Eglises d'Asie

APPRENDRE A VIVRE DANS UNE SOCIETE PLURIELLE

Publié le 18/03/2010




Avec la mondialisation des échanges, les migrations massives de population, et l’expansion constante des communications par les médias, l’exposition au pluralisme culturel, ethnique et religieux est devenue une réalité quasiment partout dans le monde. Nous sommes sans cesse confrontés à des personnes ayant des perceptions différentes de la vie, de la personne humaine, et du monde. Notre identité et notre culture mêmes semblent assiégées. Certains d’entre nous peuvent se sentir menacés et se transformer en fondamentalistes de leur culture, ou, au contraire, nous pouvons apprendre à apprécier la diversité et tirer profit de ces multiples pluralités auxquelles nous devons aujourd’hui faire face.

Les carnets de voyage de Marco Polo (1254-1324), qui décrivent les cultures des diverses communautés que l’explorateur et marchand vénitien avait visitées, furent reçus en Europe par un public très étonné et qui avait peine à y croire. Après que la plupart de ses récits aient été confirmés par d’autres exposés, le monde occidental commença à s’intéresser aux peuples des autres continents et civilisations. D’autres voyageurs audacieux, comme Christophe Colomb, étaient extrêmement sollicités par le public, avide de lire le récit de leurs périlleuses aventures.

Aujourd’hui, l’incroyable diversité qui existe entre les différentes sociétés humaines nous surprend moins. Avec la mondialisation de l’économie, les migrations humaines, la multiplication des voyages, l’expansion des réseaux de communications, non seulement nous sommes de plus en plus conscients de la diversité humaine, mais nous sommes aussi constamment confrontés à des personnes aux cultures et identités ethniques extrêmement variées. Le temps est venu pour nous, non seulement d’apprendre à vivre avec ces différences, mais surtout de tirer profit des ressources que ces différences culturelles et humaines nous offrent.

Le minimum que nous puissions faire est de tolérer la différence. Les Grecs non seulement toléraient les différences, mais encore utilisaient les ressources de ces diversités à leurs fins. C’est ainsi qu’ils devinrent si avancés dans tous les domaines. La démocratie athénienne ne dura que 140 ans et, bien que les femmes et les esclaves en fussent exclus, elle demeura une inspiration pour le monde occidental dans sa quête de la liberté. Les Athéniens développèrent l’art de la rhétorique et introduisirent la pratique des discussions publiques. De la même façon, le bouddhisme encouragea les débats sur les enseignements religieux. Les deux pratiques trouvaient leurs origines dans les coutumes ancestrales tribales.

Les Grecs accomplirent de tels progrès, car ils savaient comment tirer profit des différents talents que leur offrait l’immense variété de leur société. Martin West écrivait : “La philosophie grecque n’était pas juste un vaisseau flambant qu’une succession de pilotes commandèrent chacun brièvement, tout en essayant de gouverner dans la même direction, les uns louvoyant d’un côté, les autres modifiant la course à la seule lumière de ce qu’ils pensaient être juste. Cela ressemblait plus à une flottille, faite de petites embarcations dont les navigateurs ne partaient pas du même point ou au même moment, et n’avaient pas non plus le même but ; certains firent le chemin en groupe, certains furent influencés par le mouvement des autres, et certains d’entre eux firent le voyage sans même s’en apercevoir” (Charles Freeman, p. 11).

L’Europe, qui a appartenu à l’empire romain et a été sous l’influence chrétienne pendant une longue période, avait atteint une certaine homogénéité, à l’instar de la Chine impériale. Mais à partir du Traité de Westphalie (1648), les Etats souverains décidèrent de s’émanciper, imposant par là leurs propres différences culturelles et nationales. Curieusement, à la même époque, ils se mirent en devoir de supprimer les minorités culturelles à l’intérieur de leurs propres territoires (1). Alors même que ces nations se détachaient les unes des autres et entraient en conflit, les penseurs des Lumières proposèrent l’idée de ‘l’homme universel’, explorant sa nature, définissant ses droits, sondant sa destinée. Les idéologues de la droite et de la gauche propagèrent des théories qui étaient considérées comme justes pour cet ‘homme universel’, indépendamment des différences culturelles et de civilisations dans le monde. Ainsi, alors que politiquement le monde occidental se divisait, il se retrouvait pourtant plus uni dans un mode de pensée, lié intrinsèquement par des concepts que lui avaient légué son héritage chrétien, la Renaissance, la Réforme, les Lumières et la révolution scientifique et technologique.

Toutefois, les intérêts politiques et économiques des nations du monde occidental ne coïncidaient pas. C’est seulement lorsque les intérêts conflictuels de ces nations ambitieuses les menèrent aux deux guerres mondiales et finalement au désastre, que de nouvelles façons de penser furent accueillies. Certains leaders visionnaires commencèrent lentement à accepter l’idée d’une Europe unie, qui démarra avec la proposition de l’homme d’Etat français Jean Monnet. Et bien que l’Europe ait accompli un long parcours vers l’intégration depuis lors, la diversité continue de s’affirmer en Angleterre, en France et dans les autres pays. En outre, les migrations continuent sans cesse de changer les modèles démographiques de l’Europe et du reste du monde.

Quelqu’un a demandé un jour comment des pays comme la Belgique, avec ses 500 marques de bières, la France et l’Espagne, avec un nombre égal de vins, et la France et la Hollande, avec autant de variétés de fromages, arrivaient à penser de la même façon ! En effet, c’est difficile. Les Romains disaient : “Quot capita tot sententiae” – il y a autant d’opinions qu’il y a de personnes. Le conte de Jain sur ces six hommes aveugles de l’Hindoustan qui se disputaient pour savoir à quoi ressemblait vraiment un éléphant montre bien la façon qu’ont les gens de percevoir les choses différemment. Et, Dieu merci ! Jésus lui-même a dit : “Celui qui n’est pas contre moi est avec moi.” Il laissait aux gens la possibilité d’être différents. Dr. Richard Nisbett, professeur de psychologie à l’Université du Michigan, aboutit à la conclusion, après une longue étude publiée en l’an 2000, que les Asiatiques avaient une nature plus ‘holistique’ que les Occidentaux. Ils prennent davantage en considération le contexte des situations, tolèrent mieux la contradiction, et dépendent moins de la logique. Les Occidentaux en revanche cherchent davantage à analyser, et, par conséquent, évitent les contradictions, se concentrent sur des éléments sortis de leur contexte, s’en remettant davantage à la logique (Mahbubani 8). Le Bhagavadhita nous présente un débat entre deux opinions contraires sur le plan moral. Considérant les exemples cités plus haut, nous remarquons un pluralisme des goûts, des pensées, des visions du monde, des croyances religieuses, des points de vue psychologiques, des idées morales.

D’ores et déjà, plus de 3 % de la population mondiale vivent dans un autre pays que celui qui les a vus naître. Plus de 60 % des migrants vivent dans le monde développé (Santerini 51). La pluralité culturelle est une évidence sur laquelle nous ne pouvons fermer les yeux.

Les hommes sont tous différents

“Les façons de vivre des Orientaux ne sont pas nos façons de vivre, de même que leurs pensées ne sont pas nos pensées” (Lord Curzon, 1892)

Avec l’affaiblissement des idéologies universalisantes comme le communisme, a émergé le nouveau phénomène des revendications ethniques à travers le monde. “Quand soudain les conflits éclatèrent dans de nombreuses régions après la dissolution de l’empire soviétique, quand les Lettons, les Lithuaniens, les Estoniens et les Ukrainiens revendiquèrent leurs identités propres et distinctes, quand la Slovénie quitta la Yougoslavie et que la Bosnie s’enflamma, quand les tensions entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie s’intensifièrent, quand les Slovaques se séparèrent des Tchèques, quand les violences interethniques au Rwanda firent la une des journaux, quand les revendications des Basques, des Gallois, des Catalans, et des Canadiens français se firent entendre de plus en plus, le monde commença à prendre en compte la force de l’ethnicité et de la culture” (Thomas Menamparapil, pp. 14-15).

