Eglises d'Asie

BILAN DE TRENTE ANNEES DE DEVELOPPEMENT ECONOMIQUE (1975-2005) Ière partie : l’agriculture

Publié le 18/03/2010




A l’issue du IXe congrès (tenu à Hanoi du 19 au 22 avril 2001), les deux plus hautes instances du Parti communiste vietnamien (Bureau politique et Comité central) ont pris de très importantes décisions concernant la stratégie de développement socio-économique pour les dix années à venir (2001-2010). Malgré la conjoncture régionale et mondiale peu favorable depuis la crise financière asiatique de juillet 1997, l’Etat vietnamien a visé haut. Ainsi, d’après ses directives (1), le taux de croissance du PIB en 2010 devrait “atteindre au moins le double et le revenu per capita, de 340 dollars US en 2000 à 700 ou 800 en 2010. L’économie et la population active devraient impérativement être changées, en vue de réduire le secteur primaire de 62 % en l’an 2000, chiffre officiel (78 % selon les sources occidentales) à 50 % en 2010, pourcentage qui ne devrait plus être que de 25 ou 30 % en 2020. Le Vietnam “sortirait alors de son sous-développement pour devenir un pays industrialisé”. A court terme, à savoir pour les premières cinq années (2001-2005), les dirigeants avaient fixé des objectifs plus qu’ambitieux. Selon les directives données, le taux moyen de croissance du PIB devait atteindre 7,5 % par an. Notre propos est de dresser le bilan socio-économique du Vietnam trente ans après la chute du régime de Saigon (avril 1975).

Depuis que la politique de “renouveau” (dôi moi) a été lancée (mi-décembre 1986), accompagnée par les mesures de “libéralisation économique” (en vertu de la décision du Bureau politique N°10 du 05-04-1988), l’économie vietnamienne s’est transformée.

I – Le nouveau départ de l’agriculture et les difficultés du monde paysan

Le “renouveau” économique et l’ouverture du Vietnam aux pays dits “capitalistes” ont favorisé une reprise rapide de la production vivrière. Celle-ci a été en augmentation régulière de 19,5 millions de tonnes en 1988 (date de la mise en application de la décision N°10) à 33-35 millions de tonnes (chiffres officiels) d’équivalent-paddy dans les années 2001-2004 (avec un excédent annuel de 3,5 à plus de 4 millions de tonnes de riz pour l’exportation). Le Vietnam, un des 26 pays les plus pauvres du monde, qui souffrait d’un déficit persistant en vivres (de 0,5 à 1 million de tonnes par an), de disette voire de famine chronique, a, soudainement pris la 2e place parmi les grands pays exportateurs de riz du monde après la Thaïlande (plus de 7 millions de tonnes par an). Comment expliquer ce “miracle” de l’économie agricole vietnamienne ?

Le retour à la méthode d’exploitation individuelle des terres (en remplacement du système d’exploitation collective socialiste) depuis la campagne rizicole de 1989-1990 sur l’ensemble du pays a redonné un certain enthousiasme à la paysannerie. Cette exploitation est en quelque sorte l’équivalent du faire-valoir direct en usage sous l’ancien régime, avec comme seule différence la propriété des terres par “tout le peuple c’est-à-dire par l’Etat et donc le Parti, “unique force dirigeant l’Etat et la société” (article 4 de la Constitution de 1992). Ce qui fait des paysans des fermiers d’Etat au service du PCV. Dorénavant, ils sont entièrement responsables de la parcelle de rizières collectives, qui leur a été “confiée” par leur coopérative, moyennant un “forfait net” annuel variant de 60 % de la récolte pour la riziculture à 70 % pour les autres cultures. Bien qu’en baisse, le “forfait net demeure encore très élevé. A l’époque coloniale, il avait été fixé à 40 %, et à un peu moins d’un tiers sous l’ancien régime de Saigon. Malgré cela, les paysans cherchent maintenant à accroître leur productivité. Ils pratiquent la culture intensive, transformant les rizières à simple récolte en rizières à double récolte annuelle là où cela est possible. Ils remettent en culture les rizières abandonnées durant la période de collectivisation forcée des terres dans les années 1978-1988). Ils exploitent de nouvelles surfaces ? Dans les régions encore peu peuplées où les terres manquent de bras, les paysans ont pu étendre leur exploitation au delà de 2 à 3 hectares ou plus. Bien plus, les engrais chimiques, importés à profusion depuis l’ouverture du Vietnam aux pays “capitalistes”, et la baisse de leur prix ont permis aux paysans (2) d’améliorer le rendement de leurs terres. D’autres facteurs favorables les ont contribué à augmenter la production, à savoir la libre circulation des marchandises, la renaissance du commerce privé.

