Eglises d'Asie

RELIGION ET SOCIETE CIVILE DANS LE JAPON CONTEMPORAIN

Publié le 18/03/2010




[NDLR – Helen Hardacre est professeur au Reischauer Institute de l’université Harvard, aux Etats-Unis. Elle enseigne les religions japonaises et les questions de société. Ses travaux portent sur les nouvelles religions au Japon, le shintoïsme d’Etat et l’histoire religieuse de la période d’Edo.]

Quiconque effectue des recherches sur les religions modernes et contemporaines est familier des problèmes que soulève l’hypothèse selon laquelle la religion serait d’une certaine façon une anomalie dans le monde moderne. Plus personne n’ose réellement le dire, non plus que défendre ouvertement cette thèse, mais l’absence d’alternative claire fait que cette hypothèse perdure. De la même façon, l’absence de déclaration théorique claire sur la religion dans la théorie de la modernisation facilite le maintien de l’hypothèse d’une disparition inévitable de la religion. La sécularisation suffit amplement à expliquer la disparition de la religion de la plupart des discours politiques, mais elle ne donne aucune explication quant à la création continue d’organisations religieuses, à leur activisme social, non plus qu’au maintien des organisations plus anciennement établies telles le “bouddhisme traditionnel”, les sectes bouddhistes japonaises, leurs temples, leurs prêtres et leurs fidèles. La thèse du déclin de la religion bloque tout développement d’une étude théorique de la religion moderne qui révèlerait les réalités empiriques avec leur normalité et leur caractère ordinaire.

Le concept de société civile

Les termes de “normal” et d'”ordinaire” caractérisent correctement le bouddhisme traditionnel. Les sectes bouddhistes ont été, bien évidemment, un élément central de l’histoire japonaise depuis les temps les plus anciens et constituent un des traits les plus vénérables de la société japonaise. Ceci étant, l’absence de modèle conceptuel qui pourrait faciliter l’analyse de leur signification présente est un problème majeur pour l’étude des religions japonaises. Ce vide conceptuel a probablement son origine dans l’absence relative de recherches sur le bouddhisme japonais contemporain, qui est sans aucun doute l’aspect le moins étudié de la vie religieuse moderne. Cette pauvreté de recherches contraste singulièrement avec la pratique religieuse au Japon, où le bouddhisme traditionnel est la religion d’à peu près la moitié de la population.

Cet article est un essai d’exploration des organisations religieuses japonaises pour savoir si elles peuvent aujourd’hui être comprises comme un élément de la société civile. S’il pouvait être établi que les groupes religieux partagent de nombreuses caractéristiques des organisations de la société civile, nous aurions de nouvelles raisons de les considérer comme partie intégrante normale de la vie associative d’une société moderne, plutôt que de les regarder comme des vestiges d’une société pré-moderne, d’une mentalité rétrograde ou comme des réponses nécessaires aux contradictions et aux dysfonctionnements inhérents à la modernisation. Si, en dépit de ces caractéristiques qui distinguent les groupes religieux comme étant “religieux”, ces associations pouvaient, néanmoins, être vues comme se conformant à des modèles significatifs existant dans d’autres groupes de la société civile, nous pourrions plus facilement écarter leur caractère exceptionnel pour le remplacer par une compréhension plus normale de la religion dans la société moderne. Toute innovation conceptuelle qui faciliterait ce remplacement serait bénéfique aux études de la religion et de la société et c’est dans cet esprit que cet essai est mené.

L’aide reçue de la Fondation du Mémorial John Simon Guggenheim et de l’université Harvard a été particulièrement précieuse et je souhaiterais remercier Yoko Suemoto pour son aide dans l’apport et la compilation des données statistiques présentées dans cette étude.

La société civile existe entre l’Etat et le marché, d’un côté, et au dessus de la famille et de l’individu, d’un autre côté. Elle est composée d’organisations et d’un espace de débats. Ses groupes constitutifs y discutent de questions d’intérêt public en s’efforçant de contribuer au bien-être de tous de différentes façons. Son espace de débats est la “sphère publique”. Les groupes de la société civile sont des associations de volontaires qui ne cherchent ni le pouvoir dans l’Etat, ni le profit dans le marché. Ils se consacrent à une large gamme de causes qui vont du bien-être social à l’amélioration de l’éducation, à l’éradication de la corruption politique et à beaucoup d’autres. Ces organisations peuvent prendre des formes diverses, telles qu’un syndicat de travailleurs, une union commerciale, un club ou un lobby. Elles amènent leurs membres à réfléchir ensemble au développement d’une société meilleure et aux moyens d’y parvenir. Les liens formés dans ces groupes renforcent les communautés locales en améliorant la solidarité et en créant un capital social pour tous les membres. Les attitudes de la société contemporaine face aux problèmes d’intérêt public se forment à partir de la presse, de la radio et des médias, qui occupent la plus large part de la sphère publique dans la société moderne (Habermas, 1989). Les positions prises et les activités organisées par un groupe particulier définissent sa position dans la société.

Historiquement, le concept de société civile est né, en partie, des réflexions sur la Réforme protestante et de l’idéal occidental, si caractéristique, de la séparation de l’Eglise et de l’Etat, amenant à la tolérance d’une pluralité de perspectives et d’intérêts légitimes et s’opposant à l’orthodoxie d’une pensée dictée par l’Etat (Hall, 1995, pp. 3-7 ; Gellner, 1995, p. 46). Il est clair que la démocratie occidentale libérale représente un objectif hautement souhaitable pour beaucoup de sociétés civiles. Que la société civile n’existe réellement qu’avec le suffrage universel, les élections périodiques, la liberté de la presse, l’indépendance judiciaire, les libertés de rassemblement et d’expression, la liberté religieuse et la liberté d’enseignement est une évidence reprise par beaucoup d’auteurs (Shils, 1991, pp. 5-8).

En japonais, le terme de société civile est traduit soit par shimin shakai ou par la translittération phonétique shibiru sosaeti. Appliquer le concept de société civile aux sociétés asiatiques pose de nombreux problèmes. Robert Weller a montré qu’il n’existe pas de traduction très satisfaisante du terme de société civile en chinois, qui recourt à des néologismes d’un maniement difficile tels que wenmin shehui (société civilisée), gongmin shehui (société de citoyens), shimin shehui (société bourgeoise ou urbaine) et minjian shehui (société populaire). Dans les sociétés fortement influencées par le confucianisme, la compréhension des relations particulières de l’Etat et de la religion, très différente de celle de l’Occident, infléchit le développement de la société civile. Néanmoins, il écrit qu’“aucun de ces facteurs n’implique que la Chine soit dépourvue de cette sorte de capital social qui forme l’armature de la société civile occidentale, en particulier, le réseau de liens horizontaux qui s’étend au-delà de la famille immédiate, tout en n’étant pas politique”. En fait, beaucoup de ces réseaux ont été formés au travers des organisations religieuses (Weller, 1998, p. 233).

Religion et société civile

La religion est directement ou indirectement impliquée dans le concept de société civile et dans sa genèse historique. Il n’est toutefois pas clairement admis que les organisations religieuses soient considérées comme partie intégrante de la société civile et l’ambiguïté provient pour partie des caractéristiques particulières des organisations religieuses, qui les différencient des autres types d’association. Dans la société moderne, la poursuite d’une voie vers le salut par le respect d’un code d’éthique personnelle, l’accomplissement d’un rituel religieux et l’approfondissement d’une relation avec les divinités ou les forces surnaturelles est arrivé à être considéré comme une affaire purement privée n’ayant aucune signification publique.