Il est incroyable que tant d’années après la chute du mur de Berlin, il y ait toujours un tel décalage culturel entre les Allemands de l’Ouest et les Allemands de l’Est. La culture divise les gens encore plus profondément que la politique. Car c’est là une séparation qui vient de l’intérieur, et non une simple séparation des personnes par des règles imposées de l’extérieur. L’emprise qu’ont les cultures sur les hommes est bien plus forte que ce que l’on peut imaginer. Il serait intéressant d’essayer de comprendre, ainsi que l’on fait certains anthropologues, pourquoi, par exemple, lorsque l’Europe accueillit le christianisme, celui-ci prit différentes formes : catholique, protestante et orthodoxe, chacune correspondant aux trois grands groupes ethniques du continent : latin, germanique et slave. Ni prévu, ni réfléchi, et pourtant curieusement vrai. Il serait intéressant de rechercher la raison pour laquelle la plupart des hérésies du début de l’ère chrétienne sont apparues sur les marges de l’empire romain et pourquoi celles qui ont fini par se détacher définitivement appartenaient à des groupes qui étaient ethniquement distincts des sociétés dominantes chrétiennes, par exemple les Syriens des Byzantins. Les hérésies islamiques, à l’instar des hérésies médiévales chrétiennes, avaient des origines sociales et politiques (Fernand Braudel, p. 76).

Aujourd’hui, on accorde de plus en plus d’attention aux différences culturelles et à ce qu’elles impliquent. On peut remarquer ces différences dans tous les domaines de la vie humaine. Prenons un exemple : on utilise en général le calendrier grégorien. Mais nous savons que les sociétés humaines à travers le monde utilisent en tout plus de quarante calendriers. Les communautés s’en remettent à différents festivals, traditions, spiritualités, rituels, symboles, systèmes de croyance, perspectives philosophiques ; elles entretiennent différents styles de rapports avec les autres êtres humains, les autres espèces vivantes, l’environnement et le cosmos. Lord Curzon écrivait en 1892 : “Les façons de faire des Orientaux ne sont pas nos façons de faire, de même que leurs façons de penser ne sont pas nos façons de penser. Souvent, nous les jugeons arriérés et stupides, eux pensent que nous sommes des êtres absurdes qui s’immiscent dans les affaires des autres. Notre système est peut-être bon pour nous, mais il n’est ni neutre, ni bon pour eux.” Un jugement perspicace qui date d’il y a plus d’un siècle.

Contrairement à ce que les gens pensent, la mondialisation ne détruit pas cette tendance naturelle que les hommes ont à s’attacher à leurs identités et cultures propres. Plus l’économie se globalise, plus nous accordons de l’importance à notre langue, notre culture, notre cuisine (John Naisbitt). Nous savons, par exemple, que McDonald’s n’éradiquera pas du marché nos idli, dosai, chapati et autre rosgulas ; la mode des jeans ne menacera pas nos sari, nos salwar kameez ou notre kurta.

Tout simplement, les entreprises commerciales reconnaissent le fait évident que la nourriture et les vêtements se multiplient sur le monde des marchés pour pourvoir à tous les goûts ethniques. Nos identités culturelles feront face, se maintiendront, peu importe le fait que nous soyons en contact avec des communautés qui sont technologiquement plus avancées.

C’est pourquoi on reconnaît de plus en plus d’importance aux relations interculturelles entre les institutions sociales, entre les différentes opinions mondiales, et entre les styles de communication des peuples, pour des personnes travaillant dans le commerce, l’éducation, la science, la médicine, ou la religion. Une récente étude conduite par l’Université du Michigan concluait que les Nord-Américains, les Chinois et les Japonais ne voyaient pas les choses de la même manière. Pour nous, en Inde, ceci ne nous surprend guère ; nous savons qu’un Pendjabi, un Bengalais, un Andrithe, un Nishi d’Arunashal Pradesh, un Yadave du Bihar considèrent les choses assez différemment.

Il existe aussi différentes versions de la même religion dans différentes parties du monde. Par exemple, le bouddhisme au Tibet est différent du bouddhisme en Thaïlande et au Japon. Le christianisme en Ecosse, aux Caraïbes, en Roumanie, dans le Nord-Est ou le Sud-Ouest de l’Inde ; l’islam en Afrique de l’Ouest, en Bosnie, à Hyderabad et en Indonésie. Aux Etats-Unis, la chrétienté afro-américaine, italienne, hispanique, irlandaise, luthérienne, épiscopale, méthodiste, mennonite, baptiste, et celle des Mormons ; les catholiques, les protestants, les orthodoxes, le pentecôtisme ; les Eglises ayant une compréhension mystique du christianisme venant d’un autre monde, et celles ayant une approche prophétique qui transformerait le monde. toutes différentes parmi elles-mêmes (Eric Lott, p. 157).

Nous autres, en Inde, faisons partie d’un pays qui comprend plus de 4 000 communautés différentes. Nous sommes poussés de tous les côtés – et tirés – par plus de 42 partis politiques qui puisent leur force dans des loyautés régionales, de caste, d’ethnie, de culture. Nous jurons par les notions occidentales de démocratie, de nationalisme et de justice, mais nous les interprétons selon nos propres traditions culturelles, comme par exemple en combinant la démocratie avec les éléments féodaux de culte aux héros, de patriarcat et de flagornerie. Nombre de pays en dehors du monde occidental fonctionnent de manière similaire.

Les migrations de masse des communautés n’ont fait qu’aggraver les tensions culturelles. Une estimation récente montre que les Etats-Unis ont 35 millions d’immigrants, la Russie en a 13,3 millions ; suivent dans cet ordre l’Allemagne, l’Ukraine, la France et l’Inde. Le pluralisme est une réalité à laquelle on ne peut échapper aujourd’hui. Mais y faire face n’est pas facile. La Grande-Bretagne, par exemple, trouve difficile d’atteindre son idéal multiculturel. Le problème ne vient pas toujours des pays d’accueil. Les immigrants des pays développés, comme les Algériens et les Marocains en France, les Turcs en Allemagne, les Pakistanais en Angleterre, malgré le fait d’être confrontés à une éducation moderne, adoptent parfois des attitudes fondamentalistes finalement plus radicales que celles de leurs frères d’ethnie de leurs pays d’origine. Ce qui les incite dans cette voie ce sont les injustices dont ils “pensent faire l’expérience” dans le pays qu’ils ont choisi pour s’installer. “La pluralité est à la fois trésor et tribulation” (John D’Arcy May, p. 3).

La croissance des préjugés

“La dépréciation des étrangers ne règne pas seulement parmi nous et (les Indiens), mais est commune à toutes les nations les unes envers les autres” (Alberuni)

Chaque nation et chaque groupe ethnique avaient une appellation négative pour ceux qui n’appartenaient pas à leur communauté. Les Grecs les appelaient “barbaroi les Romains, “barbari les juifs “gentils les hindous “mlecchas les musulmans “infidèles les chrétiens “païens les Mizos “vais les Manipuris “mayangs les Khasis “dkhars La liste est sans fin. ‘L’autre’ est considéré comme non-civilisé, impur, inhumain, maudit, diabolique, ou mauvais. Les archives brahmaniques utilisent des noms terribles pour les communautés des castes inférieures : dasyus, asuras, rakshasas, kiratas (réservés aux tribus mongoloïdes) ; et les castes inférieures elles-mêmes ripostaient de la même façon. Pour les communistes, les “oppresseurs” sont une race démoniaque à eux seuls. Les présidents américains désignaient l’Union soviétique par l’expression : “l’empire du Mal”. Pour George Bush, Al-Qaida forme un “Axe du Mal d’autres sont qualifies d’“Etats-voyous”. Quand nous étiquetons à la hâte certaines personnes de “fondamentalistes” ou de “terroristes sans comprendre complètement leur contexte, nous faisons la même erreur. ‘L’autre’ a le droit être entendu, compris et respecté. Il est un être humain, membre d’une société humaine.

