Eglises d'Asie – Divers Horizons
A PROPOS DES ECHANGES INTELLECTUELS ENTRE L’INDE ET LA CHINE
Publié le 18/03/2010
Incontestablement, la religion a été la raison majeure des contacts entre la Chine et l’Inde et le bouddhisme a été au centre du mouvement d’idées et des voyages entre les deux pays. Mais l’influence du bouddhisme, au sens le plus large, ne s’est pas limitée à la religion. Son impact s’est étendu aux sciences, aux mathématiques, à la littérature, à la linguistique, à la médecine et à la musique. Nous savons par les comptes-rendus très élaborés qui ont été laissés par de nombreux visiteurs chinois en Inde, tel que Faxian au Ve siècle, Xuanzang et Yi Jing au VIIe siècle (1), que leur intérêt n’était en aucune façon restreint aux seuls problèmes religieux théoriques ou pratiques. De la même façon, les savants indiens qui se sont rendus en Chine, particulièrement aux VIIe et au VIIIe siècles, comptaient dans leurs rangs, non seulement des experts religieux, mais aussi des spécialistes en astronomie et en mathématique. Au VIIIe siècle, un astronome indien nommé Gautama Siddhartha a été nommé président du Bureau d’astronomie de Chine.
La richesse et la variété des premiers liens intellectuels entre la Chine et l’Inde ont longtemps été occultées. Cette négligence est accentuée maintenant par la tendance actuelle à ranger la population mondiale par classe de civilisations définies principalement par la religion (ainsi, la division du monde que donne Samuel Huntington par catégories telles “la civilisation occidentale”, “la civilisation islamique” ou “la civilisation hindoue”). La conséquence en est une propension généralisée à ne voir les différents peuples qu’au travers de leurs croyances religieuses, même si l’on élude de la sorte ce qui fait leur importance. Les limites inhérentes à cette façon de voir les choses ont déjà grandement mis à mal notre compréhension des autres aspects de l’histoire des idées dans son ensemble. Nombre d’historiens sont à l’heure actuelle enclins à ne voir dans l’histoire des musulmans que l’histoire de l’islam et donc à ignorer l’épanouissement des sciences, des mathématiques et de la littérature qu’ont rendu possibles les intellectuels musulmans, en particulier, entre le VIIIe et le XIIIe siècles. Le résultat d’un accent aussi réduit mis sur la religion fait qu’un activiste arabe révolté est aujourd’hui encouragé à ne tirer gloire que de la pureté de l’islam, plutôt que de la richesse et de la diversité de l’histoire arabe. En Inde aussi, les tentatives ont été nombreuses de décrire l’immense civilisation de ce pays comme celle de la “civilisation hindoue”, pour reprendre l’expression préférée des théoriciens tel Samuel Huntington et des activistes hindous.
En deuxième lieu, il y a un contraste bizarre et dérangeant entre la façon dont sont comprises les idées et l’érudition occidentales et non occidentales. Dans l’analyse d’ouvres non occidentales, nombre de commentateurs sont enclins à donner une importance à la religion beaucoup plus grande que celle qu’elle mérite, négligeant par la même leur intérêt documentaire. Bien peu laissent entendre que les travaux scientifiques d’Isaac Newton, par exemple, puissent être vus d’un point de vue uniquement chrétien (même si ce dernier avait de profondes convictions religieuses), de même que nous ne sommes pas, pour la plupart d’entre nous, prêts à admettre sa contribution à la science comme devant relever d’une étude qui mettrait en lumière son profond intérêt pour les choses mystiques (même si son mysticisme était grand et peut-être même à l’origine de ses travaux scientifiques). Par contraste, quand on en vient aux cultures non occidentales, le réductionnisme religieux reprend tous ses droits. Les historiens se permettent de penser qu’aucune ouvre savante bouddhiste, au sens large du terme, ou qu’aucune de celles des adeptes du tantrisme, puisse être “correctement comprise” en dehors de l’éclairage particulier donné par leurs croyances et leurs pratiques religieuses.
En fait, les relations entre la Chine et l’Inde ont certainement commencé avec le commerce et pas avec le bouddhisme. Les habitudes de consommation des indiens d’il y a deux mille ans, particulièrement celles des riches indiens, étaient grandement influencées par les nouveautés venant de Chine. Un traité d’économie et de politique du grand savant sanscrit Kautilya, écrit à l’origine au IVe siècle avant notre ère, puis remanié quelques siècles plus tard, accorde une place particulière aux “objets précieux” et aux “articles de grande valeur à “la soie et aux vêtements en soie de la Chine”. Dans le récit épique du Mahabharata, il est fait référence aux tissus chinois ou aux étoffes de soie, qui étaient offerts comme cadeaux, et on trouve la même mention dans les Lois de Manu.
