Eglises d'Asie

CHRISTIANISME ASIATIQUE ET MODERNITE quarante ans après Gaudium et Spes

Publié le 18/03/2010




Des développements significatifs ont eu lieu en Asie après le Concile de Vatican II et la publication du document Gaudium et Spes (GS). Différentes parties d’Asie ont connu des développements rapides et surprenants dans les domaines politique, économique, culturel et social. Plusieurs pays asiatiques sont passés d’une situation de sous-développement à celle de nations en croissance des plus rapides, entrant en concurrence avec les pays développés occidentaux. Ce processus de modernisation et de mondialisation a créé de nombreuses contradictions dans la société asiatique.

Le christianisme asiatique, pour sa part, a fait, sinon des pas de géant, du moins des avancées significatives vers une plus grande connaissance de lui-même et de sa mission par rapport à l’accélération des progrès du continent. Il nous suffit de penser au parcours que des organismes officiels, telle la Fédération des Conférences épiscopales d’Asie (FABC) ou la Conférence chrétienne d’Asie (CCA), ont pu faire – tout autant que de nombreux mouvements chrétiens – face à la modernisation et à la mondialisation qui se développaient en Asie.

C’est donc à partir d’une Asie en transformation rapide et d’un christianisme asiatique en pleine évolution que nous souhaitons revisiter le document conciliaire Gaudium et Spes. Nous réfléchirons sur la signification de son esprit, de son contenu et de son orientation dans une situation asiatique en évolution et nous tenterons d’identifier ses limites. Dans une seconde partie, nous nous demanderons quels peuvent être, à l’avenir, les signes de la rencontre entre le christianisme asiatique et la modernité.

1ère partie : l’Asie revisite Gaudium et Spes

Un document de mission par excellence

En dépit de ses limites, Gaudium et Spes est probablement le document missionnaire le plus significatif pour l’Asie, quoique la mission ne soit pas son thème explicite. Il le demeure même après quarante ans. C’est un document qui fournit la base permettant un dialogue sérieux avec l’Asie.

Tout d’abord, sa méthode, son esprit et sa vision trouvent une résonance profonde avec les Asiatiques. Pour une simple raison, le triomphalisme qui est ressenti par les religions voisines comme une marque d’arrogance est absent de GS. Un esprit authentique de dialogue et un sens de la modestie, qui admet que l’Eglise n’a pas la solution de tous les problèmes de l’humanité, joints à un grand désir de coopération avec les autres, donnent le ton exact d’une approche adéquate de la mission en Asie. Le fait qu’un engagement de mission sérieux sur le continent asiatique ait été poursuivi davantage dans l’esprit de GS que dans celui d’aucun autre document est la preuve de sa validité actuelle pour le christianisme asiatique.

Deuxièmement, dans une perspective plus théologique, ce document fournit une approche plus significative de la mission parce qu’il n’oppose pas le “naturel” au “surnaturel”, le naturel étant la réalité actuelle de la vie. Considérer les questions économiques, politiques culturelles et autres comme intimement liées au processus de salut et d’émancipation équivaut à reconnaître en même temps le caractère religieux et théologique de la réalité actuelle de la vie. Les problèmes d’économie, de politique et de culture ne sont pas de simples extensions de la foi chrétienne, ou des domaines dans lesquels on peut pratiquer sa foi, comme s’ils n’avaient rien à voir avec. A partir de cette situation, il est possible de construire une approche d’intégration, c’est-à-dire une approche qui mêle les réalités temporelles au spirituel. Ce pourrait être une sorte de résurgence de l’augustianisme politique. Gaudium et Spes ne suit pas cette voie. Ce qu’il fait est de relier le caractère religieux et théologique des réalités temporelles à l’affirmation de leur autonomie. Les conséquences en sont très importantes pour la compréhension et la pratique de la mission en Asie.