Stéréotyper des personnes qui appartiennent à une autre communauté est une erreur courante. Pour les hindous, les musulmans sont des étrangers, des voisins peu fiables, des compagnons de voyage querelleurs. Pour les musulmans, les hindous sont des hypocrites, des cachottiers malhonnêtes, des exploiteurs qui, en outre, vivent en clan. Les chrétiens ont eux aussi de forts préjugés : les catholiques contre les protestants, et vice-versa ; contre les juifs, les nomades, les Noirs, les musulmans, les hindous et les autres. Alberuni (né en Iran en 973) a écrit : “.dans tous leurs usages et leurs manières, (les Indiens) différent de nous a un tel degré qu’ils parviennent à effrayer leurs enfants grâce à nous, nos habits, notre façon de vivre et nos coutumes, qu’ils nous appellent l’espèce du diable, et considèrent que nos actions sont exactement l’inverse de ce qui est normal et bon. Au passage, nous devons confesser, pour être juste, qu’une dépréciation similaire des étrangers non seulement règne parmi nous et (les Indiens), mais est commune à toutes les nations les unes envers les autres” (Alberuni, p. 246).

Babur (1495-1530) écrivait à propos de l’Inde : “Bien que l’Hindoustan soit un pays plein de charmes naturels, ses habitants sont sans grâce, et communiquer avec eux ne procure aucun plaisir, aucune réponse de leur part, et ne débouche pas sur des relations durables. Ils n’ont aucune capacité, intelligence, ne sont pas chaleureux, et ne connaissent rien à la générosité ou aux sentiments masculins. Dans leurs idées, comme dans leur travail, ils manquent de méthode, d’endurance, d’ordre et de principe. Ils n’ont ni de bons chevaux, ni de bonne viande ; ils n’ont pas de raisins, de melons et aucun fruit succulent. Il n’y a pas de glace ici, et pas d’eau fraîche. Dans les marchés, on ne peut trouver ni de nourriture raffinée, ni même de bon pain. Les bains, les bougies, les tor-ches, les chandeliers, les écoles – rien de ceci n’est connu. Les habitants et les gens pauvres se déplacent qua-siment nus. Le seul vêtement qu’ils portent est ce qu’ils appellent une langota.” (cité par F. Braudel, p. 165).

Une description négative des gens peut blesser. Le Mahatma Gandhi compara l’ouvrage de Katherine Mayo, Mother India, à un rapport d’inspecteur des égouts (Amartya Sen, p. 150). D’un autre côté, ce qui commence par une remarque insensible peut donner ou se transformer en occasion de faire une autocritique intelligente, par exemple, lorsque Rajiv Gandhi qualifia Calcutta de ville mourante, ou que la Reine Elizabeth fit un commentaire sur le désordre qui régnait à New Delhi. Les commentaires faits par un étranger sont cependant rarement bien pris, même quand ils sont bien intentionnés. Swami Vivekananda réagit très fortement aux critiques des premiers missionnaires sur les pratiques et les croyances indiennes. Toutefois, de telles critiques ont conduit à toute une série de réformes, comme celles introduites par Raja Ram Mohan Roy. Quoi qu’il en soit, les critiques émises par d’autres cultures ne sont en général d’aucune aide. Nous verrons plus tard comment cela peut même mener au conflit.

Tandis que nous nous plaignons de la manière dont les hindous réagissent aux critiques de leurs traditions par les chrétiens, il est intéressant de noter que la réaction confucéenne envers les missionnaires indiens bouddhistes ne fut pas si différente. Han Yu écrivait en 819 : “Bouddha était d’origine barbare. Sa langue était différente du discours chinois ; ses habits étaient coupés différemment ; sa bouche ne prononçait pas les mots prescrits par les Anciens Royaumes ; son corps n’était pas vêtu de vêtements autorisés par les Anciens Royaumes. Il ne reconnaissait pas le rapport existant entre le Prince et le sujet, ni les sentiments entre père et fils. D’ailleurs, sa dynastie (celle de l’ empereur Wu, des Liang) connut une fin prématurée. En servant le Bouddha, il cherchait la fortune, mais le désastre qui le frappa fut d’autant plus grand. A la lumière de ces révélations, il apparaît comme évident que le Bouddha ne vaut pas la peine être servi” (cité par Amartya Sen, p. 170). Les leaders de ont des choses à peu près semblables à dire à propos des religions d’origine étrangère.

Il arrive plus souvent que ce soit l’étrangeté et la bizarrerie, plus que la grandeur et la beauté, qui attirent notre attention chez les autres. Amartya Sen se plaint de ce que l’intérêt des Occidentaux pour l’Inde, même quand il est compatissant, se limite à l’exotique. A l’instar d’Alexandre qui était passionné par les gymnosophistes en Inde, de nos jours les Occidentaux se rassemblent autour de Maharishi Yogi ou Shri Rajneesh pour écouter ses sermons (Amartya Sen, p. 115).

Les préjugés habitent la mémoire collective

“La mémoire ne se définit pas par ce qui s’est passé, mais par la façon dont les gens ressentent ce qui s’est passé” (Eric John Ernest Hobsbawm)

L’Histoire est remplie d’exemples d’aversion mutuelle et d’exclusion. Dans l’Europe médiévale, les juifs étaient cantonnés dans des ghettos. Pendant la période coloniale, il existait des zones pour personnes “de couleur” dans les villes occidentales. En Amérique et en Australie, les communautés indigènes étaient parquées dans des réserves. Les gitans étaient marginalisés. Les “Moriscos” furent déportés d’Espagne au Maroc en 1609 (Andrew Wheatcroft, p. 34). L’Afrique du Sud croyait fermement en la séparation entre les Noirs et les Blancs. Les castes supérieures indiennes maintenaient les castes inférieures en dehors des villes.

Nous sommes sensibles à la haine contre les chrétiens. Récemment, la haine contre les musulmans s’est beaucoup répandue. Mais il y a une histoire derrière. Les gens victimes de préjugés dans l’Europe chrétienne se faisaient appeler les enfants d’Ismaël, les ante-Christ, les enfants de Caïn (A. Wheatcroft, p. 5). Quand la nouvelle de la victoire des forces catholiques sur les musulmans à Lépante (1571) atteignit l’Europe, même l’Allemagne et l’Angleterre protestantes se réjouirent. Si ceci montre bien la solidarité chrétienne, la solidarité islamique était impressionnante aussi. Quand Saladin appela à la guerre sainte contre Richard II, la réponse se fit entendre aussi loin qu’en Inde (M.J. Akbar, p. 266). Les préjugés continuèrent de grandir des deux côtés. Des mots comme “Arabe des rues” ou “mollah fou” qui sont passés dans le vocabulaire courant témoignent du préjugé collectif de nombreuses communautés contre les musulmans.

En Inde, Bal Keshav Thackeray, qui admirait Hitler et crachait son venin contre tout les non-Maharashtrians, avait réussi à interdire à l’équipe de cricket pakistanaise de jouer, et avait fait détruire les peintures du fameux peintre M.F. Hussain. La démolition de la mosquée de Babri est encore fraîche dans les esprits. Cependant, la colère peut prendre toutes sortes de directions. La colère islamique contre l’idolâtrie bouddhiste était elle aussi violente quand les talibans détruisirent les bouddhas de la vallée de Bamiyan, en Afghanistan. L’histoire des tours jumelles n’a pas besoin d’être racontée.

Les mémoires de l’Histoire persistent et finissent par trouver leur place dans les livres. Les Mongols se plaignent que Genhis Khan, leur héros national, qui aida à la mise en ouvre d’un code juridique accordant la liberté religieuse à toutes les communautés, des droits égaux pour tous les citoyens, y compris les femmes, et abolit le commerce d’esclaves, fut représenté de manière négative ailleurs dans le monde. La plupart des livres d’Histoire le décrivent comme un tyran qui tua 40 millions de personnes en Asie et en Europe. Le gouvernement emmené par le BJP voulut réécrire l’histoire indienne de façon à montrer les minorités sous un mauvais angle. Les livres pakistanais décrivent les juifs comme des prêteurs sur gage pingres et radins, les chrétiens comme des conquérants assoiffés de vengeance, les hindous comme des gens déviants et lâches. En Chine, plus de vingt mille personnes se rassemblèrent à Shanghai pour protester contre les livres japonais qui avaient blanchi leurs atrocités entre 1935 et 1945. Pour toute réponse, le ministère des Affaires étrangères japonais Nobutaka Machimura critiqua l’histoire enseignée dans les écoles chinoises. Shiv Sena protesta contre le livre de James W. Laine Shivaji: Hindu Kingdom in Islamic India.