Aussi, bien que l’appartenance à une association relève typiquement d’un choix de l’adulte, la majorité des affiliations religieuses provient d’une parenté déjà liée à une religion particulière. Cela signifie qu’il y a un recouvrement significatif entre les liens parentaux et religieux, bien qu’il demeure naturellement possible que d’autres choix religieux puissent résulter de choix faits en tant qu’adulte. Les conversions apparentent ce genre d’affiliation à celui d’une association de volontaires. Au-delà de cette différence, les religions imposent à leurs membres des obligations qui, généralement, ne peuvent pas être considérées comme des choix possibles, ainsi, la croyance en une divinité (ou un être suprême), l’assujettissement à un code moral ou à un idéal de communauté, la poursuite d’une certaine voie vers le salut. Là aussi, il peut y avoir similarité avec des groupes de la société civile, mais l’adéquation n’est pas parfaite.

La nature du leadership diffère également et la concentration fréquente du pouvoir entre les mains d’un leader religieux est beaucoup plus forte que celle existant dans les groupes ordinaires de la société civile. La prédominance des liens verticaux s’oppose alors à celle des liens horizontaux plus couramment présents dans les groupes habituels de la société civile. Pour ce qui concerne le leadership lui-même, l’obéissance à un chef peut ne pas être une question de choix, ou elle ne peut l’être que de façon abstraite, dans la mesure où l’on appelle “volontaire” la nature de l’affiliation religieuse en question. En fin de compte, il est significatif que l’idée même d’affiliation religieuse en tant que problème susceptible d’un choix soit typiquement un phénomène moderne, c’est-à-dire posé par l’existence d’une société moderne, par la séparation entre la religion et l’Etat et la présence d’une culture religieuse admettant de nombreuses religions (Hardacre, 2003).

Une autre perspective se découvre si l’on regarde attentivement le comportement réel des religions. Larry Diamond remarque que tous les groupes, religieux ou autres, sont incompatibles avec la société civile s’ils “cherchent à enfermer leurs membres dans un environnement totalitaire qui les isolerait de points de vue ou de liens alternatifs, qui leur inculquerait un système complet et rigide de croyances idéologiques ou philosophiques et qui exigerait enfin une obéissance totale” (Diamond, 1999, p. 222). Mais les groupes religieux peuvent se situer à l’intérieur ou à l’extérieur de la sphère de la société civile, selon leurs centres d’intérêts à un moment donné.

Une congrégation ou une institution religieuse (église ou synagogue ou mosquée) peuvent fonctionner essentiellement pour apporter l’aide religieuse nécessaire à leurs membres dans une communauté. Mais lorsqu’elle se trouve engagée dans la lutte contre la pauvreté, le crime, la drogue, dans le but d’améliorer le capital humain, de canaliser les efforts de la communauté vers son mieux être ou de faire du lobbying (ou de se joindre à des débats constitutionnels) pour obtenir des lois sur l’avortement, la sexualité, la pauvreté, les droits de l’homme, le statut légal de la religion, ou mille autres sujets, alors cette institution religieuse agit comme une société civile (Diamond, 1999, p. 224).

José Casanova affirme plutôt abruptement que “. l’Eglise ne devient une institution de la société civile que lorsqu’elle cesse d’être une Eglise au sens weberien du terme : quand elle abandonne ses prétentions monopolistiques et reconnaît la liberté religieuse et la liberté de conscience comme des droits universels et inviolables de l’homme” (2001, p. 1046).

Ecrivant sur la démocratie italienne, Robert Putnam et ses collaborateurs voient le catholicisme italien depuis Vatican II comme séparé et parfaitement antagoniste de la société civile. Des recherches leur ont permis de faire des distinctions nettement tranchées entre les orientations des catholiques et celles des non-catholiques.

Les organisations religieuses, au moins dans l’Italie catholique, sont une alternative à la communauté civile et n’en font pas partie. L’Eglise catholique conserve beaucoup de l’héritage de la Contre-Réforme, y compris l’importance de la hiérarchie ecclésiastique et des vertus d’obéissance et d’acceptation de sa situation dans la vie. Les liens verticaux d’autorité sont plus caractéristiques de l’Eglise italienne que les liens horizontaux de fraternité. Au niveau régional, toutes les manifestations de religiosité et de cléricalisme – l’assistance à la messe, les mariages religieux (par opposition aux mariages civils), le rejet du divorce, l’expression de l’identité religieuse dans les sondages – sont corrélées négativement par rapport à l’engagement civil. Au niveau individuel, de même, les sentiments religieux et l’engagement civil semblent incompatibles. Parmi les Italiens qui assistent à la messe plus d’une fois par semaine, 52 % avouent qu’ils ne lisent que rarement le journal et 51 % qu’ils ne discutent jamais politique. Parmi leurs compatriotes ouvertement antireligieux, les chiffres équivalents sont de 13 et 17 % (Putnam, Leonardi et Nanetti, 1993, p. 107).

En d’autres termes, plus les gens sont engagés dans le catholicisme italien moins ils risquent de s’engager dans les débats d’intérêt public qui caractérisent la société civile.

Theda Skocpol et Morris P. Fiorina voient le statut de la religion dans la société civile américaine comme plutôt problématique, parfois inclus, parfois exclus, mais ils contestent les thèses de Putnam et apprécient hautement le rôle des religions dans la diffusion de modèles associatifs, qui s’incorporent ultérieurement dans une large gamme d’organisations de la société civile. Partant du milieu du XIXe siècle, époque à laquelle tous les Etats avaient rompu leurs liens avec les Eglises, Skocpol et Fiorina écrivent que les mouvements évangéliques avaient eu un impact sans précédent en gagnant les Etats les uns après les autres.

Le premier clergé méthodiste, qui parcourait le pays à cheval, développa surtout de nouvelles méthodes pour créer des associations. poussant les chefs locaux à fonder et à soutenir de nouvelles congrégations, puis, ils les rassemblèrent en fédérations qui partageaient la même vision du monde et les mêmes objectifs moraux. Alors que les méthodistes étendaient leur domaine et fondaient des dizaines de milliers de congrégations locales jusque dans les localités les plus minuscules, les autres formations religieuses durent réagir et s’organiser pour ne pas être réduites à disparaître. Par cette émulation, un nouveau modèle d’association se déploya dans toute l’Amérique de cette époque (Skocpol et Fiorina 1999, p. 44).

Ainsi, la religion peut-elle se positionner dans une grande variété de relations avec la société civile, parfois en dehors d’elle, et s’engager dans des domaines qui sont, dans le monde moderne, considérés comme strictement privés. Dans la mesure où la religion impose un univers complet de pensées et d’actions à ses membres et les empêche de s’associer avec des étrangers ou les engage dans l’action civique, elle peut être à l’opposé de la société civile. Les groupes religieux peuvent, à d’autres époques, se trouver positionnés plus près de groupes typiques de la société civile et engager leur travail et leur capital dans l’action sociale, le secours aux sinistrés et la formation, se trouvant, de ce fait, en ligne avec d’autres groupes de la société civile dans des débats de politique générale.

La société civile japonaise

L’histoire de la société civile japonaise est marquée par une intervention étatique forte. Sheldon Garon identifie un modèle de société civile dans lequel l’Etat s’efforce d’entourer et de coopter les groupes sociaux de telle manière qu’il bloque leur capacité à lui résister. A la fin du XIXe siècle, la nouvelle classe moyenne, composée d’avocats, de professeurs, de docteurs, d’infirmières et de fonctionnaires, “définie par la politique progressiste et les convictions chrétiennes de ses éminents ténors dominait la sphère publique. Ils créèrent les branches japonaises de l’Union pour la tempérance des Femmes chrétiennes, de l’Armée du Salut, de l’Association des Jeunes chrétiens et d’autres associations pour défendre l’éducation des femmes, s’opposer à la prostitution et à l’esclavage sexuel et défendre bien d’autres causes (Garon, 2003, p. 48).