La nature exotique des produits chinois a été bien rendue dans de nombreux ouvrages littéraires sanscrits dans les premières années du premier millénaire, telle la pièce de théâtre Sakuntala, écrite par Kalidasa (probablement le plus grand poète dramaturge de la littérature classique sanscrite). Quand le roi Dusyanta aperçoit au cours d’une chasse la superbe ermite Sakuntala, il a le souffle coupé par sa beauté et il explique sa passion en se comparant à un oriflamme de soie chinoise flottant dans le vent : “Mon corps se lance en avant,/ Mais mon cour réticent revient en arrière / Comme la soie chinoise d’un oriflamme / Luttant dans le vent.” Dans Harsacarita, la pièce écrite par Bana au VIIe siècle, la belle Rajyarsi est décrite à son mariage, somptueusement habillée d’élégante soie chinoise. A la même époque, la littérature sanscrite donne quantité de références d’autres produits chinois introduits en Chine, tels le camphre (cinaka), le vermillon (cinapista), le cuir de grande qualité (cinasi), ainsi que les poires délicieuses (cinarajaputra) et les pêches (cinani).
A l’époque où la Chine enrichissait la vie matérielle de l’Inde, il y a deux mille ans, l’Inde exportait le bouddhisme vers la Chine, depuis le Ier siècle de notre ère, au moins, par deux moines indiens, Dharmaraksa et Kasyapa Matanga, venus en Chine à l’invitation de l’empereur Mingdi de la dynastie des Hans. A partir de ce moment et jusqu’au XIe siècle, de plus en plus de savants et de moines indiens vinrent en Chine. Des centaines de savants et de traducteurs donnèrent des versions chinoises de milliers de documents sanscrits, la plupart du temps des ouvres bouddhiques. Les traductions arrivaient à une vitesse surprenante. Alors que le flux des traductions se tarit au XIe siècle, plus de deux cents autres ouvres sanscrites furent traduites entre 982 et 1011 avant J.C.
Le premier savant chinois qui donna un compte-rendu détaillé de sa visite en Inde fut Faxian, un savant bouddhiste de Chine occidentale, qui venait à la recherche de textes sanscrits pour les traduire en chinois. Après un épuisant voyage par la route du nord de l’Inde via Khotan (qui était alors marquée par une forte présence bouddhiste), il arriva en Inde en 401 de notre ère. Dix ans plus tard, Faxian revint par la mer, en s’embarquant près de l’embouchure du Gange (non loin de la ville actuelle de Calcutta), et visita le Sri Lanka bouddhiste et l’île de Java hindoue. Faxian passa son temps en Inde à voyager partout et à collecter des documents (qu’il pourrait ensuite traduire en chinois). Son Rapport sur les Royaumes bouddhistes donne un panorama très explicite de l’Inde et de Java. Il consacra les années qu’il passa à Paliputra (ou Patna) à étudier la langue et la littérature sanscrites, ainsi que des textes religieux, mais aussi, comme on le verra, il manifesta un grand intérêt pour les réalisations indiennes dans le domaine de la santé publique.
Le plus célèbre visiteur chinois de l’Inde fut Xuanzang qui y voyagea au VIIe siècle. C’était un savant remarquable, qui réunit de nombreux textes sanscrits (dont il traduisit un grand nombre à son retour en Chine) et qui voyagea en Inde pendant seize ans et séjourna à Nalanda, un célèbre institut d’études supérieures non loin de Patna. A Nalanda, en plus du bouddhisme, il étudia la médecine, la philosophie, la logique, les mathématiques, l’astronomie et la grammaire. A son retour en Chine, il fut reçu en grande pompe par l’empereur (2). Yi Jing, qui vint en Inde peu après Xuanzang, étudia aussi à Nalanda, où il ajouta à son travail sur le bouddhisme des études de médecine et de santé publique.
La traduction par Yi Jing des ouvrages bouddhiques comprenait des textes des pratiques du tantrisme, dont les traditions ésotériques accordaient une large place à la méditation. Le tantrisme devint une force dominante dans la Chine des VIIe et VIIIe siècles et comme beaucoup de savants tantriques étaient passionnés de mathématiques (sans doute à cause de la fascination du tantrisme pour les nombres, du moins au début), les mathématiciens tantriques influencèrent les mathématiques chinoises.
Joseph Needham note que le savant tantrique “le plus important” fut Yi Xing (672-717), “le plus grand astronome et mathématicien de son temps” (3). Yi Xing, qui parlait couramment sanscrit et connaissait bien la littérature indienne sur es mathématiques, était un moine bouddhiste, mais il serait erroné de penser que son ouvre mathématique ait un rapport quelconque avec la religion. Comme mathématicien, alors qu’il se trouvait être en même temps tantrique, il s’adonna à une grande quantité de problèmes d’analyse et de calcul, dont beaucoup n’avait aucun lien avec le tantrisme. Il s’attaqua à des problèmes classiques comme “le calcul du nombre total des situations possibles du jeu d’échecs”. Il se consacra, en particulier, aux calculs calendaires et réalisa même, sur les ordres de l’empereur, un nouveau calendrier pour la Chine.
