Eglises d'Asie

ISLAM : L’EMPRISE DU RADICALISME SUR LA SOCIETE INDONESIENNE

Publié le 18/03/2010




Aux yeux de la plupart des observateurs, l’islam indonésien serait aujourd’hui tiraillé entre des tendances contradictoires issues de l’opposition entre musulmans modérés et radicaux. Pour l’historien australien Merle Ricklefs, si “nul ne peut prédire l’issue de la lutte globale qui se déroule au sein de l’islam (.) en Indonésie, les penseurs créatifs de l’islam tolérant occupent des positions clés et sont déterminés à engendrer la défaite des opinions extrémistes”. L’anthropologue américain, Robert Hefner, croit, quant à lui, à la “tradition civique-pluraliste” de l’islam indonésien, mais il admet : “Aux plans national et régional, l’élite civile et militaire n’a plus la cohésion qui était la sienne aux heures de gloire de l’Ordre nouveau. Malheureusement, au lieu de constituer une bonne nouvelle pour la société civile, le résultat a été, dans une large mesure, négatif. Il a permis la formation d’alliances “peu civiles” entre certains acteurs étatiques et quelques groupes sectaires, érodant une grande part du capital social de civilité et de tolérance qui avait fait la renommée de l’Indonésie”. Le politologue William Liddle, enfin, affirme que la probabilité de voir l’émergence d’un Etat islamique en Indonésie est “largement surestimée”. Cette exagération s’explique, selon lui, par la perception biaisée de l’existence d’un grand schisme entre musulmans et non-musulmans, alors qu’en vérité, ce schisme se situerait au sein même de la communauté musulmane, entre les musulmans modernistes conservateurs d’une part, et les musulmans modernistes libéraux d’autre part, alliés aux musulmans syncrétistes et traditionalistes ainsi qu’aux non-musulmans. Liddle a quelque peu modifié son analyse après les élections de 2004 (1).

Une appréciation d’ensemble des sentiments de la communauté musulmane d’Indonésie ne saurait cependant se réduire à l’affrontement entre des courants bien définis. Aux deux extrémités de l’échiquier musulman figurent certes des personnalités aux positions très arrêtées : à l’intransigeance de certains dirigeants du Congrès des moudjahiddines répondent les positions très novatrices du Réseau de l’islam libéral (Jaringan Islam liberal, Jil). Mais, pour opposées qu’elles soient, ces organisations ont en commun de se situer aux marges d’une communauté animée d’impressions très diverses. Tenter d’envisager de quoi demain sera fait implique, dès lors, de plonger au cour des ambivalences de cette oumma indonésienne, tiraillée entre des exigences identitaires antinomiques et traversée de débats houleux qui n’épargnent ni les grandes organisations ni les nouveaux cénacles où prend forme la pensée islamique indonésienne.

I. Les contradictions apparentes de islamicus indonésien

La communauté musulmane d’Indonésie paraît comme écartelée entre des comportements contradictoires : elle exige dans les enquêtes d’opinion ce qu’elle refuse dans les urnes. Sanctionnant sévèrement les radicaux égarés en politique, elle semble pourtant sensible aux thèmes qu’ils développent.

L’échec politique de l’islam rigoriste

Les élections législatives tenues en juin 1999 et en avril 2004 ont montré un refus constant d’une large majorité de l’électorat d’apporter ses suffrages aux partis exigeant l’instauration d’un Etat islamique et l’imposition de la charia (2). En 1999, dix formations ayant déclaré l’islam comme fondement unique parvinrent au Parlement : le PPP, le PBB, le PK et sept petits partis ayant moins de 1 % de voix. Elles rassemblèrent 16 % des suffrages (dix-sept millions de voix). Cinq autres partis (PKB, Pan et trois partis de moins de 1 %), que l’on peut qualifier de “partis islamiques pluralistes” car ils affichaient une certaine identité musulmane sans toutefois en faire le motif unique de leur action politique, rassemblèrent, quant à eux, 22 % des voix (vingt-trois millions). Leurs programmes les montraient soucieux de voir reconduit le statu quo symbolisé par le Pancasila, celui d’un islam ouvert et tolérant, respectueux des minorités. Les débats relatifs à l’application de la loi islamique, qui eurent lieu durant la législature, confirmèrent cette opposition entre ces deux courants. En plusieurs occasions, dès l’année 2000, le PPP, le PBB et le PK proposèrent que la fameuse charte de Djakarta, faisant obligation aux musulmans d’appliquer la loi islamique, soit inscrite dans le préambule de la Constitution de 1945. Les tenants d’un islam plus ouvert s’opposèrent, de concert avec les autres formations politiques, à ces tentatives.

Une très nette ligne de faille est ainsi apparue au sein de la représentation politique musulmane. Elle sépare, en quelque sorte, un islam d’identité d’un islam de projet. Le premier réunit des électeurs soutenant des partis comme le PKB ou le Pan, pouvant être considérés comme islamiques du fait du poids des responsables du Nahdlatul Ulama et de la Muhammadiyah au sein de leurs directions respectives, mais dont les programmes sont très proches de ceux des partis laïques. A l’inverse, l’islam de projet, représenté par le PBB, le PK et certains éléments du PPP est, lui, issu de courants plus radicaux. Il puise son inspiration politique dans l’islamisme de Mawdudi ou de Sayyid Qutb et souhaite instaurer un Etat indonésien “plus” islamique, où la charia serait appliquée, au moins aux musulmans indonésiens. En 1999, le premier courant domina nettement le second. De plus, même en ignorant cette première opposition, on constate que plus de la moitié des électeurs de confession musulmane (50 % sur 87 %) refusèrent leur vote à un parti lié de près ou de loin à l’islam, préférant l’apporter à des organisations sans identité islamique (PDI-P, Golkar). Une nette majorité de musulmans indonésiens souhaitèrent donc tenir leur religion loin de toute implication politique.

Les élections tenues en avril 2004 ont confirmé, mutadis mutandis, cette tendance lourde. Les partis se réclamant à un titre ou à un autre de l’islam ont réuni près de 38 % des suffrages. Parmi eux, les partis islamiques modérés (PKB, Pan, PBR, PNUI) ont légèrement reculé, avec un peu plus de 20 % des suffrages (22 % en 1999), tandis que les plus conservateurs (PPP, PKS, PBB) progressaient dans les mêmes proportions, obtenant un peu moins de 18 % des voix (16 % en 1999). Parmi ces derniers, le Parti de la justice et de la prospérité (PKS, ancien PK) a opéré une percée tout à fait remarquable, passant de 1,36 % à 7,3 %. Cet indiscutable succès électoral récompense sans doute une organisation efficace, mais il s’explique aussi par la très nette modération de son discours : fait inhabituel parmi les organisations radicales, durant sa campagne, le parti d’Hidayat Nur Wahid a ainsi abandonné dès avant sa campagne ses bruyants appels à l’instauration de la loi islamique et n’a pas hésité à mettre en valeur les richesses et les particularismes de l’islam indonésien. Désormais champion de la lutte anti-corruption, un thème très porteur dans le pays, il a considérablement amoindri ses exigences relatives à l’application de la loi islamique. En 2002, il a ainsi proposé de remplacer la charte de Djakarta par un nouveau concept, appelé charte de Médine [Piagam Madinah], où chaque religion serait traitée également et appliquerait sa propre loi religieuse (y compris la charia pour les musulmans). Les conséquences de ce glissement sémantique ne se firent pas attendre chez les autres partis islamistes (PBB, PPP). Accusé de trahir la cause de la charia, le PKS dut se défendre : il ne renonçait nullement à la loi islamique, mais exigeait que tous les citoyens soient soumis à leur loi religieuse respective, “par souci de justice 

En 2004 comme en 1999 donc, seule une petite minorité des électeurs indonésiens ont voulu apporter leur soutien à des formations porteuses d’un projet réellement islamique. A l’inverse, plus de 80 % d’entre eux ont clairement réaffirmé, à l’occasion de ce scrutin, leur attachement au sécularisme modéré du Pancasila.

Une “chariatisation” des esprits ?