Mais, après 1900, les anciens progressistes de la classe moyenne furent cooptés dans leur grande majorité et acceptèrent que leurs groupes travaillent avec l’Etat, plutôt qu’en opposition avec lui. Ils exclurent tous les non-possédants et toutes les femmes, et la loi sur l’Ordre public de 1900 (Chian Keisatsuho) interdit aux femmes d’assister à des réunions politiques et de s’affilier à des groupes politiques. Les chrétiens commencèrent à collaborer avec le ministère de l’Intérieur dans sa lutte contre la pauvreté et à soutenir quelques-unes de ses autres causes. Dans le même temps, l’Etat rassemblait les producteurs industriels et agricoles dans des associations semi obligatoires et créait des sociétés semi obligatoires (Hotoku), des associations de réservistes, des associations de femmes, des groupes de jeunes, des chambres de commerce et des associations coopératives agricoles. De la même façon, les associations de voisins (chonaikai) étaient une caractéristique majeure de la société japonaise dans les années d’avant la guerre. Ces initiatives lancées et contrôlées par l’Etat gênaient le développement d’une société civile autonome, à la fois parce que l’appartenance à ces associations n’était pas entièrement volontaire et parce qu’elles étouffaient tout désir de création d’associations de volontaires (Garon, 2003, pp. 48-54).

Le ministère de l’Intérieur joua un rôle considérable en imposant une structure de commandement à la vie locale de 1940 jusqu’à la défaite. Il s’inspira des organisations du parti nazi pour la loi impériale de 1940 sur les Associations de soutien (Taisei Yokusankai), qui était une organisation de masse destinée à absorber tous les groupements autonomes, quelle qu’en soit la nature. Les médias étaient parfaitement indifférents à la promotion étatique de l’effort de guerre. En temps de guerre, les nouvelles religions étaient considérées comme des menaces s’opposant à cet effort (Garon, 2003, pp. 54-56).

Sous l’occupation américaine, on tenta de promouvoir le développement d’une société civile en abrogeant la loi impériale sur les Associations de soutien, les associations de voisins, ainsi que les groupes semi officiels de jeunes et de femmes. Les groupements religieux y gagnèrent une plus grande autonomie. Néanmoins, les associations de voisins ne purent pas être éliminées et des organisations de base, comme les groupes de soutien aux tombeaux (qui étaient très liées aux associations de voisins) ou la Société des amis des défunts (Nihon Izokukai), se trouvèrent fréquemment soutenus dans la vie publique en contrepartie d’un plus grand contrôle de la part de l’Etat (Garon, 1997, pp. 3-22).

Les recherches effectuées sur la société civile japonaise d’après-guerre montrent la poursuite de la tendance interventionniste lourde de l’Etat dans la société civile ; mais, après 1945, le mécanisme même de l’intervention de l’Etat s’est transformé en réglementation bureaucratique. Le concept de “sociétés d’intérêt public” (koeki hojin), dont le développement est apparu avec le Code civil Meiji de 1896 (article 34), a continué à fournir les principales lignes du contrôle gouvernemental sur les différents groupes de la société civile. Des lois particulières ont été élaborées pour l’administration des écoles privées (gako hojin), pour les sociétés d’assistance sociale (shakai fukushi hojin), pour les associations médicales (iryo hojin) et les corporations religieuses (shukyo hojjin), mais tous ces groupements étaient des sous-ensembles de sociétés d’intérêt public. “L’intérêt public” était interprété de façon plutôt étroite pour signifier “au bénéfice de la société en général ou de beaucoup de personnes non spécifiées ce qui en excluait les organisations d’affaires, les clubs de sport, les associations d’anciens élèves et beaucoup d’autres groupes qui fonctionnaient en fait comme des groupes de la société civile (Yamamoto, 1998 ; Yamaoka, 1998 ; Amemiya, 1998).

Les sociétés d’intérêt public devaient rendre compte régulièrement à un ministère du gouvernement, qui pouvait enquêter sur un groupe en particulier ou lui supprimer son statut légal. Les sociétés, y compris religieuses, devaient présenter la liste de leurs activités annuelles, de leurs biens, faire part des changements de membres intervenus, de leur exploitation et de leurs prévisions financières, ainsi que de leurs activités projetées et autres (1). L’agence pouvait faire des inspections locales et des audits. Cela et d’autres règlements semblables enlevaient toute autonomie aux groupes de la société civile. Il y avait souvent des arrangements de fait entre les sociétés d’intérêt public et les ex-employés des ministères correspondants qu’elles engageaient, une pratique appelée amakudari (littéralement ‘descendu du ciel’) qui conférait à ces bureaucrates une influence non négligeable sur la façon dont se développaient les groupes de société civile. Avec d’autres problèmes largement médiatisés concernant les sociétés d’intérêt public, ce dernier aspect avait conduit à des propositions en vue de les imposer fiscalement, ce qui aurait posé des problèmes considérables aux groupements religieux (Arai, 2003). La Fondation pour l’Asie et d’autres groupes étrangers restèrent à dessein hors d’atteinte du gouvernement japonais, simplement pour éviter la paperasse bureaucratique de l’administration (Pekkanen, 2002).

Les groupements d’intérêt de toute nature prolifèrent durant les vingt années qui suivirent la deuxième guerre mondiale, continuant même de se développer après. En 1960, Le Japon avait environ onze associations à but non lucratif pour dix mille habitants, contre trente-cinq aux Etats-Unis. Mais, en 1991, le pourcentage japonais était remonté à 80 % du taux américain (29,2 associations à but non lucratif pour dix mille habitants au Japon et 35,2 aux Etats-Unis). Une tendance nouvelle au volontariat se fit jour en réponse aux “boat people” indochinois, et alla dès lors en s’amplifiant. En effet, “le public – et quelques dirigeants – au Japon en étaient arrivés à la conclusion que l’Etat manquait de flexibilité et des ressources nécessaires pour faire face aux problèmes socio-économiques dont la complexité augmentait sans cesse et de plus en plus de citoyens y ont apporté une réponse par leurs initiatives individuelles” (Schwartz, 2002, pp. 201-212 ; citation, p. 206).

Rien n’a démontré de façon plus dramatique les limites de la réglementation bureaucratique excessive de la société civile que le tremblement de terre de Kobe (Hanshin) du 17 janvier 1995. Ce terrible tremblement de terre a tué plus de six mille personnes et dévasté la ville de Kobe et en partie celle d’Osaka. Paralysé par la routine et les luttes d’influence des agences, la réponse tardive et désordonnée du gouvernement apparut en clair sur tous les écrans de télévision d’une nation plongée dans l’horreur. Un flot énorme de bénévoles, y compris d’organisations religieuses, s’organisa pour apporter de toutes les manières possibles un secours aux victimes. Bien qu’il soit encore trop tôt pour dire si ce tremblement a créé une réaction durable, les rapports de 1997 ont montré que 21,5 % des adultes japonais et 40,7 % des étudiants s’étaient portés volontaires (Schwartz, 2002, p. 211).

La débâcle du gouvernement à Kobe a préparé le terrain pour la loi sur les Organisations à but non lucratif (Tokutei Jieiri Katsudo Sohushin Ho, Loi pour la promotion d’activités spécifiques à but non lucratif). Alors que les bureaucrates restaient sceptiques sur les efforts populaires pour prendre une part plus active dans ces problèmes, quelque 5 625 organisations s’étaient vu attribuer, à la fin de 2001, le statut d’Organisation à but non lucratif, défini par la nouvelle loi. On peut se demander si la bureaucratie adoptera une attitude favorable à l’extension de la société civile ou si elle retournera à ses anciennes habitudes en cherchant à absorber ou à coopter ces nouveaux groupes, ou bien à les utiliser comme des “moyens bon marché pour déléguer les responsabilités gouvernementales et calmer les critiques” (Schwartz, 2002, p. 211).