Un troisième aspect significatif de ce document pour l’Asie est la reconnaissance du rôle de l’homme et de l’agencement de ce rôle, se démarquant franchement des premières orientations qu’a connues l’histoire du christianisme. L’esprit de cette nouvelle orientation se retrouve dans le document traitant de la liberté religieuse (Nostra Aetate). Dans la première approche classique (qui est encore pratiquée de nos jours dans de nombreuses communautés chrétiennes), ce qui domine est que la vérité est perçue comme un ordre “objectif”, complètement dissociée de l’homme, un ordre auquel il suffit d’adhérer. En termes plus simples, GS ne cède pas à la tentation d’une approche qui dissocie la vérité de la liberté. Cela a des conséquences sérieuses pour l’Asie, particulièrement dans ses relations avec les religions voisines, et sa collaboration avec elles pour la transformation des sociétés asiatiques. Une approche fondée simplement sur un ordre “objectif” aura toujours tendance à être dominante et doctrinaire – voire autoritaire – et fermée au dialogue qui n’est possible que lorsqu’est reconnu le droit de l’homme – individuellement ou collectivement – de rechercher la vérité dans la liberté. Cette dernière approche que préconise le document n’abandonne pas cette recherche de la vérité, mais il fait entrer en ligne de compte l’importance du rôle de l’homme et de la fidélité à sa conscience. Autrefois, cela n’existait pas sous prétexte que l’erreur n’avait pas le droit d’exister.

Nous pouvons discerner dans les orientations de Gaudium et Spes les bases d’une profonde théologie des religions. Nostra Aetate, ce document qui traite directement des relations du christianisme avec les autres religions, traite ce sujet dans une perspective théologique. Mais les bases anthropologiques et les préalables d’une telle théologie se trouvent, à mon avis, dans Gaudium et Spes et dans Dignitatis Humanae, qui traitent de la liberté religieuse. C’est capital pour le christianisme asiatique aujourd’hui et dans l’avenir. En mettant en lumière le rôle de la liberté et de l’homme, GS répond à la fois aux défis de la modernité et aux préalables d’une “théologie de la religion qui soit en résonance avec les Asiatiques”. Il ne peut pas y avoir de compréhension correcte de la mission en Asie sans faire entrer en ligne de compte les deux facteurs importants que sont la modernité et les autres religions.

Un quatrième domaine significatif dans GS concerne l’affirmation de la destinée universelle des biens terrestres. Bien que cet aspect des choses ait été présent dans la tradition chrétienne et dans l’enseignement des Pères de l’Eglise, le fait que le Concile de Vatican II le mette en lumière dans les circonstances présentes est quelque chose de remarquable. La possession en elle-même est relativisée par rapport à la destinée universelle des biens de la terre. C’est un antidote à l’individualisme grandissant sous l’égide de la modernité et des philosophies de la concurrence et de l’autosatisfaction que développe la mondialisation. Dans ce domaine, nous pouvons faire référence aux coutumes et aux traditions, que cite le document, et qui existent chez certains peuples qui ont une vie communautaire forte, avec un grand sens de la solidarité.

Dans les sociétés les moins développées, il arrive souvent que la répartition des biens soit partiellement faite par un système de coutumes et de traditions garantissant un minimum à chacun … On ne peut pas faire table rase de coutumes respectables (GS, 69).

On peut penser aux tribus aborigènes de l’Asie qui ont incorporé de tels systèmes dans leur culture. Ils constituent une ressource importante pour ces peuples asiatiques, leur permettant de répondre à l’individualisme grossier de la modernité, encore accentué par la mondialisation.

Les limites de Gaudium et Spes – un point de vue asiatique

La première limite de taille de GS se trouve dans son acception de la modernité. Cette acception remonte à l’héritage de l’Europe des Lumières et à sa conception du monde et particulièrement à son affirmation de la raison critique. GS est une réponse à un “monde adulte”, qui a atteint sa majorité : le monde moderne. On peut étudier la “majorité” d’après ses conséquences historiques et culturelles. Historiquement, elles impliquent que le monde moderne n’est plus un enfant sous la tutelle de l’Eglise, mais qu’il s’est libéré de cet état de dépendance et de contrôle. D’un point de vue culturel et philosophique, elles signifient que le monde moderne est sorti de cet état par l’exercice de la raison critique. La technologie moderne, la science et tous les autres merveilleux développements sont vus comme venant de la raison critique, dominant et contrôlant la nature et sa puissance. En bref, la clé de la définition et de l’interprétation de la modernité est la raison critique, qui est aussi le principe conducteur du progrès humain. C’est à cette sorte de modernité et de progrès humain que répond le document.

En regardant le passé de l’Asie dans une perspective asiatique, nous remarquons que cette interprétation des progrès du monde (l’optimisme des Lumières) est insuffisante. Ce qui lui manque est l’exercice de la raison morale. Aussi longtemps qu’elle sera absente, le monde moderne ne pourra être considéré comme étant arrivé à sa majorité – un préalable dont part le raisonnement de GS. Que le monde ait dû répondre à la modernité, créée par la raison critique, a été une nécessité historique. C’est parfaitement compréhensible dans le contexte de l’immense écart existant entre la foi et le monde moderne. En face d’une rationalité incomplète, ce que recherche l’Asie est une “majorité” par l’exercice d’une raison morale, qui s’exprime par une quête éthique et humaine.