Cet état de l’opinion musulmane que dessine le verdict des urnes mérite cependant d’être reconsidéré à la lumière d’une série d’enquêtes conduites par le Centre de recherches sur l’islam et la société (Pusat Penelitian Islam dan Masyarakat, PPIM) de l’université islamique de Djakarta. Ces consultations, conduites en décembre 2001 et décembre 2002 auprès de plusieurs milliers d’Indonésiens, donnent à voir un visage de la communauté musulmane bien différent de celui que nous venons de décrire.

Malgré un attachement massif à la démocratie (moins de 3 % des sondés s’opposent à l’idée selon laquelle la démocratie est le meilleur des systèmes politiques pour l’Indonésie), l’opinion indonésienne dans sa grande majorité présente encore les stigmates d’une intolérance issue des efforts conjoints des propagandistes de l’Ordre nouveau et de ceux de l’islam radical. Les premières victimes de cet état d’esprit sont les communistes, unanimement tenus, selon ces sondages, à l’écart de la scène politique : seuls 5 % des sondés déclarent accepter qu’ils participent aux élections, 22 % sont prêts à les laisser organiser des réunions, 24 % à autoriser l’un d’eux à enseigner dans une école publique. En comparaison, les chrétiens semblent beaucoup mieux tolérés : seuls 3 % des sondés s’affirment en opposition avec eux (contre 67 % dans le cas des communistes). Mais, en opposition flagrante avec les valeurs démocratiques que les sondés plébiscitent par ailleurs, cette mansuétude trouve rapidement ses limites dans le champ politique. L’influence chrétienne est perçue comme menaçante et les propositions pouvant aider à la limiter sont considérées avec bienveillance : seulement un peu moins d’un sondé sur deux (44 %) s’opposerait à ce que l’accès aux postes de professeurs d’enseignement secondaire leur soit interdit, 45 % seraient contre la tenue de cérémonies chrétiennes (messes) près de chez eux, et seuls 37 % refuseraient une réglementation interdisant la construction d’églises dans leur environnement.

Parallèlement à cette intolérance, les personnes interrogées déclarent massivement (58 %) leur attachement à un “gouvernement islamique, basé sur le Coran et la Sunna sous la direction d’experts en religion Une nette majorité d’entre elles (61 %) affirment souhaiter que les pouvoirs publics obligent les musulmans à respecter la charia (ce qui revient à exiger un retour à la charte de Djakarta). Une importante minorité se déclare favorable à l’application des mesures les plus rigoureuses du droit musulman : 42 % en faveur de la lapidation (des personnes reconnues coupables d’adultère), 29 % pour l’amputation de la main des voleurs (seuls 50 % s’y opposent).

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En bonne logique, les organisations islamistes soutenant de semblables mesures bénéficient d’un très large soutien dans leur action : 46 % des sondés affirment ainsi que les efforts des mouvements comme le Front des défenseurs de l’islam (FPI), le Darul Islam ou le Conseil des moudjahiddines (MMI) en vue d’appliquer la charia mériteraient d’être encouragés.

Les contradictions flagrantes entre l’Etat de l’opinion que révèlent ces enquêtes et le vote des musulmans indonésiens peuvent faire l’objet de plusieurs lectures. On peut voir tout d’abord dans ce hiatus l’ébauche d’une révolution islamiste graduelle, comparable à celle du Pakistan des premières années (3), en soulignant qu’au-delà des cercles étroits de l’islamisme militant, une partie de l’opinion publique musulmane indonésienne est entrée dans un cycle de surenchère islamique. Mais ce renouveau des expressions visibles de la foi pourrait également constituer l’évolution de cet “islam d’identité” que nous évoquions plus haut. Dans un contexte national et surtout international tendu, une partie de la communauté musulmane d’Indonésie semble désireuse de signifier ostensiblement son appartenance à une confession considérée presque unanimement par indonésienne comme menacée car seule alternative à l’hégémonie politique et culturelle de l’Occident, très souvent perçu comme monolithique et représenté dans les esprits par “l’Amérique”. Dans cette perspective, affirmer souhaiter l’adoption de mesures juridiques ancrant symboliquement l’Indonésie dans le “camp de l’islam constitue bien une démarche identitaire. Enfin, le désir d’un plus grand respect des exigences de l’islam peut également s’expliquer comme répondant à un besoin de rigueur et de normes dans une Indonésie en proie à une certaine confusion depuis la Reformasi (4). Ajoutons à cela que, dans un souci de courtoisie traditionnelle, une partie des sondés répond sans doute de façon à plaire à leur interlocuteur, et que, pour beaucoup d’Indonésiens, les concepts de charia et d’Etat islamique demeurent extrêmement flous et reflètent avant tout une exigence d’ordre public (5).

Toutes ces interprétations se combinent sans doute pour expliquer l’indiscutable renouveau des valeurs islamiques au sein de la société indonésienne. Si celle-ci n’a pas trouvé de traduction politique directe, c’est peut-être parce que les électeurs musulmans ne voient pas, dans le vote pour un parti ouvertement islamiste, un véhicule nécessaire à ces revendications, et aspirent sans doute, le cas échéant, à une progression très graduelle dans ce sens. Même si elle n’a pas permis, à ce jour, l’irruption massive en politique d’une exigence de loi islamique, cette apparente évolution des mentalités pourrait néanmoins favoriser une intégration progressive de principes issus de la loi islamique dans le droit indonésien, accélérant une évolution à l’ouvre depuis plusieurs années.

L’islamisation progressive du droit indonésien

Une rapide analyse sur l’évolution du droit indonésien depuis une trentaine d’années montre à quel point, au-delà de discours souvent trompeurs, les normes islamiques ont progressé dans le droit indonésien.

Bien que les débats sur la loi islamique aient été considérés comme tabous durant les deux premières décennies de l’Ordre nouveau, les autorités religieuses musulmanes surent faire entendre leurs voix, souvent avec succès, dans chacun des grands débats qui traversèrent la société indonésienne durant ces années. Ainsi, en 1974, la loi sur le mariage institutionnalisa la polygamie, avec toutefois quelques limites, et confirma la validité du mariage religieux (6). En 1989, la loi sur les tribunaux islamiques étendit leur compétence aux questions d’héritage et de donations dans tout l’Archipel, mettant fin aux longs efforts des juristes sécularistes pour élaborer un code civil commun à toutes les communautés religieuses. Sans publicité excessive, l’Indonésie “religieusement neutre” du Pancasila venait d’intégrer certains éléments de la charia dans son droit positif.

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Jusqu’à la chute de Suharto, ces insertions d’éléments de loi islamique dans le droit indonésien, fruit d’un arbitrage de l’Etat entre courants nationalistes et islamistes, demeurèrent toutefois limitées par deux principes : leur caractère privatif et leur aspect optionnel (7).

Pour Aceh cependant, dans l’espoir de rallier la population, les gouvernements successifs à Djakarta firent voter, à partir de 1999, une loi autorisant des statuts dérogatoires au droit commun, dans lesquels la charia reçut officiellement des applications plus étendues. La loi numéro 18 sur l’autonomie d’Aceh (mentionnant le droit de légiférer sur l’application de la charia) fut ainsi votée sous la présidence d’Abdurrahman Wahid, puis ratifiée par son successeur, Megawati, en août 2001, à peine un mois après la destitution de Wahid. Ces textes espéraient briser le mouvement séparatiste acehnais en courtisant les oulémas. Les autorités locales disposèrent en effet d’une totale liberté pour définir les modalités de son application. Les décrets d’application [qanun] votés par le parlement provincial furent rédigés par une commission composée de parlementaires experts en religion et non par la session plénière, ce qui favorisa une conception très rigoriste dans leur mise en ouvre. Le règlement (Qanun n° 11, 2002, 14 octobre 2002, clause 21) représente ainsi une première victoire du courant conservateur : il prévoit des peines pouvant aller jusqu’à la flagellation publique ou six mois de prison pour toute personne se rendant coupable de trois absences consécutives le vendredi à la mosquée (8).

