Eglises d'Asie

“DE LA GAUCHE A LA DROITE EN PASSANT PAR LE CENTRE, LA POLITIQUE EST POURRIE”

Publié le 18/03/2010




Ucanews : Pourquoi certains évêques ont-ils éprouvé le désir de se réunir de manière exceptionnelle ?

Mgr Francisco Claver : La situation, dans sa globalité, nous inquiétait et nous souhaitions nous entretenir afin d’envisager comment faire face à cette crise politique. J’ai suggéré que (Mgr Orlando) Quevedo (archevêque de Cotabato) convoque sous une forme ou une autre une rencontre informelle. Il a accepté ma demande. Nous avons décidé d’y convier les évêques qui n’ont pas été particulièrement sous les feux de la rampe de l’actualité ces derniers temps, un groupe d’environ vingt-cinq évêques. Quevedo en a parlé à (Mgr Fernando) Capalla (archevêque de Davao et président de la Conférence des évêques catholiques des Philippines), lui disant notre simple désir de nous réunir. Onze évêques se sont déplacés. Je n’avais alors pas réalisé que le Conseil permanent (de la Conférence épiscopale) avait programmé de se réunir le 13 septembre.

Quel était l’objet de cette réunion ?

Uniquement de partager ce que nous pensons de la situation politique actuelle. Personne ne sait ce qui se passe et personne ne sait quoi dire. Certains, dans l’Eglise, disent cela, d’autres disent ceci. Notre objet était donc de nous rencontrer et de partager, sans avoir un but précis à l’esprit. Nous avons simplement prolongé ce que nous avons dit lors de notre Assemblée du 10 juillet dernier : réunissons nous et partageons ensemble à propos de cette crise politique. Nous avons initié cela en notre qualité d’évêques, mais notre initiative devrait irriguer toutes les organisations de l’Eglise, jusqu’en bas, jusqu’aux communautés ecclésiales de base. Laissons les partager à propos de ce qui se passe. Ensuite, nous avons envoyé un document au sujet de nos débats à la Conférence épiscopale.

Dans quelle mesure la déclaration du 13 septembre du Conseil permanent reflète-t-elle les discussions informel-les de votre groupe ?

Le point relatif à l’organisation d’un partage jusqu’au niveau des communautés ecclésiales de base n’y apparaît pas, parce que la déclaration du Conseil permanent dit seulement que les laïcs doivent organiser des mouvements et que l’arène politique relève de leur domaine. Ce n’est pas ce que nous avons dit. Plus généralement, la déclaration du Conseil permanent est plus modérée, voire plus faible. Nous, le groupe baptisé ‘Groupe Pie XII’, avons souligné à quel point la pratique politique est pourrie dans ce pays. S’ils avaient voulu muscler un petit peu la déclaration (du 13 septembre), ils auraient pu être plus clairs et dire le fond du problème : la politique est pourrie et chacun l’instrumentalise contre l’autre et à son profit personnel, que ce soit la droite, la gauche ou le centre, y compris la présidente. Les gens voient cela, et c’est pourquoi ils en ont assez.

Certains membres de votre groupe ont-ils été plus précis dans leur déclaration ?

De ce qui ressort de notre modeste réflexion, c’est que la politique politicienne n’est pas mise en ouvre uniquement par l’opposition, mais bien aussi par la présidente en personne. Et nous avons abouti à la conclusion que toute cette agitation à propos de la procédure en destitution a été ruinée par un mauvais usage de la politique. En fait, c’est moi qui ai mis en avant ce point et les évêques qui étaient présents ont acquiescé. La présidente est en train de transformer la totalité du système politique, déclarant que les choses vont trop loin. Mais elle l’utilise ainsi que la procédure en destitution pour défaire l’opposition. Elle l’utilise enfin pour sauver sa peau.

Les gens nous disent que les parlementaires et ceux qui sont impliqués dans la procédure en destitution ne pensent pas une seule seconde à eux. Pour moi, les choses étaient claires avant même les élections de 2004, lorsque des hommes politiques n’hésitaient pas à passer dans le camp adverse. L’opinion des gens du peuple ne comptait absolument pas. (Les politiciens) ne poursuivaient que leur intérêt propre, exactement comme cela se passe aujourd’hui. Il n’y a pas de principes dans cette politique de l’urgence, aucune valeur morale et aucun sens de l’appartenance, aucune ‘, aucune honte. Ceux qui sont dans l’opposition sont très clairs quant aux motifs qui les animent : la conquête du pouvoir pour eux-mêmes, en obtenant l’éviction de Macapagal (Arroyo).