L’Histoire renaît de temps en temps. “L’Histoire se répète. Elle y est obligée, car personne ne l’écoute” (Steve Turner). Si Slobodan Milosevic a mené une guerre sainte, c’est parce que la mémoire de son peuple n’avait toujours pas cicatrisé. L’armée orthodoxe serbe avait été vaincue par les Turcs ottomans, au Kosovo en 1389. Milosevic a donc fait exhumer de sa tombe, vieille de 700 ans, le corps du roi serbe Lazar, qui avait été tué par les musulmans, ses restes firent le tour du pays dans un cercueil, pour être ressuscités dans chaque ville, fabriquant de la haine à partir d’une utilisation diabolique de l’histoire. La colère monta et plus de 100 000 membres des minorités ethniques furent ainsi massacrés. De la même manière que les Serbes haïssaient les musulmans, ils détestaient les Croates, qui avaient coopéré avec l’envahisseur allemand durant la seconde guerre mondiale pour commettre des atrocités contre les Serbes. Le régime communiste du Croate Tito les avait en outre marginalisés. Leur colère, refoulée, finit par exploser. De même, la mosquée de Babri fut détruite en réponse à la prétendue violence conduite par Babur contre un temple hindou des siècles plus tôt. Les Sioux ont un dicton : “Toutes nos actions affectent les sept générations suivantes” (2). Nous savons de par l’histoire que ce sont des centaines de générations qui sont affectées.

Pour les musulmans, l’avancée rapide du début de l’islam est un sujet de grande fierté. L’islam est arrivé en Inde (Sind) la même année (711) qu’il a fait son entrée en Espagne (Cf. M.J. Akbar, p. 146). Alors qu’elle s’avançait vers le sud, le royaume de Vijayanagar posta un million de soldats contre la cavalerie musulmane, mais l’islam gagna la bataille (F. Braudel, p. 161). Sa fierté se dégage des succès historiques du passé, mais sa colère se nourrit de la mémoire des batailles perdues : la prise de Jérusalem en 1099, la capture de Constantinople en 1453, la capitulation à Grenade en 1492, la bataille de Lepante en 1517 (A. Wheatcroft). La destruction des tours jumelles en 2001 a sûrement quelque chose à voir avec la colère accumulée qui s’est construite autour de ces événements. Et cette colère continue de s’intensifier chaque jour. Yeats a un jour dit : “Le meilleur n’a pas la moindre conviction, tandis que le pire est plein de passion C’est exactement l’histoire de notre temps.

Nous pouvons apprendre des autres

“Je me souviens, donc je suis” (Milan Kundera)

Nous vivons en fonction de nos souvenirs historiques. S’ils sont bons, nous développons une attitude positive envers l’avenir. Milan Kundera a dit un jour : “Je me souviens, donc je suis.” Notre existence collective est fortement conditionnée par nos perceptions historiques. Notre estime collective de nous-mêmes a été façonnée par les différents coups que nous avons reçus au cours des siècles. Ceux qui ont visité l’Inde ont rapporté des discours flatteurs sur ce qu’ils y ont vu. Nous avons des obligations similaires envers les autres. Les historiens qui adoptent une attitude positive rendent un grand service. Bien que Hérodote et Ctésias ne fussent (Ve siècle avant J-C) pas complètement libres de leurs préjugés, ils nous ont laissé un récit intéressant des peuples différents de leur société. Apollonius de Tyane fut considéré comme un des premiers experts indiens en Occident (Amartya Sen, p. 328).

L’Université de Nalanda attira des milliers d’étudiants étrangers en Inde, les gens étaient contents de pouvoir venir apprendre ici. Megathenes (IVe siècle) a décrit avec beaucoup d’intérêt la situation sociale de l’Inde de Chandratupta Maurya. Fa-Hien (399-414) et Hsuen-Tsang (VIIe siècle) ont écrit avec admiration sur ce qu’ils ont vu dans le pays du Bouddha. Alberuni a décrit la science et les mathématiques indiennes comme brillantes. Quant à Marco Polo, il a porté les Indiens aux nues. Il disait d’eux : “Ils (les Indiens) ne mentiront pour rien au monde et ne prononceront pas un mot qui n’est pas vrai” (Latham 250-1). William Jones, les frères Schlegel, Schelling, Herder, Max Müller, Schopenhauer et d’autres pensaient que l’Occident avait quelque chose à apprendre de l’Orient. Ils essayèrent de construire des ponts entre les civilisations (3). Nous aussi avons besoin d’apprendre des autres.

Les écrits du P. Nicolas Krick, MEP, (+ 1854) sur les tribus d’Arunachal Pradesh sont considérés comme extrêmement utiles par les anthropologues car il les a écrits avec sympathie et intérêt.

Les frontières n’existent pas pour les idées. “Les mots ont des ailes écrivait Homère (Iliade I.1.201). Les bonnes choses comme les mauvaises se propagent de façon égale. Les idées révolutionnaires françaises traversèrent les frontières jusqu’aux pays voisins et secouèrent toute l’Europe. La pensée révolutionnaire russe secoua aussi le monde. Le protestantisme est en train de se propager en Amérique latine. Les pentecôtistes ont réussi à percer en Russie et dans d’autres contrées considérées comme impossibles à atteindre. En dépit des persécutions, les groupes chrétiens innovent en Chine. Aujourd’hui, avec l’usage de plus en plus répandu des e-mails et d’Internet, l’information et les idées se déplacent plus vite. Il y a tant d’idées aujourd’hui, et il y a tant de mouvements qui se propagent tout seuls : relatifs aux questions de justice, de libération, de développement, de nations qui se construisent, de naissances de nations, d’anti-mondialisation, de l’aide face à la pauvreté, des initiatives de paix, sur l’environnement, les causes féminines, les besoins de la jeunesse, les médecines indigènes, le végétarisme. La vision primitive des communautés tribales, leurs techniques et leurs pratiques conservent une force d’attraction particulière.

Les civilisations de la vallée du Nil, du Tigre et de l’Euphrate, de l’Indus et du Fleuve jaune ont continuellement emprunté les unes aux autres. Les innovations comme l’imprimerie et le papier-monnaie apparurent pour la première fois en Chine, et firent leur chemin jusqu’en Occident. Si l’Occident, au tout début de l’Histoire, s’était jugé satisfait de lui-même et avait refuse d’apprendre de l’Orient, il aurait stagné. Si, aujourd’hui, l’Orient reste fermé sur lui-même, il finira par prendre du retard. Toutes les sociétés essayent d’avancer grâce à ce qu’elles apprennent des expériences des autres. C’était la méthode d’Aristote d’étudier avec attention tout ce qui avait été dit sur un sujet avant lui, puis de critiquer les idées qu’il jugeait inadéquates, et d’aller explorer plus loin (Charles Freeman, p. 18). Les gens raisonnables construisent à partir de ce qui a été réussi par les autres. Le progrès d’une société n’est pas une menace pour une autre. “Il est temps pour nous d’adopter des politiques qui, grâce à nos voisins, nous permettent de prospérer a dit Mohamad Mahathir, le dirigeant malaisien, en 1994 (John Naisbitt, p. 132).

Ayant eu la douloureuse expérience de la domination étrangère, nous les Indiens, avons peut-être développé une attitude négative à l’égard des autres nations, en particulier celles qui sont plus fortes, c’est-à-dire les puissances occidentales. Toutefois, nous avons pu remarquer un changement récemment. L’Inde, qui avait l’habitude de crier au scandale dès qu’une main étrangère ou la CIA étaient soupçonnées de s’ingérer, a donné 71 % d’approbation aux Etats-Unis dans une étude récente, le pourcentage était de seulement 54 % il y a trois ans.

Une admiration mutuelle est en train de se développer entre l’Orient et l’Occident. L’Orient admire l’avance technologique que l’Occident a atteinte, et l’Occident reconnaît que l’Orient a quelque chose à offrir dans le domaine de la spiritualité et dans d’autres secteurs. Le commerce américain admire maintenant le style japonais du travail en équipe, l’insistance des Chinois sur la qualité, et les techniques indiennes de la technologie de l’information. Chaque civilisation a quelque chose à offrir aux autres. Benoît XVI a dit, peu après son élection sur le siège de Pierre : “Je n’épargnerai aucun effort ni aucun engagement pour continuer le dialogue prometteur entre les civilisations.”

