivit un livre intitulé Seiyo kibun (‘Information sur l’Occident’) reprenant l’exposé de Sidotti sur la culture occidentale. Assez bizarrement, la vie de Jésus trouva dans ce livre son premier exposé in extenso.
Pour voir l’incidence de la théologie chrétienne au Japon, quelle qu’indirecte qu’elle ait été, il importe d’élargir notre vision et d’étudier la première phase de la christianisation japonaise à la lueur de ce qui est arrivé en Chine. La Chine a été évangélisée peu de temps après le Japon et le travail missionnaire s’y est développé avec succès jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. En effet, durant cette période, les missionnaires furent accueillis à la cour de Pékin en savants et en scientifiques, grâce à leur méthode d’adaptation, qui fut par la suite condamné par Rome. Ils ont assurés la traduction en chinois de leurs propres travaux et d’ouvres chrétiennes. Les livres chrétiens étaient interdits au Japon et leur détention entraînaient immanquablement de sévères peines. En revanche, les ouvres chrétiennes en chinois étaient importées de Chine et circulaient librement parce que les officiels japonais n’avaient pas réalisé qu’il s’agissait de livres chrétiens.
A cette époque, le kokugaku (études de l’humanisme japonais dans les textes classiques) gagnait du terrain et du prestige parmi les intellectuels en tant qu’idéologie s’opposant au confucianisme, qui était alors l’idéologie politique officielle des shoguns dans leur conduite du pays. Hirata Atsutane (1776-1843) créa le dogme de ce type d’humanisme japonais et élabora le concept et le système de l’idéologie kokugaku. Il est important de noter qu’il avait lu et était influencé par les livres chrétiens importés de Chine. Le point fort du kokugaku est le kokutai – acception politique exclusive de l’idée nationale et de “la voie des dieux”. Hirata alla jusqu’à élaborer une cosmogonie, qui était un mélange de la cosmologie chinoise et des notions astronomiques occidentales. Il imagina également une histoire du salut qui reflétait le désir divin du musubi.no.kami, la divinité qui réunit toutes les divinités du panthéon shinto. Dans l’ouvre d’Hirata, le kokugaku représentait l’unique tâche de la nation japonaise, en tant que peuple élu.
Le shintoïsme est, à coup sûr, une religion polythéiste, mais la pensée d’Hirata montre une évolution vers un concept monothéiste de Dieu. Cent ans après, avec l’établissement de la Religionwissenschaft (shukyogaku) comme discipline académique à l’université impériale, ce concept se synthétisa dans une conception supérieure de Dieu. Cela se produisit au moment où le Japon s’ouvrait de nouveau à l’Occident et mettait en place un plan d’occidentalisation (4). La Religionwissenshaft était apparue au XIXe siècle dans les facultés théologiques luthériennes en Allemagne. Il faut donc comprendre que ce vague concept de Dieu avait influencé l’intellect du Japon moderne en formation.
3. La deuxième vague de missions et de témoignages de la foi
Le prestige grandissant du kokugaku et son influence était un signe de l’affaiblissement de l’emprise politique des shoguns. Au milieu du XIXe siècle, les shoguns, sur le déclin, étaient sous une pression croissante en vue d’abandonner la politique d’isolement du Japon et d’ouvrir le pays au commerce avec l’Occident. Finalement, les shoguns succombèrent et le pouvoir revint à l’empereur. Le Japon moderne est né sous les directives de l’empereur en 1859, six ans après l’arrivée des navires du Commodore Perry. Durant les premières années du nouveau régime, le christianisme restait encore interdit. Cependant, un incident notable survint, qui amena une vigoureuse protestation des ambassadeurs occidentaux contre cette interdiction. Le nouveau gouvernement fut contraint, à son corps défendant, de reconnaître la liberté religieuse. Les Français avaient soutenu et essayé de consolider le pouvoir des shoguns en leur fournissant du matériel militaire et des officiers d’encadrement. De leur côté, les Américains et les Britanniques avaient apporté leurs concours aux forces qui devaient par la suite former le nouveau gouvernement. Le succès de la révolution par le haut fit perdre aux Français leur dernière chance de conserver une quelconque influence. Bien au contraire, la nouvelle intelligentsia subissait l’influence des Anglo-américains, lorsque la nouvelle vague des missions chrétiennes débuta. Il faut en outre tenir compte du christianisme orthodoxe russe qui arrivait de Sakhaline et d’Hokkaido, et tentait de progresser vers le sud.
