Eglises d'Asie

LE ROLE DES MILITAIRES EN POLITIQUE

Publié le 18/03/2010




A la fin du mois dernier, au plus fort des tensions, tandis que des troupes et des véhicules blindés avaient pris position autour d’une base militaire, un imposant marine s’est détaché du lot pour déclarer : “Tout ce que nous voulons, ce sont des élections honnêtes.” La déclaration avait quelque chose de surprenant à un moment où le pays semblait devoir vivre une nouvelle tentative de coup d’Etat. Mais, à travers ses mots codés, elle renfermait toutes les doléances, l’idéalisme et l’aventurisme d’une armée politisée qui maintient depuis vingt ans le pays au bord du précipice.

Finalement, les choses se sont terminées de manière pacifique et la perspective d’un éventuel coup d’Etat s’est éloignée. Mais les experts des questions militaires aux Philippines disent que rien n’a changé quant à la dynamique qui mène à l’apparition de ces projets de coup d’Etat et la structure qui produit ces accès de déstabilisation est toujours en place. Depuis le coup d’Etat avorté qui a marqué le déclenchement du soulèvement de 1986 et le fameux People Power qui a abouti à la chute de l’ancien président Ferdinand Marcos, les coups d’Etat, les tentatives de coup d’Etat et les rumeurs au sujet de coups d’Etat font partie de ce que l’on pourrait appeler la version philippine de la démocratie. Chaque nouvelle génération de jeunes officiers semble rejouer la passion réformiste et être animée d’un sens de la mission – et parfois du sens tactique – de ceux qui les ont précédés.

Deux des cinq derniers présidents ont été chassés du pouvoir par ce que l’on peut caractériser de coups d’Etat militaires soutenus par des civils. Deux autres présidents doivent leurs présidences à ces mêmes coups d’Etat. Et le seul président à être entré et sorti du palais présidentiel sans intervention des militaires est lui-même un général. Au fil des années, on ne compte plus les feintes et les coups portés par des groupes de jeunes officiers que leur jeunesse et leur sens de la mission ont parfois rendu vulnérables aux manipulations ourdies par des civils poursuivant des objectifs politiques.

De ce contexte, il résulte que tous les présidents du pays prennent de fait un soin particulier à ne pas froisser les militaires et, pour chacun des présidents, s’occuper convenablement de l’armée et de ses officiers supérieurs représente une partie importante du métier. La présidente Gloria Macapagal Arroyo n’a pas failli à la règle et a déployé des efforts très visibles pour s’attacher la loyauté des généraux, promouvant huit d’entre eux, les uns après les autres, au poste de chef d’état-major – et cela en l’espace de cinq ans. Cela a constitué pour elle un exercice crucial dans la mesure où elle a été portée à la présidence en 2001 après que les militaires eurent “retiré leur soutien” à son prédécesseur, Joseph Estrada, qui avait été élu à la magistrature suprême par les urnes, trois ans auparavant.

“Retirer son soutien” est depuis devenu la périphrase par laquelle on désigne un coup d’Etat. Le 24 février dernier, Gloria Arroyo a déclaré l’état d’urgence et fait procéder à une série d’arrestations après que certaines factions de l’armée eurent, de fait, retiré le soutien qu’elles lui accordaient jusque là. Le facteur déclencheur invoqué alors par ces soldats était, comme l’indiquait le marine cité ci-dessus, la question des “élections honnêtes”. Depuis 2004, les marines sont fâchés car, selon différentes sources, Gloria Arroyo a corrompu leurs rangs en enrôlant leurs généraux dans les manipulations qui ont permis sa réélection. C’est là le dernier exemple en date de la corruption, du clientélisme et de l’abus de pouvoir qui, aussi bien au sein de l’armée que de la société dans son ensemble, sont principalement à la base du mécontentement dans les casernes.

