Eglises d'Asie

POUR UN MORATOIRE SUR LES VISITES A YASUKUNI

Publié le 18/03/2010




Alors que Junichiro Koizumi a connu en tant que Premier ministre de nombreuses réussites dans les domaines de la défense et de la sécurité et dans le resserrement des liens avec les Etats-Unis, les relations entre le Japon et la Chine se sont gravement détériorées. La dérive est particulièrement visible dans le ralentissement des liens économiques entre les deux pays.

A un moment où les relations entre le Japon et la Chine doivent affronter les difficultés inhérentes à une rivalité géopolitique croissante et aux débats sur l’histoire de la seconde guerre mondiale, les visites annuelles de Junichiro Koizumi au sanctuaire de Yasukuni n’ont fait qu’ajouter des ombres au tableau. Yasukuni est un sanctuaire shinto à la mémoire de 2,5 millions de morts, dont quatorze criminels de guerre de première catégorie, condamnés après la deuxième guerre mondiale par le Tribunal militaire international pour l’Extrême-Orient (IMTFE).

Pour cette seule raison, les dirigeants chinois ont refusé des entretiens à haut niveau, d’abord sous forme de visites mutuelles des capitales des deux pays, puis de sommets multilatéraux. Enfin, les visites d’Etat ont cessé à partir de 2002 et les rencontres tripartites entre le Japon, la Chine et la Corée, sous les auspices de l’ASEAN plus trois, ont été suspendues en décembre 2005.

Junichiro Koizumi a fait valoir que ses sentiments envers la Chine restaient fondamentalement amicaux : il considérait l’ascension de la Chine non comme un défi, mais comme une opportunité. Il exprimait ses regrets pour le passé du Japon et ses visites à Yasukuni n’avaient d’autre objet que d’honorer les morts de la guerre, faire l’apologie de la paix, sans nulle intention de glorifier le passé. Mais il avait insisté sur le fait qu’honorer la mémoire des morts de la guerre était son affaire à lui et que personne, pas même un Etat étranger n’avait à s’en mêler. Yasukuni, avait-il affirmé, ne serait jamais “un prétexte diplomatique 

Junichiro Koizumi doit prendre sa retraite en septembre 2006, et le problème de la position qu’adoptera son successeur sur ce point commence à prendre de l’importance dans l’opinion, au Japon comme en Chine et dans quelques autres pays. Au Japon, des leaders d’opinion déclarent que la controverse sur Yasukuni ne cessera que si la Chine change d’avis, arguant qu’elle utilise cyniquement la question des criminels de guerre de première catégorie, qui y sont enterrés, comme un levier diplomatique contre le Japon.

Les quatorze criminels de guerre ont été inhumés à Yasukuni en 1978, et la nouvelle est devenue publique en 1979. Jusqu’en 1984, trois Premiers ministres japonais ont rendu vingt fois visite au sanctuaire, sans réaction aucune de la part de la Chine. Ce n’est qu’en 1985, lorsque le Premier ministre Yasuhiro Nakasone y fit une visite officielle et que les journaux en donnèrent un compte-rendu à sensation que le gouvernement chinois commença à en faire un problème diplomatique sérieux. Quelques Japonais en conclurent que la politisation de cette affaire par la Chine ne cesserait que lorsque ses dirigeants comprendraient vraiment que la pression n’était d’aucune utilité.

Mais je n’accepte pas cette façon de voir les choses. Etant donné qu’il s’agit d’une situation très complexe, je suggère que le successeur de Junichiro Koizumi, au poste de Premier ministre, déclare un moratoire sur les visites et que ses successeurs respectent cette règle jusqu’à ce qu’un dirigeant ait le sentiment que le moratoire peut être levé. Ce moment est difficile à prévoir. Il peut arriver dans un futur proche, mais il peut aussi prendre des années.