Ainsi, en dix ans, les surfaces emblavées ont progressé rapidement de 5,7 millions d’hectares en 1988 à plus de 7 millions en 1998. Il en a été de même du rendement des rizières. D’après une étude sérieusement effectuée par le professeur Vo Tong Xuân, recteur de l’Université d’An Giang à l’ouest du delta du Mékong, il a été évalué à 3 tonnes-/hectare/récolte (3). Les statistiques officielles parlent de 3,9 tonnes/hectare (4). Ce rendement reste encore faible, bien inférieur à celui de certains Etats voisins comme la Thaïlande ou l’Indonésie (4 à 4,5 tonnes/hectare). Le niveau de vie des paysans au cours de ces quinze dernières années s’est amélioré un peu, alors que depuis plusieurs décennies, ils vivaient dans une disette quasiment constante. Dans les régions pauvres et reculées, chaque foyer paysan disposait, selon du 25 juin 1996, de moins de 10 dollars par mois.

Malgré des avancées incontestables depuis le lancement du “dôi moi” en 1986, les paysans n’ont pas tiré profit de la prospérité contrairement au reste de la population. Selon un rapport de l’ONU (publié en 1999), le “renouveau” économique a, en effet, permis d’améliorer un peu les conditions de vie générales. Classé parmi les cinq pays les plus pauvres du monde dans la décennie 1980, le Vietnam se place actuellement au 26e rang, selon l’ONU. Les cultivateurs n’ont pu bénéficier de cette avancée pour de multiples raisons :

1 – La lourde taxation agricole

Plus de 90 % du revenu des paysans proviennent de la riziculture. L’Etat et les autorités locales n’ont pas respecté le “forfait net” fixé à 60 % de la récolte. Après deux années d’application de la décision N°10 en 1989-1990, ce barème a été largement dépassé, en raison des taxes dites “supplémentaires des taxes locales imposées “potentats” locaux. En certains endroits, ils les ont subtilisées en partie. Ecrasés d’impôts ; exaspérés par les exactions des autorités régionales ; les paysans ont fini par se révolter contre le régime. Hanoi a dû supprimer purement et simplement les taxes “supplémentaires” depuis janvier 2001.

2 – Les prêts à taux excessifs, la corruption et la bureaucratie des autorités locales

D’après le professeur Nguyên Lâm Dung (Université de Hanoi), 70 % des 12 millions de foyers paysans au Vietnam (5), soit 8 400 000 familles, manquent de vivres et de capitaux. On estime à 5 millions de dôngs soit environ 250 euros les frais occasionnés par la culture d’un hectare de rizière. Surendettés, beaucoup d’entre eux doivent vendre leur récolte sur pied et s’endettent auprès de créanciers privés, à des taux usuraires (6) de 25 à 30 % par an (5). Pour lutter contre ce “fléau”, la Banque agricole et de développement rural, a été créée en 1990, avec le concours financier de la Banque mondiale, pour procurer des moyens financiers à faible intérêt (1,2 % par mois) aux paysans pauvres ou créer des fabriques et artisanats dits “familiaux”. Cependant, compte tenu des gages (terres ou maison) exigés par la Banque mondiale, les paysans et les artisans n’ont pas été en mesure de satisfaire cette condition, et par voie de conséquence, la politique de crédit agricole s’est avérée inefficace. Bien plus, les interminables formalités administratives, les brimades, la corruption ont découragé les emprunteurs. En outre, détenant le quasi monopole du commerce extérieur, les entreprises étatiques d’import-export font pression sur les paysans par l’intermédiaire des commerçants en gros et au détail du secteur privé. L’opération commerciale (achat, usinage, acheminement du riz depuis le lieu de production jusqu’au port pour l’exportation) est en général confiée à des commerçants chinois qui, grâce à leurs relations politiques, forcent les producteurs à leur vendre le riz à bas prix.

3 – La commercialisation des produits agricoles au détriment des cultivateurs

Les bonnes récoltes consécutives depuis 1997 dans le delta du Mékong (célèbre pays grenier assurant 80 % des exportations céréalières du Vietnam) se sont traduites par la surproduction et l’effondrement des prix sur les marchés (intérieur et extérieur). Ainsi, au cours de ces dernières années, un kg de riz s’est vendu à 1 200 dôngs (1 dollar : 16 000 dôngs, en mars 2005), nettement en dessous du prix plancher fixé par l’Etat à 1 650 dôngs et inférieur au prix de revient (1 400 dôngs), soit une perte sèche de 200 dôngs/ kilo), ce qui a ruiné des millions de petits producteurs. Par contre, les autorités locales, les commerçants et les entreprises étatiques d’import-export “se sont réjoui d’avoir gagné des milliards de dôngs” (sic) aux dépens des paysans.

