Eglises d'Asie

PAROLE DE DIEU ET CULTURES – la Bible au risque de la rencontre des cultures –

Publié le 18/03/2010




Le rapport entre Parole de Dieu et cultures peut s’envisager sous deux angles différents : d’une part, à l’intérieur de la Bible elle-même, on peut regarder le texte biblique comme l’expression d’une rencontre entre la Parole et une variété de cultures diverses, cananéenne, égyptienne, babylonienne, perse, gréco-romaine, etc. C’est l’enquête que j’ai faite dans mon livre sur la Bible et les cultures (1). D’autre part, une fois la Bible donnée, on peut réfléchir sur la façon dont la communication du message doit tenir compte de la variété des cultures rencontrées au fil des temps, à travers le monde. C’est de ceci qu’il s’agit, je crois, dans le cadre de ce Congrès.

Une grande distance sépare le langage et le milieu bibliques des multiples cultures du monde actuel. Pour ce qui est de l’Inde, ce décalage peut être illustré par un monument dédié à l’harmonie interreligieuse que je visitais à Madras il y a quelque temps. Il se présente sous la forme d’un vaste portique dont chaque pilier, consacré à l’une des religions présentes en Inde, porte en bas relief les symboles typiques de cette religion. Les piliers consacrés respectivement à l’hindouisme, au bouddhisme, au jainisme, au parsisme, à l’islam, étaient artistiquement modelés. Par contre le pilier consacré au christianisme représentait un crucifix plutôt grossier : on avait sans doute proposé au sculpteur le modèle d’une croix quelconque empruntée à l’église voisine. Le contraste entre le raffinement des symboles indiens et la vulgarité de l’imagerie chrétienne révélait l’écart encore béant entre le message chrétien et la culture indienne.

Mais il ne faut pas en rester au niveau des représentations artistiques. La culture plonge plus profondément dans le fait humain. On peut entendre culture au sens de l’“ensemble des aspects intellectuels d’une civilisation” (Petit Robert) ou sens plus large que lui donne l’anthropologie, de “l’ensemble complexe qui inclut connaissances, croyances, art, éthique, coutumes et toutes les compétences et habitudes que l’homme partage comme membre d’une société déterminée” (2). Cela inclut aussi bien nourriture et boisson, attitude à l’égard du travail et des loisirs, rythmes de vie, etc. En ce sens, “le fait culturel est commun à tout être humain : les différences ne portent que sur les modalités particulières de culture” (3).

Culture et traduction

En fait, il faut remonter au langage lui-même. C’est l’une des racines les plus profondes et des formes les plus élémentaires de la culture. La première rencontre de la Parole avec les cultures se fera à travers la traduction. On prend trop souvent la traduction de la Bible comme une donnée acquise. Dans l’usage courant, à part les milieux académiques, on présume la Bible comme on la trouve en français ou en anglais, en chinois ou en hindi et on en fait la base de notre discussion, de notre échange ou de notre prière, etc. Même les documents ecclésiastiques, au moins jusque Vatican II, ne semblent s’intéresser à la traduction biblique que par le biais du problème de l’autorité de la Vulgate.

En fait, le travail de traduction en général et de traduction biblique en particulier est lourd d’implications linguistiques, philosophiques et théologiques à chaque étape de son développement (4). La traduction de la Bible sera le premier pas que prend la Bonne Nouvelle pour accéder à la plénitude de la richesse culturelle de l’humanité. C’est un voyage fascinant à travers la variété des paysages humains mais c’est aussi un voyage aventureux exposé à bien des risques. La traduction n’est pas simple décalque. Passer d’une langue à l’autre c’est aussi entrer dans des perspectives et des émotivités nouvelles, aborder des psychologies individuelles et collectives différemment conditionnées, des systèmes symboliques nouveaux. Le langage est porteur de millénaires d’expérience humaine, de rapports divers avec le monde ambiant et l’au-delà. C’est pour cela qu’il est chargé d’un poids émotif considérable. Il peut être facteur d’unité, comme en Chine où une écriture commune rassemble plus d’un milliard de gens appartenant à des groupes ethniques et linguistiques différents. Mais il peut aussi être source d’antagonisme comme en témoignent les conflits linguistiques en Inde, au Sri Lanka, sans parler de l’Espagne et de la Belgique. Bref, la traduction est un condensé d’interaction culturelle, politique et religieuse.

1. Options fondamentales

Avant que la traduction ne commence, des options fondamentales doivent être prises en considération.