Cette première exception au droit unitaire de l’Indonésie eut d’importantes répercussions à l’échelle nationale. Enthousiaste devant les progrès réalisés à Aceh, en 2002, le ministre des Religions Said Agil Munawar aurait conseillé aux parlementaires de Djakarta et de Banda Aceh d’effectuer un “voyage d’étude” au Pakistan. Dans d’autres régions de l’Archipel, tout aussi enthousiastes, certains responsables régionaux réclamèrent aux parlementaires d’Aceh “qu’ils leur enseignent leurs méthodes Le cas de la province rebelle entraîna d’autres demandes d’application de la loi islamique. Début 2002, la ville de Jember (Java-est) vit ainsi apparaître des banderoles portant l’inscription : “La charia est déjà appliquée à Aceh : à quand Jember ? En plusieurs endroits de l’Archipel, les autorités locales prirent des arrêtés afin de contraindre leurs administrés à respecter les obligations de la loi islamique : certaines municipalités (à Padang et Jember) adoptèrent des décrets interdisant aux femmes de sortir le soir – tentatives finalement abandonnées car très controversées et inapplicables -, ou encore les obligeant à porter le voile dans l’administration (à Serang, Cianjur et Pamekasan). A Sumatra-ouest, les féministes réussirent à faire obstacle à cette règle. A Djakarta-ouest, les autorités locales tentèrent de rendre le voile obligatoire dans les écoles publiques (9). Ailleurs, on fit assaut de zèle durant le ramadan : les municipalités de Pekanbaru (Riau), Medan et Palembang fermèrent les boîtes de nuit, salons de massage et autres karaokés durant la période ; à Banjarmasin, à Sulawesi-sud et Lombok, des décrets obligèrent les musulmans au respect du jeûne.

Prises la plupart du temps sous la pression immédiate des organisations radicales, ces mesures posèrent toutefois d’épineux problèmes d’application, certaines municipalités concernées semblant renâcler à appliquer les sanctions prévues dans les règlements édictés. L’ensemble de ces mesures témoigne des progrès bien réels de l’islam rigoriste qui tente ainsi de contourner la forte opposition des forces démocratiques et nationalistes à l’institutionnalisation de la charia au niveau étatique.

Bien que très médiatisées, les pressions en faveur d’une intégration officielle et complète des règles du droit islamique dans le droit indonésien sont, jusqu’à ce jour, demeurées assez marginales au sein des représentants de l’islam indonésien. Coutumiers des manifestations de rues (10) et des réunions d’oulémas savamment orchestrées (11), bénéficiant de nombreux relais au sein du ministère des Religions et du ministère de la Justice (12), les partisans d’une application globale de la charia se sont heurtés, dès l’année 2000, à un obstacle majeur dans leur quête : l’opposition affichée des grandes organisations Muhammadiyah et Nahdlatul Ulama à leurs revendications. Or, ces deux organisations pèsent d’un poids considérable dans la société indonésienne : dans les enquêtes du PPIM, 45 % des Indonésiens affirment faire partie du courant Nahdlatul Ulama (Jama’ah NU, sans être membres de l’organisation elle-même) et plus de 52 % se disent proches ou très proches de la même organisation traditionaliste, 11 % déclarent appartenir au courant Muhammadiyah et près de 20 % se disent proches ou très proches de cette organisation moderniste. Les deux mouvements ayant historiquement encadré l’islam indonésien continueraient donc, semble-t-il, à exercer une influence certaine sur une large majorité des musulmans indonésiens. Dès lors, les débats actuels au sein de ces organisations pèseront d’un grand poids dans la capacité de résistance de la société indonésienne aux tentations du radicalisme.

II. La Muhammadiyah : une nouvelle réforme ?

Depuis la déception de la présidence d’Abdurrahman Wahid et du fait du découragement momentané qui a suivi au sein de la jeune génération traditionaliste, la Muhammadiyah (ou voie de Muhammad) incarne pour beaucoup les attentes des musulmans modérés. De tels espoirs peuvent paraître surprenants au premier regard : l’organisation réformiste fut fondée en 1912 dans le but de “purifier” l’islam des coutumes et pratiques religieuses considérées comme préislamiques et éloignées du modèle moyen-oriental (13). Voulant retrouver une vie religieuse conforme à l’islam des origines, la Muhammadiyah s’est donnée pour mission de lutter contre les pratiques rituelles déviantes et les tendances hérétiques.

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Cette volonté de purification était le premier sens donné au tadjid [renouveau], credo de la Muhammadiyah. Mais cette notion prit également, dans la tradition du réformisme du théologien Muhammad Abduh (mort en 1908), une dimension plus ouverte, cherchant à mettre l’application des enseignements islamiques en accord avec l’époque contemporaine. Ce projet modernisateur conduisit en particulier la Muhammadiyah à développer, dès sa création, des écoles, au sein desquelles elle accorda une grande place à l’enseignement non religieux.

L’organisation dirigée par Ahmad Syafii Maarif jusqu’en juillet 2005 est donc l’héritière d’une pensée parfois contradictoire. Schématiquement, elle apparaît parcourue par deux courants principaux. Le premier est d’inspiration fondamentaliste, mettant l’accent sur un nécessaire retour à l’islam des origines et sur l’arabité. Le second est l’héritier plus direct de la tendance dite “moderniste”, proche de fait du rationalisme occidental. La définition de la ligne doctrinale de la Muhammadiyah, au cours de ces dernières années, a largement tenu à l’évolution de l’équilibre entre ces deux courants.

L’après 1965 : la Muhammadiyah bousculée par la “santrisation”

La période qui s’ouvrit avec l’Ordre nouveau fut à l’origine de profonds changements dans la composition sociologique de la Muhammadiyah. Lors de son avènement en 1965, le régime du général Suharto s’était donné pour double objectif de former un nouvel ordre politique et économique, et de débarrasser la société indonésienne de toute influence idéologique communiste. La stratégie adoptée consistait en la mise en place d’un enseignement religieux obligatoire, qui contribua (hors Bali) à l’élimination progressive des religions locales au profit des religions du Livre, christianisme et islam. La population de tradition mystique ou animiste, jusqu’alors en partie nominalement musulmane [abangan], fut progressivement amenée par le gouvernement à “retourner à sa religion d’origine soit à l’une des cinq religions officiellement reconnues : islam, catholicisme, protestantisme, hindouisme et bouddhisme. L’enseignement religieux devint obligatoire du primaire à l’université. Cette politique contribua à la conversion au christianisme de quelques millions de Javanais. Elle fut également à l’origine d’un processus qualifié de “santrisation désignant l’adoption de pratiques plus strictes au sein de la communauté musulmane.

L’histoire de la Muhammadiyah dans le district de Wuluhan (régence de Jember à Java-est), étudiée par Abdul Munir Mulkan, illustre parfaitement l’ampleur des transformations subies par l’organisation durant cette période. A la suite des mesures évoquées plus haut, des milliers de nouvelles recrues, paysans abangan dans leur immense majorité, vinrent grossir les rangs de la Muhammadiyah. Ce succès fut d’autant plus étonnant que le mouvement de jeunesse de l’organisation réformiste avait commis, en 1966, des actes de vandalisme dans la région, détruisant des tombes sacrées [kramat], symboles de l’héritage préislamique, et avait également participé au massacre de villageois accusés d’être communistes.

Cette arrivée massive de nouveaux adhérents, encore très proches des traditions et rituels préislamiques, força le courant “purificateur” de la Muhammadiyah (al Ikhlas) à transiger avec la tradition et les pratiques honnies (qualifiées de “TBC” : tahayul, bida et churafat, soit la croyance aux esprits, les innovations et les superstitions). Cette même tendance intransigeante fut par la suite obligée de composer en plusieurs occasions : elle dut modérer son enseignement pour l’adapter aux élèves ayant suivi parallèlement un cursus général et n’hésita pas à tempérer ses exigences politiques pour se rapprocher du Golkar, le parti du gouvernement.

A ces changements sociologiques et politiques des débuts de l’Ordre nouveau, succéda, dans les années 1980 puis 1990, un renouveau intellectuel dont l’influence demeure encore marquante de nos jours.