Dans d’autres domaines que la riziculture, on signale ce même mécanisme commercial. Les paysans ont été encouragés par l’Etat à développer certaines cultures industrielles (caoutchouc naturel, café, thé, canne à sucre, noix de cajou, arachide, etc.) ou à élever des crevettes, des poissons. Ce type d’économie en plein essor depuis une vingtaine d’années (en Inde, en Chine, en Asie du sud-est, en Amérique latine) a rapporté de gros bénéfices aux producteurs de certains pays de l’ASEAN comme la Thaïlande ou l’Indonésie par exemple. Sans étude sérieuse préalable les autorités locales et l’Etat ont encouragé les paysans à se lancer dans l’aventure, en faisant la conquête des terres rouges en friches très fertiles que les hauts plateaux et dans la région de l’est. De même, certaines zones de mangroves ont été transformées en pisciculture, ainsi que les rizières de certaines provinces maritimes du delta du Mékong et des plaines côtières du Centre-Vietnam.

4 – L’apparition des fermes agricoles

Par ailleurs, au cours d’une brève période (1995-2005), une nouvelle forme d’exploitation a fait son apparition, type d’exploitation désigné officiellement du nom “d’économie de fermes” (en vietnamien “kinh tê trang trai Ces fermes sont de tailles et de formes différentes selon les régions (7). Dans la région occidentale du delta du Mékong, elles sont très nombreuses particulièrement : dans la péninsule de Cà Mau. Chaque ferme est dotée d’une superficie moyenne supérieure à trois hectares. Elles se consacrent à la pisciculture dans les provinces maritimes, et aux arbres fruitiers dans la “zone des vergers située entre le Fleuve antérieur et le Bassac. Moins peuplée que l’ouest du delta du Mékong, la région de l’est est réputée pour ses terres rouges, qui se prêtent particulièrement à certaines cultures industrielles (hévéas, caféiers, tabac, etc.). Dans la banlieue de Hô Chi Minh-Ville, ex-Saigon, à 100 km. au nord et au nord-est de cette métropole du sud, de nouvelles fermes se développent partout où se trouvent ces terres rouges.

Les hauts plateaux encore peu peuplés comportent un grand nombre de terres rouges dans les provinces frontalières (Daklak, Banméthuôt, Pleiku) et a attiré depuis longtemps un grand nombre de paysans pauvres chassés par la misère du delta du Fleuve rouge et des plaines côtières du Centre-Vietnam surpeuplés. Cinq millions d’émigrés s’y sont déjà installés (chiffre officiel), et ce mouvement migratoire, encouragé par les autorités, n’a cessé de s’amplifier. De petites fermes (moins de 1 hectare), des fermes de taille moyenne (1 à 5 hectares) et de grandes fermes (de quelques dizaines à plus de 100 hectares) se sont développées à perte de vue aux dépens des minorités ethniques locales. Spoliés de leurs terres, ces Montagnards ont été refoulés vers la zone des trois frontières peu accessibles. A Daklak, par exemple, 1 600 fermes ont été récemment créées. D’après un dénombrement effectué par le ministère de l’Agriculture et du Développement rural, elles ont triplé à Lâm Dông en un an (2000-2001). Certaines d’entre elles, de véritables plantations modernes, dotées de moyens mécaniques modernes (tracteurs, motoculteurs, camions, groupes électrogènes, pompes à eau), couvrent une superficie supérieures à 100 hectares et occupent plusieurs dizaines d’ouvriers agricoles salariés, encadrés par des ingénieurs et des techniciens.

Dans le nord, ce même type de fermes a eu tendance à se multiplier rapidement dans les “moyennes régions” comme à Yên Bai en bordure de la frontière chinoise par exemple, où plus de 9 000 fermes (chiffre officiel) ont été dénombrés, chacune ayant de 6 à 10 hectares et employant de 20 à 25 travailleurs saisonniers.