Il y a deux raisons pour décider d’un moratoire. La première relève d’un point de vue moral et pratique. Si l’on met un instant de côté le fait de savoir quel est le plus légitime de l’affirmation de Junichiro Koizumi selon laquelle il s’agit pour lui d’un problème sentimental ou de l’objection du gouvernement chinois qui n’admet pas qu’on puisse rendre hommage aux morts de la guerre dans un sanctuaire où sont enterrés des criminels de guerre, il est indéniable que ce problème met gravement en danger le dialogue entre les dirigeants des deux pays.

A un moment où existent tant de vrais problèmes qui ne peuvent être résolus qu’au sommet, l’incapacité de le faire est préjudiciable aux deux pays. Il y va de leur intérêt de trouver une façon de s’en sortir. Et si pour des raisons pratiques, un de deux pays doit faire un premier pas, c’est au Japon de le faire.

Si l’on fait référence à l’histoire, le Japon est, malgré tout, du côté des responsables. Ce fait est suffisant en soi pour que le Japon ait l’humilité nécessaire de faire le premier pas vers un rapprochement. Cela ne peut lui procurer qu’un surcroît de dignité.

Mais la seconde raison est peut-être plus fondamentale. Le Japon est passé par un processus complexe de révision de son identité après les bouleversements de la seconde guerre mondiale. Yasukuni est une de ces contradictions fondamentales qui restent sans explication. Cela n’a rien à faire avec la Chine. C’est un problème exclusivement japonais. Si c’est bien le cas, pourquoi ne pas saisir cette occasion de regarder en face notre histoire et d’essayer de rassembler un large consensus pour dépasser ce problème qui reste sans solution.

Pour ce faire ce Japon doit prendre le temps de souffler. C’est la raison première d’un moratoire.

Mais la Chine a également besoin de prendre le temps de souffler pour se pencher sur son histoire. Sa réponse à Yasukuni est conditionnée par le fait qu’elle a vécu un siècle d’humiliation, du milieu du XIXe au milieu du XXe siècle, par suite des empiètements des puissances coloniales européennes et de l’agression sauvage du Japon. En près d’un demi-siècle, la férule de Mao Zedong redonna son honneur à la Chine et la rétablit en tant que puissance internationale émergente, mais dévasta la société chinoise. La nouvelle ligne politique depuis la fin des années 1970 précipite la nation dans le développement économique sans précédent de la mondialisation.

Mais tout ceci s’accompagne d’un immobilisme du pouvoir politique central dominé par le Parti communiste chinois. L’idéologie marxiste ou maoïste révolutionnaire qui a forgé un Etat fort jusqu’au milieu des années 1970 a maintenant perdu sa force d’unification et le nationalisme, fondé sur l’héritage du parti communiste chinois triomphant de l’humiliation du passé, reprend le rôle du maintien de la cohésion politique.

Ce n’est donc pas une surprise que le Japon, dont l’agression a laissé de profondes cicatrices dans la société chinoise, soit considéré comme un sujet d’émotion nationale très sensible. Le système d’éducation a certainement joué un rôle dans la diffusion des sentiments antijaponais, mais les récits qui ont été faits de cette agression ont aussi été à l’origine de ces sentiments dans la jeunesse chinoise. Il est donc primordial que la société chinoise ait le temps de se pencher sur l’histoire de l’après-guerre.

Je suggère ainsi que pendant la période du moratoire qui serait déclaré, le Japon étudie trois problèmes concrets : la réforme du Yasukuni, un débat national sur la question des responsabilités de la guerre et quelques gestes concrets comme la construction d’un musée national de l’histoire d’avant-guerre. Voyons ces problèmes l’un après l’autre.