La décennie 1990 : les débuts d’une nouvelle réforme 

Durant les années 1980, l’organisation réformiste fut l’objet de sévères critiques venant de la presse généraliste, qui l’accusait de “stagner” face aux efforts menés par Abdurrahman Wahid du Nahdlatul Ulama pour “rénover” l’islam traditionaliste indonésien (14). C’est à partir du milieu des années 1990 qu’apparurent clairement les débuts d’une réforme interne au sein de la Muhammadiyah. Ainsi, lors du congrès de Banda Aceh en 1995, l’organisation proclama la mise en marche d’un mouvement de “spiritualisation de la charia » [spiritualisasi shari’a], exprimant en quelque sorte une reconnaissance de la dimension mystique de l’islam et de la rigidité de la charia. Les nouveaux intellectuels musulmans, initiateurs du mouvement, affirmaient qu’il s’agissait, non pas de briser les liens avec l’esprit des origines mais, bien au contraire, d’effectuer un retour à l’esprit du fondateur, Ahmad Dachlan, en proposant un mélange de “raison et de cour pur” (15). Selon l’intellectuel de renom Kuntowijoyo, il fallait unir charia et soufisme” et “orner l’islam” [menghias Islam], afin d’éviter qu’il ne devienne une religion “pauvre, sèche, morne, vulgaire et peu attirante 

En 1995 également, Amin Abdullah, l’un des animateurs de ce nouveau courant au sein de la Muhammadiyah (16), devenu recteur de l’Université islamique d’Etat (Universitas Islam Negeri, UIN) de Yogyakarta, publia un ouvrage qui marqua une nouvelle étape dans le processus de réforme interne à l’organisation. Intitulé “La Philosophie théologique dans l’ère du post-modernisme l’essai d’Amin Abdullah affirmait que le post-modernisme devait être le vecteur d’un relativisme qui renforcerait inévitablement le pluralisme religieux en Indonésie. Selon lui, la théologie musulmane [kalam] classique ne suffisait plus à résoudre les problèmes contemporains et demanderait, de fait, un élargissement incluant “la psychologie moderne, la sociologie, l’histoire des religions, la philosophie occidentale contemporaine Une telle démarche permettrait de résoudre un certain nombre de questions actuelles allant “de la démocratisation, du pluralisme religieux, des droits de l’homme, de l’écologie à la lutte contre la pauvreté Déjà largement diffusées dans les Instituts d’études islamiques supérieures (IAIN) de Java, les idées d’Amin Abdullah ont commencé à influencer les mêmes instituts situés hors de Java, dans des régions bien plus conservatrices et moins habituées à ce type de discours libéral (17). Forte de ces réformes successives, la Muhammadiyah s’efforce aujourd’hui d’articuler une pensée apte à contrer la rhétorique, parfois très habile, des radicaux.

La Muhammadiyah contre le sectarisme

En l’an 2000, Amin Abdullah s’est rendu plus célèbre encore dans certains milieux intellectuels musulmans pour sa direction d’un ouvrage collectif, intitulé “L’Interprétation thématique du Coran au sujet des relations interreligieuses prônant la tolérance entre communautés religieuses et condamnant tout sectarisme. Cet ouvrage, publié par le conseil pour le développement de la pensée islamique de la Muhammadiyah, disposait du statut de publication quasi officielle. Conscients des vives réactions que pouvait susciter un message aussi libéral, les auteurs avaient pris de nombreuses précautions, avertissant qu’il s’agissait d’un “essai de réflexion” ouvert aux critiques et indiquant de manière très détaillée la méthode et les sources utilisées dans l’interprétation [tafsir] du Coran (18). Malgré cela, les appréhensions d’Amin Abdullah furent confirmées et l’ouvrage fut l’objet de violentes critiques au sein même du courant réformiste. Le Majelis Tarjih fut ainsi pris à partie le 7 octobre 2001 par des responsables du très rigoriste Persatuan Islam (Persis) (19) pour ce tafsir jugé trop “laïc” [sekuler]. Le débat, mené par des radicaux, dont Muhammad Thalib, un dirigeant local du Persis, fut suivi par de nombreux cadres seniors de la Muhammadiyah et par plus de trois cents personnes dans une ambiance tendue.

Cette controverse constitua un moment important dans l’histoire de la pensée de la Muhammadiyah. Elle cristallisa des oppositions apparues peu avant, à propos du conflit des Moluques. Ahmad Syafii Maarif, président de la Muhammadiyah, avait en effet condamné l’intervention des milices Laskar Jihad contre les chrétiens, alors que les plus conservateurs préféraient s’abstenir de tout commentaire.

La publication de l’ouvrage dirigé par Amin Abdullah (un proche d’Ahmad Syafii Maarif) fut l’occasion pour le Persis d’apporter un soutien aux éléments les plus conservateurs de la Muhammadiyah et de raffermir par la même occasion son influence de longue date sur la grande organisation moderniste. Les modérés furent d’abord attaqués sur leur “mauvaise interprétation” des références utilisées pour justifier la tolérance religieuse. L’ouvrage incriminé expliquait par exemple que la sourate al Baqarah (2) 148, selon laquelle “Chacun possède sa kiblat [direction de la prière] vers laquelle il s’oriente impliquait que l’islam reconnaît les autres religions. Une vision que contestait Muhammad Thalib, pour qui la suite du tafsir d’Ibn Abbas (w. 68 /687): “.et la kiblat d’Allah est celle vers laquelle se tournent les musulmans indiquait qu’il ne pouvait y avoir de tolérance aussi libérale des autres religions. Le débat se déplaça ensuite sur la nature de l’héritage de la Muhammadiyah, chaque camp invoquant, à l’appui de ses thèses, la pensée de Muhammad Abduh (20). La rigueur scientifique, autre héritage des pionniers du réformisme, fut aussi revendiquée des deux côtés : Thalib qualifia l’ouvrage de la Muhammadiyah de “tragédie scientifique indigne d’un organe aussi honorable que le Majelis Tarjih et affirma que près de “cent pages” du livre (sur un total de 220) étaient erronées et ne respectaient pas les règles du tafsir [kaidah penafsiran]. D’autres affirmèrent que ce livre trahissait le Coran et réclamèrent son interdiction.

Face à l’immobilisme intransigeant des fondamentalistes, l’argument des modérés, soutenus par une grande partie de l’élite intellectuelle et par les aînés du Majelis Tarjih, fut de souligner le contexte historique des écritures saintes. Amin Abdullah présenta son propre tafsir comme le résultat d’une réactualisation nécessaire Si nous, adultes, nous n’en voulons pas, eh bien, l’ouvrage sera pour nos enfants ! Ses partisans soulignèrent également la nécessité d’un retour à la propre tradition de production intellectuelle de la Muhammadiyah des années 1930 et invoquèrent la liberté politique nouvelle pour condamner le conservatisme des radicaux (21).

Le débat que suscita l’ouvrage dirigé par Amin Abdullah illustra une autre évolution importante de l’islam indonésien : l’alliance de plus en plus fréquente du Nahdlatul Ulama et de la Muhammadiyah, des organisations longtemps rivales, pour une défense d’un l’islam modéré et tolérant. Ainsi, on présenta ce jour-là à l’audience comme garant religieux des interprétations de tolérance, un jeune ouléma du NU, Chamim Ilyas, ancien étudiant de la pesantren réputée de Tambakberas à Jombang et qui avait participé à la rédaction du tafsir controversé (22). Fait historique, la Muhammadiyah se rapprochait désormais du Nahdlatul Ulama et s’éloignait du Persis, plus intransigeant, auquel elle avait longtemps été associée au sein du Masyumi.

Faute d’arbitre incontesté, le débat en resta là. La polémique rebondit un an plus tard, en juillet 2002, lorsqu’Amin Abdullah dut faire face à de nouvelles critiques, issues cette fois d’une branche locale de la Muhammadiyah. Pour ses censeurs, Abdullah se méprenait en soutenant que le Coran reconnaissait la possibilité d’un salut hors de l’islam car les non-musulmans étaient en réalité “des infidèles, des habitants de l’enfer, des ennemis d’Allah, de son Prophète La protestation se termina en accusant les auteurs du tafsir incriminé d’être proches de l’apostasie. Dans cette nouvelle polémique, Amin Abdullah reçut le soutien de deux des plus grandes figures de l’organisation, celui du président de la Muhammadiyah, Syafii Maarif, ainsi que celui de H. Syamsul Anwar, le directeur du Majelis Tarjih et du développement de la pensée islamique, mais les attaques à son encontre ne cessèrent pas pour autant. Face aux pressions du courant radical, le Majelis Tarjih semble avoir momentanément arrêté l’impression du tafsir modéré, qui continue cependant d’être photocopié.