L’Occident a une tradition de critique de la modernité. Cette critique a été associée avec la prétendue “théorie critique” (Hoy et McCarthy, 1994), ou, dans ses formes plus radicales, avec quelques versions de la théorie post moderne. La critique asiatique, d’un autre coté, est dirigée contre la faillite de la modernité dans ses réponses aux demandes morales de l’humanité, spécialement celles des plus vulnérables, et à l’absence de l’esprit de solidarité et de responsabilité collective. Ceux qui critiquent la modernité en Asie ne sont pas, d’abord, des théoriciens, mais seulement les victimes de la modernité et de la mondialisation. Du fait de leur situation d’exploités, de marginalisés et d’exclus, les pauvres d’Asie sont les instruments les plus efficaces de la critique, qui met constamment au défi les ambiguïtés de la modernisation et de la mondialisation, construites sur la science et la technologie, sans aucune considération pour la responsabilité morale et la solidarité.

Une deuxième limite est le manque d’attention donnée aux questions des conflits, des luttes et des contradictions, en essayant de comprendre la modernité. Cela n’est pas surprenant dans la mesure où la préoccupation majeure du document est de combler le fossé entre la foi et le monde moderne. Approchant la modernité sous cet angle, le Concile de Vatican II s’est trouvé devant la nécessité de voir les réalités du monde avec optimisme, après s’être montré pendant une longue période plutôt négatif devant les développements de la modernité. De plus, le document est une tentative pour dépasser “l’augustianisme” qui subordonne les réalités temporelles à la réalité supérieure du surnaturel pour les amener dans “la Cité de Dieu”. Ce contexte explique aussi l’importance donnée à l’autonomie des réalités temporelles, d’une part, et le peu d’attention, d’autre part, aux données incontournables des conflits, des luttes et des contradictions. Ces derniers aspects, que nous ne trouvons pas dans le document, sont importants à l’heure actuelle, pour que l’Asie donne une réponse à la modernité. Par ailleurs, GS n’apporte aucune considération aux questions cruciales du sens de la vie en Asie, que sont la pauvreté, l’ethnie, la race, les conflits religieux, les théories du genre (sexuel) et l’exploitation économique (2).

Troisièmement, si nous entrons plus profondément dans cette question, l’approche de la société par GS est celle “du bien commun” atteint grâce à la discussion et au consensus (3). L’approche “du bien commun” ne fait pas justice des expériences en Asie et dans d’autres pays du monde développé. L’orientation de base de l’approche “du bien commun” est l’harmonie. Elle ne prend pas en compte l’inégalité des conflits sociaux et des luttes de pouvoir, non plus que l’exclusion systématique de peuples et de groupes de la participation et du consensus. On peut le voir dans l’expérience asiatique des peuples marginalisés et systématiquement exclus comme les dalits (“les intouchables”), les aborigènes et les groupes tribaux. Malheureusement, les préalables d’une approche “du bien commun”, grâce à la discussion et au consensus, sont encore absents de la plupart des sociétés asiatiques. Ce que nous avons sont des expressions différentes de la centralisation, de la hiérarchisation et de l’exclusion, selon les sociétés asiatiques concernées. La compréhension catholique traditionnelle de l’Etat est liée à la recherche du bien commun. Cette doctrine traditionnelle se retrouve dans GS (4), mais l’idée de bien commun est vague. Elle est un point équidistant de l’individualisme et du collectivisme. Mais elle ne prend pas en compte les divisions profondes et les conflits qui caractérisent les sociétés asiatiques – qui sont encore aggravés par le processus de mondialisation. Sur ces problèmes de l’Asie, GS est de peu d’aide.

Finalement, il faut porter au crédit de GS le fait qu’elle ait rapproché l’Eglise du monde dans un esprit de dialogue, en reconnaissant que l’Eglise, seule, ne peut pas résoudre tous les problèmes de l’humanité. Le contexte de cet esprit et de cette affirmation est probablement dû au rôle des mouvements de pensée et des idéologies – y compris l’athéisme – dans la transformation du monde. Aussi important qu’il soit, il manque quand même quelque chose à ce document, à savoir l’affirmation du rôle des traditions religieuses dans la transformation du monde et la nécessité de collaborer avec elles pour y arriver. C’est un domaine dans lequel le christianisme asiatique peut être d’une grande aide, grâce aux expériences qui lui sont propres.