Mal gérer les différences peut mener au conflit

On dit que la guerre du Mahabharata n’a duré que dix-huit jours, mais elle a anéanti des races entières.

Les différences peuvent offrir l’occasion d’emprunter et d’apprendre mutuellement. Mais les peuples n’ont pas toujours profité de telles occasions. Les différences religieuses ont cloisonné l’Inde en deux, divisé l’Irlande, et amené le Timor à faire sécession. Les différences culturelles ont divisé le Pakistan en deux parties, orientale et occidentale, qui sont par la suite devenues le Pakistan et le Bangladesh. Les différences idéologiques ont séparé la Corée entre le Nord et le Sud. Les différences ethniques ont séparé la Yougoslavie en différents Etats, brisé l’Union soviétique en morceaux, l’Assam en différentes unités politiques. Les différences linguistiques ont divisé beaucoup d’Etats de l’Inde qui étaient pourtant unis dans les premiers temps, et menacent maintenant de séparer le Québec du Canada. Les différences de couleur ont gardé les Blancs et les Noirs chacun de leur côté en Afrique du Sud.

Il y a un grand nombre de conflits religieux à travers le monde : en Indonésie (les musulmans et les chrétiens), aux Philippines (les chrétiens et les musulmans), au Cachemire (les musulmans et les hindous), au Gujarat (les hindous et les musulmans), au Sri Lanka (les bouddhistes et les hindous), à Belfast (les catholiques et les protestants), en Tchétchénie (les chrétiens et les musulmans). Les sentiments antagonistes sont forts entre les sunnites et les chiites. Il y a, de même, beaucoup de cas de conflits ethniques : en Israël (les Israéliens et les Arabes), au Rwanda (les Hutus et les Tutsis), aux Balkans (les Serbes et les Croates), en Irak (les Arabes et les Kurdes), au Tibet (les Tibétains et les Chinois Han), au Cambodge (les Khmers et les Vietnamiens), en Indonésie (les Indonésiens et les Chinois), au Manipur (les Nagas et les Kukis), au Haflong (les Dimasas et les Hmars), au Diphu (les Karbis et les Dimasas). En Ossétie, il y aurait eu des massacres d’enfants. Parmi le peuple ingouche de Tchétchénie, il y aurait eu aussi plus de 20 000 enfants tués (Lott 20-21). Il y a des tensions ethniques dans beaucoup d’autres parties du globe, même quand elles ne se traduisent pas forcément par de la violence : en Belgique (Flamands et Wallons), au Royaume-Uni (les Anglais, les Gallois et les Ecossais), en Espagne (les Andalous, les Catalans, les Basques), en Italie (les Italiens, les Tyroliens). Les conflits ethno-raciaux relatifs au Khalistan, qui n’ont jamais été résolus, ont conduit à la tragédie de Kanishka. Des dizaines de milliers de Chinois ont été tués en Indonésie (Naisbitt 32). De tels conflits peuvent amener à des conséquences désastreuses. On dit que la guerre du Mahabharata n’a duré que dix-huit jours. Mais elle a anéanti des races entières.

D’autres exemples de tensions relatives à la couleur, la culture, l’origine ethnique, et la religion : l’interdiction du port du foulard par les femmes musulmanes en France (Amartya Sen, p. 20), le harcèlement des Turcs en Allemagne, des Algériens en France, des Pakistanais en Angleterre, des Noirs aux Etats-Unis. Il est vrai que beaucoup de ces pays professent le multiculturalisme. Mais cet idéal ne se reflète pas toujours dans leur vie nationale. L’Angleterre ne jure que par le multiculturalisme, mais les exemples de violences contre les personnes d’origine étrangère sont fréquents. Lord Tebbit dépassa les limites lorsqu’il affirma que l’on ne pouvait se considérer établi en Angleterre à moins de soutenir l’équipe de cricket anglaise dans les matchs ! (Amartya Sen, p. 35). Dans tous les cas, les gens doivent apprendre à vivre ensemble dans ce pays. Avant même que les Asiatiques et les Africains émigrent en Angleterre, la société Anglaise était une société composite dans laquelle les Anglos, les Saxons, les Jutes, les Vikings, les Romains et les Normands avaient fusionné. En même temps, il est indéniable que les nouveaux colons ont aussi leurs propres obligations. V.S. Naipaul a dit un jour : “Je pense que quand un homme décide de s’installer dans un nouveau pays, il doit rencontrer ce pays à mi-chemin.” Il connaissait son sujet. Son peuple faisait partie des colons indiens de Trinidad.

Comme les changements démographiques signifient aussi changement de pouvoir, cela peut conduire à des problèmes intercommunautaires. Bal Thackeray a démontré, à partir de l’annuaire, qu’il n’y avait plus de Maharashtrians à Mumbai (Bombay). Il déteste les étrangers Les tensions entre les chrétiens et les musulmans ont surgi dans certaines régions en raison de changements démographiques en faveur des musulmans : au Liban, en Bosnie, en Herzégovine, au Kosovo, en Macédoine, aux Philippines. Et bien que l’islam indonésien soit plus à l’aise dans ses relations avec les autres communautés, il y a eu quand même des problèmes avec les chrétiens à Aceh.

Les faibles contre-attaquent

“L’ère des guerres n’est pas finie. Plus de 50 000 ogives ont été fabriquées depuis Hiroshima” (Alvin Toffler)

Les tensions montent quand les communautés se sentent menacées. Les petites communautés sont jalouses de leur identité et de leur héritage. Tout ce qui semble menacer leurs chères valeurs entraîne de la résistance. Se moquer ouvertement des coutumes juives sous l’empire romain entraînait généralement des révoltes (Charles Freeman, p. 76). La Chine comprend 55 minorités reconnues. Beaucoup d’entre elles se sont élevées contre la domination des Chinois Han, qui représentent 90 % de la population : les musulmans Hui dans la province du Henan, qui représentent environ 10 millions de personnes, les musulmans ouighours du Xinjiang, les Tibétains, et les autres minorités de la province du Yunnan. Il y a des rebellions similaires de la part des minorités religieuses en Ouzbékistan, des Tchétchènes en Russie, des minorités ethniques en Georgie. Les Kurdes qui représentent 20 % de la population en Irak refusent d’être absorbés par la communauté arabe majoritaire. Et bien que l’Inde soit reconnue pour ses capacités à gérer la diversité, un document interne a révélé que 45 % du pays est enclin au terrorisme – on peut se référer ici aux troubles liés aux Naxalites, aux extrémistes communautaristes et aux minorités ethniques.

Dans le Nord-Est de l’Inde, il existe environ 400 groupes indigènes, dont les identités sont distinctes. Beaucoup d’entre eux se cherchent une patrie : avec une plus grande autonomie politique, leur propre concept d’Etat, ou même l’indépendance. Subash Ghisingh a revendiqué des mesures particulières pour la région du Darjeeling et la reconnaissance de la langue népalaise. Le gouvernement communiste de Kolkata n’a été d’aucune aide face à ce problème ethnique. Leur système idéologique, fondé sur des donnés liées à l’organisation des moyens de production, ne leur permet pas d’analyser et d’aborder les problèmes liés aux questions ethniques.

Les différentes communautés conservent jalousement leur identité et leur culture. Elles voient rouge quand leur culture est menacée. L’Armée révolutionnaire du peuple, à Manipur, a décidé d’interdire les films hindous. Elle a évoqué comme raison la mauvaise influence que ces films avaient sur les valeurs indigènes. L’ULFA a décidé d’interdire les films hindous en Assam pour les mêmes raisons, et a même fait exploser des bombes dans les cinémas. Les opérateurs du câble au Bhoutan ont boycotté la diffusion de certains films indiens qui, selon eux, représentaient une menace pour la culture du royaume. En Malaisie, Mohamad Mahathir, lui non plus, n’aimait pas les films indiens pour leur mauvaise influence. Souvent les minorités expriment leur désaccord par une manifestation silencieuse, quand, par exemple, les femmes manipuriennes ont appelé au boycott des produits “fabriqués en Inde Mais la colère peut aussi exploser de manière extrêmement violente. Et le gouvernement punit alors sévèrement les dissidents. Le terroriste des uns est le combattant de la liberté des autres. Supprimer toute forme de désaccord peut être une forme de terrorisme officiellement sanctionné. Le Cachemire et le Nord-Est connaissent le problème “Il y a eu beaucoup de crimes commis au nom de l’obéissance et du devoir – beaucoup plus qu’au nom de la dissidence affirme C.P. Snow.