La réforme du Yasukuni

La complexité du Yasukuni est aujourd’hui le résultat d’une décision prise au lendemain de la seconde guerre mondiale par le Quartier général des Forces d’occupation américaines, par le gouvernement du Japon et par Yasukuni. Ce dernier était le plus important sanctuaire du shintoïsme, la religion d’Etat et de l’idéologie militariste japonaise. Après la guerre, il était évident que le shintoïsme d’Etat devait être aboli, mais il y avait deux façons de procéder avec le sanctuaire, dont le rôle était d’honorer la mémoire des morts de la guerre : ou bien, on le conservait comme une institution religieuse au même titre que d’autres sanctuaires shinto, ou bien on le contraignait à devenir une organisation non religieuse sous la direction du gouvernement. La décision fut prise de le maintenir comme institution religieuse, tout en conservant son rôle dans l’hommage aux morts de la guerre.

Ce choix plaça Yasukuni dans une position singulière, unique dans le Japon de l’après-guerre. D’un côté, il assurait une fonction publique, puisque beaucoup de ceux qui avaient combattu au cours de la seconde guerre mondiale étaient morts dans l’idée d’y être réunis. Cette fonction avait donc le soutien des familles des morts. Le shintoïsme avait des cérémonies à la mémoire des morts de la guerre. Comme dans beaucoup d’occasions de la vie japonaise, le shintoïsme avait des rites propres aux funérailles, cette fonction de Yasukuni était donc admise sans difficulté par beaucoup de Japonais.

Mais en même temps, les clauses constitutionnelles de séparation de la religion et de l’Etat empêchaient le gouvernement d’intervenir dans la direction du Yasukuni. De ce fait, les gardiens du sanctuaire conservèrent le pouvoir de développer leur propre façon de voir l’histoire. Même à l’heure actuelle, le sanctuaire préserve et développe l’idéologie même qui mena le Japon à la deuxième guerre mondiale. Cette conception de l’histoire est exposée au public dans le musée de la guerre du Yasukuni, le “Yuushuukan et clairement présente dans les exposés du site Internet du sanctuaire.

Pour indiquer clairement mes vues sur le sujet, j’irai jusqu’à dire que toutes les prises de position politiques du Japon avant la deuxième guerre mondiale n’étaient pas mauvaises et que je partage certaines des affirmations du Yasukuni. Je suis le petit fils de Shigenori Togo qui fut deux fois ministre des Affaires étrangères du Japon, dans le cabinet de Tojo qui commença les hostilités de la deuxième guerre mondiale et dans le cabinet de Suzuki qui termina la guerre.

Etant un homme profondément attaché à la paix, Shigenori Togo discuta pied à pied dans le cabinet Tojo pour faire admettre aux militaires japonais la nécessité d’un retrait de la Chine. Il lança deux initiatives pour éviter la guerre : la première était un accord à long terme prévoyant un retrait japonais de la Chine, la deuxième un arrangement rapide consistant en une suspension de l’embargo américain sur le pétrole, accompagnée d’un retrait japonais du sud-est de l’Indochine. Ces propositions échouèrent et le Japon reçut la fameuse note Hull, qui fut considérée par le gouvernement comme un ultimatum. J’ai été élevé avec ces histoires de découragement régnant dans la résidence du ministre des Affaires étrangères à la veille de la réception de la note Hull.

A l’IMTFE, où il était jugé comme criminel de guerre de première catégorie, Shigenori Togo fit valoir que la façon dont les négociations se déroulaient dans les derniers mois précédant Pearl Harbour ne lui laissaient d’autres options que celle de menacer les Américains de la guerre. En plus de son apprêté à défendre la vérité, ce furent les efforts dévoués de Ben Bruce Blakeney, un des plus brillants avocats de la défense, qui sauvèrent sa tête par une condamnation à vingt ans de prison, la deuxième plus légère condamnation du tribunal.

Cela dit, les vues de l’histoire et le rôle de l’IMTFE restent controversés et sont un sujet complexe sur lequel le Japon lui-même n’est pas arrivé à un consensus. Quelles que soient ma mémoire et ma conception de l’histoire, je suis convaincu que le sanctuaire Yasukuni n’est pas un endroit qui ne doit montrer qu’un aspect de l’histoire. Yasukuni aurait pu jouer un rôle utile en conservant les écrits de l’avant-guerre, mais, aujourd’hui, plus de soixante ans après et de nombreux débats au Japon sur la guerre, le temps est arrivé de rendre au Yasukuni sa plus importante fonction qui est celle d’honorer la mémoire de ceux qui ont donné leur vie pour leur pays, dans la sérénité de la tradition shinto. Le rôle que joue le “Yuushuukan” devrait être séparé de celui du Yasukuni et, si besoin était, déménagé ailleurs.