Mais beaucoup plus impressionnant était l’impact du protestantisme sur ceux qui allaient former la vie intellectuelle du Japon moderne. Il donna naissance à des penseurs remarquables comme Uchimura, l’initiateur du “mouvement sans Eglise comme Uemura, Ebina Danjo et Nitobe Inazo. Il était calqué sur le protestantisme américain qui insistait sur l’étude de la Bible, la morale et les ouvres sociales, mais sans aucune subtilité doctrinale, et faisait davantage appel à la culture et au sens du pathétique des ex-mercenaires samouraïs, qui avaient été élevés dans le confucianisme, la force principale du mouvement vers la modernisation. Le catholicisme n’avait pas réussi à capter l’attention de ces gens. Après le travail de base du protestantisme américain, les intellectuels protestants japonais se mirent à l’étude des enseignements théologiques de Forsythe, Barth et autres théologiens allemands. Ils y réussirent au point qu’aujourd’hui des voix s’élèvent en vue de se libérer de la “captivité teutonne” (5).
Mais revenons à l’incident notable que j’ai mentionné et qui a contraint le gouvernement à accepter la liberté religieuse. En apparence, il s’agissait d’un problème avec les catholi-ques, mais ses implications ont progressivement conduit à une totale liberté religieuse. En 1865, après le retour des missionnaires catholiques français à Nagasaki, soit après deux siècles, pour reconstruire leur église et reprendre leurs activités, un groupe de Japonais vint à l’église, regardèrent l’intérieur et posèrent timidement trois questions aux prêtres missionnaires : 1.) Vénérez-vous la Vierge Marie ? 2.) Etes-vous célibataires ? et 3.) Etes-vous envoyés par le pape ? Après avoir reçu une réponse positive aux trois questions, ils déclarèrent ouvertement qu’ils étaient catholiques. Cet événement s’est appelé “la découverte” des chrétiens au Japon, mais le sort de ces catholiques avait été tragique. Pour ne pas avoir renié leur foi, ils furent emprisonnés et envoyés à Tsuwano, un coin perdu dans la préfecture de Shimane, et dans d’autres lieux où ils furent détenus de 1867 à 1873. Dans ce qui est connu comme la “Uragami yonbankuzure la dernière de ces persécutions, 1 022 fidèles furent concernés et 664 furent martyrisés.
La détresse des ces chrétiens qu’on redécouvrait attira progressivement l’attention des ambassadeurs des puissances occidentales, qui adressèrent de sévères protestations au gouvernement et obtinrent la libération des catholiques et leur retour chez eux à Nagasaki. Le nouveau gouvernement assouplit l’interdiction de la religion “Kirishitan” et, en 1873, institua dans une certaine mesure la liberté religieuse, inscrite dans la nouvelle constitution. Ce fut un moment de gloire pour l’Eglise catholique, durant cette période qui pourrait s’appeler la deuxième vague d’évangélisation. Comme le rappelle Johan Metz, qui prend pour exemple la théologie narrative, chaque communauté chrétienne a besoin de chérir sa mémoire commune en racontant sans fin sa propre histoire à ses membres (6).
4. Vatican I, la théologie et la vigilance contre le modernisme
La seconde vague de missions fut essentiellement l’ouvre de missionnaires français, les membres des Missions Etrangères de Paris, les Maristes et les prêtres de Saint Sulpice. Ils étaient assistés par des congrégations religieuses féminines françaises. Pour cette raison, le catholicisme japonais était, avant la deuxième guerre mondiale, essentiellement français ou de langue française, bien que la langue de l’Eglise soit alors le latin. La hiérarchie de l’Eglise recevait donc sa formation dans des séminaires dirigés par un clergé français. La théologie n’était enseignée qu’aux étudiants se préparant à la prêtrise. Les recherches théologiques n’étaient entreprises que pour ceux qui se destinaient à la formation des futurs prêtres. Comme il était alors normal dans tous les séminaires catholiques, la théologie n’était pas destinée aux laïcs et il n’y existait qu’un seul programme d’études. Divisée en chapitres de théologie fondamentale, d’ecclésiologie, de christologie, de mariologie, de théologie sacramentelle et d’eschatologie, accompagnée (pour les quatre derniers domaines) de sujets subsidiaires, le tout enseigné en latin, la théologie de cette époque était hautement systématisée. C’était ainsi dans le monde entier. Et comme ces études n’étaient pas orientées vers la recherche, mais plutôt vers la connaissance des thèses établies, la créativité en était parfaitement absente.