2ème partie : les indicateurs vers l’avenir

Les premières rencontres du christianisme asiatique avec la modernité eurent lieu dans des circonstances historiques et dans des conditions différentes. Alors que nous ne manquerons pas de noter une certaine continuité dans le modèle de ces rencontres du christianisme avec la modernité, il nous faut reconnaître que ce que nous voyons actuellement fait référence à une nouvelle étape de rencontre.

Le christianisme comme point d’entrée dans la modernité

Il peut paraître étrange, mais c’est ainsi : le christianisme en Occident a été dissocié de la modernité et s’est même trouvé en conflit avec elle, alors qu’en Asie, il y a été intimement associé. Pour le dire plus simplement, pour les Asiatiques, être chrétiens c’est être moderne. De façon générale, le christianisme, en tant que culture et tradition, a été bien accueilli en Asie comme ouverture sur la modernité. Dans cet exposé, nous ne souhaitons pas savoir s’il y a continuité entre le christianisme et la modernité en Occident, ou si la modernité résulte d’une obsolescence du christianisme, ou encore si la modernité est une extrapolation du christianisme et de son esprit dans la réalité de la vie.

Remarquons plutôt que la perception des chrétiens asiatiques, dans le passé comme aujourd’hui, se traduit par une continuité plutôt que par une césure entre le christianisme et la modernité. C’est ce qui a suscité son intérêt. Lorsque Matteo Ricci a présenté ses respects à l’empereur de Chine et lui a offert deux pendules, l’intérêt était davantage tourné vers les pendules que vers tout autre chose. Quand les pendules se sont arrêtées, il a trouvé en Ricci un réparateur hors pair qui l’intéressait davantage que toutes les doctrines du Ciel qu’il pouvait lui annoncer. De la même façon, les cartes de Ricci suscitaient une grande curiosité. Nous voyons aussi combien les Chinois admiraient le missionnaire astronome Johann Adam Schall von Bell lorsqu’il a prédit une éclipse entre 1623 et 1624, ce que les experts chinois ne savaient pas faire (Neill 1990, p. 160). L’histoire nous apprend également que l’empereur Yongzheng, qui expulsa tous les missionnaires chrétiens, autorisa ceux d’entre eux qui étaient astronomes ou savants à rester. Ce schéma élémentaire d’une association entre le christianisme et les découvertes scientifiques et techniques semble encore valable à l’heure actuelle pour les “chrétiens culturels”, pour autant que leur intérêt y trouve son compte, ces chrétiens qui lisent et étudient avidement le christianisme – c’est-à-dire, si tant est que l’abondance de la littérature qui prolifère sur le sujet soit une indication. En dehors du contexte idéologique de cette tendance (5), on trouve également la considération pragmatique de l’affinité entre le christianisme et les sciences et technologies occidentales.

Si nous nous tournons du coté de l’Inde, la conversion en masse des dalits et des castes inférieures signifie l’entrée dans le monde de la modernité et de ses institutions (éducation, santé, mobilité, égalité devant la loi, etc.). Ils se sont trouvés ainsi libérés du joug de la hiérarchie oppressive des castes. Aux yeux des groupes marginalisés, l’aspiration aux biens matériels et l’entrée dans le monde de la modernité leur étaient facilitées par le christianisme (6). Ce n’est pas tant par l’annonce de l’Evangile que par des moyens indirects que le christianisme a pu entamer la société. Les nombreuses institutions éducatives ou hospitalières, les réformes légales et autres en sont les exemples.

Mais nous nous trouvons aujourd’hui devant une nouvelle rencontre avec la modernité et sa forme évoluée de la mondialisation avec toutes ses ambiguïtés et ses contradictions, mais aussi avec les perspectives qu’elle ouvre. Il nous faut beaucoup réfléchir à cette nouvelle étape de la rencontre. Laissez-moi en souligner quelques aspects dans la situation actuelle, éminemment mouvante.

