Il y a quelques années, les Nord-Coréens qui faisaient défection étaient si rares que les autorités sud-coréennes les accueillaient, en organisant des manifestations publiques, des parades en automobile et des tournées de conférences, au ton très nettement anticommuniste. Mais, ces derniers temps, les défections sont devenues si fréquentes qu’elles attirent à peine l’attention.
Ceux qui organisent ce phénomène appartiennent à des réseaux d’« intermédiaires des gens qui se sont spécialisés dans l’entreprise consistant à aider les Nord-Coréens qui ont choisi de fuir leur pays à atteindre la Corée du Sud. Leurs tarifs varient de deux à vingt millions de wons coréens, soit environ de 1 500 à 15 000 euros.
Des centaines d’intermédiaires – beaucoup d’entre eux sont des Nord-Coréens ayant fait défection, désormais munis de passeports sud-coréens, ou bien Coréens de la minorité coréenne vivant en Chine – travaillent en Chine ou dans le Sud-Est asiatique. Armés d’appareils de positionnement par satellite et de téléphones portables, et aidés par des agents locaux, ils organisent des opérations secrètes qui peuvent durer des mois. Quelques-uns travaillent de façon indépendante ; d’autres sont en lien avec des missionnaires ou des défenseurs des droits de l’homme.
Ces spécialistes recherchent et entraînent des groupes de Nord-Coréens à escalader les murs, à forcer les portes ou à déjouer la surveillance des gardes chinois, en faction devant les missions diplomatiques à Pékin, où, souvent, on leur accorde l’asile politique ainsi qu’un passage pour la Corée du Sud. D’autres demandeurs d’asile sont aidés, pour réussir à traverser toute la Chine, à travers les forêts, les champs de mines et les postes de garde-frontière, pour gagner le Vietnam, la Birmanie, le Cambodge ou la Thaïlande, et, de là, leur destination finale qu’ils sont décidés à rejoindre à tout prix : la Corée du Sud.
Mais tout ne se passe pas toujours comme prévu ou comme promis. Nombreux sont ceux qui sont arrêtés par la police chinoise, qui les rapatrie en Corée du Nord où ils sont envoyés en camps de travaux forcés. Des femmes sont violées, d’autres fugitifs dévalisés, ou abandonnés sur le chemin vers la liberté. Parfois, des intermédiaires gardent les transfuges en otages et rançonnent leurs parents en Corée du Sud pour obtenir davantage d’argent.
« Ces intermédiaires ressemblent à des tiques qui sucent le sang de pauvres gens qui cherchent à faire défection, explique Kim Dong-han, président de l’Institut de recherche sur les droits de l’homme, basé à Séoul. Leur but, c’est faire de l’argent au nom des droits de l’homme. »
Selon des défenseurs des droits de l’homme, la récente décision du gouvernement à Séoul de surveiller de plus près ces intermédiaires est peut-être une décision d’inspiration politique, prise pour décourager les demandeurs d’asile. L’accroissement du nombre de ces derniers a en effet provoqué des tensions dans les relations entre les deux Corée. Mais les avocats des droits de l’homme assurent que pour les Coréens du Nord qui ont fui leur pays et qui vivent en clandestinité en Chine, les intermédiaires représentent le seul espoir d’atteindre la Corée du Sud.
« Avez-vous été battu en prison à en avoir les os brisés interroge Lee Su-chul, un Nord-Coréen qui a fait défection au Sud, lors d’un colloque organisé récemment sur les questions qui posent ce recours aux intermédiaires. Avez-vous assisté, impuissant, au kidnapping de votre fille pour être vendue à un bordel en Chine ? Si cela vous est arrivé, vous comprendrez pourquoi vous avez besoin des intermédiaires. »
Lee Su-chul travaille pour Durihana, une organisation missionnaire sud-coréenne qui aide les déserteurs du Nord à atteindre le Sud. « Tous les opérateurs ne sont pas poussés par le profit rapporte Kwak Dae-jung, de Daily NK, une lettre d’information en ligne spécialisée sur les questions des droits de l’homme en Corée du Nord. En janvier dernier, Jeffrey Bahk, un missionnaire américain d’origine coréenne de 63 ans, s’est noyé en traversant une rivière entre la Birmanie et le Laos, en aidant six déserteurs nord-coréens. « Beaucoup de Nord-Coréens en Chine veulent venir en Corée du Sud, mais ils ne savent pas comment faire sans les intermédiaires, témoigne Kwak Dae-jung. Ces personnes risquent la mort si elles sont prises et rapatriées dans leur pays. »
Cette controverse sur les intermédiaires s’inscrit dans un débat plus large en Corée du Sud sur la manière de faire évoluer la Corée du Nord. Certains disent que le plus sûr moyen pour renverser le régime totalitaire de Pyongyang serait de provoquer un exode de réfugiés, du genre de celui qui a précédé la chute de l’ex-Union Soviétique. D’autres, comme Kim Dong-han, craignent que ces tactiques ne conduisent la Corée du Nord à se retirer dans un isolement plus profond et qu’elle ne devienne encore plus dure en punissant ses ressortissants qui vont en Chine pour chercher de la nourriture, du travail ou une voie vers la Corée du Sud.