Pour résumer l’esprit de l’éducation dispensée dans les séminaires de l’époque, il faut se rappeler le canon de saint Vincent : “Quod ubique, quod semper, quod ab omnibus creditum est c’est-à-dire : “Ce qui est cru partout, toujours et par tous.” Inutile de dire que la créativité n’était pas encouragée et que toute manifestation en était rapidement étouffée. Telle était la situation après Vatican I, alors que, sous la férule du Saint Office de Rome, les théologiens étaient tenus de prêter serment contre le modernisme.
Mais, si nous regardons à l’extérieur du cadre établi des institutions de l’époque, nous pouvons découvrir une recherche théologique officieuse. Le catholicisme a excellé dans le domaine de l’inculturation, suivant en cela une stratégie de “culture croisée entre l’Orient et l’Occident”. C’est dans cet esprit que Pie X confia aux jésuites la tâche de créer une université catholique à Tokyo (7).
Nous devons aussi noter que la philosophie de Thomas d’Aquin, réinterprétée par Jacques Maritain et Etienne Gilson, a fortement influencé deux penseurs, Iwashita Soichi (1889-1940) et Yoshimitsu Yoshihiko (1904-1945), l’un prêtre et l’autre laïc. Ni l’un ni l’autre n’ont adhéré complètement à la synthèse thomiste des philosophes français modernes. Ils étaient également au fait des écrits d’Iwashita sur la Cité de Dieu de saint Augustin. Yoshimitsu, qui fut baptisé par Iwashita, avait certainement une vision plus large. Iwashita, alors qu’il était étudiant sous la conduite d’Uchimura Kanzo, adhéra d’abord au christianisme “sans Eglise puis choisit par la suite la voie du catholicisme (8).
Ces deux penseurs catholiques ne sont pas considérés comme des théologiens, mais leurs ouvres philosophiques comportent de nombreux éléments de théologie. Le Shinko no isan d’Iwashita (‘L’Héritage de la Foi’) peut être considéré comme une ouvre d’apologétique. Et d’une façon générale, ces deux penseurs furent des pionniers de ce que l’on appellerait aujourd’hui la théologie philosophique.
Il est important de noter que, bien qu’antérieure à Vatican II, la synthèse thomiste de Maritain et Gilson était enseignée dans de nombreux séminaires japonais, mais qu’elle n’avait pas la moindre incidence sur le cadre général de la formation dispensée dans les séminaires, qui continuait de suivre le schéma de la néo-scholastique et était le plus souvent enseignée en latin par des membres d’universités étrangères.
Cette situation a radicalement changé après le Concile de Vatican II. Le latin fut abandonné pour le japonais. L’ocuménisme a été promu avec le dialogue entre les religions, comme le shintoïsme et le bouddhisme, et entre les différentes cultures. Cette nouvelle ère a surtout été celle des recherches interdisciplinaires. De nouveaux domaines de la théologie ont été ouverts et d’autres le seront encore à l’avenir, tels ceux de la théologie des religions, de l’écologie, des droits de l’homme et de la libération.
Les intellectuels catholiques au Japon ont soudainement pris conscience de l’importance de la théologie. Et, aussi bien pour les théologiens protestants que pour les théologiens catholiques, qui restaient dans leurs domaines respectifs, ce fut l’époque des échanges et des influences mutuelles. Les théologiens catholiques lisent maintenant Barth, Bultmann, Moltmann, Pannenberg, et les théologiens protestants lisent Karl Rahner, Balthasar, Küng et Metz.
Il y a longtemps, pendant mes études théologiques en Allemagne, mes camarades me disaient : “Tu ne dois pas étudier la théologie occidentale. Tu n’en pas besoin. Quand tu seras revenu au Japon, tu devras suivre la logique de la théologie japonaise.”