Les astronomes indiens qui vivaient en Chine au VIIIe siècle se consacrèrent aux calculs calendaires et utilisaient des procédés de trigonométrie qui étaient déjà connus en Inde (et qui allaient bien au-delà des origines grecques de la trigonométrie indienne). C’était aussi le temps où l’astronomie et les mathématiques indiennes, y compris la trigonométrie, influençaient les mathématiques et les sciences du monde arabe, grâce à la traduction en arabe d’Aryabhata, de Varahamihira et de Brahmagupta, entre autres (4).
Des documents chinois montrent que de nombreux astronomes et mathématiciens indiens avaient des postes importants au Bureau d’astronomie de la capitale chinoise durant cette période. Non seulement l’un d’entre eux, Gautama, devint le président du Bureau d’astronomie, mais il rédigea le grand Traité chinois d’astronomie, Kaiyvan Zhanjing, un classique scientifique du VIIIe siècle. Il traduisit en chinois et publia un grand nombre d’ouvrages astronomiques indiens, parmi lesquels le Jiuzhi li, dérivant d’un calendrier planétaire spécifique à l’Inde, clairement extrait d’un texte classique sanscrit rédigé aux alentours de 550 par le mathématicien Varahamihira. Cet ouvrage est essentiellement un algorithme de calcul, servant à estimer, par exemple, la durée des éclipses, sur la base du diamètre de la lune et d’autres paramètres connexes. Les techniques impliquées dans ces calculs dérivaient des méthodes mises au point à la fin du Ve siècle par Aryabhata et poursuivies par ses disciples, dont Varahamihira et Brahmagupta.
Yang Jingfeng, un astronome chinois du VIIIe siècle, décrit ainsi le contexte mixte de l’astronomie officielle chinoise :
Ceux qui souhaitent connaître la position des cinq planètes adoptent les méthodes calendaires indiennes.Ainsi, nous avons les trois groupes d’experts calendaires indiens, Chiayeh (Kasyapa), Chhüthan (Gautama), et Chümolo (Kumara), qui tiennent tous les trois un bureau au Bureau d’astronomie. Mais ce qu’on utilise le plus à l’heure actuelle, ce sont les méthodes calendaires de Maître Chhüthan, avec son ouvrage, Le Grand Art, écrit à la demande du gouvernement. (5)
Des astronomes indiens comme Gautama, Kasyapa, ou Kumara ne seraient pas allés en Chine si des liens n’avaient pas été rendus possibles par le bouddhisme, mais leur travail peut difficilement être pris au départ pour une contribution à cette religion.
La littérature traitant des cultures et des civilisations comporte de grands débats sur l’insularité supposée de la Chine et sur sa méfiance vis-à-vis des idées venant de l’extérieur. Ce caractère a été de nouveau récemment mis en avant pour expliquer la résistance chinoise à la démocratisation de son régime. Une interprétation aussi simpliste ne peut, cependant, pas expliquer pourquoi la Chine a adhéré aussi vite à l’économie de marché à l’intérieur et à l’extérieur, après les réformes économiques de 1979, alors même que ses dirigeants résistaient si fermement à toute démocratisation. Mais il est vrai aussi que la Chine n’a pas toujours été, en fait, aussi insulaire intellectuellement qu’on veut bien le dire.
C’est ici que les relations de la Chine avec l’Inde sont d’une importance capitale. Il se trouve que l’Inde est le seul pays du monde extérieur où les savants de la Chine ancienne ont été faire leur éducation et leur formation. Nous avons des écrits de plus de deux cents savants chinois de haut niveau qui ont passé de longue période de leur vie en Inde dans la deuxième moitié du premier millénaire. Les Chinois y ont d’abord cherché à connaître le sanscrit et la littérature bouddhique, mais ils s’y sont intéressés à bien d’autres choses. L’influence indienne est évidente dans l’usage de termes clés et de concepts issus du sanscrit, tels le ch’an ou zen, dérivé de dhyana, la méditation, de même que dans les thèmes des opéras chinois, qui sont tirés d’histoires sanscrites (ainsi La Fille du ciel qui sème des fleurs) (6). Comme l’a montré le chercheur américain John Kieschnick, la construction des temples et des ponts chinois a été très influencée par des idées venues d’Inde à travers le bouddhisme (7).