C’est pourquoi, dans notre réflexion, nous avons évoqué le groupe Hyatt 10. Nous étions très enthousiasmés par ce qu’ils faisaient, mais, lorsqu’ils se sont alliés à ce groupe, Bukluran, notre bonne opinion quant aux idéaux qui animaient Hyatt 10 a fléchi, car, eux aussi, ils commençaient à jouer le jeu traditionnel de la politique politicienne. J’ai éprouvé très fort ce sentiment lorsqu’un membre de Hyatt 10 m’a appelé pour me demander de leur apporter les voix de nos parlementaires. J’ai alors pensé qu’ils en étaient déjà arrivés à ce point où leur seul objectif était d’obtenir l’éviction de Maccapagal. Bien sûr, il ne faut pas être dupe et c’est sans doute se montrer trop naïf que d’espérer qu’un groupe tel que Hyatt 10 reste au-dessus de la mêlée.

Des questions troublantes sont aussi apparues au cours de nos discussions quant au rôle de (l’ex-présidente Corazon) Aquino. Pourquoi joint-elle sa voix à celle de ces gens ? Essaie-t-elle de récupérer ce qu’elle a perdu à l’Hacienda Luisita (la plantation et la raffinerie de sucre que sa famille possède dans la province de Tarlac et qui a été le théâtre, récemment, d’une grève dure) ?

Quand et pourquoi la ministre qui a quitté le cabinet vous a-t-elle contacté personnellement ?

J’ai eu un membre du groupe Hyatt 10 au bout du fil et, aujourd’hui, je ne sais pas si elle me rappellera jamais. Avant que le Congrès ne vote le 6 septembre, elle voulait que je convainque nos parlementaires de voter contre le rejet des plaintes pour destitution. Je ne l’ai pas fait. Si les parlementaires avaient accepté parce que je les aurais appelés, ils n’auraient pas suivi leurs propres convictions. C’est précisément cela qui fait que notre vie politique a quelque chose de faussé. J’ai dit à cette personne que je pensais que nous ne devions pas nous situer uniquement dans la réaction. Attaquons-nous aux racines du problème. C’est le meilleur service que nous pouvons rendre à la politique.

Sur quelle base vous fondez-vous pour dire que les gens en ont assez de la politique ?

Nous n’avons pas mené d’enquêtes d’opinion. Nous disons ce que nous entendons, ce que les gens nous confient. C’est bien entendu assez impressionniste. Nous parlons de ce qui relève d’une atmosphère, mais nous pensons que nous ne pouvons pas ignorer cela. Certains évêques rapportent même à quel point les gens sont devenus apathiques. Et c’est aussi ce que disent les membres du groupe Hyatt 10. Mais il faut s’interroger sur le pourquoi de cette situation. Ils sont apathiques parce qu’ils voient qu’il y a trop de cette politique politicienne. La réalité de la vie n’est pas là, alors pourquoi devraient-ils s’impliquer dans ces jeux-là ? C’est pourquoi il est intéressant de voir comment Bukluran va s’y prendre pour initier un mouvement à Negros. Qui en sera le meneur ? Les classes moyennes ? Les pauvres seront-ils présents ? Que disent les uns et les autres et quel succès rencontrent-ils ?

Pensez-vous qu’un nouvel épisode du type “People Power” est improbable, même si les sondages indiquent que les gens, de manière générale, estiment qu’Arroyo a triché ?

Je ne dis pas que nous ne tenons pas compte de tous ces sondages et enquêtes, mais nous devons conserver un regard critique à leur propos, notamment regarder de près si les questions posées n’induisent pas tel ou tel type de réponse, voire ne sont pas biaisées. En matière d’enquête d’opinion, il y a des règles à observer et il faut garder à l’esprit que les sondages ne sont pas infaillibles.

Ce que nous avons dit lors de notre réunion de réflexion entre évêques est que le mouvement, qui est puissant, en faveur de manifestations de rue n’est pas bien perçu dans de nombreuses provinces du pays. Lorsque les évêques ont cherché à traduire ce que les gens disaient dans leurs différents dialectes, les mots exacts en filipino ne venaient pas. Nous avons utilisé, faute de mieux, le mot “fatigue”, “ras le bol” pour traduire ce sentiment.

Ces coalitions ne peuvent pas mobiliser les gens autour du “People Power” à Manille, alors ils agissent ailleurs dans le pays. Mais, dans les provinces, les gens sont plus préoccupés par leurs difficultés quotidiennes, trouver de quoi se nourrir jour après jour, trouver un emploi, échapper à la pauvreté, faire face à la hausse du prix du pétrole et des taxes. C’est ce que nos gens nous disent. Beaucoup sont fatigués et ont le sentiment d’avoir été utilisés lorsqu’ils sont descendus dans la rue, que ce soit à l’appel de la droite ou à celui de la gauche. Et, à présent, vous voyez que la droite et la gauche vont bras dessus-bras dessous !