L’enjeu de la charia

Face aux exigences de l’islam radical formulées dès août 2000 lors du 1er Congrès des moudjahiddines de Yogyakarta, les dirigeants modérés de la Muhammadiyah s’exprimèrent contre l’introduction de la charia dans la Constitution indonésienne. Cette position leur valut de violentes attaques et Syafii Maarif fut sommé de s’expliquer par Abu Bakar Ba’asyir. Un débat fut organisé entre les deux hommes en octobre 2001. Syafii Maarif en fit le récit suivant :

“C’est certes une bonne chose d’appliquer la charia, mais pas de l’introduire dans la Constitution [.]. J’ai demandé à Ba’asyir ce qu’il entendait par charia. Ba’asyir a répondu : “la loi islamique J’ai rétorqué que son interprétation était fausse, que la charia signifiait la religion [dîn], et affirmer que la charia désignait la jurisprudence islamique [fiqh] était une erreur. Je leur ai conseillé de “revoir leur leçon car je savais mieux qu’eux ce dont je parlais. C’est un sujet que j’avais étudié de nombreuses années pendant ma thèse de doctorat. Je leur ai également demandé de quelle façon ils envisageaient d’appliquer la charia. Par une révolution ? Par un vote à l’Assemblée de délibération du peuple ? A l’Assemblée, il y aurait tout au plus 8 à 10 % des voix pour soutenir leur projet. Et alors, de quoi auraient-ils l’air ? Avaient-ils la ferme intention de “se battre pour remporter la coupe du perdant” ? [rebut piala kekalahan]. Ils m’ont répondu que, de toute façon, ils allaient se battre pour son application. Qu’ils le fassent ! Pour moi, les gens pourront dire alors : c’est véritablement l’échec de l’islam politique.”

Le président de la Muhammadiyah redoutait alors que les revendications en faveur de la charia ne deviennent un instrument politique et que le seul résultat de ces exigences ne soit de discréditer l’islam. Il en voulait pour preuve l’attitude inconséquente du PPP qui, en 1999, avait rejeté l’élection d’une femme à la présidence de la République, puis avait accepté, quelque temps plus tard, la nomination de son dirigeant, Hamzah Haz, comme vice-président de Megawati, finalement élue présidente par la même Assemblée. Pour lui, l’opinion des radicaux, qui voient dans l’absence de charia la source de la crise actuelle, était irrecevable. Citant l’exemple repoussoir du Pakistan, Syafii Maarif s’est dit inquiet des conséquences au niveau national de l’application de la loi islamique à Aceh. Pour la Muhammadiyah, nous a-t-il affirmé, l’idée d’Etat islamique date seulement du XXe siècle et, en réalité, “l’organisation n’en parle pas Selon Syafii Maarif, la Muhammadiyah, dès ses débuts, a incité à [effort d’interprétation], qui implique une adaptation à la modernité bien plus qu’une application stricte de la charia dans le cadre d’un Etat islamique.

Perspectives

Face à Syafii Maarif et au libéral Amin Abdullah, la branche conservatrice de la Muhammadiyah est menée par Din Syamsuddin, dont l’influence a été renforcée par son accession au poste de secrétaire général du Conseil des oulémas indonésiens (MUI) et, depuis juillet 2005, à celui de vice-président du même Conseil. Jouissant d’une certaine popularité au sein du mouvement, Din Syamsuddin est arrivé second aux élections pour la présidence de la Muhammadiyah en juillet 2000, ayant obtenu 1 048 voix contre 1 282 pour Syafii Maarif. En juillet 2005, il a été élu à la présidence de la Muhammadiyah, tandis qu’Amin Abdullah n’obtenait pas suffisamment de voix pour faire partie des treize grands électeurs du congrès. Les libéraux de la Muhammadiyah espèrent que l’accession de Din à la direction de l’organisation contribuera à modérer son discours, radicalisé ces dernières années (ses critiques murmurent que son impétuosité est destinée avant tout à faire oublier son passé de militant du Golkar, le parti gouvernemental sous l’Ordre nouveau).

Finalement, les débats houleux entre modérés et radicaux en 2001 et 2002 n’ont pas abouti à un compromis autre que celui de la reconnaissance d’un profond désaccord. Une question cruciale apparaît aujourd’hui dans tous les esprits : jusqu’où l’islam modéré et, plus globalement, la société indonésienne doit-elle tolérer le discours radical (d’un Ba’asyir, par exemple) ? Quel espace d’expression la démocratie doit-elle donner aux forces anti-démocratiques et sectaires ? Amin Abdullah affirme, pour sa part, que “dans une démocratie, il doit y avoir de la place pour chaque courant Le courant modéré de la Muhammadiyah est aujourd’hui audacieux et prometteur, mais il n’a pas la combativité d’un radicalisme stimulé par les enjeux politiques actuels. Convaincus du bien-fondé de leur cause, les modérés ont choisi – ce qui n’exclut pas un certain courage – de se cantonner dans le domaine de l’argumentation intellectuelle pour contrer des radicaux qui font plus souvent appel aux émotions qu’à la raison. Le défi semble être relevé par une partie de la jeune génération de la Muhammadiyah qui, depuis 2003, s’emploie à débattre activement avec les cercles de l’islam radical, au sein du Réseau des jeunes intellectuels de la Muhammadiyah (Jaringan Intelektual Muda Muhammadiyah, Jimm).

Ce débat qui divise la Muhammadiyah a également touché l’autre grande organisation de l’islam modéré, le Nahdlatul Ulama. Il y prend cependant des formes différentes, figure des enjeux plus concrets car touchant des questions de pouvoir, et il est surtout dominé, depuis une vingtaine d’années, par un personnage aussi charismatique qu’excentrique.

III. Le Nahdlatul Ulama : les blessures du pouvoir

Longtemps personnifié par Abdurrahman Wahid (‘Gus Dur’), héritier du courant traditionaliste (il est le petit-fils du fondateur du NU), opposant courageux au régime Suharto puis président brouillon d’une République en pleine crise, le Nahdlatul Ulama est une organisation complexe symbolisant la résistance de l’islam indonésien aux sirènes du radicalisme. Parcouru par des courants divers – javanais et non-javanais, javanais de l’est et javanais du centre, religieux apolitiques et parlementaires -, peuplé d’activistes aux parcours variés, membres du Parlement, ministres, militants du PKB, mais aussi du PPP et du Golkar, le Nahdlatul Ulama a été affaibli par la destitution d’Abdurrahman Wahid de la présidence de la République en 2001. La mise à l’écart de ce chef naturel, qui a longtemps exercé une autorité sans partage sur le mouvement, a relancé les spéculations sur le poids des différents courants au sein du mouvement traditionaliste.

Gus Dur, figure iconoclaste de l’intellectuel libéral

Abdurrahman Wahid fut le premier dirigeant musulman indonésien d’envergure a mettre ses compatriotes en garde contre les risques de l’islamisme radical dans l’Archipel. Au début des années 1990, il envoya une lettre en ce sens au président Suharto, l’avertissant que la complaisance de ce dernier vis-à-vis de certains courants amènerait un jour à une situation similaire à l’Algérie. Le dirigeant du NU s’était également souvent prononcé contre l’éventuelle introduction de la charia dans la Constitution, estimant que les obligations religieuses devaient relever du domaine privé. Wahid avait ainsi coutume d’affirmer qu’il respectait la charia mais sans contrainte, soulignant, par exemple, qu’il ne buvait pas d’alcool bien que la loi indonésienne le permette. Apprécié des féministes, il les avait poussées à se battre pour leurs droits et il s’est exprimé à plusieurs reprises contre la polygamie. Principal opposant à Suharto au début des années 1990, il avait refusé d’entrer à l’Icmi, avait fondé le Forum Demokrasi, puis était devenu l’allié politique de Megawati Sukarnoputri lorsque le parti de cette dernière avait été en butte aux intimidations et agressions du régime.