Il existe au Japon un débat sur la construction pour les morts de la guerre d’un mémorial national neutre et non religieux, qui serait une issue à la “controverse sur le Yasukuni Mon avis est que la croyance du peuple japonais en un lieu où beaucoup de soldats se sont vus réunis à leur mort est un héritage important qui doit être respecté. Pour ceux qui chérissent la mémoire de leurs pères, de leurs maris ou de leurs proches, il serait très difficile d’accepter un autre endroit que Yasukuni. La construction d’un mémorial neutre apporterait plus de division que de réconciliation.

Ainsi, la solution ultime de cette controverse est bien plutôt, à mon avis, la réforme du Yasukuni, de telle manière qu’il soit accepté par le plus de Japonais et le plus d’étrangers possible. Le premier travail d’importance est d’en faire un endroit où l’on honore la mémoire des disparus et non où l’on apprenne la façon dont le Japon voyait le monde avant d’entrer dans deuxième guerre mondiale.

La réforme du Yasukuni devrait être entreprise corrélativement à la solution de la controverse constitutionnelle de ses statuts. Comme nous l’avons dit, Yasukuni a été crée après la deuxième guerre mondiale avec une double fonction, religieuse d’une part, et publique d’autre part, comme mémorial des morts de la guerre. Mais la Constitution du Japon a introduit par son article 20 une séparation tranchée entre la religion et les affaires de l’Etat. Le résultat en a été les contradictions qui sont apparues entre les attentes des Japonais et la loi.

Des décisions de justice ont commencé à apparaître pour faire valoir qu’il est contraire à la Constitution que le Premier ministre se rende officiellement à Yasukuni pour honorer la mémoire des morts de la guerre ; parce que en le faisant il priait pour un motif particulier dans une entité religieuse particulière, donnant de la sorte un privilège particulier à un sanctuaire particulier. Quelques-uns des attendus avançaient qu’il n’était pas contraire à la Constitution d’honorer la mémoire des morts de la guerre à titre personnel, mais que, du point de vue de ceux qui avaient donné leur vie pour leur pays, il était naturel d’attendre d’un Premier ministre que sa visite à Yasukuni fasse partie de ses fonctions officielles. Le retrait de l’histoire de Yasukuni est une étape critique dans le processus de dépassement de l’impasse constitutionnelle actuelle quant aux visites du Premier ministre.

Débat sur la responsabilité

Le problème qui suit est celui des criminels de guerre de première catégorie, qui est au centre des débats sur Yasukuni. Depuis 1985, la Chine a soutenu que se recueillir à Yasukuni impliquait qu’on le fit pour les quatorze criminels de guerre de première catégorie qui y étaient ensevelis depuis 1978 et elle a instamment demandé aux Premiers ministres japonais de ne pas le faire.

Les réactions publiques sur ce problème ont été variables. Des gens disaient comprendre les sentiments des Chinois et soutenaient qu’il fallait respecter la façon de voir des nations asiatiques voisines. C’était la position du précédent Premier ministre Nakasone qui n’a plus revisité Yasukuni. A l’exception du Premier ministre Ryutaro Hashimoto, qui y fit une seule visite en 1966, tous les Premiers ministres, depuis lors, avaient suivi cet exemple, jusqu’à Junichiro Koizumi.

Mais d’autres personnes prétendaient que la demande de la Chine n’était pas acceptable, soutenant que la façon dont un pays honore ses morts à la guerre relevait strictement de ce seul pays. En ce qui concerne les criminels de guerre, certains avançaient qu’il n’était pas dans la tradition japonaise de persécuter ceux dont la vie avait déjà été prise. D’autres mettaient en avant le fait que dans le Japon d’avant-guerre, ceux qui étaient condamnés à mort ou à d’autres peines par des tribunaux militaires n’étaient pas traités comme des criminels au regard du code criminel japonais.