Il est vrai que les politiciens ambitieux entretiennent la flamme du mécontentement fondé sur les différences ethniques et culturelles dans le but de conserver leur leadership sur les masses. Il est clair que de tels meneurs sont en réalité des hommes à la vision limitée, très peu au courant des affaires mondiales. Mais, grâce à leur démagogie et leur habile gestion du symbolisme culturel, ils parviennent à ensorceler les masses et tenir en otage le parti grâce auquel ils président. Ils s’adonnent au culte de la personnalité. Ce sont les descendants des dictateurs d’autrefois qui enfermaient leurs nations dans l’esclavage, en jouant sur les sentiments de fierté nationale, d’enthousiasme idéologique, de loyauté culturelle, d’anti-occidentalisme, de haine ethnique, ou de fondamentalisme islamique. Même quand ils croient avoir atteint leurs buts irréalistes, ils finissent quand même par s’effondrer. Ils sont comme Napoléon qui fut vaincu à Waterloo trois ans après sa plus grande avancée vers l’Est ; ou comme Hitler qui finit par se détruire lui-même ainsi que son peuple alors qu’il n’avait jamais été si proche de la conquête du monde. L’Histoire se répète ; et tout peut encore arriver. L’ère des guerres n’est pas finie. Plus de 50 000 ogives ont été fabriquées depuis Hiroshima (Alvin and Heidi Toffler, p. 333).

Le laïcisme fanatique provoque le fondamentalisme

“Imposer des solutions laïques à des communautés religieuses est à fois de ‘l’arrogance morale et de la folie politique'” (T.N. Madan)

Quand les nations puissantes aujourd’hui veulent imposer leurs vues sur le monde et leurs valeurs aux autres sociétés, qui, elles, on une autre expérience de l’histoire et vivent selon une autre culture, même la plus faible des communautés se rebelle (4). Robert Kaplan a écrit, dans Atlantic Monthly (décembre 1997), que l’enthousiasme à “exporter la démocratie” n’avait été d’aucune aide : il est injuste de mettre un pistolet sur la tête de quelqu’un et de dire ‘accepte la démocratie’, “Conduis toi comme si tu avais expérimenté les Lumières de l’Occident. Conduis-toi comme si 95 % de ta population savaient lire et écrire. Agis comme s’il n’y avait pas de conflits ethniques et sanglants entre les régions de ton pays” (cité par Kishore Mahbubani, p. 12). Les nations les plus faibles se vengent avec des bombes, comme ce qui s’est passé à Madrid et à Londres. Ils passent de la drogue clandestinement dans ces pays menaçants dont ils essayent de ruiner la jeunesse ; les devises qu’ils gagnent grâce à ces ventes leur servent à acheter des armes, et à riposter. Tony Blair l’a dit : “Les armes que les talibans achètent aujourd’hui sont payées par les vies des jeunes Britanniques qui achètent leurs drogues dans les rues britanniques” (Adam Robinson, p. 179).

L’exclusion de la religion, au nom de la laïcité, de la sphère publique, de la recherche, des études, de la politique, de l’économie, est la cause principale de l’aliénation des croyants dans le monde post-moderne. Alors que le monde laïc condamne les croyants comme étant des sectaires, il se présente lui-même comme sectaire vis-à-vis de toutes les autres croyances ; il devient dogmatique dans sa propre vision laïque de la réalité. Les intellectuels indiens sont en train d’aller inconsciemment dans cette direction. Quand la puissance de la religion pour le bien commun est ignorée, c’est comme si on privait l’humanité de quelque chose de salutaire, surtout quand les considérations morales sont exclues des jugements politiques (E. Lott, p. 153). Imposer des solutions laïques à des communautés religieuses comme les musulmans et les hindous est à la fois “de l’arrogance morale et de la folie politique comme l’a dit T.N. Madan, et cela pousse les croyants vers le fondamentalisme.

La laïcité poussée à l’extrême s’emprisonne elle-même dans une homogénéité stérile, cherche à imposer une culture monolithique, et ne laisse pas de place à la diversité des goûts et des opinions. Ses propositions sont aussi dures que celles de la philosophie d’homogénéisation proposées par . L’expérience montre que ni le capitalisme libéral, ni le capitalisme étatique n’ont eu, dans leur forme laïque, de respect pour l’environnement, la culture, ou la diversité humaine. “La monoculture commerciale de l’Occident a tué la musique classique, l’art, la littérature et la philosophie” (David Frawley, p. 98). On commence doucement à réaliser que les croyances propagées par les philosophies laïques, à savoir, la perfection de l’être humain, le progrès illimité et la domination mondiale, ces croyances sont trop masculines, trop trompeuses et auto-défaitistes. La culture capitaliste, qui domine aujourd’hui, et qui a l’air de proclamer la liberté de l’individu, l’a en réalité asservie aux intérêts commerciaux des sociétés ; l’individu est la victime des médias contrôlés par le commerce, des publicités alléchantes, et d’une foi morne, sans passion, et laïque. L’expansion rapide et asservissante du pouvoir de la culture matérialiste globalisée est la cause principale de la montée des différentes formes du fondamentalisme en Asie aujourd’hui.

L’Inde célèbre la diversité

“Dans notre hétérogénéité et notre ouverture repose notre fierté, et non notre honte” (Shashi Taroor)

L’Inde est la terre d’une immense diversité. Son “pluralisme vient de sa géographie, se reflète dans son histoire, et se confirme par son ethnographie. La culture indienne est donc par définition une culture de multiplicité, une culture de différences” (Shashi Taroor, p. 17). On peut dire que non seulement l’Inde tolère les différences, mais aussi protège, entretient et célèbre la diversité. Les visiteurs sont toujours stupéfaits par le nombre de communautés (plus de 4 000 communautés distinctes) qui vivent en Inde. Et cette diversité s’étend aux religions, aux langues, aux pratiques culturelles, à l’habillement, à la cuisine, aux niveaux économiques de développement.

En Inde, on peut trouver l’ancien et le moderne côte à côte. Chaque mouvement de pensée ou chaque philosophie qui émerge de n’importe où dans le monde trouvera des adhérents en Inde. Non seulement la société indienne doit quotidiennement faire face à des réalités multiples mais aussi à des interprétations multiples de ces réalités.

Quelqu’un a dit un jour que tous les Indiens appartenaient tous à l’une ou l’autre des communautés minoritaires. Même s’il est hindou, l’Indien fera partie d’une caste formant une communauté minoritaire à l’intérieur même du groupe hindou. La multiplicité est visible de tous les points de vue. De plus, la laïcité en Inde ne signifie pas l’absence, mais la profusion des religions. Et pourtant, l’amitié interreligieuse et interculturelle est possible. Le pluralisme prospère. Le but de Constantin était d’assurer une co-existence pacifique entre les chrétiens et les non-chrétiens (Charles Freeman, p. 157). Asoka et Akbar essayèrent de promouvoir le respect mutuel entre les différents groupes religieux et réussirent en grande partie. Le XIIe décret d’Asoka stipulait que, “pour celui qui, purement par attachement, vénère sa propre communauté tout en étant désobligeant vis-à-vis des autres, inflige en réalité, par une telle conduite, la plus sérieuse des atteintes aux siens 

La variété est une bénédiction. Les Américains disent “E pluribus unum” (‘unité dans le pluriel’). Les Indiens pourraient dire “E pluribus plures” (‘diversités plurielles’) : une incroyable variété de groupes ethniques, de castes, de fois, de goûts, de traditions, d’idéologies, et de partis ; pour certains, ceci n’est qu’un chaos exaspérant, inefficace, et sans but. ; pour d’autres, c’est une variété excitante et colorée, un véritable festin d’opinions. Shashi Taroor dit encore : “Si l’Amérique est un melting pot, l’Inde est un thali dont les plats sont clairement différents, mais qui procure un repas satisfaisant” (Shashi Taroor, p. 107). On peut appeler l’Inde une “fédération de cultures” (Amartya Sen, p. 355) dans laquelle il règne malgré tout une joyeuse harmonie.