D’abord le projet même de lancer une traduction peut constituer une option critique. Les cultures dominantes tendent à être monopolitiques et à subjuguer les cultures subalternes. Nombre de pays asiatiques comptent des groupes autochtones importants qui ont leur langue propre dont la survie est menacée. Revient-il au traducteur de la Bible et aux autorités qui les patronnent de venir à la rescousse de ces langues et cultures menacées, inventer au besoin un alphabet pour que la Parole soit mise à la disposition de tous les peuples dans leur langue propre ? Ou au contraire faut-il encourager l’intégration de ces groupes minoritaires dans le courant dominant et lancer plutôt chez les aborigènes des écoles en hindi, vietnamien ou chinois ? Un de mes amis se vit autrefois expulsé d’un pays, pourtant reconnu comme démocratique, pour avoir embrassé, de façon peut-être un peu trop militante, la cause d’une certaine ethnie marginale. A l’inverse, on a l’histoire affligeante du Patriarche de Goa, invité en 1811 par la Société biblique de Calcutta, à prendre part à un projet de traduction des Ecritures en Kannara. Il répondit que les chrétiens parlant Kannara ne savaient pas lire et que ceux qui savaient lire pouvaient aussi bien lire la Bible en portugais (5). Dérobade ou courte vue ? En tout cas un projet de traduction ocuménique se vit étouffé dans l’ouf par un colonialisme arrogant.

Il faut aussi cibler la traduction, ce qui est aussi une option culturelle qui ne va pas sans incidences politico-religieuses. La traduction doit-elle viser le langage poétique, élitiste au point d’être ésotérique, qui est souvent le langage religieux en Asie ? Ou au contraire, tenant compte de ce que la Bible, Parole de Dieu, s’adresse au commun du peuple, dans le cadre de leur vie quotidienne, faut-il opter pour un style populaire au risque de tomber dans la vulgarité ? Faut-il opter pour la langue religieuse archaïque ou pour le langage moderne de la presse populaire et de la télé ? Ainsi, dans un passé encore récent, les traductions tamoules, suivant l’option jésuite brahminisante de De Nobili et d’autres, employaient un vocabulaire lourdement chargé de mots sanscrits. La tendance actuelle, portée par un mouvement politique issu des castes dites “inférieures entend plutôt retourner aux racines dravidiennes du “pur tamoul quitte d’ailleurs à retomber dans une autre forme de préciosité archaïsante. Le style n’est pas innocent d’implications politiques.

2. Le travail de traduction

Vient ensuite le travail lui-même de traduction. On peut multiplier les exemples de décalage culturel que révèle la traduction. La symbolique des couleurs varie selon les cultures : ainsi le blanc peut être symbole de mort en Extrême Orient ; en Inde également, c’est la couleur imposée aux veuves. Le vent du Sud, en Luc 12,55 annonce une chaleur torride car il vient du désert ; en Inde du Sud, il vient de l’océan Indien et apporte la fraîcheur : le mot tamoul thendrel (vent du sud) est un cliché du langage poétique exprimant détente et paix, associé au plaisir paisible des amoureux folâtrant dans la brise du couchant. On est loin des menaces apocalyptiques du texte évangélique ! Chose plus grave, le “pain quotidien” et le “pain” eucharistique perdent beaucoup de leurs portées symboliques dans les cultures du riz, du mil ou du maïs. Quant au “vin considéré comme boisson enivrante, il a des connotations de débauche en Inde puritaine.

La traduction du nom divin est particulièrement délicate. C’était déjà le cas pour la traduction grecque des Septante, la fille aînée des traductions bibliques. Le tétragramme hébreu YHWH était le nom qu’on ne pouvait prononcer. Il évoquait le mystère insondable. C’était aussi un mot typiquement hébraïque aux consonances barbares pour des oreilles grecques. Les Septante choisirent le mot kyrios, Seigneur, suivant d’ailleurs l’usage synagogal qui lisait Adonaï, Seigneur. Cette transposition donnait au nom divin une portée universelle. Non seulement ce n’était plus un barbarisme mais le mot exprimait clairement ce qu’est la divinité. YHWH ne pouvait s’adresser qu’à l’adoration des Juifs. Le “Seigneur” s’adressait à toute l’humanité. Mais ce que la traduction gagnait en précision conceptuelle et en universalisme, elle le perdait en force d’évocation du mystère.

Bien des langues asiatiques ont à affronter le problème difficile de dire Dieu : d’une part, comme en Inde, il y a trop de dieux et la difficulté vient de trouver un terme pour désigner l’Unique. D’autre part, comme en Asie de l’Est, le contexte culturel et religieux répugne à l’idée d’un Dieu personnel et il faut avoir recours à des manipulations sémantiques autour des thèmes du Ciel, de l’Esprit, etc.