La société civile – le terrain de rencontre

Dans la plupart des pays asiatiques, la situation du christianisme est celle de l’isolement. Cela peut venir des préjugés, des discriminations et de l’opposition qu’ont rencontrés les communautés chrétiennes dans la société du fait de l’origine “étrangère” de l’Eglise ainsi que de sa connotation coloniale. Mais il y a également des raisons intrinsèques qui ont transformé l’isolement de la communauté en repli sur soi. C’est un fait certain que le christianisme n’a fait que peu d’efforts véritables pour toucher la société et dialoguer avec elle. Le type d’engagement des communautés chrétiennes a donné l’impression qu’elles agissaient en parallèle avec les autres institutions, comme l’Etat. Le message tacite transmis par l’Eglise est qu’elle peut vivre par elle-même, sans avoir besoin des autres, et bien souvent, elle se considère meilleure que les autres. Nous pouvons donner sur ce point les exemples de l’éducation et des soins, domaines dans lesquels le christianisme a été traditionnellement impliqué. Les Eglises chrétiennes ne sauront pas lire “les signes du temps” si elles gardent leur caractère fortement institutionnalisé, en dépit même de quelques adaptations marginales. Le christianisme pourrait faire plus pour répondre aux défis de la modernité et de la mondialisation. Choisir les pauvres dans cet âge de la modernité et de la mondialisation demande de nouveaux moyens, de nouvelles stratégies, d’autres intermédiaires (Wilfred ; 2003). C’est là que nous prenons conscience de la société civile et de ses possibilités d’intermédiation pour trouver des réponses efficaces.

La société civile est l’espace ouvert aux citoyens pour se rencontrer, discuter, faire connaître leurs avis et aussi, critiquer ou contester (Seligman 1992 ; Cohen et Arato 1999 ; Chandhoke 1995 ; Kaviraj et Khilnani 2001). La société civile, ou sphère publique, est d’une importance cruciale pour la démocratisation de la société à tous les niveaux, pour faire entendre la voix des pauvres et des marginaux et pour contrôler les excès de l’Etat. Les contours de la société civile et son mode de fonctionnement sont très variés et différents de pays à pays, suivant la nature de la société, sa composition et son histoire. La participation et le dialogue dans la société civile peuvent aider les chrétiens et les communautés chrétiennes à apporter leur contribution et ainsi avoir un impact sur la société et ses transformations.

La société civile en Asie donne une image multiple. Dans certains pays, elle est apparue comme étant très active, dans d’autres, dormante. Dans d’autres pays encore, elle est pratiquement absente du fait de régimes centralisés et autoritaires. Le devoir élémentaire des chrétiens engagés est de contribuer par leur participation à la création d’une société civile là où elle n’existe pas et de la rendre active là où elle existe. Par leur engagement dans la société civile, les chrétiens peuvent apporter leur contribution dans les importants domaines que sont l’exercice de la démocratie et la défense de la dignité et des droits de l’homme. Ils peuvent y faire des discours, former des opinions, en utilisant les moyens modernes de communication des médias. Tout ceci est réellement nécessaire devant la situation résultant de la modernité et de la mondialisation qui font que les pauvres d’Asie sont de plus en plus exploités et déplacés comme des émigrés ou des réfugiés. Un tel engagement dans la société civile est, en effet, un acte de prophétisme vis-à-vis des citoyens qui sont en dehors de leurs frontières religieuses. Les négociations sur le terrain de la société civile sont le plus sûr moyen de briser l’isolement général et persistant des communautés chrétiennes en Asie.

La société civile offre au christianisme l’occasion de faire entendre une voix critique dans le domaine politique. Etant donné la position minoritaire des communautés chrétiennes asiatiques, la confrontation avec l’Etat sur le terrain de la justice peut avoir de conséquences graves, si elle est faite au nom de la religion. Au contraire, si elle est faite dans la société civile avec d’autres citoyens, particulièrement avec des pauvres et des marginaux, elle aura l’effet majeur de tenir l’Etat en échec et de le mettre au défi de remplir ses obligations. Après tout, la totalité du bien de la société ne s’identifie pas avec l’Etat ni avec son rôle. Ce n’est pas un problème d’interférence directe avec l’Etat (compte tenu de l’indépendance des réalités temporelles, y compris celles de l’ordre politique) mais une question d’engagement pour le bien de la société, qui va au-delà de la sphère de l’Etat. Le christianisme asiatique doit aussi saisir l’occasion que lui offre la société civile de contribuer à la transformation de l’ordre politique moderne.