Au cours de ces cinq dernières années, j’ai siégé à la Commission internationale théologique du Vatican. Lors d’une session, j’ai donné lecture d’un papier qu’on m’avait demandé d’écrire sur l’homme et son environnement dans le monde (la théologie de l’écologie) avec une documentation abondante sur les Pères de l’Eglise, les théologiens du Moyen Age à nos jours, catholiques comme protestants. Après ma conférence, un professeur de théologie allemand vint à moi et, me prenant à l’écart, me fit cette remarque : “C’était un excellent exposé, mais où est votre théologie asiatique ?” Ma réponse à l’époque a été de lui dire qu’aussi longtemps que je me comporterai comme un théologien professionnel, je suivrai les règles du jeu, qui sont qu’il n’y a pas de différence entre les approches asiatique et occidentale.
5. La situation de la théologie après Vatican II
La théologie catholique au Japon reste une affaire plutôt bien organisée. Il y a une faculté et plusieurs séminaires accrédités dédiés à l’enseignement de la théologie, selon un cursus annuel établi. Il y a des journaux de théologie et même une société académique de théologie catholique. L’horizon de cette théologie “officielle” s’est élargi, bien sûr, au cours des dernières décennies. Aucun professeur de théologie n’ignore plus la culture japonaise non chrétienne, non plus que les religions japonaises, et la recherche dans ces domaines est dûment intégrée dans les études théologiques. Le latin n’est plus employé pour l’enseignement dans les classes.
Pour ce qui est des réalisations en termes de données traditionnelles dans ce nouvel environnement, on peut citer Kami no megumi no shingaku (‘La Théologie de la grâce de Dieu’- 1968), Shu no bansan (‘La Cène’- 1970), et Chichi to Ko to Seirei (‘Père, Fils et Saint Esprit’- 1993), écrits par Peter Nemeshegyi avec la collaboration d’un Japonais. L’Eglise catholique est également, sur les plans officiel et académique, en dialogue régulier et avec le bouddhisme et avec les prétendues nouvelles religions, mais à un moindre degré.
Dans les développements qui ont suivi le Concile de Vatican II, la théologie catholique s’est diversifiée, les catholiques japonais en sont conscients, mais ils n’ont pas encore atteint le point de création d’une théologie originale qui leur serait propre. Les progrès les plus substantiels ont été naturellement réalisés dans le domaine du dialogue avec les autres religions. Après le Concile, la théologie catholique a développé, au Japon, une théologie des religions non chrétiennes s’attachant à l’étude du sens qu’elles apportaient dans l’histoire du salut. La chose était plus facile pour les théologiens catholiques, débarrassés du carcan de l’emphase de Barth sur la révélation, mais, il faut ici aussi, rappeler encore l’importance de penseurs connus mondialement, comme Yagi Seiichi (Bukkyo to Kirisutokyo no Setten – 1975) et Furuya Yasuo (Shukyo no shingaku – 1985).
Egalement dans ce domaine, il faut mentionner les travaux de précurseurs comme Eomiya-Lasalle, Heinrich Dumoulin, William Johnston et Kadowaki Kakichi. Lasalle avait commencé la pratique du zen dès avant la guerre, mais il fait davantage figure d’un homme tourné vers la pratique avec une théologie quelque peu démodée et plutôt incomplète. Dumoulin est un “vrai” savant bouddhiste, expert du bouddhisme zen japonais, mais de la même façon, bien que ses ouvres soient très lues dans le monde théologique allemand et qu’il ait probablement contribué à la “Déclaration sur les religions non chrétiennes” de Vatican II, son cadre théologique demeure limité par la vieille distinction entre le niveau de la grâce et le niveau de la nature.
Quant à Kadowaki, sa méthode de lecture de la Bible selon l’esprit japonais a été traduite en anglais et en allemand, mais je doute beaucoup, au moins en ce qui me concerne, de son degré de réussite sur le plan intellectuel. En 1990, Kadowaki a écrit dans le même sens Michi no keiji jogaku (‘La Métaphysique de la Voie’). Vers la fin de son livre, il avance que cette “théologie de la Voie” n’est pas un concept trouvé dans la tradition théologique occidentale. Ceci est typique de tous les Japonais et de tous les missionnaires occidentaux qui ont écrit dans ce domaine, y compris Lasalle. Ils sont tous hautement critiques de la domination occidentale sur le christianisme et insistent pour dire que l’essence du christianisme n’est pas un monopole de la pensée occidentale. Leurs critiques répétées s’adressent à la compréhension rationnelle de la foi chrétienne. Elle ne peut atteindre, selon eux, l’essence du christianisme et le transformer en un système rationnel qui impose une compréhension intellectuelle de la foi.