En octobre 1999, Wahid avait pourtant été élu président de la République grâce au soutien des partis islamiques et contre Megawati, brisant ainsi l’alliance qui avait tant contribué à affaiblir l’Ordre nouveau. Durant les premiers mois de sa présidence, cependant, plusieurs des mesures qu’il proposa, comme le renforcement des relations économiques avec Israël ou la suspension de l’interdiction du communisme, suscitèrent même de violentes protestations au sein de l’islam militant. A partir de mars 2000 toutefois, certaines de ses décisions politiques semblèrent davantage prendre en compte le poids de l’islam radical. Wahid rencontra ainsi Eggy Sujana, militant islamiste réputé pour son radicalisme, et accepta d’inaugurer à Medan une réunion du syndicat ouvrier musulman que ce dernier dirigeait. Au mois d’avril, le président intervint oralement pour interdire le départ des Laskar Jihad aux Moluques, mais certains démocrates dénoncèrent l’absence de sanction à l’encontre de ceux qui, au sein de l’appareil d’Etat, permirent aux membres de cette milice de gagner Amboine. Enfin, en 2001, Wahid donna son aval à l’application de la charia à Aceh, concession accordée pour gagner les faveurs des oulémas et tenter d’apaiser un climat très tendu à la suite de son refus d’organiser un référendum sur l’autodétermination.

Ces décisions furent avant tout dictées par des préoccupations d’ordre politique et ne signifièrent pas l’abandon des idées libérales d’un président soumis à de fortes pressions (23). Il dut ainsi compter, nous l’avons dit, avec les nombreuses fatâwâ édictées en Arabie saoudite et au Yémen pour justifier la guerre des Moluques. Le 7 avril 2000, il n’hésita pourtant pas à éconduire brutalement Ja’far Umar Thalib, commandant en chef des Laskar Jihad, venu au palais présidentiel lui reprocher “de négliger la souffrance des musulmans, victimes par milliers, alors que les chrétiens morts ne sont que cinq ou un peu plus” et de “défendre le Parti communiste indonésien en lui permettant de se reconstruire Durant les mois qui suivirent, entre janvier et avril 2000, Abdurrahman Wahid se trouva confronté à la brutale opposition des radicaux, tandis que les partis musulmans (PBB et Pan, conduits par le président du MPR Amien Rais) cessèrent de le soutenir. “L’axe central” des partis musulmans, qui s’était formé pour le porter à la présidence, rallia très vite ceux qui, de tous bords, condamnaient sa politique brouillonne et ses déclarations, souvent audacieuses, parfois inconséquentes. En juillet 2001, sa destitution par l’Assemblée de délibération du peuple (MPR) vit les sombres prédictions des vénérables oulémas du NU se réaliser : un peu moins de deux années auparavant, ceux-ci avaient bien essayé, en vain, de dissuader Abdurrahman Wahid d’accepter la présidence, pressentant les dures conséquences d’un échec sur la réputation du Nahdlatul Ulama.

La présidence de Wahid a accentué les divisions internes au sein du NU, chacun reportant le blâme de la destitution sur l’autre camp. Ses partisans s’en prirent à Amien Rais, initiateur de la fronde anti-Wahid, à Megawati, qui en avait récolté les fruits, à Hasyim Muzadi, le numéro deux du Nahdlatul Ulama accusé d’avoir trahi son patron, et, même, aux Américains tenus responsables à travers une “conspiration de la CIA”. Les chrétiens, depuis toujours proches de Megawati, furent inquiets de l’avenir de leurs relations avec le NU (24) : ses milices de l’Ansor avaient été actives dans la défense des églises après les incendies de Situbondo ; qu’en serait-il désormais ? Les attentats de Bali en octobre eurent pour effet de dissiper la mémoire de la destitution et de resserrer ces liens momentanément distendus entre chrétiens et NU (25).

Durant les trois années qui ont suivi sa destitution, Abdurrahman Wahid a maintenu une partie de son influence dans certains milieux santri populaires des campagnes à Java-est et Java central, où il reste adulé comme un saint [wali]. Dans une atmosphère où “l’islamiquement correct” est la norme et l’audace assez rare, il reste également parfois l’ultime recours des militants des droits de l’homme et des féministes : il a fait une apparition appréciée à la cour de justice pour prendre la défense du rédacteur en chef de Tempo en 2004 ; il s’est également déplacé pour défendre une école catholique subissant des pressions islamistes dans la banlieue de Djakarta ; il a conseillé de brûler les cadavres du tsunami d’Aceh (pour éviter les épidémies), contre l’avis du Conseil des oulémas qui réclamait l’ensevelissement de tous les corps. La classe moyenne musulmane a cependant cessé, dans sa grande majorité, de prêter attention à l’homme sur lequel s’étaient focalisés trop d’espoirs et son éviction, pour raison de santé, de l’élection présidentielle de 2004 n’a suscité que peu de réaction dans l’opinion. Au sein de son propre camp, il alla ensuite d’amertume en désillusion : le 31e congrès du Nahdlatul Ulama, fin novembre 2004, rejeta son candidat au poste de chef de l’exécutif du NU, l’intellectuel Masdar Mas’udi (26), préférant réélire Hasyim Muzadi, l’homme qui avait tenu tête au “président” en 2001 et adouci la transition en faveur de Megawati. Les délégués régionaux, cadres du NU, étaient naturellement mieux disposés à l’égard d’Hasyim, un conservateur plus à l’image du militant de base. Quant aux anciens oulémas, auparavant toujours favorables au petit-fils de leur ancien maître, ils ne se mobilisèrent pas, cette fois-ci, en sa faveur, l’obligeant à de surprenantes concessions pour obtenir le soutien des ultra-conservateurs, ses ennemis d’antan (27). Malgré ces efforts, il subit une cuisante défaite lors de l’élection du rois aam [chef suprême, à la direction du Syuriah, organe chargé de la supervision religieuse du NU], sa candidature n’ayant obtenu que 75 voix contre 363 à celle de kiai Sahal Mahfudz. Alors que vingt-cinq années durant, les conflits internes avaient épargné le Syuriah du NU, cette instance fut donc elle aussi touchée, en 2004.

Les “nouveaux hommes” du NU : Hasyim Muzadi, Solahuddin et les intellectuels

Abdurrahman Wahid demeure un acteur incontournable dans la politique du Nahdlatul Ulama : son aura ou celle de sa famille auprès de millions de Javanais ont fait de lui un personnage courtisé par les candidats à la présidentielle de 2004. Mais d’autres dirigeants du NU se partagent aujourd’hui l’influence autrefois incontestée de l’intellectuel-président.

Hasyim Muzadi

Conscient de la dégradation des relations entre le NU et la plupart des acteurs politiques et religieux durant la présidence de Wahid, Hasyim Muzadi, successeur de ce dernier à la tête de l’organisation traditionaliste depuis 1999, chercha à “sauver ce qui pouvait encore l’être selon sa propre expression, et tenta d’améliorer les relations du président avec ses nombreux ennemis politiques. L’homme est donc avant tout un pragmatique, soucieux de la réputation de son mouvement et rompu aux subtilités du jeu politique depuis les années 1970, époque durant laquelle il était membre du parlement régional de Java-est. A la suite des attentats du 11 septembre 2001, le poids de l’organisation qu’il dirige lui valut d’être invité aux Etats-Unis et d’être reçu par les plus hautes personnalités de l’Etat américain. Après ce voyage, Hasyim Muzadi a lancé maintes fois aux santri traditionalistes un appel à la raison : “Les Américains sont en colère, donc irrationnels, et nous, les Indonésiens, n’étant pas en colère, nous devons les comprendre de manière rationnelle L’intervention américaine en Irak a cependant provoqué un revirement d’Hasyim Muzadi : à l’instar de la totalité des dirigeants de l’islam modéré, il l’a considérée comme une folie et il partage avec l’islam conservateur une hantise irrationnelle du lobby juif américain et du sionisme en général (28). Face aux accusations réitérées des services américains contre Abu Bakar Ba’asyir, Hasyim Muzadi a demandé, jusqu’en septembre 2002, qu’on lui donne des preuves de l’existence de la Jemaah Islamiyah, reflétant là un sentiment général au Nahdlatul Ulama.