Les soldats affirment que c’est à cause des ces tares qu’ils disposent d’un équipement insuffisant, qu’ils sont mal ou pas assez entraînés, mal nourris, et finalement qu’ils laissent leur vie sur divers champs de bataille à travers le pays, tandis que nombre de généraux à Manille s’enrichissent et le font à leurs dépens. “Ils ont le sentiment que le monde n’est pas juste, explique Marites Danguilan Vitug, rédacteur en chef de Newsbreak, un magazine qui a enquêté sur les ressorts à l’ouvre au sein de l’armée. Ils jurent qu’ils redresseront ce qui ne va pas dans l’armée s’ils se saisissent du pouvoir.”

Cet aventurisme se nourrit d’un sens particulier de la mission qui a trouvé à s’exprimer de manière héroïque en 1986 et qui, depuis, anime les militaires, analyse Rodolfo Biazon, aujourd’hui sénateur et anciennement membre du corps des marines. Le sénateur Biazon préside la Commission du Sénat sur la défense nationale. La Constitution du pays en elle-même est aussi une partie du problème, continue-t-il. “Une disposition du texte constitutionnel est toujours invoquée lors de ces coups d’Etat, à savoir qu’un soldat est le protecteur du peuple et de l’Etat, dit-il. Ainsi, ils ont l’impression qu’ils ont le droit de juger le gouvernement et qu’au cas où le dirigeant de la nation manque de comprendre ce qu’ils attendent, il est de leur devoir de remplacer ce dirigeant.”

Le résultat est qu’outre l’entraînement et les opérations militaires, les rangs des militaires ne cessent de bruisser de discussions d’ordre politique et des projets de coups d’Etat y sont régulièrement élaborés. “C’est là le noud du problème, ajoute le sénateur Biazon, et je ne sais que faire pour proposer une solution.”

L’excellence de l’enseignement, tel qu’il est dispensé à l’Académie militaire des Philippines, est, peut-être et d’une manière paradoxale, une des explications à ce phénomène. Les qualités morales qui y sont enseignées se trouvent en effet en opposition avec la réalité sociale qui est celle des Philippines et le clash paraît d’une certaine manière inévitable. Le rapport d’une commission présidentielle d’enquêtes au sujet d’une tentative manquée de coup d’Etat en 2003 exprimait les choses ainsi : “L’idéalisme enseigné à l’Académie militaire des Philippines se trouve comme défié par les réalités vécues au combat ou dans la vie de chaque jour au sein de la société. Ceci génère des forces émotionnelles fortes qui, lorsqu’elles se combinent avec les forces de la corruption et de la concussion et avec la faiblesse des moyens mis en ouvre sur le terrain, rendent les soldats éventuellement vulnérables à un recrutement par des comploteurs, qu’ils soient civils ou militaires.”

Une culture de l’indulgence, où l’on constate que ceux qui prennent part à une tentative de coup d’Etat sont “punis” en étant promus, explique enfin que les rangs des militaires soient perméables aux propositions d’officiers politisés. “Il n’y a pas de sanction qui apparaisse comme dissuasive pour empêcher les coups d’Etat, explique L. Scott Harrison, expert des questions militaires et directeur du Pacific Strategies and Assessments, société de consultants dotée de bureaux en Asie. Parfois, les militaires peuvent écoper d’une peine de résidence surveillée ou de mise aux arrêts sur une base de l’armée, mais une amnistie intervient rapidement et au moins vous avez eu vos quinze secondes de célébrité.”

Les vétérans de différentes tentatives de coups d’Etat ont continué à progresser dans la hiérarchie, jusqu’à atteindre les grades les plus élevés, et on retrouve certains d’entre eux parmi les noms qui circulent à propos des événements que viennent de vivre les Philippines. Après qu’une enquête officielle ordonnée pour déterminer s’il y avait eu corruption lors des élections de 2004 n’a débouché sur rien de concret, la pression au sein des forces armées a recommencé à s’élever, analyse Glenda Gloria, experte des questions liées à l’armée philippine. “Une explosion était inévitable. Cela devait arriver précise-t-elle.