L’histoire du développement de la société civile japonaise peut se quantifier par le calendrier, la densité et la nature des associations fondées. Tsujinaka Yutaka, sociologue à l’Université de Tsukuba, a mené l’étude culturelle la plus complète et la plus informée sur les organisations de la société civile au Japon, en Corée et aux Etats-Unis (Tsujinaka, 2002).

Tsujinaka divise le développement de la société civile en trois périodes. La première va de 1921 aux alentours de 1933, chevauchant la “démocratie Taisho” et les premières années de l’ère Showa. Au cours de cette période, l’élite des professionnels et des dirigeants des affaires ont créé des associations professionnelles et des organisations économiques. Un peu plus tard, vers 1940, se produisit une deuxième vague de création d’organisations similaires. La deuxième période est celle de 1945 à 1964, avec plus particulièrement au cours des dernières années 1950, une intense création d’organisations de la société civile. Cette époque connut à la fois le plus grand nombre d’organisations nouvelles et la formation des plus importantes organisations, un mouvement massif d’organisations industrielles et de syndicats ouvriers. La participation politique des organisations de la société civile y gagna alors sa pleine légitimité. La troisième période va de 1974 à nos jours, avec un large éventail de membres, étudiants, femmes, consommateurs et militants pour la défense de l’environnement qui se sont lancés en flèche dans des groupes de pression, des mouvements de citoyens, des lobbies et des groupes d’intérêt public faisant valoir leur droit à jouer un rôle dans la vie politique. Particulièrement depuis le vote de la loi sur les Organisations à but non lucratif, les associations à but non lucratif et les ONG ont professionnalisé leur travail et assuré leur légitimité (Tsujinaka, 2003, pp. 97-110) (2).

Les organisations religieuses japonaises et la société civile

Pour établir de façon définitive si le cadre de la société civile est utile à l’étude des organisations religieuses, il faudrait idéalement, au minimum : 1.) déterminer comment ont évolué en parallèle la création des organisations religieuses et le développement de la société civile ; 2.) identifier l’éventail des problèmes de la société civile auxquels se sont attaquées les organisations religieuses ; 3.) déterminer comment les interventions des organisations religieuses ont été répercutées dans la sphère publique et jusqu’à quel point elles sont connues de la société dans son ensemble ; et 4.) établir si les positions prises par les groupes religieux reflètent l’éventail des opinions et des interventions de l’ensemble de la société. Dans cette étude, je tenterai d’aborder les différents aspects de la première et de la quatrième question.

Pour déterminer si la chronologie de la création des organisations religieuses avait une quelconque relation avec les modèles de développement de la société civile japonaise que nous avons rapidement examinés, j’ai rassemblé les données disponibles sur la création et le nombre de trois types différents d’organisations religieuses : 1.) les nouvelles organisations religieuses, 2.) les organisations chrétiennes existant en dehors de l’Eglise, et 3.) les changement annuels intervenus dans le total des corporations religieuses. J’ai corrélé le résultat avec la chronologie du développement des organisations de la société civile japonaise établie par Tsujinaka.

Apparemment, il semblait facile de dresser une chronologie de la création des groupes religieux japonais au cours du XXe siècle et de la comparer avec celle des trois périodes de Tsujikana, mais, en fait, la tâche était beaucoup plus ardue que l’on aurait pu le croire. Les études sur les nouvelles religions japonaises suivent une ligne générale approximative, selon laquelle un noyau de groupes religieux s’est créé à la fin de la période Edo, suivi par une seconde “vague” largement constituée des prétendues “sectes Shinto” (kyoha Shinto) entre le début et le milieu de la période Meiji, puis une nouvelle vague dans les années 1920, alors que le plus grand nombre de nouvelles organisations apparaissaient en 1945, après la levée du contrôle de l’Etat. Une autre “vague”, que quelques scientifiques identifient comme les organisations des “nouvelles religions nouvelles” est apparue environ au milieu des années 1970 et continue encore maintenant (Inoue, Sakamoto et al., eds., 1966) (3). Ainsi, les milieux scientifiques dans ce domaine ont développé une chronologie qui correspond à la ligne générale du cadre de Tsujinaka.

Aller au-delà de cette chronologie plutôt décousue et floue pour donner une présentation mieux quantifiée est difficile. Quelques religions identifient une date précise de “création” ; Kurozumikyo en est un exemple. Le groupe identifie la première révélation de son fondateur en 1814 comme sa date de fondation officielle. D’autres religions identifient la date de leur incorporation prévue par la loi sur les Corporations religieuses comme la date de leur fondation officielle. Toutefois, beaucoup d’autres font montre d’une approximation plus grande de leur histoire et ne donnent pas nécessairement une date précise pour leur fondation. Pour ces dernières, on ne peut qu’interpréter les données disponibles et essayer d’identifier le moment où un noyau de membres s’est constitué. Les religions fondées en dehors du Japon comporte une autre difficulté. La date de leur fondation dans leur pays d’origine n’est pas aussi significative au regard du problème de la société civile japonaise que l’époque où s’est constitué un groupe de fidèles. Dans le tableau 1 ci-dessous, j’ai retenu la dernière date. J’ai identifié une date de fondation pour les religions citées dans le plus récent et le plus complet guide des nouvelles religions japonaises, Shishukyo kyodan, jingutsu jiten (Dictionnaire des nouvelles organisations religieuses et de leurs membres, Inoue et al., eds. 1996), en les divisant selon la classification en périodes de Tsujinaka. En tout, les dates de fondations de quelque quatre cents nouvelles organisations religieuses ont pu être identifiées (4). Il est certain que beaucoup plus de groupes que ceux qui sont retenus ont existé dans cette période, mais, en l’absence d’une base de données plus large, cette source peut être considérée comme représentative de l’état actuel de nos connaissances sur les nouvelles religions japonaises.

Tableau : Comparaison des créations d’organisations religieuses et du développement de la société civile japonaise

Les lignes marquées par un correspondent aux trois périodes de développement de la société japonaise de Tsujinaka.

Période

Nb. de nouvelles organisations religieuses fondées

Nb. de nouvelles organisations religieuses fondées par an pendant la période

Nb. d’organisations chrétiennes fondées

Nb. moyen d’organisations chrétiennes fondées par an pendant la période

Nb. de sociétés chrétiennes

1900-1920

16

0,76

43

2,05

x

1921-1933

23

1,77

23

1,77

x

1934-1939

13

2,17

9

1,50

x

1940

8

8,00

1

1,00

x

1941-1944

12

3,00

6

1,50

x

1945-1964

179

8,95

295

14,75

178 603-180 484

(1952)-(1964)

1965-1973

39

4,33

164

18,22

180 491-184 573

(1965)-(1973)

1974 à nos jours

68

(1974-1995)

3,09

426

(1974-2003)

14,20

181 629-182 627

(1974)-(2001)

Total = 358

Moyenne annuelle totale

= 3,73

Total = 967

Moyenne annuelle totale

= 9,30

Années de pointe

1973 = 184 573

1994 = 184 288

Sources : Inoue, Sakamoto, Mitsugi et al., eds., 1996 – Bunkacho Shumuka, 1947-2003 – Kirizutokyo Nenkan Henshubu, ed., 2003

Le taux annuel de création de nouveaux mouvements religieux montre une corrélation correcte avec la classification en périodes de Tsujinaka. La correspondance est particulièrement visible dans la colonne donnant le nombre moyen d’organisations fondées annuellement pendant chaque période. On peut voir que 1921 et 1933 affichent un taux de développement double par rapport à celui des vingt années précédentes. L’année 1940 représente un pic de huit groupes créés, suivi par une quasi absence durant les années de guerre. La période de création la plus intense va de 1945 à 1964. C’est la période pendant laquelle les religions nouvelles devinrent réellement des organisations de masse, évoluant en parallèle de la création des grands syndicats ouvriers. Il est à remarquer, toutefois, que certains groupes qui atteignaient ou dépassaient le million de membres (Soka Gakkai, Reyukai Kyodan et Rissho Koseikai, par exemple) avaient été fondés antérieurement, mais empêchés par les réglementations étatiques de se développer jusqu’à cette date (1945). Il y a une diminution significative de 1965 à 1973. Les années 1974 à 1995 montrent un retour de la croissance, mais à un taux nettement inférieur à celui des années suivant immédiatement 1945.