Les statistiques officielles estiment le nombre total de fermes à 130 000. Qualifiées naguère de “type d’exploitation capitaliste, incompatible avec le socialisme elles font l’objet d’une attention particulière du régime depuis la décennie 1990. Désormais, celui-ci reconnaît et encourage le développement des différents types d’exploitation (fermes “privées” d’une dizaine à une centaine d’hectares ou plus, fermes “familiales” de 0,5 à quelques hectares). “Les exploitants sont autorisés à embaucher les travailleurs salariés ou temporaires, sans aucune restriction de leur effectif. Il se porte garant de leur fortune et de leurs capitaux investis, sans nationalisation par des mesures administratives De sources officielles (8), 70 % des fermes appartiennent aux paysans, et 30 % aux fonctionnaires, aux cadres du PCV, aux officiers (actifs ou retraités), etc. Il faut y ajouter leurs proches, qui sont leurs prête-noms. Il existe, certes, de petits exploitants (0,5 à 1 hectare), en majorité des émigrants pauvres venus du nord et des plaines côtières du Centre-Vietnam, Ils défrichent la forêt avec des moyens rudimentaires pour créer leur petite ferme “familiale”, sans aucune aide de l’Etat ni des autorités locales. Les autres exploitants sont des “privilégiés”, issus pour la plupart de la nomenklatura du régime. Grâce à leurs larges relations, ils obtiennent des concessions gratuites de terres rouges en friches (ou à vil prix), qu’ils transforment en plantations d’hévéas, de théiers, de caféiers, etc. Celles-ci se développent, s’agrandissent progressivement “à l’insu des autorités”. Leurs propriétaires étendent sans vergogne leur domaine, en détruisant les forêts vierges sans respecter l’environnement. Equipés de moyens techniques modernes et aidés par des centaines d’ouvriers agricoles, ils creusent des puits et utilisent les nappes phréatiques pour arroser leurs champs de cultures pendant la période de sécheresse.

D’après le ministère de l’Agriculture et du Développement rural, les capitaux investis pour la création d’une ferme d’un hectare planté d’arbres fruitiers dans la banlieue de Hô Chi Minh-Ville ont été estimés à 20 millions de dôngs (1 euro : 21 000 dôngs en mars 2005) et d’une ferme de 5 hectares, à 100 millions de dôngs (5 000 euros). N’ayant pas encore de statut, les petits exploitants n’ont pu bénéficier des prêts bancaires. Quant aux grandes fermes établies dans les hauts plateaux et consacrées aux cultures de théiers, de caféiers à Lâm Dông, à Daklak par exemple, elles exigent une mobilisation de capitaux importants. Un hectare de caféiers coûte au moins 100 millions de dôngs (5 000 euros) et une plantation de 100 hectares, 10 milliards de dôngs (500 000 euros). Or, on sait que les salaires mensuels sont modestes, n’excédant pas deux millions de dôngs (primes et heures supplémentaires comprises) pour un haut fonctionnaire et les cadres supérieurs comme les professeurs titulaires de l’Université par exemple. Une question se pose : d’où viennent des centaines voire des milliards de dôngs investis dans ces plantations modernes ?

De toute évidence, l’immense fortune de ces “nouveaux riches” est liée à la corruption, aux malversations, aux affaires douteuses (la contrebande par exemple). La création de fermes leur a donné l’opportunité de “laver de l’argent sale D’autres ont fait des spéculations foncières pour “blanchir leur grosse fortune” et s’enrichir davantage. Profitant de leur position sociale haut placée, ils ont obtenu des “tuyaux” sur les grands projets de l’Etat (concernant par exemple les zones d’extension urbaine prioritaire d’une grande ville, d’un port, les zones d’implantation industrielle dans le cadre “d’industrialisation de la campagne etc.). Leurs terres, concédées par l’Etat à vil prix, pourraient soudainement prendre de la valeur, si elles se trouvaient “par hasard” à proximité de ces zones d’aménagement du territoire 

Notes

(1)Thoi Bao kinh tê Saigon (Saigon Economic Timesn° 18, du 26-04-2001, Hô Chi Minh-Ville, p. 8.

(2)Résultats de nos enquêtes. Cf. Lâm Thanh Liêm, La nouvelle gestion des terres au Vietnam, Reflets d’Asie, n° 66, Institut de l’Asie du Sud-Est, Paris, 2000, pp.4-5-6.

(3)Magazine Tuôi Tre (‘Jeunesse’), n° 1, du 04-01 au 10-01-2004, p. 35.

(4)Office général de la statistique du Vietnam, Annuaire des statistiques agricoles : 35 ans (1955-1990) (Niên giam thông kê nông nghiêp :35 nam), Imp. de la statistique de Hanoi, pp.88-89.

(5)Nhân Dân (‘Le peuple’) du 21-02-1992, pp. 1-2.

(6)Cf. Lâm Thanh Liêm, Les principales difficultés de l’économie vietnamienne, Reflets d’Asie, N°72, Institut de l’Asie du Sud-est, Paris, 2002, p. 8.

(7)Lâm Thanh Liêm, La nouvelle gestion des terres au Vietnam, op.cit., pp. 2-4.

(8)Thoi Bao kinh tê Saigon, N°30, du 27-07-1999, pp. 20 et 45.