L’engagement dans la société civile peut aider le christianisme asiatique à dépasser les points faibles qui résultent de sa position minoritaire (Wilfred ; 2005). La situation minoritaire n’est pas nécessairement la signification d’une moindre capacité à apporter une contribution à la société. D’un autre coté, le problème des minorités et celui du droit des minorités a besoin de la médiation de la société civile. La société civile peut aussi aider à projeter une image correcte du christianisme dans ces temps modernes. En fait, il y a un décalage béant entre la vie d’engagement des communautés chrétiennes et l’image extérieure du christianisme. A l’exception de la marque d’appréciation méritoire du travail des chrétiens dans les domaines de l’éducation et des soins médicaux et humanitaires, l’image extérieure du christianisme est celle de son association avec le colonialisme et l’impérialisme. Participer activement à la société civile est le moyen de communiquer au public une nouvelle image du christianisme asiatique, et par là même, de dissiper les malentendus en ce qui concerne la mission.

Une réponse critique commune à la modernité et à la mondialisation

Le christianisme avec son immense héritage spirituel et sa longue histoire sera un acteur important et une force en répondant de façon critique à la modernité – une réponse déjà donné par les victimes. Cela serait plus en accord avec la vision du Concile de Vatican II. Une position conservatrice en face des défis de la modernité asiatique pourrait isoler le christianisme en le séparant des réalités actuelles. En d’autres termes, au lieu d’adopter ce qui pourrait être une approche centrée sur l’Eglise, le christianisme a besoin d’adopter une approche de collaboration. Il est plus important de faire la route avec les autres que d’essayer d’atteindre le but avant eux, ce qui pourrait être aussi une position égoïste. Il est plus important de travailler avec les autres, même si les choses ne sont pas parfaitement faites, que d’essayer de faire tout parfaitement par soi-même. Si le christianisme en Asie adopte ce genre d’attitude, il ne s’exposera pas à l’isolement, il ne le sera pas non plus à la tentation du triomphalisme, à l’attitude du “plus saint que toi”. En bref, en face de la crise déclenchée par la modernité et par la mondialisation, le christianisme doit répondre conjointement avec les autres à une situation historique partagée en commun.

Ce que nous venons de dire pourrait être confirmé si nous regardions cette affaire plus simplement comme un problème de “relation entre la religion et la modernité et la mondialisation”. Peter Beyer note, dans une étude intéressante, que, dans le temps présent d’une spécialisation croissante, les religions qui se voient comme un tout n’ont plus de place pour fonctionner. Elles pourront bien évidemment continuer leurs rôles traditionnels (rites, adoration, dévotion), mais elles n’auront plus d’influence effective sur les autres systèmes sociaux, ni dans la sphère publique. Il met ainsi en opposition la “fonction” de la religion et sa “performance”.

Dans le contexte actuel, fonction se réfère à la “pure” communication religieuse. Par contraste, la performance religieuse apparaît quand la religion “s’applique” à des problèmes générés dans d’autres systèmes, où ils ne sont pas résolus, ou simplement ignorés. Ces problèmes sont, par exemple, la pauvreté économique, l’oppression politique, l’éclatement de la famille, la dégradation de l’environnement, l’identification personnelle. Par des relations de performance, la religion assoit son importance sur les aspects “profanes” de la vie (Beyer 2000, p. 80).

Une option viable pour une présence effective de la religion est l’alliance avec les forces sociales et les mouvements d’opposition. A la lumière de cette réflexion, l’approche qui serait la plus indiquée serait celle qui se concentrerait sur les implications morales et éthiques de la modernité, étudiées et analysées conjointement avec toutes les nouvelles forces sociales qui vont vers une plus grande humanisation du continent asiatique. En Asie, les réponses les plus effectives à la modernité et à la mondialisation viennent des institutions, mais elles leur sont en fait fournies par les mouvements élémentaires qui s’attaquent aux problèmes locaux qui touchent à la vie du peuple. La qualité de la réponse du christianisme asiatique à la modernité et à la mondialisation dépendra donc beaucoup de l’intensité de sa collaboration avec ces mouvements élémentaires qui incarnent les aspirations des victimes du système.

Une théologie asiatique des religions en réponse à la modernité

Le maintien d’une théologie asiatique des religions n’est pas seulement un problème théologique. C’est un problème de modernité, et en fait, c’est une réponse à quelques-uns des traits de la modernité qui influe la religion et ses pratiques. Une de ses caractéristiques majeures est la relativité (ce qui n’est pas la même chose que le relativisme) comprise comme un principe dynamique d’interaction mutuelle qui comprend naturellement le domaine religieux. Ce que la théologie asiatique des religions pourrait faire est de contribuer à une vie harmonieuse de paix et de tolérance. Une théologie des religions erronée est une dangereuse source de fondamentalisme, de bigoterie et d’obscurantisme (anti-moderne ou pré-moderne), qui n’est pas respectueuse des sentiments religieux et des manifestations des peuples de fois différentes. Une théologie des religions dénuée de sensibilité est la source de conflits et de dissensions sociales, surtout en Asie, où les convulsions sont de base ethnique, linguistique et religieuse.