Je pense qu’il y a quelques vérités dans ces affirmations, mais j’aimerais aussi savoir comment un théologien peut commencer à partir de rien et ignorer les recherches accumulées au cours des âges. Incontestablement, il faut puiser dans la tradition et en écarter certaines choses, mais, pour le faire, il faut connaître l’histoire et la théologie comparée, fondée sur la recherche.
6. La théologie nouvelle d’Endo Shusaku (9)
Karl Rahner a fait observer que tout intellectuel catholique avait sa propre théologie officieuse, c’est-à-dire sa compréhension de la Foi dans le contexte de son domaine d’études, ce qui est tout à fait surprenant pour un théologien professionnel (10). Nous avons ainsi des écrivains chrétiens japonais, dont la plupart sont catholiques et dont les principaux ouvrages ont été traduits en anglais et dans d’autres langues. Parmi eux, le plus connu au plan mondial est le romancier Endo Shusaku. Ses ouvrages sont, je crois, un exemple plutôt couronné de succès de la théologie catholique japonaise se développant parfaitement en dehors de la théologie professionnelle. Son dernier roman, Deep River, achevé peu avant sa mort, est le sommet de sa carrière de romancier, qui a été dominée par sa recherche de l’expression du message chrétien dans ce qu’il voit comme le marais spirituel japonais, qui refuse le christianisme.
Dans sa jeunesse, jusqu’à son roman Le Silence, Endo a décrit l’inévitable échec moral des efforts missionnaires catholiques. La culture religieuse rationnelle et monothéiste qu’ils apportaient au Japon heurtait de front sa culture religieuse panthéiste et polythéiste.
Endo a fait ses études à l’Institut catholique de Lyon dans l’immédiat après-guerre, mais il a dû subitement retourner au Japon pour raison de santé. Pour lui, le christianisme occidental est la religion de la Paternité et il a continuelle-ment raconté l’histoire de prêtres apostats. Dans son âge adulte, il a écrit une Vie de Jésus et une Naissance du Christ, après une étude approfondie des travaux sur “Leben Jesu Forshung”. Pour lui, le Dieu chrétien est une Mère et le christianisme occidental a oublié cette maternité. Il s’est imposé à lui-même le devoir de restaurer le sens de Dieu comme Mère de la chrétienté et cela a donné l’image célè-bre de son Jésus comme “Compagnon Jésus”. Il a lyrique-ment appuyé ce glissement de Dieu le Père à Dieu la Mère et au Compagnon Jésus en faisant ressortir le contraste entre les régions désertiques de Judée et les vertes collines de Galilée et de sa magnifique mer. Dans le dernier roman d’Endo, Deep River, un groupe d’hommes et de femmes font un voyage organisé en Inde. Un ou deux membres de ce groupe trouvent un sens à leur vie à Varanasi (Bénarès), la ville hindoue sacrée située sur les rives du Gange. L’un d’eux rencontre un prêtre catholique japonais vêtu de l’ha-bit des moines hindous, qui vit avec les hindous pour aider les pauvres. A la fin, le prêtre est attaquée par la foule et meurt à l’hôpital. Endo suggère, à de nombreuses reprises, que ce prêtre est l’image d’Isaïe, le serviteur de Dieu.
Deep River est l’expression de la théologie de la religion d’Endo. Le Gange est la voie gigantesque de l’histoire du salut donné par Dieu. Les touristes se rassemblent fortuitement près du Gange et sont mêlés par la Providence à la saga des millions de pèlerins hindous qui viennent auprès de ce fleuve depuis les temps immémoriaux. Le titre du roman est tiré d’un negro spiritual. Malheureusement, son livre-clef, Le roman que j’aimais (1985), n’a pas été traduit du japonais. C’est un commentaire de Thérèse Desqueyroux, de Mauriac, qu’Endo a traduit en japonais quand il était plus jeune. Dans ce livre, il compare sa vie de romancier à un fleuve depuis sa source jusqu’à l’océan, qui est, en fait, la Providence divine.