Cette opinion ne doit pas être considérée comme un déni de l’IMTFE, ni des autres tribunaux militaires, mais bien plutôt comme la reconnaissance du fait, qu’en fin de compte, ceux qui avaient été punis, avaient combattu pour le Japon, et que le Japon n’allait pas les punir de nouveau, alors qu’ils l’avaient déjà été. Au commencement des années 1970, la loi autorisait que des retraites soient versées aux criminels de leur guerre et à leur famille, sur la même base que celles versées aux autres combattants ou aux morts de la guerre. Ils prétendaient de la sorte que l’enterrement des criminels de guerre à Yasukuni relevait du même esprit que celui qui avait conduit à réviser la loi sur les retraites.

En réalité, quoique Yasukuni soit responsable de l’enterrement des morts à la guerre, les listes de ceux qui devaient être enterrés étaient préparées par le gouvernement. Sur la base des listes préparées par le gouvernement, l’enterrement des criminels des catégories B et C commença en 1959. La liste des criminels de catégorie A (sept d’entre eux avaient été exécutés et sept étaient morts en prison) fut présenté par le gouvernement à Yasukuni en 1966 et leur enterrement effectif n’intervint qu’en 1978. A la fin des années 1950, tous les criminels de guerre en prison furent graciés selon une procédure acceptée par les Alliés.

Mais tous les problèmes ont-ils été résolus par cette logique ? Je ne le pense pas. Un problème fondamental demeure. Des soldats japonais ont commis en Chine des actes ayant entraîné “dégâts et souffrances ce que les Premiers ministres Koizumi et Tomiichi Murayama ont reconnu et ce pourquoi ils ont exprimé leur “profonds regrets et [leurs] plus vives excuses”. Si des soldats japonais ont commis des actes qui nécessitent des excuses, qui en est alors responsable ?

La question de la responsabilité est directement liée au problème de l’enterrement des criminels de guerre de première catégorie. A moins que le Japon lui-même ne donne une réponse à la responsabilité militaire, et jusqu’à ce qu’il ne l’ait fait, pouvons-nous simplement ignorer le sens de la criminalité de catégorie A ? Même Shintaro Ishihara, un des leaders politiques nationalistes et un supporter affirmé des visites à Yasukuni a déclaré une fois : “Bien, moi aussi, quand j’ai entendu dire que les criminels de guerre de catégorie A seraient enterrés, j’ai tout de suite pensé ‘oh là là !…”

Dans le discours que tient le Japon d’après-guerre sur l’histoire et son identité, le problème de la responsabilité militaire est l’un des plus difficiles, sur lequel il n’y a eu ni réponse, ni consensus, ni même recommandation. Je ne peux pas préjuger de ce à quoi aboutirait une discussion. L’accord récent entre les journaux Asahi Shimbun et Yomiuri Shimbun pour aborder le sujet de la responsabilité militaire est un indice encourageant. Mais l’impact de cette démarche et les conclusions qui en seront tirées sont loin d’être imaginables.

Néanmoins, je peux prévoir deux directions vers lesquelles cette voie peut mener. La première est que le Japon, d’une façon ou d’une autre, arrive à un consensus qui admettrait que la responsabilité revienne aux individus. Cette voie serait plus ou moins celle qu’a adoptée l’IMTFE et elle pourrait mener à une révision de la présence des criminels de guerre dans le sanctuaire de Yasukuni.