En dehors des religions elles-mêmes, un autre type d’association religieuse, directement lié au développement de la société civile, a consisté dans la création dérivée de groupes d’assistance de toute nature, à l’intérieur même des religions. Le Guide annuel chrétien (Kirisuto Shinbun, 2004) dresse la liste d’une grande variété de services caritatifs, évangéliques et autres, offerts en parallèle avec les Eglises chrétiennes. Dans cette liste, j’ai identifié près d’un millier d’organisations en exercice, avec leur date de création pour la grande majorité d’entre elles. Ce travail n’a pas pris en compte les organisations antérieures qui ont cessé d’exister. Il ne donne pas, par conséquent, un reflet complet de la période de 1900 à nos jours. Il est néanmoins la base la plus complète disponible.

Le christianisme japonais présente un schéma différent de celui des autres religions, dans la mesure où il a connu une croissance significative avant 1900, mais avec une surveillance et une réglementation particulières pendant la période du militarisme. Ainsi, de 1900 à 1945, nous voyons un léger déclin, qui a été suivi d’une période de forte expansion de 1945 à 1964, avec un taux annuel de croissance excédant largement celui que nous voyons dans les nouvelles religions. Comme nous le laisse supposer le schéma de Tsujinaka, les années allant de 1964 à 1973 montrent un déclin, avec une nouvelle période de croissance commençant en 1974, bien qu’avec un taux annuel moyen inférieur à celui connu de 1945 à 1964. L’accroissement global est parfaitement frappant dans la mesure où les chrétiens n’ont jamais dépassé un pour cent de la population totale japonaise. Les organisations chrétiennes démontrent ainsi la tendance générale à l’expansion au cours du XXe siècle que Tsujinaka décrit dans son modèle, mais elles ne suivent pas aussi parfaitement les courbes des nouveaux mouvements religieux.

Les modifications dans le nombre des corporations religieuses offrent un autre aspect d’interaction avec la société civile. Le nombre des corporations religieuses n’est toutefois pas identique à celui des organisations religieuses. Toutes les organisations religieuses japonaises ne sont pas déclarées et beaucoup ont été effectivement fondées bien avant d’être déclarées. Quand la loi sur les Corporations religieuses a pris effet en 1951, le Bureau des religions (Shumuka) de l’Agence des affaires culturelles (Bunkacho), chargé de l’application de la loi, se mit à rechercher les organisations non déclarées, et, de 1947 à 1960, le nombre des organisations religieuses non déclarées était publié annuellement dans le Shukyo nenkan (Annuaire des religions). Durant toutes ces années, le nombre des organisations non déclarées passa d’environ 13 300 en 1947 à près de 40 000 en 1960. Malheureusement, il n’y a pas de façon aisée de déterminer le nombre de ces organisations aujourd’hui, mais elles existent sans aucun doute possible.

La loi sur les Corporations religieuses avait été précédée par la loi sur les Organisations religieuses de 1940 (Shuyo Dantai Ho). Cette loi qui excluait de son champ d’application les sanctuaires sur la base de la théorie contemporaine de leur absence de caractère religieux autorisait les temples bouddhistes, les églises chrétiennes et les nouvelles religions si elles se déclaraient. Environ 79 000 temples furent déclarés sous le régime de cette loi, et quand, en 1951, la loi sur les Corporations religieuses fut édictée, 11 000 sanctuaires furent automatiquement incorporés. C’est pour cette raison que, dès l’application de la loi sur les Corporations religieuses, quelque 178 603 corporations religieuses furent recensées (5).

L’Annuaire des religions, qui comprend les temples, les sanctuaires, les églises chrétiennes et les nouvelles religions, montre une stabilité des chiffres depuis 1952, à l’exception de quelques années dont les données sont difficiles à accepter (6). Les statistiques de 1952 à 1964 montrent que le nombre des corporations religieuses est passé de 178 603 en 1952 à seulement un peu plus de 180 484 en 1964. La période allant de 1965 à 1972 montre un gain de l’ordre de 1 000 sociétés pour s’établir à 181 400. Le record historique fut atteint en 1973 avec 184 573, avec un autre pic de moindre importance en 1994 pour un total de 184 288. A partir de 1995, un déclin s’amorça. La différence entre les chiffres les plus hauts et les chiffres les plus bas de l’après guerre est de 6 000 groupes, soit près de 3 % du total. Les statistiques les plus récentes font état d’un nombre de corporations religieuses japonaises de 182 687 en 2001 (7).

Du fait de l’application de la loi sur les Corporations religieuses en 1951, les sanctuaires n’étaient pas déclarés avant cette date, et on ne peut établir de correspondance significative avec le cadre de Tsujinaka pour les années antérieures. Les années de 1952 à 1973 furent marquées par une croissance quasi constante plutôt que par une rupture en 1964 comme on aurait pu s’y attendre avec le schéma de Tsujinaka. Quant aux variations des nouvelles religions, le déclin enregistré après 1995 est la conséquence de l’incident Aum, qui marque un tournant.

Pour donner un compte-rendu exhaustif des expansions et des contractions du monde religieux en rapport avec la société civile dans son ensemble, il serait sans conteste nécessaire de fournir des données comparables concernant les organisations shintoïstes et bouddhistes. Malheureusement, cette tâche s’est révélée insurmontable dans l’état actuel de nos recherches. Le cas des organisations de la société civile bouddhiste est infiniment complexe. A partir de la période Meiji, un grand nombre d’organisations bouddhistes se sont créées, certaines cherchant à moderniser les pratiques traditionnelles, d’autres établissant des contacts avec le bouddhisme extérieur au Japon, d’autres s’engageant dans des tendances politiques socialistes, libérales, ou autres, d’autres, enfin, cherchant à aider les pauvres, à se propager à l’étranger ou à encourager le patriotisme. Dans le numéro spécial du JJRS (Japanese Journal of Religious Studies) sur le Zen Meiji (1998, vol. 25/1-2), l’article d’Ikeda Eishun fait état du grand nombre d’assemblées d’éducation (kyokai) et de sociétés civiles (kessha) qui se créèrent au milieu des années 1880.

Ikeda dresse un tableau montrant l’énorme quantité de groupes qui furent fondés à ce moment-là, mais il souligne également le mouvement parallèle qui se dessinait pour les rassembler et les placer sous le contrôle des sectes. Dans le même temps, les sectes elles-mêmes étaient encadrées de très près par le ministère de l’Intérieur qui exigeait d’elles une déclaration de tous leurs projets, ou changements de projets, qu’il entendait autoriser (Ikeda, 1998). Nous pouvons voir dans les documents d’Ikeda le début des initiatives de quelque chose d’assez proche de la société civile, à l’intérieur du bouddhisme traditionnel, d’ailleurs rapidement coopté par les sectes elles-mêmes, puis étouffé par le contrôle de l’Etat. Le travail d’Ikeda montre clairement que les jeunes bouddhistes du milieu de l’ère du Meiji cherchaient à intervenir dans les débats publics sur tous les sujets d’intérêt public mais en étaient toujours empêchés par les hiérarchies des sectes. Il faut relier cette histoire à celle de la vie religieuse d’après-guerre à l’intérieur du bouddhisme traditionnel.