Il y a une ironie certaine dans la théologie d’Endo. Bien qu’elle s’adresse probablement au monde de l’Inde et que l’on puisse imaginer que les touristes japonais soient impressionnés par l’ambiance de ce monde, on peut aussi se demander si, à leur retour dans un Japon hautement industrialisé, riche et non religieux, ils n’oublieront pas rapidement l’impression qu’ils en ont eue. A partir de là, on peut généraliser et dire que là se trouvent les limites de la théologie de la religion et de la théologie elle-même (11).
7. Le néant, l’esprit et la pratique
Très probablement, Endo a été amené à l’étude complète des religions asiatiques par son ami et guide spirituel Inoue Yoji, qui a écrit en 1982 Iesu to Nohonjin no Kao (‘Le Visage de Jésus au Japon’ – disponible en anglais), qui est un essai théologique informel sur l’inculturation. La théologie des religions se trouve en dernier ressort en face de deux problèmes. Le premier est l’évaluation sensée du “néant” opposé à “l’être” dans le bouddhisme. Un de mes amis, théologien allemand, Hans Waldenfels, qui a terminé sa formation théologique au Japon, a écrit, il y a plusieurs années, Absolutes Nichts (1976, traduit en anglais en 1980). C’est un dialogue théologique avec l’Ecole philosophique de Kyoto, inspirée par Nishida Kitaro, qui a interprété la philosophie idéaliste au travers de la philosophie bouddhiste. Waldenfels amena par la suite cette ligne de pensée en direction de la théologie kénotique. L’idée du néant proposée par l’Ecole de Kyoto a attiré plusieurs penseurs chrétiens contemporains, et Abe Masao a développé sa pensée, avant tout bouddhiste, dans un dialogue avec l’approche chrétienne de ce problème (12).
C’est un développement stimulant, car on y rencontre un point de contact avec la pensée post-moderne qui essaye de dépasser la logo-théologie, ou la métaphysique logocentrique de l’être, que l’on trouve en Occident. Bien sûr, Waldenfels ne va pas au-delà de la kenosis de saint Paul, mais cette ligne de pensée peut être fructueuse dans l’avenir. Inukai Michiko, une essayiste catholique laïque, a écrit, il y a plusieurs années, Ten to chi no shinfoni (‘La Symphonie entre la Terre et les Cieux’ – 1993). Cela n’a rien à voir avec la théologie écologique. Inukai essaye dans son livre de formuler une théologie pour les laïcs, inspirée de celle du théologien catholique français Yves Congar. Elle est maintenant complètement engagée dans le problème des réfugiés et, chaque année, elle va travailler dans les camps de réfugiés en Afrique. Cette expérience lui a permis d’écrire des commentaires en plusieurs volumes sur la Bible (Seisho wo tabi suru).
L’année dernière, Daichi no Shingaku (‘Théologie de la Terre’) a été publié. Il a été écrit par Onodera Isao, un philosophe catholique laïque, qui, comme Waldenfels, essaye de cerner “l’absolu du néant”. Onodera a l’intention d’inculturer la théologie au Japon. Pour ce faire, il pense qu’une théologie de l’Esprit doit naître du Japon lui-même. Il a essayé de le faire dans son ouvrage qui a été publié à la suite de ce livre, Seirei no shingaku (‘Théologie du Saint Esprit’). En dernier ressort, une théologie des religions, qui encourage le dialogue, doit être une théologie de l’Esprit, l’Esprit du Dieu Trinitaire. Il faut se souvenir que Karl Rahner, qui, dans ses dernières années, a amorcé une théologie catholique des religions, l’a fondée sur le travail de l’Esprit Saint (13).