L’échange de connaissances entre la Chine et l’Inde a été, bien sûr, dans les deux sens. Joseph Needham a essayé de dresser une liste des idées, dans le domaine des mathématiques, qui “ont irradié de la Chine” en particulier vers l’Inde, et il avance qu’il y eut beaucoup plus d’idées allant de la Chine vers l’Inde que l’inverse : “L’Inde était la plus réceptive des deux cultures” (8). En l’absence de preuve directe d’un mouvement d’une idée particulière dans l’une ou l’autre direction, entre l’Inde et la Chine, il a fait l’hypothèse qu’une idée vient du pays où l’on trouve la première trace de son usage. Cette méthode a été violemment critiquée par des historiens des sciences ou des mathématiques, tel Jean-Claude Martzloff. (9). Il semble évident que les traces les plus anciennes d’un usage d’une idée ou d’une autre ont une plus grande chance d’être perdues en Inde qu’en Chine (10). Ce qui est réellement important est que nombre d’idées en mathématiques, en sciences, ou en toute autre matière, aient circulé entre les deux pays.
Le transfert d’idées et de compétences en mathématiques et en sciences reste fondamental dans le monde commercial contemporain, que ce soit pour le développement des techniques de l’information, ou pour la connaissance des méthodes industrielles modernes. Ce qui reste peut-être moins clair est la façon dont les pays apprennent les uns des autres en augmentant la portée de leur communication ou en améliorant la santé publique. Il se trouve que ces deux domaines ont été importants dans les relations d’idées entre la Chine et l’Inde au premier millénaire et qu’elles le restent encore aujourd’hui.
En tant que religion, le bouddhisme est apparu avec deux traits caractéristiques tout à fait insolites, son agnosticisme et son engagement à la discussion ouverte des questions publiques. Quelques-unes des premières réunions publiques, dont on ait la trace, et dont l’objet était spécifiquement de trancher sur des litiges relatifs aux croyances religieuses ou à d’autres affaires, eurent lieu en Inde, au cours de “conseils” bouddhistes savamment organisés, pendant lesquels les parties exposaient leurs différents points de vue. Le premier de ces grands conseils se tint peu après la mort de Gautama Bouddha, il y a deux mille ans. Le plus grand de ces conseils, le troisième, eut lieu dans la capital de Patna, sous le patronage de l’empereur Ashoka, au IIIe siècle avant J.C. Ashoka tenta de codifier et de mettre en pratique la plus ancienne formulation qui aurait pu exister des règles de discussions publiques – une sorte de version antique des Robert’s Rules of Order, manuel d’introduction aux règles du débat parlementaire publié pour la première fois aux Etats-Unis en 1876. Il demandait, par exemple, “la retenue en ce qui concerne les discours, de façon à éviter les louanges inconsidérées sur sa propre secte ou le dénigrement des autres sectes à n’importe quelle occasion, et même la modération lorsque l’occasion le permettait.” Même lorsqu’elles étaient le sujet de différends, “les autres sectes devaient être traitées avec déférence de toutes façons et à toutes occasions”.
Dans la mesure où la discussion publique raisonnable est la condition première de la démocratie (comme John Stuart Mill, John Rawls, Jürgen Habermas et bien d’autres l’ont exposé), les origines de la démocratie peuvent, en fait, remonter en partie aux traditions de discussions publiques encouragées par l’accent mis sur le dialogue par le bouddhisme en Inde et en Chine (ainsi qu’au Japon, en Corée et ailleurs). Il est également significatif de voir que presque toutes les premières tentatives d’imprimerie en Chine, en Corée et au Japon ont été l’ouvre de bouddhistes (11). Le premier livre imprimé dans le monde (ou du moins, le premier livre imprimé qu’on ait pu dater) est une traduction chinoise d’un traité indien en sanscrit, Le sutra du diamant, qui a été imprimé en Chine en 868 de notre ère. Bien que Le sutra du diamant soit presque entièrement une ouvre religieuse, la dédicace de ce livre du IXe siècle “pour une diffusion universelle” annonce son intention résolue à l’éducation de tous.
John Kieschnick a souligné qu’“une des raisons pour l’importance des livres dans la tradition bouddhiste chinoise est la croyance dans les mérites que procure la copie ou l’impression de textes bouddhiques et, selon lui, “les origines de cette croyance remontent en Inde” (12). Il y a quelques bonnes raisons à cette supposition, de même qu’existe à coup sûr une relation avec l’accent mis sur la communication avec un large public, telle que la pratiquaient des dignitaires bouddhistes, comme Ashoka, qui fit dresser dans toute l’Inde de grandes dalles en pierre sur lesquelles étaient gravées les qualités d’un bon comportement en public (y compris le règles pour mener correctement un débat).