Donc, une théologie asiatique des religions sera critique de toute position théologique basée sur le “dogme de l’intolérance”. En Occident, la naissance de la modernité a coïncidé avec l’essai du siècle des Lumières de dépasser les conflits religieux en mettant en avant les idées de tolérance et de paix (Wolfinger 1984, pp. 63-94). Cette idée a été développée plus avant dans des études comparatives sur les religions, menées selon des méthodes scientifiques modernes. Quand Vatican II a publié le document sur la liberté religieuse (Nostra Aetate), c’était une réponse tardive à l’un des défis des Lumières et de la modernité. Actuellement, la théologie asiatique des religions devrait se caractériser par un esprit de liberté religieuse et une recherche scientifique. Cela a des conséquences importantes pour la vie politique et sociale dans les pays d’Asie. Si toutes les théologies doivent être responsables socialement, combien plus encore la théologie des religions.

La conscience de la diversité et de la pluralité (dans la vision du monde, dans les modes de vie, les expressions et les pratiques religieuses) est une autre caractéristique importante de la modernité. Mais de façon intéressante, cela a été la tradition millénaire des cultures et des civilisations asiatiques. En ce sens, l’Asie, par son affirmation claire de la pluralité et de la diversité, a été dans la modernité et la post modernité depuis des millénaires ! Ce qui n’est arrivé en Occident qu’à travers des luttes et des conflits s’est imprimé naturellement dans les civilisations asiatiques. Nous pouvons ainsi parler d’une convergence de la modernité et des traditions asiatiques dans les problèmes de la diversité et de la tolérance, compris comme des réalités positives et interactives. La théologie asiatique des religions devrait ainsi être développée jusqu’aux exigences de la modernité, pour pouvoir répondre à l’esprit de l’héritage asiatique.

Il existe un deuxième aspect aux relations de la théologie des religions avec la modernité. C’est que toutes les traditions religieuses pourraient et devraient collaborer sur la modernité. GS voit la modernité essentiellement selon une perspective de l’Eglise. Le titre même du document est : “La Constitution pastorale de l’Eglise dans le monde moderne”. Il n’entre pas dans le champ de pensée de ce document de voir que la relation au monde moderne est de la responsabilité de toutes les religions. Nous avons compris en Asie que l’Eglise pouvait apporter une contribution beaucoup plus grande si elle se rapprochait des peuples de fois différentes. Faire face à la modernité en commun demande une théologie des religions qui soit au diapason de cette urgente nécessité des temps présents. Cela ne sera possible que par une reformulation de la sotériologie chrétienne traditionnelle et la compréhension de la mission et de la conversion.

Les études chrétiennes : une discipline à plusieurs tonalités

Nous avons besoin aujourd’hui d’une nouvelle discipline, à savoir, les Etudes chrétiennes, qui pourrait être une discipline à plusieurs tonalités – un point de rencontre des nombreuses préoccupations et des nombreux problèmes relatifs au christianisme asiatique et à la modernité. Il me semble qu’une telle discipline est le vrai besoin du moment. Elle aura différentes frontières avec le christianisme dans les différentes religions et dans ses relations avec la société au sens large sur des questions spécifiques. Néanmoins, nous pouvons déjà imaginer certaines grandes lignes de ses orientations générales dans notre contexte asiatique.

Les problèmes et les questions auxquelles doit répondre un programme d’études chrétiennes sont celles qui ne sont pas correctement abordées par la théologie, la phénoménologie ou la sociologie des religions. Les études chrétiennes ne devront pas être une discipline poursuivant une approche purement confessionnelle dans le domaine de l’étude du christianisme. Elles comprendront l’étude du monde chrétien dans des perspectives historiques, culturelles, théologiques, sociologiques et phénoménologiques. Mais elles devront être encore plus que cela. Dans les sociétés pluriculturelles et plurireligieuses, de plus en plus de gens aimeraient avoir une compréhension du christianisme, telle qu’elle se développe dans la société au milieu de débats intenses et dans les expériences religieuses des peuples de fois différentes (7). Cette discipline abordera des problèmes qui engageront le christianisme dans une relation avec la modernité, la mondialisation, la société civile et la sphère publique. Une discipline qui développerait une telle interaction avec la société serait capable, d’une part, d’aider les chrétiens à développer l’art des limites et, d’autre part, à rendre les personnes d’autres traditions religieuses plus à l’aise et à l’unisson de ses questions, de ses problèmes et de ses préoccupations.