Ici, en Orient, il y a quelque irritation à voir tant d’études, à la fois systématiques et historiques, sur les théologiens occidentaux. On prétend que les théologiens occidentaux contemporains eux-mêmes auraient perdu confiance dans leurs propres compétences et rechercheraient la lumière en Orient. Mais je pense qu’il faut garder présent à l’esprit le niveau et la multitude des disciplines universitaires au Japon (14). Ce dont nous avons besoin au Japon, c’est l’inculturation des sciences théologiques dans le monde des sciences humaines. Cela demande de prendre beaucoup de peine et un effort constant pour amener le monde universitaire japonais, au sens large, à reconnaître que la théologie est une science. Pour cette raison, il semble maintenant urgent d’écrire une théologie systématique charpentée.
8. Etre minoritaire dans un monde post-chrétien
C’est un fait que le Japon partage toutes les difficultés apparemment sans solution que le monde doit résoudre aujourd’hui, la stagnation économique, le vieillissement de la population, le chômage dû aux changements radicaux de la structure sociale, la menace du terrorisme, etc. Nous avions espéré ne pas devoir connaître ces affres dans le nouveau millénaire. Quant au christianisme, nous connaissons le lancinant problème de la sécularisation, c’est-à-dire celui du statut de l’Eglise en tant que groupe minoritaire dans un monde post-chrétien.
Bien que les gens puissent ne pas en être très conscients, l’Eglise catholique au Japon doit faire face aujourd’hui à un changement démographique. Comme dans toutes les autres sociétés occidentales traditionnellement chrétiennes, qui ont envoyé des missionnaires dans le monde entier, l’Eglise catholique au Japon connaît le problème d’une population vieillissante et d’une diminution du nombre des jeunes, qui se retrouve dans le clergé et implique un manque de missionnaires et de main-d’ouvre pastorale mobile. L’Eglise catholique du Japon a été jusqu’à maintenant une Eglise petite et vieillissante. Jusqu’à récemment, la population catholique avoisinait un peu moins d’un demi million de fidèles, et maintenant l’Eglise japonaise est devenue une église multiraciale avec presque autant de fidèles autochtones que de fidèles issus des rangs des travailleurs émigrés venus de pays catholiques du tiers monde. Quand elle prend en compte cette réalité, elle constate que le nombre de ses fidèles sera bientôt proche du million (actuellement 0,89) (15). Par conséquent, la théologie catholique au Japon doit s’attaquer au problème nouveau de la religion populaire dans une Eglise multiraciale.
La société japonaise contemporaine est une société qui vit pleinement dans son époque, qui est radicalement pragmatique et tournée vers l’efficacité, ce qui est tout à fait exceptionnel en Asie. Il y a là un aspect positif et un aspect négatif. Un visiteur allemand catholique me disait qu’il voit au Japon la forme que prendra l’avenir dans son pays. Dans une acception plus large, l’ensemble de la chrétienté, protestante, orthodoxe ou catholique, est maintenant consciente de faire partie d’une très vaste expansion cosmique. La façon d’intégrer tout ce qui a été fait jusqu’ici dans ce nouvel ensemble est la tâche qui attend les théologiens post-modernes et post-colonialistes. Les théologiens catholiques japonais, avec les théologiens protestants, doivent relever ce défi pour le service du Seigneur et le bien de leurs communautés. En dernier ressort, ils devront avoir une plus large vision, qui transcende les frontières de leurs propres croyances, et ils pourront alors être au service de l’humanité toute entière (16).
Notes
(1)Au sujet des développements de la théologie en milieux protestants, voir Furuya Yasuo, ed. et trad. : A History of Japanese Theology, Grand Rapids, Eerdsman, 1997.
(2)Cf. mon article “Japanese Christian Thought”, A. E. McGrath, ed. : The Blackwell Encyclopedia of Modern Christian Thought, Oxford, Blackwell, 1993, pp. 280-284.
(3)Jochi daigaku-shi shiryo-shu, vol. 1 (1903-1913), Tokyo, Sophia University, 1978, pp. 11-21.
(4)Furuya Yasuo ed.: Nihon shingaku-shi, Tokyo, Yorudansha, 1992, p. 13 (citation tirée de la traduction originale citée en note 1).
(5)Suzuki Norihisa : Meiji Shukyo-shiso no Kenkyu : Shukyogaku Kotohajime, Tokyo, Tokyo Daigaku Shuppan-kai, 1979.
(6)Geschichte und Gesellschaft, Mainz, Grünewald, 1977, pp. 161-203.