Il ne s’agit pas que de théologie abstraite. Le langage est aussi l’expression d’une façon de vivre en société. Il touche les fibres les plus profondes de l’être humain dans ses rapports avec les autres. Un exemple significatif est celui du “pluriel honorifique En Occident, le langage courant suit le mouvement de démocratisation et prend ses distances à l’égard du vouvoiement aristocratique. Dans le monde actuel, le tutoiement se généralise de plus en plus. La culture asiatique, au contraire, hindoue ou confucéenne, a développé un sens poussé de la hiérarchie et a élaboré un système raffiné d’expressions correspondantes proposant des formes de pluriel honorifique non seulement pour la seconde personne mais aussi pour la troisième voire la première personne. L’usage biblique, basé sur l’égalitarisme de l’Alliance, ne connaît pas l’honorifique. La traduction biblique doit-elle suivre la lettre du texte biblique et employer un tutoiement général, faisant par là le jeu de la démocratisation à l’occidentale ? Faut-il faire un absolu de la “culture hébraïque imposer aux langues asiatiques le lit de Procuste des cultures sémitiques et occidentales ?

Culture et diffusion

La traduction achevée, vient la diffusion. Celle-ci peut se faire de différentes manières. La communication par l’écrit a été privilégiée dès les temps bibliques suite à l’emploi répandu du parchemin et du papyrus dans le monde méditerranéen. La Parole s’est faite Bible. L’importance de l’écrit s’est vue renforcée par la suite sous l’influence convergente de la Réforme et de la découverte de l’imprimerie. Mais l’écrit n’est pas la seule forme de communication. Je me suis trouvé curé d’un village en Inde où la majorité de la population était illettrée. Ce n’était malheureusement pas un cas unique en Inde et dans le monde. La communication de la Parole doit tenir compte de situations pré-littéraires. Pour s’adresser aux illettrés, la culture populaire tamoule – comme certainement aussi en bien d’autres langues- a un riche répertoire de chants bibliques ainsi que de saynètes, danses, et autres formes de récital populaire.

Si ces formes traditionnelles populaires tendent à disparaître, elles sont remplacées par les types de communication de notre âge post-littéraire, radio, cinéma, télé, CD et DVD, Internet, etc. La Parole doit pouvoir s’insérer non seulement dans le cadre de l’écrit mais aussi dans celui des cultures pré- et post-littéraires. C’est un aspect important des rapports entre l’Ecriture et la Tradition.

Culture et interprétation

La Parole demande aussi à être interprétée. Le document récent de la Commission biblique sur l’Interprétation de la Bible dans l’Eglise (1993) passe en revue le large éventail des formes d’interprétation. Encore omet-il de faire état des approches africaines et asiatiques (6) pour la raison peut-être qu’elles n’ont pas encore trouvé de formulation suffisamment claire et cohérente. Pourtant ces approches existent et se développent. Même si cela reste encore inaperçu dans le monde académique occidental, une science exégétique authentique se développe en Inde et sans doute en bien d’autres lieux. On a maintenant en Inde des dictionnaires grec et hébreu, des concordances, synopses, dictionnaires et commentaires, revues bibliques en diffé-rentes langues de l’Inde. Les Facultés de Théologie offrent des programmes de spécialisation biblique. Il en sort des mémoires de maîtrise et des thèses de doctorat ouverts à l’inculturation tant pour leur questionnement que pour les méthodes exégétiques proposées. On notera d’ailleurs que, pour ce qui est de l’Inde, ce travail d’interprétation va de pair avec un mouvement d’intérêt pour la Bible au niveau de la base. On peut espérer que cela débouchera sur des formes d’interprétation biblique qui feront face aux défis de la pauvreté et des structures oppressives en même temps qu’elles renoueront avec la riche tradition herméneutique de l’hindouisme et du bouddhisme.

Culture et témoignage de vie

En dernière analyse, c’est le témoignage de vie qui donne l’interprétation la plus authentique. Les mots qui font la Bible ne sont pas tombés du ciel. Ce sont des mots ordinaires, appartenant au cadre culturel de la vie courante. Leur sens biblique spécifique leur a été donné par l’histoire à laquelle ils sont été associés. Le mot ‘El’ s’appliquait aux divinités du panthéon cananéen. Le mot vint à désigner le Dieu biblique en se référant au Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, au Dieu de l’Exode et du Sinaï, au Dieu et Père de Notre Seigneur Jésus Christ. Les mots ‘baptême’, ‘cène’ se rapportaient aux ablutions et aux repas de la vie quotidienne. C’est l’usage rituel qui leur a donné leur sens sacramentel. Le sens chrétien du mot est manifesté sur la Croix. La signification du langage n’est pas déterminée simplement par les dictionnaires. Le langage émerge de la vie d’un peuple et les significations sont spécifiées par la façon dont le langage est contextualisé et vécu. Toutes les formes de communication de la Parole resteront vides de sens si elles ne sont pas portées par un témoignage authentique, authentiquement humain pour porter un message authentiquement divin.