Le développement de l’imprimerie eut naturellement un effet puissant sur le développement de la démocratie, mais même à très court terme, il ouvrit de nouvelles possibilités à la communication et eut d’énormes répercussions sur la vie politique et sociale en Chine. Entre autres choses, il a influencé l’éducation néo-confucianiste et, comme l’a noté Théodore de Bary, “l’éducation des femmes a atteint un haut niveau avec l’accroissement de l’enseignement (durant la dynastie Song) et ses prolongements néo-confucianistes sous les Ming, remarquable par la grande diffusion de l’imprimerie, de la littérature et de la scolarisation” (13).
Les liens entre l’Inde et la Chine dans le domaine de la santé publique sont à la fois significatifs et peu connus. Après que Faxian arriva en Inde en 401 de notre ère, il s’intéressa grandement aux réalisations qu’on y rencontrait. Il fut particulièrement impressionné par les établissements existants pour les soins médicaux publics au Ve siècle à Patna :
Tous les pauvres et les déshérités du pays. et tous ceux qui étaient souffrants allaient dans ces établissements, étaient examinés par les docteurs et recevaient des soins. Ils recevaient la nourriture et les médicaments dont ils avaient besoin, étaient mis à leur aise et quand ils allaient mieux s’en allaient d’eux-mêmes. (14)
Que cette description des cliniques de Patna au Ve siècle soit exagérée ou non (ce qui semble plus que probable), dans ces domaines, la soif de connaissance de Faxian, qui visita le pays pendant près de dix ans, n’en reste pas moins frappante.
Deux siècles et demi plus tard, Yi Jing s’intéressa lui aussi à la santé publique et consacra à celle-ci trois chapitres de son livre sur l’Inde. Il dit avoir été plus impressionné par la pratique des soins que par les connaissances médicales indiennes. Il reconnut la valeur de quelques traitements médicaux destinés à diminuer la douleur (i.e. l’huile, le miel ou les sirops contre les refroidissements), mais conclut : “Dans l’art des soins par l’acupuncture et la cautérisation, dans l’habileté à sentir les différents pouls, la Chine n’a jamais été surpassée (par l’Inde) ; les médications pour prolonger la vie ne se rencontrent qu’en Chine.” D’un autre coté, il écrivit qu’il y avait beaucoup à apprendre de l’Inde dans le domaine de la santé publique : “Les Indiens utilisent des linges blancs pour passer l’eau et en Chine on devrait utiliser de la soie fine et “en Chine, à l’heure actuelle, on mange du poisson et des légumes généralement crus ; aucun Indien ne le ferait”. Et lorsque Yi Jing rentra en Chine, heureux de se retrouver dans son pays (il se demanda même : “Existe-t-il quelqu’un dans les cinq parties de l’Inde qui n’admire pas la Chine ? il insista beaucoup sur ce que la Chine pouvait apprendre de l’Inde.
La santé publique est un sujet dont un pays peut apprendre beaucoup d’un autre, et il devrait être évident que l’Inde a beaucoup à apprendre de la Chine. En fait, l’espérance de vie a été beaucoup plus longue en Chine qu’en Inde pendant de nombreuses décennies. Cependant, l’histoire des progrès de l’augmentation de l’espérance de vie dans les deux pays réserve d’intéressantes surprises. Peu après la prise du pouvoir par les communistes, la Chine maoïste commença rapidement à diffuser des soins publics et il n’y avait rien de comparable à l’époque en Inde. En 1979, quand furent introduites les réformes économiques de Deng Xiaoping, les Chinois vivaient en moyenne quatorze années de plus que les Indiens.
Après les réformes économiques de 1979, l’économie chinoise fit un bond en avant et se développa beaucoup plus vite que celle de l’Inde. Cependant, malgré cette croissance économique beaucoup plus rapide, l’augmentation moyenne de l’espérance de vie en Inde a été, depuis 1979, à peu près trois fois plus rapide qu’en Chine. L’espérance de vie chinoise est actuellement de 71 ans et de 64 ans en Inde. La différence d’espérance de vie en faveur de la Chine, qui était de quatorze ans en 1979 (au temps des réformes chinoises) a maintenant été réduite de moitié, à sept ans.
En fait, l’espérance de vie chinoise de 71 ans est actuellement plus faible que dans certaines régions de L’Inde, particulièrement dans l’Etat du Kerala, qui, avec ses trente millions d’habitants, est plus grand que beaucoup de pays. Or, le Kerala a remarquablement bien réussi à combiner une démocratie multipartite de style indien (associant des débats publics à une large participation des citoyens à la vie publique) avec une amélioration de la santé publique grâce à des initiatives de l’Etat semblables à celles de la Chine d’après 1949 (15). Les avantages de cette combinaison sont évidents, non seulement en termes d’espérance de vie, qui est élevée, mais aussi, dans beaucoup d’autres domaines. Ainsi par exemple, le ratio du nombre de femmes par rapport à celui des hommes qui est seulement de 0,94 en Chine et de 0,93 en moyenne pour l’Inde atteint 1,06 au Kerala, exactement le même qu’en Amérique du Nord et qu’en Europe occidentale. Ce ratio élevé fait ressortir les avantages quant à la durée de vie des femmes qui ne sont pas soumises à des inégalités de traitements (16). La chute du taux de fécondité au Kerala a été également beaucoup plus rapide qu’en Chine, en dépit de la politique coercitive de limitation des naissances qui y est pratiquée (17).