(7)Jochi daigaku-shi shiryo-shi, vol. 1, pp. 181-183.
(8)Les ouvres complètes d’Iwashita et de Yoshimitsu ont toutes deux été publiées (9 vol. pour Iwashita, 1961-1962, et 5 vol. pour Yoshimitsu, 1985-1986).
(9)NdT : au sujet du romancier Endo Shusaku, voir EDA 140 (Cahier de documents : “Un entretien avec Shusaku Endo EDA 235 (Cahier de documents : “La rencontre du message de Jésus et de la culture japonaise EDA 317 (Cahier de documents : “La ‘christologie du romancier japonais Shusaku Endo EDA 407 (Cahier de documents : “Mentalité japonaise traditionnelle et christianisme : rencontre de deux cultures
(10)Schriften zur Theologie, vol. 6, pp. 34-37.
(11)Endo évoque lui-même la rencontre providentielle avec God Has Many Faces de John Hick, faite dans une librairie (le livre posé sur un présentoir comme une invitation pour lui à s’en saisir), en décembre 1991, dans Deep River Diary, Tokyo, Kodansha, 1997. Cf. aussi mon article “River, Symbol, Plot and Narrative in Shusaku Endo’s Deep River”, Ultimate Reality and Meaning, 24/4 (décembre 2001), pp. 292-304.
(12)”Kenosis and Emptiness”, R. Corless et P. F. Knitter ed., Buddhist Emptiness and Christian Trinity, New York, Orbis, 1900, pp. 5-25; “<Leuchtende Finsternis> Zum Verstandnis von ‘letzer Wirklichkeit’ im Buddhismus und Christentum”, H. H. Haring / K.-J. Kuschel ed., Hans Küng: Neue Horizonte des Glaubens und Denkens, Munich, Piper, 1993, pp. 623-650.
(13)Karl Rahner-kenkyu, Tokyo, Nanso-sha, 1993, pp. 223-250.
(14)Les ouvres de saint Augustin (30 vol.) ont été traduites et la traduction de La Somme de saint Thomas d’Aquin (28 vol.) est en cours de traduction. Certains peuvent être surpris de voir la Summa logicae de William Ockham en cours de traduction. Yamada Akira a récemment écrit un essai sur la christologie de saint Thomas d’Aquin mais la théologie trinitaire de celui-ci avait déjà été accaparée par Katayama Hiroshi, un protestant, dans sa thèse de doctorat, publiée en 1995. Grégoire de Nicée a été étudié à de nombreuses reprises et des maîtres en bouddhisme ont étudié Eckhart bien des fois. Les études les plus récentes ont pris pour objet les théologiens orientaux tels Grégoire de Palamas et même un apologète et bibliographe tel que Arethas de Césarée. Pour citer juste quelques contributions à l’histoire de la théologie produites par des théologiens catholiques parues l’an dernier, on peut mentionner Fukuda Seiji : Johannes Duns Scotus-no-Persona shingaku, Tokyo, San Paolo, ou bien Torisu Yoshibumi : Eirenaios-no-kyusai-shi shingaku, Nagoya, Shineisha. Outre son Kodai Kirisuto-kyo shisoka-no-sekai : Kyofugaku josetsu, Tokyo, Sobunsha, Odaka Tsuyoshi a coédité Kirisuto-ron ronso-shi, Tokyo, Kirisuto-kyodan Shuppan-kyoku, qui couvre l’histoire de la christologie et de ses controverses depuis l’antiquité chrétienne jusqu’à la période moderne.
(15)Katorikku-shinbun, n° 3 730, 7 septembre 2003, p.1.
(16)Assez méconnus sont les résultats du dialogue engagé avec les anglicans et les luthériens qui ont pu, à l’occasion, apparaître dans des commentaires de traductions d’importants documents. La traduction du The Gift of Authority (avec les anglicans) est parue l’an dernier et une traduction commentée de la Joint Declaration on the Doctrine of Justification (avec les luthériens) paraîtra prochainement. En coopération avec les luthériens, il faut également citer la parution de Katorikku-to- Protestanto : Doko ga onaji de, doko ga chigau (1998). Plusieurs théologiens ont aidé à finaliser la traduction officielle du nouveau Catéchisme de l’Eglise catholique, Katorikku-no-oshie (2003).