Dirigeant plus politique que religieux, Hasyim a fondé tardivement sa propre école coranique à Malang, cédant là au nouvel engouement de certains milieux de l’islam politique, qui savent qu’une institution religieuse pourra ajouter une certaine caution à leur carrière. Cette entreprise est en quelque sorte novatrice et audacieuse au sein du NU, où la tradition voulait que ce soit plutôt les fils ou beaux-fils des kiai qui créent de nouvelles écoles coraniques. Fils de commerçant, Hasyim Muzadi a longtemps souffert de la légitimité dynastique de son prédécesseur, Abdurrahman Wahid, petit-fils du fondateur du NU et fils d’un ministre des Religions, lui-même ancien dirigeant de l’organisation. En osant défier la “caste” des fondateurs, Hasyim fait figure de pionnier dans le monde politique du NU (29). Durant la préparation des élections présidentielles de 2004, sa rivalité avec Abdurrahman Wahid fut particulièrement tendue : ce dernier ayant été écarté pour des raisons de santé, le champ était libre pour Hasyim, qui choisit de s’allier avec Megawati plutôt qu’avec le général Wiranto (30). Cet affrontement au plus haut de la hiérarchie de l’organisation traditionaliste a amené les partisans d’Hasyim a forger une nouvelle expression : leur champion serait à la tête d’un courant “républicain” (NU-republik), s’opposant au courant “monarchique” [kerajaan] d’Abdurrahman Wahid (31). La politique reste donc le domaine privilégié d’Hasyim Muzadi qui a affirmé vouloir “un retour à l’esprit du NU de 1926 moins par aversion pour la politique politicienne que pour réunir les brebis égarées du NU, dispersées depuis 1984 au sein de divers partis politiques, notamment le PPP et le Golkar (32).

Solahuddin Wahid

Solahuddin Wahid, frère cadet d’Abdurrahman, était pratiquement inconnu au Nahdlatul Ulama avant la chute du président Suharto, en 1998. Depuis, il a été souvent sollicité par les hommes politiques en manque de légitimité religieuse et a fait son entrée au sein de la direction de l’organisation fondée par son grand-père. Ingénieur de formation, diplômé de l’Institut technologique de Bandung, “Gus Solah” fut longtemps proche du Golkar. Sous le régime Suharto, avec l’Icmi, grande organisation rivale du NU dans les années 1990, il avait adopté des positions religieuses dissonantes au sein de l’islam traditionaliste. Ainsi, en 1992, par un acte hautement symbolique, il fêta Fitri (la fête marquant la fin du ramadan) un jour après la grande famille du NU. Revendiquant un choix “guidé par la raison il se conformait ainsi à la décision du ministère des Religions qui avait préféré le “calcul” [hisab], dans la tradition de la Muhammadiyah, à l’observation de la lune [rukyah], propre au NU, pour décider de la tenue des jours de fête.

Ses différences idéologiques avec son frère Abdurrahman apparurent plus clairement encore en 2001 lors de la sortie de son ouvrage intitulé “Notre pays derrière le brouillard de l’histoire” (33). Alors qu’Abdurrahman avait demandé pardon pour les massacres des communistes perpétrés par les jeunesses (Ansor) du NU à Java-est en 1965-1966, Solahuddin estimait que, dans le contexte d’alors, le NU n’avait pas eu d’autre choix que de tuer. Il précisait que cette déclaration avait pour but “d’enlever tout sentiment de culpabilité” à la jeunesse du NU. En conséquence, Solahuddin s’érigeait également contre la levée de l’interdiction du communisme proposée par Abdurrahman à l’Assemblée de délibération du peuple (MPR) en l’an 2000.

Après la chute de Suharto, Solahuddin avait retiré son soutien au Golkar pour prendre la direction d’un petit parti islamique, le Parti de la renaissance de (Partai Kebangkitan Umma, PKU) en 1999. Il justifia ce revirement en reprochant au Golkar d’avoir entravé les carrières de “fonctionnaires, professeurs et officiers dont l’islamité était forte” et expliqua que l’idéologie nationale du Pancasila n’était pas laïque, car la laïcité est un concept “occidental Cette stratégie ne lui profita guère aux élections de juin 1999 : le PKU n’obtint que 0,28 % des votes (300 000 voix), loin derrière le parti “officiel” du NU, le PKB (13,3 millions de voix, 12,62 %). L’échec de son frère à la présidence de la République le remit néanmoins en selle. Il retrouva une certaine influence au sein du Nahdlatul Ulama, ce qui lui permit d’être choisi par le général Wiranto comme candidat à la vice-présidence lors des élections de 2004. La légitimité familiale – peu encouragée par Abdurrahman Wahid qui prôna finalement l’abstention après quelques hésitations – ne fut cependant pas suffisante : le ticket Wiranto-Wahid (le nom de Solahuddin fut habilement substitué au profit de son nom de famille Wahid, plus porteur) fut devancé par l’équipe Megawati-Hasyim Muzadi et ne put passer le premier tour.

L’importance de Solahuddin au sein du Nahdlatul Ulama tient en très large partie à son ascendance : son absence de légitimité religieuse (il n’a reçu, contrairement à son frère, aucune formation en ce domaine) n’a ainsi pas empêché les radicaux de rechercher son approbation : en mars 2002, par exemple, il reçut au siège du NU le chef des Laskar Jihad, Ja’far Umar Thalib, venu chercher un soutien contre les efforts du gouvernement de Megawati pour expulser ses troupes des Moluques.

Vitalité de l’islam traditionaliste

Au-delà des figures de renom que nous venons d’évoquer, le Nahdlatul Ulama abrite plusieurs autres personnalités d’envergure nationale. La diversité de leurs opinions témoigne de la vitalité et de la liberté de ton au sein de la grande organisation traditionaliste.

Parmi les oulémas ayant acquis une stature nationale dans les dernières années, retenons le nom de Saïd Aqil Siraj. Formé en Arabie saoudite, il a été le protégé de Wahid pendant les années 1990 et a adopté sa pensée libérale en certains domaines. L’homme a cependant des opinions controversées. En novembre 1999, alors qu’il se trouvait en compétition avec Hasyim Muzadi pour la succession d’Abdurrahman Wahid à la tête du NU, Saïd Aqil s’est vu confronté à une campagne de dénigrement anonyme : il fut accusé d’être pro-chiite et pro-chrétien. Sur les murs de l’école coranique de Kediri, qui accueillait le congrès, on pouvait lire : “Ne votez pas pour un candidat qui entre et sort des églises.” Etudiant à l’université Ummul Quro de La Mecque, il en est revenu, paradoxalement, admirateur de Khomeini, dont il arbore un portrait dans le salon de sa résidence, à deux pas de la maison d’Abdurrahman Wahid, son ancien mentor et nouveau rival politique. Au contraire de certains chrétiens qui voient en lui un protecteur, les féministes musulmanes se plaignent que Siraj ait adopté des positions ambiguës sur le statut de la femme. En 1997, il plaidait en faveur de l’accès des femmes à la présidence, mais demandait, en retour, le maintien de la polygamie (34). Siraj a la réputation d’être proche de Megawati.

Autre figure d’importance, Mustopha Bishri (alias Gus Mus) a pris en quelque sorte la place du maître Gus Dur à l’écran après la destitution de ce dernier de la présidence de la République. Ainsi, en 2003, il était la vedette dans une série de courtes émissions didactiques sur l’islam intitulée : “Sur les traces des santri » [Jejak santri]. Il est généralement tolérant à l’égard des minorités et son discours est apprécié hors des cercles du NU pour ses accents poétiques. Sa popularité repose aussi sur son rejet de l’excès actuel dans l’utilisation de symboles religieux et il a acquis une certaine célébrité lors de sa défense de la danseuse Inul, dont les fameux déhanchements avaient provoqué la fureur des rigoristes.