Au moment des réformes chinoises en 1979, l’espérance de vie au Kerala était légèrement plus faible qu’en Chine. Mais entre 1975 et 2000 (la dernière période pour laquelle des chiffres sûrs sont disponibles en Inde), l’espérance de vie au Kerala – 74 ans – était significativement plus élevée que celle de la Chine en 2000 (le dernier chiffre sûr indique 71 ans) (18). De plus, depuis les réformes économiques de 1979, le taux de mortalité infantile en Chine a diminué extrêmement lentement, alors qu’il a continué de décroître très rapidement au Kerala. Au moment des réformes chinoises de 1979, le Kerala avait, avec 37 pour mille, sensiblement le même taux de moralité infantile que celui de la Chine. Son taux actuel est de 10 pour mille, un taux trois fois moindre qu’en Chine, qui, à 30 pour mille, a peu changé sur la décennie.
Deux facteurs, qui tous les deux se rapportent au rôle de la démocratie, aident à comprendre le ralentissement dans les progrès enregistrés dans l’augmentation de la durée de vie, malgré les effets positifs de la croissance économique extrêmement rapide de la Chine. D’abord, les réformes de 1979 ont pratiquement éliminé les assurances gratuites relatives à la santé, et la plupart des citoyens ont eu à s’assurer eux-mêmes dans ce domaine (sauf lorsque cette couverture était assurée par l’employeur, un cas relativement rare). Cette suppression d’un service publique de grande valeur n’a pas rencontré de grande opposition politique – comme cela aurait été probablement le cas dans une démocratie multipartite.
Deuxièmement, la démocratie et la liberté politique ne sont pas des valeurs en elles-mêmes, mais elles contribuent directement à la politique menée dans le domaine publique (notamment la santé) en mettant en lumière les failles de la politique sociale (19). L’Inde offre des soins médicaux de haute qualité à une population relativement riche, y compris les étrangers qui viennent se faire soigner en Inde, mais les services de soins de base sont médiocres, comme nous pouvons le savoir par les vives critiques dont ils font l’objet dans la presse indienne. Mais une critique acerbe peut fournir l’occasion d’améliorations. En fait, la persistance des rapports défavorables sur les déficiences des services de santé indiens et les efforts d’amélioration qu’ils ont suscités ont été à l’origine de la force de l’Inde dans ce domaine, qui est perceptible dans la brusque réduction de l’écart entre la Chine et l’Inde en terme d’espérance de vie. Cette force est aussi visible au Kerala dans la combinaison de la participation démocratique et d’un engagement fort dans le domaine social. Le lien entre la communication et la santé publique est également présent dans les effets désastreux du silence ayant entouré l’épidémie du SRAS en Chine, qui s’est déclarée en novembre 2002 et a été tenue secrète jusqu’au printemps suivant (20).
Ainsi, alors que l’Inde a beaucoup à apprendre de la Chine sur le plan économique et sur celui de la santé publique, l’expertise de l’Inde dans les domaines de la démocratie et de la communication pourrait être instructive pour la Chine. Cela vaut la peine de rappeler la tradition d’irrévérence et de méfiance vis-à-vis de toute autorité qui a accompagné le bouddhisme de l’Inde à la Chine a toujours fait l’objet de virulentes critiques des Chinois dans leurs premières attaques contre le bouddhisme.
Fu-yi, un leader confucéen puissant, a déposé au VIIe siècle une plainte dans ce sens contre le bouddhisme auprès de l’empereur Tang. Celle-ci a, en fait, une grande similarité avec les récentes attaques contre le Falungong.
Le bouddhisme s’est infiltré en Chine à partir de l’Asie centrale d’une façon étrange et barbare et, en tant que tel, paraissait alors moins dangereux. Mais, depuis la période Han, les textes indiens ont commencé à être traduits en chinois. Leur diffusion a commencé à affecter la foi des princes et la piété filiale, qui s’est alors dégradée. Le peuple a commencé à se raser la tête et a refusé de s’incliner devant les princes et leurs ancêtres (21).