J’ai été incapable de trouver un document qui fournisse la liste de tous ces groupes, ou même seulement de tous ceux qui existent encore. Mes premières recherches m’ont montré que la réalisation d’une telle liste est une tâche insurmontable, probablement plus à la portée d’une équipe que d’une personne seule. Néanmoins, il est clair que les bouddhistes ont créé de nouvelles organisations significatives de 1974 à nos jours, le meilleur exemple étant le “Réseau des ONG bouddhistes”. Créé en 2002, ce réseau comprend actuellement quelque quarante ONG, dont l’une, le Comité japonais d’aide Sotoshu est l’une des plus importante ONG au Japon aujourd’hui, avec un budget annuel de 6,5 millions de dollars, un effectif des cent quatre-vingt-trois personnes et des bureaux dans trois pays (Reimann 2003, p. 229).

Comme le bouddhisme traditionnel, le shintoïsme ne possède pas de document donnant une liste complète de ses organisations. Jusqu’en 1945, le monde Shinto comprenait trois organisations principales : le Koten Kokyusho (Institut pour l’étude des classiques), le Dainihon Jingikai (Grande société japonaise pour la divinité), connu auparavant sous le nom de Zenkoku Shinskokukai (Association nationale des prêtres des sanctuaires), et le Jingu Hosakai (Société pour le service des sanctuaires d’Ise). L’association des sanctuaires Shinto (Jinja Honcho) a émergé de ces organisations pour unifier le monde Shinto après la défaite. Six organisations (shitei dantai) ont été créées à l’intérieur du Jinja Honcho au moment de sa fondation en 1946 (8). De plus, deux organisations sont affiliées au Jinja Honcho, le Conseil national du sanctuaire Sodai (Zenkoku Jinja Sodikai) et la Fédération des politiciens Shinto (Shinto Seijrenmei), dont les bureaux sont au siège de l’Association. Les trois associations Shinto sont des sociétés d’intérêt public dirigées par le ministère de la Culture (9). Il n’y a pas d’ONG, ni d’organisations à but non lucratif Shinto actuellement (10). Il existe une association Shinto (kiokaishi) d’aumôniers des prisons, qui compte 122 membres (Sakurai, 2001, p. 6). Des recherches préliminaires ont montré que les sanctuaires ont toujours été handicapés par le faible nombre des prêtres (près de 8 000 actuellement) et ont toujours ressenti le besoin de privilégier l’unité aux dépens de l’expansion. Une prolifération d’initiatives individuelles des prêtres des provinces se lançant dans tout l’éventail des problèmes sociaux pourrait être perçue comme une menace par l’autorité centrale de l’Association des sanctuaires Shinto.

Pour résumer les résultats de cette tentative de mise en parallèle du monde religieux et de l’histoire de la société civile dans son ensemble, on peut tirer les conclusions suivantes. Il existe une correspondance générale entre les deux, qui épouse le schéma de Tsujinaka et qui se manifeste le plus clairement dans la création des mouvements des nouvelles religions. Le réseau grandissant des organisations d’assistance du christianisme japonais a eu son apogée entre 1946 et 1964 et, même s’il décline actuellement en nombre moyen d’organisations créées, le nombre total des associations reste remarquable compte tenu du faible pourcentage des personnes impliquées (1 132 344 personnes, soit 0,887 % de la population totale) (Kirisutokyo Nenkan Henshubu 2003, Tokusha, kiroku, tokeishu, p. 96). Les problèmes statistiques touchant le nombre des corporations religieuses rendent difficiles les conclusions sans appel sur chacun des points de correspondance, mais une expansion généralisée du système depuis le début jusqu’à l’incident Aum Shinrikyo est manifeste. Les données disponibles permettent de confirmer l’hypothèse d’une large correspondance entre le monde religieux et la société civile dans son ensemble. Toutefois, le manque de données fiables sur le bouddhisme et le shintoïsme constitue une sérieuse brèche qu’il conviendrait de combler pour pousser l’enquête plus avant.

L’engagement des religions japonaises avec la société civile

Pour aller au-delà du fait que les organisations religieuses ont été créées selon un rythme que l’on retrouve en grande partie dans la vie associative du Japon, il faut pouvoir analyser les positions qu’elles ont prises sur les problèmes discutés par les organisations de la société civile. Pour trouver une première réponse à cette question, j’ai limité ma recherche à la question de la paix et j’ai employé la base de données Lark gérée par le centre de recherche sur les questions religieuses (Shukyo Joho Risachi Senta, www.ric.or.jp). La base de données Lark suit 221 journaux et magazines publiés au Japon, dont elle classe les articles selon 62 catégories de rubriques (11). Elle couvre la période de 1984 à nos jours et représente une source très complète des problèmes religieux publiés au Japon. Je l’ai donc utilisé pour examiner les articles de la presse religieuse qui donnaient l’approche et le point de vue des organisations religieuses sur les problèmes de la paix, leur évolution dans le temps et qui montraient les réactions à la guerre du Golfe et celles qui suivirent l’action militaire en Irak.

Tableau 2 : Articles sur les problèmes de la paix dans les journaux religieux de février 1999 à octobre 2003 (extraits de la base de données Lark)

Année/Période

1999

2000

2001 (jusqu’au 11 sep-tembre)

2001 (après le 11 sep-tembre)

2002

2003 avant invasion de l’Irak (20 mars)

2003

(de l’inva-sion au 26 octobre)

Total

Jinja

Shinpo

4

3

2

1

6

1

2

19

Bukkyo

Taimusu

48

33

10

10

74

18

63

256

Chugai

Nippo

48

43

22

42

102

28

86

371

Kirisuto

Shinbun

54

27

19

24

43

26

54

247

Katorikku

Shinbun

54

27

25

21

74

23

48

272

Kurisuchan

Shinbun

30

18

7

14

28

11

36

144

Shinshukyo

Shinbun

17

6

11

3

26

8

33

104

Autres

0

3

3

1

1

3

2

13

Total

255

160

99

116

354

118

324

1 426

J’ai fait la recherche dans la base de données sous la rubrique “problèmes de la paix” (heiwa mondai) et ai recensé 15 094 articles, dont 1 426 étaient extraits de la presse religieuse, mais ce travail m’a permis de découvrir quelques failles dans le système. Le recensement du contenu de la presse religieuse au Japon constitue la caractéristique majeure de la base de données, mais, si neuf journaux y sont inclus, en fait, les plus importants, le Seikyo Shinbun, publié par Soka Gakkai, un journal de diffusion nationale, ne l’est pas (12). Ainsi, malgré les recherches effectuées, aucune trace des problèmes de la paix ne put être trouvée pour 1984 et 1985. De plus, aucun article d’aucun journal n’y figurait avant février 1999. L’explication qui m’a été donnée de cette anomalie était que la base de données était progressivement mise à jour en remontant dans le temps (13). Elle restait donc incomplète avant 1999. Comme cette base est actuellement indispensable pour des recherches sur les données contemporaines, je me suis limitée à la période allant de février 1999 à octobre 2003. Le tableau 2 montre le détail et les sources des 1 426 articles retrouvés.