Sous cet angle, une des fonctions importantes des études chrétiennes, telles que je les imagine, serait de focaliser l’attention des gens d’autres traditions religieuses sur l’interprétation du christianisme, des vérités chrétiennes, et de la spiritualité en général. Cette discipline prendrait aussi en compte leurs réflexions critiques sur le christianisme et son mode de présence dans les sociétés asiatiques en modernisation. Enfin, elle aiderait à développer, d’un point de vue académique, une compréhension plus profonde et plus critique du christianisme, pendant que d’un point de vue pratique, elle encouragerait l’harmonie et la compréhension entre les religions. Dans ce sens, elle rendrait également grand service en stimulant la réflexion théologique dans le vaste horizon d’une Asie se modernisant et se globalisant très vite.

Conclusion

Vatican II a été vu en Asie surtout sur le plan culturel. En conséquence, le problème de l’inculturation a pris une place très importante durant les quarante ans de la période post-conciliaire. Le défi pour l’Asie du Concile de Vatican II dépasse largement le problème de la culture, qui pourrait amener – en dépit de toutes bonnes raisons de ne pas le faire – le christianisme à tourner en rond et à ne se préoccuper que de sa seule survie. Relier le christianisme à la modernité est une incitation à étendre l’approche du christianisme à la culture et à voir les sociétés asiatiques dans leur dynamisme et leur histoire qui évoluent vers de nouvelles interrogations, de nouveaux problèmes et de nouveaux horizons (8). Une telle approche est évidemment plus large et plus proche de ce que connaît actuellement l’Asie et de la compréhension de la mission dans ce continent.

Il nous faut répondre de façon critique aux défis de la modernité et de la mondialisation. Ce n’est malheureusement pas ce qui se produit. Cependant, il est réjouissant de voir que c’est ce qui passe à une toute petite échelle, mais de façon intense, au niveau élémentaire dans les communautés chrétiennes engagées. Ce qu’elles vivent donne de bons indices pour comprendre la relation du christianisme asiatique à la modernité. Cette relation est conduite dans de nouvelles directions non prévues par Gaudium et Spes, si riche par ailleurs de ses autres réalisations.

Il est intéressant de noter qu’alors qu’en Occident la modernité a tendance à provoquer un processus d’aliénation au christianisme, en Asie, la modernité amène un grand nombre d’Asiatiques à s’en rapprocher. Il s’y développe une recherche croissante des valeurs éthiques et même de la “transcendance” pour répondre à la crise que provoque la modernité dans la vie de beaucoup de gens. Dans certains pays, et particulièrement dans ceux de l’Asie de l’Est, les gens se tournent vers le christianisme, parce que, à leurs yeux, la modernité est associée intimement avec le christianisme, qui peut offrir une solution à la crise de la modernité et de la mondialisation. Ils recherchent dans le christianisme les moyens de dépasser cette crise, même s’ils n’appartiennent pas, au sens traditionnel, à la confession chrétienne. Ce qui se passe est la tentative des Asiatiques de découvrir par eux-mêmes dans le christianisme un système de valeurs, une éthique et des orientations qui peuvent les aider à rencontrer la modernité. L’intérêt croissant des “chrétiens culturels” en Chine et dans d’autres pays d’Asie est, en quelque sorte, la manifestation de cette recherche.

Finalement, une des grandes contributions de Gaudium et Spes est la compréhension qu’il a donnée du christianisme, qui veut apprendre beaucoup du monde et de la société. En fait, ce document, comme celui sur la liberté religieuse (Nostra Aetate) sont des exemples de l’influence que l’histoire et ses développements ont exercé sur la pensée de l’Eglise. Seul un christianisme qui sera désireux d’apprendre quelque chose des réalités asiatiques, de ses traditions séculaires et de son histoire sacrée, pourra attirer l’attention des Asiatiques. Le sens de l’Eglise dans l’Asie de demain dépendra des ouvertures morales et éthiques qu’il apportera dans les structures traditionnelles et les modes de vie des sociétés asiatiques. Pour y arriver, nous aurons à être à l’écoute des voix de l’Asie dans ses différentes langues et modes d’expression. Seul un christianisme qui s’efforce d’apprendre sera capable d’apporter sa contribution aux sociétés modernes en développement du continent asiatique.

Références

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