Fu-yi proposa alors non seulement d’interdire les prédications bouddhistes, mais de s’attaquer d’une façon nouvelle aux “dizaines de milliers d’activistes qui infestaient la Chine”. “Je vous demande de les marier conseilla Fu-yi à l’empereur Tang, et “d’élever leurs enfants pour les enrôler dans votre armée”. L’empereur, d’après ce que nous savons, a refusé d’utiliser ce moyen pour mettre fin à la méfiance des bouddhistes.
Avec un succès foudroyant, la Chine est devenue une des locomotives de l’économie mondiale, et l’Inde – comme beaucoup d’autres pays – a appris beaucoup de la Chine, particulièrement ces dernières années. Mais les réalisations dans le domaine de la participation démocratique en Inde, y compris au Kerala, sont la preuve que la Chine, pour sa part, aurait quelque chose à apprendre de l’Inde. En vérité, les tentatives de la Chine pour dépasser son insularité – spécialement dans la seconde moitié du premier millénaire – continuent d’avoir un intérêt et une utilité pratique pour le monde d’aujourd’hui (22).
Notes
(1)Pour l’orthographe des noms chinois, j’ai utilisé la trans-cription “pinyin” qui est maintenant la plus utilisée, même si les textes cités emploient beaucoup d’autres formes d’orthographe. Ainsi, Faxian peut être écrit Fa-Hsien et Fa-hien, Xuanzang, Hiuan-tsang et Yuang Chwang et enfin Yi Jing, I-tsing et I-Ching, entre autres possibilités.
(2)Deux livres récents très bien documentés décrivent les voyages de Xuanzang et l’intérêt qu’ils continuent d’avoir aujourd’hui : Richard Bernstein, Ultimate Journey: Retracing the Path of an Ancient bouddhist Monk Who Crossed Asia in Search of Enlightenment (Knopf, 2000), et Sun Shunyun, Ten thousand Miles Without a Cloud (Harper & Collins, 2003).
(3)Joseph Needham, Science and Civilization in China, Vol.2 (Cambridge University Press, 1956), p.427.
(4)On peut trouver un exemple intéressant de la transmission des idées et des termes mathématiques dans l’origine du terme trigonométrique “sine”. Dans son Traité mathématique en sanscrit, terminé en 499 de notre ère, Aryabhata employa le terme jya-ardha (le sanscrit pour demie corde), abrégé plus tard en jya, pour ce que nous appelons “sine”. Les mathématiciens arabes du VIIIe siècle traduisirent le terme sanscrit jya dans la consonance arabe équivalente de jiba, transformée plus tard en jaib (avec la même prononciation que jiba) qui est du bon arabe et qui signifie une baie ou une crique. C’est ce terme qui fut traduit plus tard (aux environs de 1150) par Gherardo de Crémone dans son équivalent latin pour baie ou crique, à savoir sinus, dont dérive le terme moderne de “sine”. Voir Howard Eves, An introduction to the History of Mathematics (Saunders, sixième édition, 1990), p. 237. Le terme jya d’Aryabhata fut traduit en chinois par ming et était utilisé dans des tables comme yue jianliang ming, littéralement “sine of lunar intervals”. Voir Jean Claude Martzloff, A History of Chinese Mathematics (Springer, 1977), p. 100.
(5) Voir Needham, Science and Civilization in China, Vol. 3, p.202 ; voir aussi pp.12 et 37. Un exposé général des systèmes calendaires indiens est présenté dans mon article “India through its Calendars The Little Magazine, N°1 (Delhi, 2000).
(6)Le terme ‘mandarin’, issu du mot sanscrit ‘mantri’, ou conseiller particulier (le Premier ministre de l’Union indienne porte le titre de ‘pradhan mantri’, ou ‘conseiller principal’), est apparu beaucoup plus tard, via le malais.
(7)John Kieschnick, The Impact of Buddhism on Chinese Material Culture (Princeton University Press, 2003).
(8)Needham, Science and Civilization in China, Vol. 3, pp. 146-148.
(9)Marrtzloff, A History of Chinese Mathematics, p. 90.
(10)En dehors de nombreuses autres raisons, John Kieschnick fait valoir “le caractère éphémère des feuilles de palmier et de l’écorce de bouleau” sur lesquelles “étaient écrits la plupart des textes de l’Inde ancienne” ; voir The Impact of Buddhism on Chinese Material Culture, p. 166.
(11)Il semble bien qu’il y ait également eu très tôt des essais d’imprimerie de la part des bouddhistes indiens. En fait, Yi Jing, le savant chinois qui a visité l’Inde au VIIe siècle, aurait apparemment trouvé des impressions d’images bouddhistes sur soie ou sur papier en Inde, mais elles étaient plutôt des reproductions assez primitives. Un peu plus tôt, Xuangzang aurait imprimé des images du savant indien Bhadra à son retour en Chine. Sur ces premières manifestations, voir Needham, Science and Civilization in China, Vol. 5, chap. 1, pp. 148-149.