Le tableau 2 montre que, parmi les journaux religieux, Chugai Nippo, Katorikku Shinbun, Bukkyo Taimusu et Kirisuto Shinbun ont extensivement couvert les problèmes de la paix. En comparaison, toujours selon la base de données, Shinshukyo Shinbun et Jinja Shinpo ont consacré moins d’espace, et de loin, à ce sujet. En tant qu’abonnée du Shinshukyo Shinbun, le recensement d’un aussi faible nombre d’articles consacrés à la paix par ce journal m’a paru bizarre et j’ai contrôlé les parutions les plus récentes dans la base. J’ai constaté, à chaque fois, que plusieurs articles intéressants avaient été omis dans la base, ce qui laisse à penser qu’elle a tendance à omettre, ou à signaler imparfaitement des données intéressantes, tout particulièrement quand le mot “paix” ne figure pas dans le titre de l’article (14).

Bien que la base de données Lark soit ainsi assez loin d’être un outil parfait pour la tâche que je poursuivais, elle n’en est pas moins la source la plus complète qui permette de voir aussi précisément que possible comment les religions japonaises ont varié dans leur approche des problèmes de la paix sur la période de 1999 à la fin de 2003. Je laisse le shintoïsme de côté dans cette affaire, compte tenu du très faible nombre d’articles que le Jinja Shinpo consacre à la paix.

Au cours de l’année 1999, l’opposition à la loi sur les nouvelles règles (Shin gaidorain hoan) était le point de mire des nouvelles religions et des activistes pacifistes chrétiens et bouddhistes. Aux termes de cette loi, votée en fin de compte le 23 mai 1999, le Japon pouvait s’engager dans le soutien logistique et dans des opérations de recherche et d’assistance aux forces des Etats-Unis en cas d’urgence et dans des “zones jouxtant le Japon” sans qu’elles soient spécifiées. Ces nouvelles mesures qui pouvaient engager les “Forces d’autodéfense” dans une guerre hors du Japon amenèrent les nouvelles religions, le christianisme et le bouddhisme japonais à s’opposer vigoureusement à la loi et des manifestations de faible ampleur se multiplièrent dans tout le pays, et, pour s’opposer à la loi et, pour la soutenir, particulièrement, le Jour de la Fondation (le 11 février 1999). (15) La presse dans son ensemble ne soutenait pas vraiment l’activisme pacifiste religieux. Il n’y eut aucune opposition populaire soutenue au vote de la loi, comme par exemple, de grandes manifestations, de l’agitation sur les campus ou autres. Après le vote des nouvelles règles, l’activisme religieux sembla perdre tout intérêt.

Après les attaques terroristes du 11 septembre sur New York et Washington en 2001, l’activisme pacifiste religieux s’intensifia cependant grandement, si on le mesure en termes de nombre moyen d’articles relatifs à la paix publiés mensuellement par les nouvelles religions, le bouddhisme et le christianisme japonais, ainsi que le montre le tableau 3. Les associations religieuses, comme le Conseil mondial des personnes religieuses, et les dirigeants de nombreuses organisations religieuses honorèrent par la prière les victimes et l’Amérique, dans les jours qui suivirent les attaques. Quelques-uns se rendirent à New York pour prier à “Ground Zero 

Tableau 3 : Nombre moyen mensuel d’articles sur les problèmes de la paix, avant et après le 9-Septembre

Période/an

Bukkyo

Taimusu

Chugai

Nippo

Kirisuto

Shinbun

Katorikku

Shinbun

Kurisuchan

Shinbun

Shinshukyo

Shinbun

Février 1999 – 10 septembre 2001

(31,3 mois)

2,91

3,61

3,19

3,39

1,76

1,09

11 septembre 2001 – 26 octobre 2003 (25,7 mois)

6,42

10,4

5,72

6,46

3,46

2,72

Mais le discours changea à la fin du mois de septembre, lorsqu’il fut évident que les Etats-Unis allaient intervenir en Afghanistan. Alors que les attaques terroristes avaient déclenché une grande vague de sympathie pour les Etats-Unis, elle se transforma en violente opposition à ce qui était vu comme une guerre de revanche. Les organisations religieuses de toute nature, à l’exception des sanctuaires Shinto, firent des proclamations contre l’invasion de l’Afghanistan et tinrent de nombreuses réunions de prières. A la différence de ce qui se passait en 1999, quand le Japon était divisé sur les nouvelles règles, la presse dans son ensemble partageait parfaitement la position contre la guerre des organisations religieuses. Cette fois, la presse fit de larges comptes-rendus de l’activisme pacifiste des organisations religieuses (16).

Avec la mise en place de l’invasion de l’Irak par les Etats-Unis le 20 mars 2003, le monde religieux japonais, à l’exception des sanctuaires Shinto, exprima avec une parfaite clarté et une quasi-unanimité son opposition à la guerre en Irak et à l’occupation de ce pays. La couverture des événements par la presse religieuse durant le mois de mars 2003 dresse le tableau suivant.

Le 1er mars, un groupe de chrétiens, de bouddhistes et de musulmans s’organisèrent en un réseau religieux (Shukyosha Netto) pour prier afin d’éviter la guerre. Le même jour, un autre groupe ocuménique de chrétiens, de bouddhistes et de musulmans s’appelant le réseau religieux pour construire la paix (Heiwa o Tsukuridasu Shukyosha Netto) se rendit en délégation à l’ambassade américaine et remit un message appelant à une solution pacifique de la crise. Le même groupe, rejoint par d’autres groupes de la société civile entama le 5 mars une marche pacifique à Tokyo, qui rassembla 18 000 personnes. Le 8 mars, quelque 47 organisations chrétiennes se mobilisèrent, dans le réseau des chrétiens pour la paix (Heiwa o Jitsugen Suru Kirisutosha Netto), pour monter une manifestation dans le parc Hibiya à Tokyo avec 40 000 personnes. Conduits par le ministre chrétien Kimura Koichi, de nombreux Japonais se rendirent en Irak pour servir de boucliers humains. Dans le Bukkyo Times, il fut signalé le 20 mars 2003 que Rissho Koseikai donnerait 28 500 000 yens de son opération “Un repas pour la paix”, en aide d’urgence aux réfugiés irakiens.

Les journaux chrétiens publièrent des déclarations qui s’opposaient à la guerre dans la presse locale et nationale. Chugai Nippo rapporta que des groupes de bouddhistes, appartenant pratiquement à toutes les sectes, firent des déclarations s’opposant à la guerre. Par exemple, le Jodo Shishu Honganji-ha appela à un cessez le feu immédiat et à une solution pacifique du conflit. De plus, il critiquait le soutien du gouvernement japonais à la guerre qui ignorait délibérément l’exclusion de cette dernière, inscrite dans la Constitution japonaise. Le Sotoshu dit des prières le 8 mars à Soji-ji, le 10 à Eihei-ji et des prières pour les morts de la guerre, le 15. Au cours des célébrations en l’honneur du 1 200e anniversaire de la fondation de la secte Tendai, il fut prévu d’ajouter un appel pour un cessez-le-feu immédiat et des prières pour les morts. La Soka Gakkai et ont fait paraître des articles dénonçant la guerre.

Au vu des publications du Shinshukyo Shinbun, il est évident que les nouvelles religions ont agi avec les ONG et d’autres groupes de la société civile, comme Greenpeace, le Conseil des scientifiques japonais (Nihon Kagakusha Kaigi), le Conseil japonais d’interdiction de l’Arme atomique (Gensuibaku Kinshi Nihon Kyogikai), entre autres, pour manifester et donner une relation précise de l’invasion ainsi que pour envoyer des secours. Le Nihonsan Myohoji se joignit aux syndicats, aux autres groupes ocuméniques cités plus haut et aux réseaux religieux pour la paix dans une marche à la Diète nationale à Tokyo le 15 mars.