Quoi qu’on puisse dire de l’Inde, le contraire est vrai aussi. On dit que les femmes sont opprimées en Inde. C’est un fait indéniable. Mais plus de femmes ont été impliquées dans la lutte pour la liberté de l’Inde que dans les révolutions russe et chinoise. Sarojini Naidu fut élue présidente du Congrès national indien en 1925, cinquante ans avant que Margaret Thatcher fut élue leader d’un parti politique majeur en Grande-Bretagne en 1975 (Amartya Sen, pp. 6-7). Et ce ne n’est pas juste une coïncidence. Ceci résulte d’une ancienne tradition selon laquelle les femmes avaient un rôle actif dans les débats publics. Dans les Upanishads de Brihadaranyaka, on peut lire une discussion entre Gargi, Yajnavalkya et d’autres vénérables brahmanes sur des sujets de philosophie. L’audacieuse Rani de Jhansi dément l’idée que les femmes indiennes sont forcément timides.

Amartya Sen s’efforce, dans son récent ouvrage The Argumentative Indian: Writings on Indian History, Culture and Identity, de faire reconnaître que c’est grâce à une longue tradition de débat public, de raisonnement interactif, et de tolérance de l’hétérodoxie intellectuelle, que la démocratie a pu facilement prendre racine en Inde (Amartya Sen, p. 12). Contrairement aux idées reçues selon lesquelles l’Indien des anciens temps était un croyant qui ne se posait pas de questions, il fait remarquer que le premier agnostique au monde était indien, celui la même qui se demanda : “Qui sait… Quand la création s’est produite… celui qui la regarde depuis le plus haut des Paradis, celui-la seul sait ou peut-être ne sait-il pas” (Rig Veda 10,129). Ceci est un doute vieux de 3 500 ans ! Pour Amartya Sen, les Indiens ont toujours eu cette habitude de tout remettre en question.

Les conseils bouddhistes avaient pour but de régler les litiges entre les différents points de vue de ces Indiens loquaces. Asoka établit des règles pour ces débats ordonnant que les opposants soient “dûment honorés de toutes les façons et en toutes occasions” (Amartya Sen, xiii). Akbar invita à ses débats des hindous, des musulmans, des chrétiens, des Perses, des jains, des juifs, et des athées (Amartya Sen, p. 18). Tagore et Gandhi s’admiraient l’un l’autre mais avaient des vues différentes sur la compréhension du nationalisme, du patriotisme, de l’importance des échanges culturels, du rôle de la rationalité de la science, et de la nature du développement social et économique (Amartya Sen, p. 92). Rabindranath Tagore n’était pas du tout d’accord avec le concept du rouet que Gandhi introduisit avec un zèle de missionnaire.

Amartya Sen est persuadé que l’image d’une Inde imprégnée de religions a été construite par les orientalistes. Il y a suffisamment d’écrits athéistes en Inde, pour contredire cette affirmation, comme par exemple le Charvakas, qui prétend qu’“il n’y a pas de paradis, pas de libération finale, pas plus qu’il n’ y a d’autres âmes vivant dans un autre monde. C’est juste un moyen de gagner son pain que les brahmanes ont établi ici, ainsi que toutes les autres cérémonies des morts – il n’y a aucun autre fruit ailleurs” (Review of Different Systems of Hindu Philosophy, Madhava Acharya, New Delhi, Cosmo Publications, 1976, p.10). Dans le Ramayana, Javali dit à Rama : “Suis ce qui est dans les limites de ton expérience et ne te soucie pas de ce qui est au-delà du domaine de l’expérience humaine” (Ramayana : d’après le Valmiki original, Calcutta, Ruap, 1989, pp. 174-175). Cela ressemble bien aux arguments d’un laïc moderne !

Hajime Nakamura pense que définir la civilisation asiatique simplement comme l’antithèse de la civilisation occidentale est une nouvelle forme d’européocentrisme. Et c’est souvent une vue simpliste : comme par exemple considérer l’Occident actif, rationnel, laïque ; et l’Orient passif, intuitif, résistant au changement (Hajime Nakamura, pp. 16-17).

Dans le but de démontrer que les Indiens ne sont pas simplement des spirituels d’un autre monde, Amartya Sen nous rappelle l’Arthashastra de Kautilya et le Kamasutra de Vatsyana. Beaucoup de systèmes de pensée trouvent leurs origines en Inde. Il est dur de trouver une telle diversité ailleurs, que ce soit en Orient ou en Occident. “Dans notre hétérogénéité et notre ouverture repose notre fierté, et non notre honte” (Amartya Sen, p. 138).

Le besoin de d’homogénéiser est anti-indien

“Nous ne pouvons pas surpasser la civilisation contemporaine simplement en nous vantant de notre civilisation” (Atatürk)

Le mouvement actuel de n’est appréciable que si on le considère comme un mode d’affirmation de la civilisation hindoue que l’on attendait depuis longtemps. “Le développement ne se passera pas sans l’affirmation de notre identité : car ce que nous sommes, c’est ce qui nous a fait, c’est ce qui nous rend fier, c’est ce que nous voulons être” (Taroor 29). Il y a, en effet, largement de quoi être fier du passé de l’Inde : les mathématiques de Aryabhata par exemple (au Ve siècle), de Varahamihira (au VIe), de Brahmagupta (au VIIe). Les Arabes et les Iraniens ont largement reconnu la contribution indienne aux mathématiques et à l’astronomie (Amartya Sen, p. 28). Le travail de Aryabhata, achevé en 499 A.D., argumentait déjà le mouvement diurne de la terre et la force de gravité pendant la rotation (Amartya Sen, p. 78). Le système décimal indien, connu en Europe par le biais des Arabes, y causa une véritable révolution scientifique (Amartya Sen, p. 144). Le tout premier livre à être imprimé en Chine en 868 était un livre indien, Le Soutra du Diamant (Soutra de la Parfaite Sagesse). Considérant tous ces objets de fierté, les Indiens n’ont pas besoin d’adopter le moyen peu scientifique de qui consiste à réécrire l’Histoire en se basant sur des fables et des légendes, ou de faussement prétendre aux mathématiques védiques, ou encore d’introduire l’astrologie dans leur curriculum universitaire. Vivekananda a beaucoup critiqué l’astrologie.

Le besoin de d’imposer une culture homogène est totalement anti-indien. Ce n’est pas dans notre tradition. Nous ne prétendons pas que les choses ont toujours été calmes entre les hindous et les bouddhistes, les Vaishnavas et les Saivites, ou les autres groupes. Même les rois jains pouvaient être violents (Lott 140). Tout au long de l’histoire indienne il y eut des luttes entre les communautés. Mais ce n’est pas ce qui fait toute notre Histoire. Les bouddhistes, les jains, les agnostiques, les athéistes, et toutes sortes de groupes hétérodoxes se sont épanouis en Inde en vivant côte à côte. Il n’est pas vrai non plus que l’hindouisme a toujours été la religion la plus importante tout au long de notre histoire. N’oublions pas que le bouddhisme a été la religion dominante en Inde pendant un millier d’années. Les Chinois, pendant tout le premier millénaire, parlaient de l’Inde comme le “Royaume bouddhiste” (Amartya Sen, xii). La culture hindoue dans sa grande diversité offre un sentiment d’identité commune aux Indiens, parce qu’il existe une variété infinie dans la société indienne elle-même. En fait, il n’y a pas de place pour le fondamentalisme dans l’hindouisme, si le mot est utilisé dans son sens originel : l’hindouisme n’a pas de principes de base de croyance, de coutumes, ou d’adoration. Dans l’hindouisme, les hérésies et l’apostasie n’existent pas (Shashi Taroor, p. 104).

