Eglises d'Asie

Le nombre des femmes philippines emmenées clandestinement travailler dans les night-clubs du Japon inquiète aussi bien l’Eglise catholique que le Service de l’immigration du Japon

Publié le 18/03/2010




“Rona” et “Jenny” sont les noms d’emprunt sous lesquels deux jeunes femmes emmenées clandestinement au Japon racontent comment elles ont été obligées de se prostituer. Hors de danger aujourd’hui, elles n’en continuent pas moins de s’inquiéter parce qu’elles ont entendu dire que, derrière les recruteurs philippins, se tenaient des yakuzas, la mafia japonaise. Elles ont accepté de rencontrer les journalistes de l’agence Ucanews en mars dernier, à Manille, après avoir fui leurs employeurs japonais en décembre 2004 avec l’aide de Migrante, une ONG au service des travailleurs migrants philippins (1).

Jenny et Rona, toutes deux âgées de 21 ans, faisaient partie des dizaines de milliers de femmes travaillant illégalement dans les clubs et l’industrie du sexe au Japon. Migrante assure que, sur les 250 000 émigrés clandestins au Japon, 82 000 sont des Philippin°es) qui travaillent dans l’industrie du spectacle et les night-clubs. Chiffres confirmés par le ministère philippin de la Justice et par l’ambassade du Japon à Manille.

Face à l’ampleur du phénomène, l’Eglise catholique des Philippines s’inquiète. En janvier dernier, Mgr Fernando Capalla, archevêque de Davao et président de la Conférence des évêques des Philippines, a rencontré des représentants du gouvernement japonais à ce sujet. Aucune information n’a filtré sur la teneur de l’entretien. Le 31 mars dernier, le P. Edwin Corros, secrétaire général de la Commission épiscopale pour la pastorale des migrants, a confirmé l’inquiétude de l’Eglise quant aux dangers et aux risques auxquels sont exposés les émigrés clandestins, proies faciles, exploitables à merci. “La plupart de celles qui ont été maltraitées ou abusées ont honte d’en parler en public, et celles qui sont encore ici, au pays, ne se rendent pas compte des risques qu’elles prennent quand elles partent travailler au Japon affirme le P. Corros.

Jenny et Rona ont expliqué que leurs parents s’étaient fiés à l’invitation faite à leurs filles “d’aller au Japon, exécuter quelques danses folkloriques et gagner 50 000 pesos (710 euros) par mois” puisque l’homme qui les a recrutées, un travailleur philippin du spectacle installé au Japon, était “un ami”. En novembre 2004, les deux amies quittaient leurs familles pour “gagner de quoi assurer [leur] avenir et aider [leurs] familles”. Rona reconnaît qu’elle “ne s’attendait pas à trouver si vite du travail et à partir si rapidement”. Elle se souvient que, le 6 novembre, son recruteur l’a conduite à l’aéroport où “un agent” lui a remis un passeport portant sa photographie et un nom différent du sien. Il lui a donné aussi un visa de touriste et une avance de 10 000 yens (72 euros). “Tout s’est passé si vite raconte celle qui pensait aller au Japon pour être danseuse, que “je ne comprend pas encore comment tout cela a pu arriver”. L’agent lui avait dit qu’une fois arrivée au Japon, elle ne devait suivre personne d’autre que celle qui viendrait la chercher à l’aéroport de Nagoya. L’agent parti, Rona avait pour instruction de ne parler à personne jusqu’à son arrivée au Japon. “La femme qui est venue me chercher à l’aéroport de Nagoya a immédiatement pris mon passeport et mes 10 000 yens et m’a conduite à un night-club où j’ai commencé à travailler le soir même.” Rona ajoute : “J’étais abasourdie. J’allais devenir une prostituée !”

Jenny, son amie, est partie pour le Japon dans les mêmes conditions trois semaines plus tard et a travaillé dans le même club que Rona. “Nous n’avions pas assez à manger. Nous n’avions pas le droit de nous servir du téléphone. Tous les soirs, nous avions un quota de bouteilles de tequila” à boire avec les clients, se souvient Jenny. Il leur était demandé d’embrasser les clients masculins qui le souhaitaient, de montrer leurs seins et de sortir du club avec les clients comme “accompagnatrice” ou pour des rendez-vous (dohan), à raison d’une dizaine de fois par mois. Si elles faisaient ce qui était exigé d’elles, elles gagnaient un ‘extra’. Dans le cas contraire, elles étaient mises à l’amende, notamment quand elles refusaient d’aller avec un client.

Le 13 décembre, à la hâte, sans avoir pris le temps de se chausser, elles ont couru “jusqu’à la grande artère la plus proche raconte Rona. Montées dans un taxi, dont le chauffeur ne comprenait pas l’anglais, elles ont dessiné à la hâte un avion sur un bout de papier. Arrivées à l’aéroport, elles se sont présentées au bureau de l’immigration. “Nous avions peur. Nous avons été conduites au centre de rétention de l’immigration.” Là, les fonctionnaires japonais leur ont expliqué que, si elles savaient où aller, elles étaient libres puisqu’elles n’avaient enfreint aucune loi. “Nous ne connaissions personne au Japon. Nous sommes restées là quatre jours, en attendant d’être expulsées, quand une bénévole de Migrante-Japan est arrivée explique Jenny. Les membres de cette ONG ont alors aidé les deux femmes à constituer un dossier contre leurs employeurs et leurs agents, avant d’organiser leur rapatriement aux Philippines, en février dernier.

Les “graves violations des droits de l’homme” que constitue le trafic d’êtres humains a poussé le gouvernement japonais, en avril 2004, à former un organisme spécial, doté de pouvoirs étendus, pour combattre le fléau. Pour s’informer, ce nouveau service japonais a consulté les agences gouvernementales, les institutions privées et les ONG de Thaïlande et des Philippines, où, selon les autorités japonaises, “les plus actives des ONG en lutte contre le trafic des êtres humains dans le monde” ont leurs bases. Cet organisme officiel est opérationnel depuis le 15 mars.

Face au trafic d’êtres humains, le plan d’action du gouvernement japonais comprend une révision du Code pénal pour être en mesure d’agir plus efficacement contre les recruteurs, le renforcement du contrôle de l’immigration, la révision des permis de résidence et des visas dans les domaines de l’industrie du spectacle, et enfin un renforcement de la lutte contre les mariages blancs, le travail clandestin et la prostitution. Des échanges d’informations et le financement pour l’identification et la protection des victimes sont également prévus. La sécurité des personnes, leur protection et une assistance socio-psychologique devraient être mieux assurées. Le plan aborde également le problème du rapatriement, de la coopération avec les institutions internationales, sans oublier l’éducation du public japonais sur le sujet.

De son côté, le gouvernement philippin s’inquiète de l’effet du plan d’action du gouvernement japonais, et estime qu’il pourrait aboutir à limiter le nombre des travailleurs philippins au Japon. Le Japon est, en effet, pour les Philippines, le premier pays d’Asie en ce qui concerne les transferts de fonds envoyés au pays par les Philippins émigrés (2). En 2004, 4 % des 8,5 milliards de dollars (6,6 milliards d’euros) transférés par les Philippins expatriés venaient du Japon. Manille a donc cherché à obtenir un délai de deux ans avant la mise en ouvre du plan japonais, mais en vain. Présenté à la Conférence des évêques philippins en janvier dernier, le plan japonais a reçu “l’entier soutien” de l’Eglise. Selon le P. Corros, il reste toutefois à déterminer les moyens concrets par lesquels l’Eglise des Philippines peut coopérer avec les autorités japonaises pour lutter contre le trafic d’êtres humains.