Dans le débat sur les nouvelles règles de 1999, l’activisme pacifiste des groupes religieux fut effectivement ignoré par la grande presse. Peut-être parce que l’opinion publique était relativement unie dans son opposition aux guerres des Etats-Unis à l’Afghanistan et à l’Irak, cette même presse rend compte maintenant de l’activisme pacifiste. Ainsi les guerres des Etats-Unis ont-elles indubitablement favorisé l’engagement du monde religieux dans la société civile.

L’activisme pacifiste donne aux religions japonaises l’occasion de s’aligner avec les grands courants de l’opinion publique, qui est tout à fait opposée à la guerre en Irak, comme le montrent les sondages faits jusqu’alors. Dans le Mainichi Shinbun du 14 janvier 2003, un sondage fit état de 80 % de personnes opposées à la guerre en Irak. Un sondage de la société de publication Shogakkan du 22 avril 2003 montra 87 % d’opposants à Toyama, à Ishikawa et dans les préfectures de Fukui, bastions du Jodo Shinshu. Le Nikkei Shinbun fit un sondage le 3 août 2003 qui fit ressortir une opposition de 52 % à l’envoi des Forces d’autodéfense en Irak pour participer à l’occupation. Un sondage de Shinbun du 28 septembre 2003 dénombra 66 % d’opposants à l’envoi de ces Forces en Irak (17).

Alors que personne ne peut nier la noblesse de cet élan de sentiments pacifistes, il faut néanmoins noter que cet activisme s’est fait jusqu’à présent sans frais. En fait, l’activisme pacifiste, qui se trouve en accord avec la majorité de la population japonaise, est en même temps une réaffirmation de l’autorité morale et de la signification sociale de la religion. L’activisme pacifiste dans le climat actuel ne peut qu’être une bonne publicité dans l’opinion publique, aussi bien dans le pays qu’à l’étranger.

L’activisme a continué jusqu’à maintenant avec des manifestations lors du second anniversaire du 11 septembre qui ont atteint leur paroxysme avec la décision du gouvernement le 9 décembre de déployer les Forces d’autodéfense en Irak et avec l’anniversaire de l’invasion de l’Irak (20 mars 2004). Le 11 septembre 2003, le Conseil mondial des personnes religieuses a donné un “Concert pour l’amour et l’Espoir”, pendant que le Nihonzan Myohoji manifestait devant l’ambassade des Etats-Unis pour la cessation immédiate de l’occupation en Irak (Bukkyo Times, 11 septembre 2003 ; 18 septembre 2003). Honganji, le Nishi Hondanji, le Shinshu Otani-ha et le Conseil de la paix de la religion japonaise (Nihon Suhkyosha Heiwa Kyogikai) publièrent tous les trois des déclarations affirmant que le déploiement en Irak violait l’article 9 de la Constitution. Des prières pour la paix, des manifestations, des meetings et des cortèges pour déposer des pétitions se déroulèrent pendant les mois de décembre et de janvier avec la participation de la commission catholique ‘Justice et Paix’ (Katorikku Seiji to Heiwa Kyogikai), le Shinshuren, , le Nichirenshu, le Rissho Koseikai, le SVA (Shanti kosokai borantea kai), le centre des volontaires japonais (Nihon Kokusai borantea santa) et l’Association des bouddhistes Japonais (Zen Nihon Bukkyokai). Le réseau religieux pour la paix, de concert avec le réseau chrétien pour la paix, a été particulièrement actif en conduisant des délégations pour déposer des pétitions en décembre 2003 et janvier 2004, appelant au rappel des Forces d’autodéfense et rassemblant près de 5 000 signatures de protestations à l’intention du ministre de la Défense.

Des groupes religieux se joignirent à des groupes de citoyens et de travailleurs pour manifester à Tokyo et à Osaka lors de l’anniversaire du début de la guerre en Irak. En plus de ces groupes, prirent part également le Konkoyo contre la guerre (Konkoyo Hinsen) et la Jeunesse bouddhiste pour la paix (Heiwa o Manabi, Kangae, Neagau Seinen Bukkyosha no Tsudoi). Les manifestants à Tokyo comptaient 30 000 personnes, un tiers de moins que l’année précédente (18).

Dans le même temps, de nouveaux groupes bouddhistes se créaient. Le Réseau d’ONG bouddhistes était créé pour devenir un forum ocuménique pour l’aide internationale et les échanges culturels (Bukkyo Times, 9 septembre 2003). Une Association internationale Shingon, appelée Assemblée Budhhi Sangha était fondée par quarante prêtres de dix pays en tant que groupe international de volontaires (Bukkyo Times, 30 septembre 2003).

La guerre contre l’Irak a galvanisé un large éventail d’organisations religieuses et les a amenées à intervenir dans la société civile avec plus de force et de confiance qu’elles n’en avaient montré depuis l’incident d’Aum (19). Nous observons donc la formation de nouveaux groupes de la société civile, à base religieuse, la création de liens ocuméniques à travers le monde religieux, de nouvelles alliances religieuses soutenant une grande variété de causes progressistes, la stimulation de la discussion, l’étude, l’engagement social, ainsi que la prise de positions politiques par des sectes significatives, comme le Jodo Shinshu que nous avons déjà mentionné.

Même si ces développements sont importants dans le monde religieux, il est peu probable qu’ils soient parvenus à la connaissance du grand public. Par exemple, la couverture de la manifestation du 20 mars 2004 par les journaux à grand tirage a été reléguée à la dernière page, et très typiquement, les manifestants ont été généralement décrits comme un rassemblement de “groupes de citoyens” (shimin dantai). Comme dans d’autres pays, les manifestations en 2004 ont été nettement moins importantes que celles précédant directement la guerre. Au Japon, bien que le public ne soit pas dans l’ensemble enthousiaste quant au déploiement des Forces d’autodéfense, et bien que des doutes subsistent sur sa constitutionalité, la résignation a supplanté la colère.

Comme les bouddhistes ont rejoint les membres d’autres religions et ceux des groupes civils dans leurs manifestations d’activisme pacifiste, leur contribution est difficilement discernable. Dans une interview récente publiée dans la Lettre de l’Institut international pour l’étude de la religion, un représentant bouddhiste et un représentant chrétien du réseau religieux pour la paix se sont entretenus avec un scientifique connu des religions japonaises contemporaines Usui Atsuko. Le représentant bouddhiste M. Takeda Takao du Nihonzan Myohoji expliquait que la coopération dans l’activisme entre bouddhistes et chrétiens ne remontait qu’à 1999, et que, depuis lors, elle naissait le plus souvent en réponse aux invitations des chrétiens et non pas en réponse à une initiative de la part des bouddhistes. Il fit aussi savoir que bien que le Réseau compte quelque 400 membres, seuls 120 à 160 étaient bouddhistes, les chrétiens assurant une proportion de 60 à 70 % des membres. Il déclara ensuite :

Le bouddhisme a une importante signification historique, mais il ne s’est que rarement livré à l’action, et quand il l’a fait, ce n’est pas par des représentants officiels de chaque secte, mais toujours par des participants agissant individuellement. Les bouddhistes ont des opinions très variées, mais l’activisme concret est difficile sans le soutien d’un prêtre. A moins que leur prêtre ne se sente très directement concerné, les fidèles ont du mal à agir. Mais maintenant on voit de l’activisme chez des prêtres de cinquante ou soixante ans. Je pense que nous allons voir des changements avec la suite des générations. On peut avoir de l’espoir, mais le changement arrivera-t-il à temps ? (Usui, 2004)

Vu dans le court terme, le développement de l’activisme pacifiste des bouddhistes depuis 1999 environ jusqu’à maintenant représente un accroissement et un élargissement significatifs de leur engageme