Comme nous l’avons dit plus tôt, l’intolérance de envers les minorités n’est pas dans notre tradition. La liberté religieuse a des origines profondes dans l’héritage indien. Le décret d’Asoka demandait le respect de tous les responsables religieux : brahmanes et shramanes. Akbar décréta qu’aucun homme ne devrait être embêté à cause de sa religion car n’importe qui peut adopter la religion qui lui plaît (Smith 257). Amartya Sen aime à rappeler que, à l’époque même où Akbar tenait un discours interreligieux en Inde, sur le Campo dei Fiori, à Rome, Giordano Bruno était brûlé vif sur un poteau pour hérésie (Amartya Sen, p. 76). En Inde, il y avait un respect mutuel et un intérêt enthousiaste pour la religion de chacun, par exemple, bien que Aurangazeb fut un fanatique, son frère aîné Dara Shikoh avait appris le sanskrit et longuement étudié la philosophie hindoue, et avait traduit les Ecritures Saintes hindoues en persan (Amartya Sen, p. 66).

Nous ne nions pas les barrières imposées par les brahmanes et les exclusions des différentes communautés après que le brahmanisme se soit imposé face au bouddhisme. Les voyages à l’étranger étaient interdits aux castes hindoues, et les immigrants étaient forcés de se plier aux rigidités du système de castes. Avec la domination musulmane et britannique, ce renfermement sur soi s’est durci au cours du dernier millénaire. C’est cette forme d’hindouisme que les orientalistes étudièrent, et dont la seule source d’information était l’interprétation des textes et des traditions sacrés que leur avaient procuré les savants Brahmanes.

De même que la société occidentale s’éveilla grâce à la Renaissance et aux Lumières au cours des siècles précédents, l’ouverture vers l’Occident offrit aux intellectuels indiens de nouveaux horizons. Certains, comme le mouvement de l’Arya-Samaj, se montrèrent prudents. D’autres, comme Raja Ram Mohan Roy, Vivekananda, Gandhi, Tagore et Nehru, insistèrent pour revenir à cette ancienne tradition indienne d’ouverture. Le fait d’être ouvert s’est toujours avéré extrêmement bénéfique pour l’Inde.

Il est puéril d’entretenir l’idée que les influences extérieures, comme celle de l’Occident aujourd’hui, affaibliront l’identité de la civilisation indienne. L’ancienne société indienne a toujours communiqué avec les différentes civilisations en Mésopotamie, en Egypte, en Asie du Sud-Est et en Chine. Les talents affluaient de toutes les côtes sur le sous-continent indien. Panini (au IVe siècle), par exemple, le grand grammairien, était afghan (Amartya Sen, p. 84). Tagore ne pensait pas que la civilisation indienne pouvait être si fragile qu’elle se briserait face à l’impact occidental. Il écrivait : “Cela me blesse donc profondément quand le cri du rejet se fait tant entendre dans mon pays contre l’Occident avec pour seule revendication que l’éducation occidentale ne peut que nous faire du mal” (Amartya Sen, p. 119). Il pensait que c’était une approche réductrice. Ce n’est pas en nous vantant de notre passé que l’on pourra rattraper le présent. Atatürk, le réformateur turc, avait dit, dans des temps plus anciens : “Nous ne surpasserons pas la civilisation contemporaine simplement en nous vantant de notre civilisation.” C’est tout juste ce que le VHP essaye de faire. En fait, c’est le signe d’un complexe d’infériorité.

Le dialogue des civilisations

“Quoi que ce soit que nous comprenions et apprécions dans les produits de l’humanité devient instantanément nôtre, quelle que soit son origine” (Rabindranath Tagore)

Dans ce monde pluriel, le temps est venu pour chaque individu et chaque société d’accueillir les bonnes idées venues d’ailleurs. L’Indien des anciens temps l’avait dit : “Laissons les nobles pensées venir à nous de tous les côtés” (Rigveda I-89-i). Le Mahatma Gandhi se montrait aussi de cet avis lorsqu’il disait : “Laissez les vents de toutes les directions s’engouffrer dans ma chambre.” Mais il ajoutait immédiatement qu’il refuserait de se laisser emporter au gré des vents. Ce n’est pas parce que nous accueillons de nouvelles tendances ou pensées que nous devons y perdre notre identité ou manquer à notre héritage. Les membres du BJP qui protestaient contre le prêcheur américain Benny Hinn à Bangalore ou les manifestants communistes contre les investissements étrangers qui voulaient bannir la vente de Coca-Cola dans les campus universitaires cèdent à une forme de xénophobie qui témoigne d’un manque de confiance dans notre fier héritage. Tagore dit un jour : “Quoi que ce soit que nous comprenions et apprécions dans les produits de l’humanité devient instantanément nôtre, quelle que soit son origine C’est ce que les Indiens ont toujours pensé. Nous avons toujours trouvé les nouvelles idées intéressantes. “Il n’est pas une idée qui ne soit pensée dans l’Occident ou dans l’Orient sans être active au même moment dans quelque esprit indien a dit E.P. Thompson.

L’interaction culturelle, même dans un monde d’inégalités, mène à des innovations créatives. Ce n’est donc pas la caste élitiste supérieure qui fournit toutes les réponses. Même les dalits et les aborigènes peuvent nous enseigner quelque chose. En fait, ils reflètent même le point de vue des indigènes dans le contexte indien (5). Abraham Ayrookuzhie, écrivain pro-dalit, propose de prendre “la dimension religieuse-culturelle” de l’expérience humaine comme point de départ de la réflexion dalit, et nous suggère de ne pas dépendre de façon excessive des instruments importés de l’analyse sociale basée sur l’économie (E. Lott, p. 338). Le peuple dalit s’est montré prudent vis-à-vis de la tendance homogénéisante des théologies chrétiennes indiennes dominantes, celles qui sont produites par les castes supérieures. L’interprétation authentique du dalit et l’expérience tribale du christianisme ont aussi quelque chose de précieux à apporter (E. Lott, p. 348).

De la même manière, ce n’est pas la recherche philosophique et scientifique seule qui nous apportera la sagesse (et le savoir). L’Asie et l’Afrique ont aussi quelque chose à offrir. Les “Grands Livres de l’Occident” seuls sont insuffisants. Nous avons besoin de la sagesse des Asiatiques, de l’expérience des sociétés africaines, des histoires et des contes imaginaires des différentes nations et civilisations pour aider l’être humain à se comprendre pleinement. Et le temps est venu pour ces interactions. “Si mon intuition s’avère juste, nous commencerons à voir, pour la première fois dans cinq cents ans, un flux des idées de ce siècle entre l’Orient et l’Occident. Le monde sera plus riche le jour où les esprits occidentaux arrêteront de croire que la civilisation occidentale est la seule civilisation” (Kishore Mahbubani, p. 9).

Max Weber était sûr que la pensée rationnelle occidentale finirait par triompher partout dans le monde. Il était certain que la religion finirait par s’affaiblir. Il nous suffit d’assister à une kumbhamela, ou de visiter Tirupati, ou Varanasi (Bénarès) pour conclure le contraire. Les prédictions de mono-civilisation n’ont plus aucun avenir. Les conclusions sociologiques et psychologiques qui ont pu être établies dans le contexte d’une seule civilisation devraient être sujettes à un examen attentif des autres civilisations avant d’être appliquées. Les Occidentaux ont du mal à comprendre pourquoi leurs théories économiques ne marchent pas toujours au Japon. Une culture ou une civilisation ne peuvent être considérées que dans leur contexte.

Mais cette compréhension ne peut progresser qu’à travers l’interaction mutuelle des civilisations, l’appréciation mutuelle, la critique et les diverses interprétations. Etre ouvert permet d’être plus riche. Voir de l’intérieur et voir de l’extérieur sont aussi importants l’un que l’autre. Il arrive occasionnellement que l’on se voit mieux avec les yeux de quelqu’un d’autre. Le procédé d’interaction nous permet de sélectionner ce que nous apprenons de l’autre. Satyajit Ray parlait, lui, d’“une ouverture critique aux nouvelles idées Nous ne devons pas forcément accueillir à bras ouverts tout ce qui est nouveau. Quoi qu’il en soit, la diversité offre beauté et sagesse. La prose et la poésie de Amir Khusrau (XIVe siècle) étaient tirées des traditions hindoues, musulmanes et soufis. De l’Occident aujourd’hui, nous pouvons apprendre la dignité du travail, l’efficacité, la ponctualité, l’ordre, la discipline, le sens de la justice et de l’égalité, la participation, l’effort de perfection, par opposition au fanatisme de la mode et de la musique, aux drogues, au sexe irresponsable, et à la