(12)Kieschnick, The Impact of Buddhism on Chinese Material Culture, p. 164.
(13)Wm. Theodore de Bary, “Neo-Confucian Education” in Sources of Chinese Tradition, (compilé par Wm. Theodore de Bary et Irene Bloom, Columbia University Press, deuxième édition, 1999), Vol. 1, p. 820.
(14)Extrait de la traduction de James Legge, The Travels of Fa-hien or Record of Buddhist Kingdoms (Patna, Eastern Book House, 1993), p. 79.
(15)Le Kerala a, toutefois, moins bien réussi à obtenir un taux élevé de croissance de son Produit national brut par l’expansion économique. La croissance de son PNB est identique à celle de la moyenne obtenue dans l’ensemble du pays et inférieure à celle de nombreux Etats indiens très orientés à la croissance. Même si les estimations de la Banque mondiale ont tenté de montrer que le Kerala avait eu, en plus de ses réalisations dans les domaines de la santé et de l’éducation, l’un des taux les plus rapides de réduction de la pauvreté en Inde, il lui reste encore beaucoup à apprendre de la Chine dans le domaine de l’expansion économique. Sur ces comparaisons et les facteurs qui leur sont liés, voir mon livre en collaboration avec Jean Drèze, Development and Participation (Oxford University Press, 2002), Section 3.8, pp. 97-101.
(16)J’ai étudié les causes factuelles des “femmes qui manquent à l’appel” dans “More than 100 million Women are missing The New York Review of Books (20 déc.1990) et dans “Missing Women British Medical Journal, Vol. 304 (7 mars 1992) ainsi que dans “Missing Women Revisited British Medical Journal, Vol. 327. (6 décembre 2003). Ces articles abordent aussi les expériences économiques, politiques et sociales du Kerala, y compris la réalisation d’une politique démocratique radicale et le rôle de l’éducation et de l’Agence pour les femmes.
(17)Sur ce point, voir mon ouvrage “Population and Reality The New York Review of Books, 22 septembre 1994, et “Fertility and Coertion University of Chicago Law Review, Vol. 63 (été 1996).
(18)Voir National Bureau of Statistics of China, China Statistical Yearbook 2003 (Pékin, China Statistics Press, 2003), table 4-17, p. 118. Les grandes villes chinoises, en particulier Shanghai et Pékin, dépassent largement l’Etat du Kerala, mais les chiffres d’espérance de vie de la plupart des provinces chinoises sont bien inférieurs à ceux du Kerala.
(19)Cette relation est semblable à l’observation très justifiée montrant que les grandes famines ne se produisent pas dans les démocraties, même si elles sont très pauvres. Sur ce point, voir mon article “How Is India Doing ? The New York Review of Books (16 décembre1982) et en collaboration avec Jean Drèze, Hunger and Public Action (Oxford, Clarendon Press, 1989). Les grandes famines qui ont continué d’avoir lieu jusqu’à la fin dans l’Inde britannique (la famine au Bengale en 1943 se produisit juste quatre ans avant l’indépendance de l’Inde) disparurent brusquement avec l’avènement d’une démocratie multipartite en Inde. En revanche, la Chine a connu la plus grande famine enregistrée dans l’histoire, dans les années 1958-1961, quand moururent près de trente millions de personnes, selon les estimations qui en ont été faites.
(20)Il est possible que l’accroissement très net des inégalités en Chine ces dernières années ait aussi contribué au ralentissement des progrès enregistrés dans le domaine de l’espérance de vie. Il y eut, de fait, également un certain accroissement des inégalités en Inde, bien que sans comparaison avec celui de la Chine, mais il est intéressant de voir que l’augmentation des inégalités joua un rôle majeur dans la défaite du gouvernement de New Delhi lors des élections de mai 2003. Parmi les autres facteurs ayant contribué à cette défaite se trouve la violation des droits de la minorité musulmane lors des révoltes des sectes dans le Gujarat.(Il est à mettre au crédit du système démocratique délibératif que la majorité élue puisse répondre aux situations critiques des minorités.)
(21)Traduit de Prabodh C. Bagchi, India and China: A Thousand Years of Cultural Relaations (Calcutta, Saraswat Library, édition revue, 1981), p. 134.
(22)Un essai plus long sur ces thèmes sera inclus dans une collection d’essais d’Amartya Sen, The Argumentative Indian: Writings on Indian History, Culture and Identity, paru en octobre 2005 chez Farrar Straus Giroux.
Pour leur contribution, je suis très reconnaissant à Patricia Mirrlees, J.K. Banthia, Homi Bhabha, Sugata Bose, Nathan Glazer, Geoffrey Lloyd, Roderick MacFarquhar, Emma Rothschild, Roel Sterckx, Sun Shuyun et Rosie Vaughan.