Formé à l’IAIN de Yogyakarta, Masdar Mas’udi est également un intellectuel de poids dans le paysage de l’islam indonésien actuel. Associant la discrétion du véritable santri à l’esprit libre du “maître à penser” Wahid, Masdar a notamment provoqué une controverse en proposant la modification du statut des impôts gouvernementaux en celui de “taxe religieuse” [zakat], mesure qui, selon lui, produirait une plus grande motivation chez les contribuables trop souvent portés aux fraudes. Défenseur des droits des femmes, Masdar favorise la parité entre le témoignage d’une femme et celui d’un homme dans les tribunaux religieux (35). Néanmoins, il a récemment adopté une position nettement plus favorable à la polygamie, provoquant en retour la colère des militantes féministes de son organisation. Masdar a été le candidat d’Abdurrahman à la présidence exécutive du NU au 31e congrès, en novembre 2004. Trop jeune et trop libéral, il n’a pas eu la confiance des délégués qui ont massivement opté pour une reconduction du mandat d’Hasyim Muzadi.

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La longue tradition, propre à l’organisation traditionaliste, de réconciliations spectaculaires succédant aux disputes les plus amères amène à ne jamais exclure la possibilité d’alliances inattendues entre les différents protagonistes. Mais les enjeux sont aujourd’hui bien supérieurs à ce qu’ils étaient dans les années 1980 : l’accès à la présidence de la République a été possible une fois et cette perspective est mobilisatrice (ainsi que les postes de ministres qui suivent depuis 2001), tout en contenant les germes de futures divisions.

Pancasila et charia en débats

Si les diverses figures du NU auront l’occasion de s’unir à nouveau par divers moyens, aboutiront-elles pour autant à un consensus sur la question de la charia ? Certes, le NU s’est prononcé depuis 2000 contre l’introduction de la charia dans la Constitution mais, en 1999, l’organisation a repris l’islam comme fondement dans ses statuts et donc renoncé au “principe unique” [asas tunggal] du Pancasila, adopté en 1984.

Cet abandon du principe unique au congrès du NU de 1999, révélateur de l’évolution récente du mouvement, s’est déroulé en deux temps. Tout d’abord, au sein d’une commission spéciale, de jeunes militants exigèrent que le principe unique soit rejeté, parce qu’il avait été imposé par le régime Suharto. Les aînés, ayant suivi le long processus du débat en 1984, étaient encore conscients des enjeux des années 1980 et s’opposèrent fermement à la proposition. Pour eux, l’acceptation du principe unique en 1984 – le NU avait été la première organisation à le faire – avait eu pour but d’exonérer le NU du soupçon de vouloir imposer la charia à plus ou moins long terme. En effet, après cette date, les relations entre le NU et le régime s’étaient transformées – selon l’expression consacrée à l’époque – en une véritable lune de miel et le président Suharto avait laissé davantage de liberté aux activités socio-religieuses de l’organisation. La commission spéciale de 1999 n’apporta aucune conclusion définitive, mais une brèche avait été ouverte : lors de la session plénière du congrès, le lendemain, des oulémas plus conservateurs et peu connus exigèrent avec vigueur la suppression du principe unique. Au terme des débats, le principe de l’islam retrouva sa place dans l’organisation, sous le double chapeau “foi et principe” [aqidah/asas] (36).

Les dirigeants religieux du NU apparaissent donc partagés entre une tendance naturelle à penser que la charia possède une fonction salvatrice intrinsèque et leur attachement à la position adoptée en 1984. Pour l’un des architectes de l’acceptation du principe unique, kiai Muchith Muzadi, on ne peut être contre le principe de la charia, bien que, ajoute-t-il, “il faut bien réfléchir à ce que l’on retient Alliant refus de l’Etat islamique et défense de jurisprudence islamique (selon le droit shaféite en Indonésie) [fiqh] – le terme charia est plus général et signifie ici l’extension du droit islamique à tous les domaines -, son discours demeure, à l’instar de ses pairs, parfois un peu confus et souvent contradictoire : en tant qu’ouléma, conscient des enseignements de l’imam Shafi’i, il ne peut qu’en être le garant, tout en étant conscient des valeurs diverses présentes dans la société indonésienne (37).

La jeune génération libérale du Nahdlatul Ulama semble vouloir aller plus loin encore et insiste sur les différentes lectures possibles de la loi islamique. L’un de ses intellectuels les plus influents, Masdar Mas’udi relate, à ce propos, l’une de ses discussions avec l’activiste radical Eggy Sujana : “Je ne sais trop ce qu’il entend par l’application de la charte de Djakarta. Ce n’est pas clair du tout dans son esprit. Je crois qu’il veut surtout que tout le monde ici respecte les interdits religieux, comme l’interdiction de l’alcool, et que tout le monde fasse les cinq prières et le jeûne. C’est davantage une question de mettre les gens au pas, sur la voie de la pratique juste.”

Se voulant rassurant, Masdar ajoute qu’il est lui aussi “pour la charia, mais une charia inclusive c’est-à-dire tolérante à l’égard des non-musulmans. Il rappelle que la question de la charia influe sur trois domaines, celui de la pratique des cinq piliers par les musulmans, celui des relations avec les non-musulmans et celui du statut de la femme.

Comparativement à la Muhammadiyah, le NU a moins souvent été confronté à des opinions radicales internes concernant la tolérance religieuse, car, malgré un fond conservateur indéniable, il a largement profité de l’influence d’Abdurrahman Wahid en ce domaine. Ce sont souvent les ONG affiliées au NU qui militent avec le plus de ferveur dans ce sens. Citons, parmi les plus grandes ONG libérales indirectement liées au NU, Syarikat, qui réunit les témoignages des massacres commis par certains militants du NU dans la répression anticommuniste à Java-est en 1965-1966.

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Citons aussi l’Institut d’études et de développement des ressources humaines (Lembaga Kajian & Pengembangan Sumberdaya Manusia, Lakpesdam) à Djakarta, dont l’un des présidents n’est autre que l’éditorialiste et intellectuel Ulil Abshar-Abdalla. Mais toutes souffrent d’un évident manque de moyens : le LKIS, maison d’édition de l’islam modéré, avait par exemple mis en ligne en 2001 un site Internet dont les qualités graphiques et la fréquentation demeuraient largement en deçà de celui des Laskar Jihad. Un autre site “NU internet” militait pour et un abandon définitif de la politique pour toute l’organisation et, notamment, pour l’ex-président Wahid. Il publiait également un bulletin d’information, le Forum Komunikasi dan Dakwah Islam Ahlusunnah wal Jama’ah (38). En 2003, un nouveau magazine a été lancé, Syir’ah (littéralement ‘La Voie’, sous-entendu vers Dieu, consonance voisine avec le terme charia, mais dans un sens qui se veut opposé). Son tirage (entre 5 000 et 10 000 exemplaires) reste néanmoins modeste en comparaison de ceux de la presse islamiste radicale. L’une des principales faiblesses de ces ONG réside, de leur propre aveu, dans leur mode de financement : elles dépendent pour l’essentiel des fondations occidentales.

Cette jeunesse libérale et militante se trouve souvent confrontée à des influences bien différentes de leur formation originelle. Ainsi, l’ouverture au wahhabisme et aux radicalismes divers se fait par maints réseaux, dont le plus évident, aujourd’hui à Djakarta, passe par l’enseignement de la langue arabe. Le NU envoie en effet ses jeunes activistes étudier l’arabe à l’Institut des études islamiques et arabes de Djakarta (Lembaga Ilmu Pengetahuan Islam dan Arab, Lipia), lié au mouvement réformiste Al-Irsyad et surtout à l’Arabie saoudite (39). Masdar Mas’udi n’a d’autre choix que de recommander ainsi aux jeunes traditionalistes étudiant au Lipia la prudence et le maintien de leur tolérance religieuse [inklusiv]. Paradoxalement, le Lipia lui-même a donné naissance à deux jeunes intellectuels avant-gardistes, anciens élèves de l’institut : Ulil Abshar-Abdalla, qui a été l’objet d’une fatwa réclamant la peine de mort à son encontre pour son discours contre l’application de la charia, et Ahmad Baso, qui a critiqué le concept islamique de société civile [masyarakat madani] comme étant moins égalitaire que celui de “civil society