C’est donc finalement le saint qui est l’herméneute de la Parole par excellence. Le saint représente cette authenticité d’une vie qui est porteuse d’authenticité à la fois humaine et divine. La sainteté est évidemment un événement spirituel mais elle est aussi un événement culturel dans la mesure où elle exprime une réponse aux aspirations plus ou moins conscientes de toute une génération. Le saint représente une inculturation à la fois spirituelle et culturelle : il projette l’image la plus transparente de la rencontre entre Parole et culture.

Conclusion

On dit de la politique que la pire politique est celle de ceux qui prétendent ne pas en faire. De même la pire manière de répondre aux réalités culturelles serait de prétendre ignorer les cultures et ne connaître que la Parole de Dieu pure et dure. Cette “pureté” n’existe pas : le Verbe s’est fait chair. Jésus est Parole de Dieu incarné dans la réalité charnelle d’une culture juive. Il est l’expression ultime de l’engagement divin avec le monde, lancé depuis la création.

L’interaction entre Parole et culture est complexe. Le mot “inculturation” souvent utilisé en missiologie moderne ne suffit pas à rendre compte de cette complexité. Ce mot présume une culture monolithique et homogène, ce qui est une façon de privilégier fut-ce inconsciemment les cultures dominantes. Elles tendent à subjuguer les cultures subalternes. Elles peuvent être oppressives, porteuses de préjugés de caste, d’éléments racistes, sexistes, colonialistes. La pierre de touche d’authenticité évangélique reste le respect pour les petits et leurs cultures, qu’elles soient cultures alternatives ou contre-cultures.

La contextualisation de la parole dans les cultures du monde s’articule donc sur un double pôle :

– D’une part le pôle d’incarnation où se continue l’entrée du Verbe fait chair dans un monde animé par l’Esprit. C’est l’aspect qui correspond à notre foi au Dieu d’amour qui, par Création, Alliance et Incarnation, s’est fait partenaire de l’histoire humaine.

– D’autre part le pôle de distanciation prophétique qui soumet les cultures au glaive à deux tranchants. C’est l’évangélisation des cultures qui implique l’appel à la conversion, à la mise en cause de toute injustice. C’est l’aspect qui correspond à notre foi en un Dieu dont la sainteté transcende toutes les mesquineries humaines, en Celui dont les voies ne sont pas nos voies, ni les pensées nos pensées (Is 55, 9).

Ces deux pôles autour desquels se situe la rencontre de la Parole et des cultures ne peuvent pas être dissociés que ne peuvent l’être les deux faces du Dieu auquel nous croyons, immanent et transcendent, tout Amour et trois fois saint.

Notes

(1)The Bible on Culture: Belonging or Dissenting New York: Orbis Books, 2000.

(2)Cl. Geerts, The Interpretation of Cultures, New York: Basic Books, 1973, 89. Cf. la définition du Larousse: “Ensemble des structures sociales et des manifestations artistiques, religieuses, intellectuelles qui définissent un groupe, une société par rapport à une autre 

(3)J. Bennett – M. Tumin, Social Life, New York: Knopf, 1948, 209.

(4)Du point de vue philosophique, voir, par exemple G. Mounin, Les problèmes théoriques de la traduction, Paris, NRF, 1963. On trouvera un essai de théologie de la traduction dans C. Buzetti, La Parola tradotta, Brescia, Morcelliana, 1973. Les traducteurs de la Bible doivent une dette de reconnaissance à l’égard de E. Nida et de la Société biblique américaine pour leurs travaux sur l’application des principes de la traduction à la Bible.

(5)Cf. J.S. Hooper, Bible Translation in India, Pakistan and Ceylon, Bombay: Oxford University Press, 1963, 96.

(6)Si ce n’est sous la forme de vagues exhortations à l’inculturation, adressées aux “missionnaires” (IV B). L’exhortation apostolique Ecclesia in Asia de Jean-Paul II, présentant les résultats du Synode des évêques pour l’Asie (6 novembre 1999), en reste à ces termes généraux ( 25).