Très rares sont les Nord-Coréens qui parviennent à s’infiltrer à travers la frontière entre les deux Corée, marquée par une bande de terre, un no man’s land, verrouillé des deux côtés par des barbelés, des champs de mines et près de deux millions de soldats. La fuite vers le sud étant quasi-impossible, le manque de nourriture et la répression politique conduisent davantage de Nord-Coréens à se tourner vers le nord et la frontière avec la Chine, mais le gouvernement chinois refuse de leur reconnaître le statut de réfugiés. De son côté, le gouvernement nord-coréen accuse les Etats-Unis et la Corée du Sud d’envoyer des agents pour kidnapper ses citoyens en Chine et il considère toute discussion sur les droits de l’homme comme une tentative de renverser son régime.
« Nous accepterons tous les Nord-Coréens qui font défection et qui arrivent ici, mais le gouvernement ne peut pas organiser ou encourager ces défections déclare Chung Dong-moon, du ministère de l’Unification, en Corée du Sud. Les propos de ce fonctionnaire reflètent les relations problématiques de Séoul avec la Chine et la Corée du Nord. Chung Dong-moon ajoute que le rôle des intermédiaires est « inévitable ».
D’après le ministère, sur les 1 890 Nord-Coréens qui ont atteint la Corée du Sud l’an dernier, 1 500 sont arrivés avec l’aide d’intermédiaires. Ces gens ont payé en moyenne 4,5 millions de wons à leurs intermédiaires.
La récente hausse du nombre de demandeurs d’asile a commencé en mars 2002, lorsque des défenseurs des droits de l’homme ont aidé vingt-cinq Nord-Coréens à s’infiltrer dans l’enceinte de l’ambassade d’Espagne à Pékin. Cette tactique a été copiée ensuite par d’autres intermédiaires, qui choisissent des ambassades et des écoles vulnérables, à Pékin et en d’autres villes. Souvent, ils incitent des journalistes à rapporter leurs opérations dans leurs journaux.
Lorsque les autorités chinoises ont renforcé la sécurité dans le quartier des ambassades à Pékin, les intermédiaires ont conduit les réfugiés jusqu’en Mongolie, puis dans d’autres pays du Sud-Est asiatique, en soudoyant, lorsque c’était nécessaire, les gardes-frontières. Le nombre des intermédiaires allant en augmentant, leurs prix ont baissé, jusqu’à 2,5 millions de wons environ aujourd’hui.
Lee Woo-young, professeur à l’université Kyungnam, en Corée du Sud, a comparé les conditions d’un certain nombre de Nord-Coréennes en Chine, qui ont été kidnappées par des trafiquants d’êtres humains, à celles des « femmes du réconfort ces Asiatiques, principalement coréennes, qui furent forcées à un esclavage sexuel au service de l’armée coloniale japonaise lors de la seconde guerre mondiale.
Pour Park Chul Min, un Nord-Coréen de 43 ans qui est arrivé en Corée du Sud en juin dernier, le rôle des intermédiaires est malgré tout indispensable, même s’il se plaint du prix auquel ils monnayent leurs services. « Après avoir vécu en Chine pendant sept ans sans connaître la langue et sans aucun document qui puisse prouver mon identité, j’aurais donné n’importe quoi, payé n’importe quelle somme pour parvenir jusqu’en Corée du Sud, dit Park Chul-min. Mais qu’en est-il de ces femmes violées par les intermédiaires ? Qu’en est-il de ceux ou celles qui ont sauté sur des mines et sont morts ? Les intermédiaires demandent de l’argent, mais ils n’assument jamais leur responsabilité pour ces choses-là ! »