Que cela suscite-t-il en vous lorsque vous voyez que des gens en appellent aux évêques pour qu’ils se rangent à leur côté ou qu’ils utilisent des phrases tirées de vos déclarations ?

Que notre pouvoir existe et, une fois de plus, que certains essayent de nous utiliser pour parvenir à leurs propres fins. Cela fait partie de tout notre système : utiliser les gens pour parvenir à ses fins propres. Bien entendu, ce n’est pas propre aux Philippins, mais c’est fait de manière si évidente ! Les évêques détiennent l’autorité morale et les politiciens et ces gens veulent que les évêques leur emboîtent le pas, fassent ce qu’ils font.

Que dites-vous à ceux qui considèrent que les prises de position de la Conférence épiscopale sont de moins en moins pertinentes ?

Pourquoi nous citent-ils ? Arroyo et l’opposition, tous, ils nous citent, ils utilisent nos propos en leur faveur. Pourquoi disent-ils attendre nos déclarations et recherchent-ils notre soutien ? Je pense au contraire que ce sont les personnes qui persistent à user de la rhétorique associée à la gauche qui se trouvent être de plus en plus hors de propos.

Avez-vous débattu des questions liées aux paris d’argent ?

Nous en avons parlé. En fait, cet aspect a représenté notre deuxième point majeur, dans la mesure où nous avons parlé des liens qui existent entre les paris d’argent clandestins et les politiciens, comment ces paris exercent un racket sur les pauvres et comment ceux qui en tirent profit sont les militaires et les politiciens. Arroyo en personne se trouverait parmi les bénéficiaires de ces paris clandestins. Il y a donc un réel problème moral ici.

Au sujet des jeux d’argent considérés de manière générale, certains disent qu’il ne suffit pas de prendre position publiquement et de dire que parier est un acte mauvais en soi. Nous avons décidé que la Conférence épiscopale devait se pencher plus à fond sur ces questions, passer du temps sur ce dossier. L’Eglise a utilisé des fonds qui étaient issus des paris, et pas seulement ceux gérés par la PAGCOR (Philippine Amusement and Gaming Corporation), mais aussi de la PCSO (Philippine Charity Sweepstakes Office). Et nous nous sommes aussi interrogés sur notre propre usage de l’argent, lorsque nous gagnons une tombola, par exemple. Tout cela a trait au fait de parier, de jouer, sans nécessairement avoir une dimension liée à la dépendance ou à l’injustice – et nos critiques se doivent d’être intelligemment ciblées. De tout ceci, nous disons : il est important d’affiner notre réflexion sur toutes ces questions avant d’émettre un jugement condamnant de manière générale le fait de parier.

Qu’en est-il de cette liste, récemment rendue publique, contenant les noms d’évêques qui ont bénéficié des largesses de la PAGCOR ?

(Mgr Paciano) Aniceto (archevêque de San Fernando) faisait partie de notre groupe de réflexion. Il vous dira qu’il a effectivement perçu des sommes de cette source mais qu’il a cessé de les accepter après que les évêques eurent publié une Lettre pastorale sur la question, en 2004. Avant cette Lettre pastorale sur les jeux d’argent, nous n’avions pas véritablement réfléchi collectivement à ces questions, mais, une fois que nous les avons condamnées, les évêques ont arrêté d’accepter de tels fonds.

Des évêques ont été faussement impliqués. Et cela, je ne peux l’accepter. Le Hyatt 10 s’est bien saisi de la question des évêques qui acceptent de l’argent de la PAGCOR, mais d’autres disent que le gouvernement utilise cette affaire pour museler les évêques, de façon à ce qu’ils soient dans l’incapacité de produire une déclaration demandant la démission de la présidente. Cela montre à quel degré de confusion notre situation politique est parvenue. Cela a commencé par l’opposition qui a sorti ces affaires, puis ce fut au tour de la présidence d’être visée, celle-ci les ayant utilisées à ses propres fins. Notre politique est si destructrice que tout ce qu’elle touche n’en sort pas indemne.

A quel point cette situation affecte-t-elle le travail de l’Eglise ?

Lorsque le (quotidien national) Inquirer met continuellement en ‘Une’ les évêques ainsi qu’il l’a fait la semaine passée, les gens commencent à se demander : “Qu’est-ce qui ne va pas ?” C’est pourquoi tout ceci revêt une réelle importance. Commençons par aller au fond des choses. Laissons les gens s’emparer de ces questions, qu’elles ne restent pas uniquement entre les mains des politiciens et de la frange politisée de la population, qu’elles aillent jusqu’au niveau des Communautés ecclésiales de base. Nous ne nous attendons pas à ce que cela se produise immédiatement, mais c’est ce que nous avons voulu souligner, en mettant en avant le rôle des laïcs dans nos échanges.