Je suis conscient du fait que la doctrine shinto prétend qu’une fois une personne enterrée, son esprit fait partie intégrante de la famille holistique des esprits et n’en n’est plus séparable. Je ne suis pas qualifié pour analyser la théologie shinto, mais si nous revenons à la situation de départ, qui était que le sanctuaire devait honorer la mémoire des seuls morts de la guerre qui figuraient sur les listes établies par le gouvernement japonais, je pense qu’il y a là une possibilité pour les théologiens de Yasukuni de se plier à la décision politique prise, sans mettre en péril les croyances fondamentales shinto.

La deuxième direction est celle qui consisterait à admettre la responsabilité de la nation dans son ensemble. Vis-à-vis du monde extérieur, il est indéniable que la majeure partie de l’opinion publique, des médias, des intellectuels et des dirigeants politiques soutenait l’expansion du Japon sur le continent. Naturellement, il y a une différence en soi entre ceux qui dirigeaient ou ceux qui soutenaient la politique et les actions de l’avant-guerre et ceux qui n’avaient qu’à obéir, ou ceux qui avaient tout fait pour les en empêcher. Mais en dernier ressort, personne n’a la possibilité de rejeter cette responsabilité. N’est-il pas moralement préférable de reconnaître qu’il n’y a qu’une façon de prendre la responsabilité et que c’est celle du “Japon dans son ensemble” ?

Cette conclusion, même si elle semble banale, n’en a pas moins de sérieuses conséquences. Des Japonais ont soutenu avec enthousiasme l’invasion de la Chine et s’en sont ensuite disculpés en prétendant hypocritement qu’ils n’avaient plus rien à voir avec cette affaire à partir du moment où elle était considérée comme criminelle, à la fin de la guerre. En même temps, d’autres donnaient leur vie pour prendre la responsabilité des actes commis par la nation dans son ensemble. Ceci pourrait s’appliquer aussi aux criminels de guerre. Etendre le blâme à tous fait que le premier groupe de japonais en prendrait au moins une part, tout en laissant la possibilité d’honorer la mémoire de l’autre groupe.

Cela défie la logique de l’argument des Chinois et de ceux qui prétendent qu’honorer la mémoire des morts à Yasukuni est un acte offensif. Mais si cette conclusion, à savoir qu’il soit reconnu que c’est le “Japon dans son ensemble” qui prend la responsabilité des actes militaires déshonorants, arrive à trouver un consensus national au Japon, j’espère vraiment que le monde l’acceptera avec respect, même s’il n’est pas possible dans l’immédiat d’être d’accord avec toutes ses implications.

Comme je l’ai dit, je n’ai pas les moyens de détecter la direction vers laquelle nous orientera ce débat. Je pense personnellement que la position la plus hautement morale que puisse prendre le Japon est d’accepter la responsabilité du “Japon dans son ensemble Je pense aussi qu’elle correspond mieux à la façon dont le Japon a admis le résultat de l’IMTFE pour ce qui concerne le complément à apporter à son propre code criminel. Mais elle peut faire apparaître un consensus sur le fait que, seuls, quelques dirigeants auraient à prendre la responsabilité, même s’il s’avère trop difficile de donner leurs noms, auquel cas ce serait les criminels de guerre de première catégorie, identifiés par l’IMTFE, qui seraient responsables. De nouvelles raisons apparaîtraient alors pour le gouvernement pour mettre fin à leur présence à Yasukuni, selon des procédures qu’élaborerait le sanctuaire.

Parce qu’il est mort dans la prison de Sugamo en 1950, un mois après avoir terminé son autobiographie, Shigenori Togo a été enterré à Yasukuni en 1978, comme l’un des quatorze criminels de guerre. Mes parents ont été un peu surpris de cette décision lorsqu’ils en ont été informés, mais ce problème n’a jamais été discuté sérieusement par ma famille depuis.

Shigenori Togo donna sa vie pour empêcher la guerre (et il échoua) et pour terminer la guerre (et il réussit). Il plaida à l’IMTFE pour défendre l’honneur de son pays et sa propre vie. C’était sa guerre et son honneur. En regardant avec le recul des souvenirs de ma famille, d’un côté, j’exprime ma gratitude à ceux qui ont tenté de montrer mon grand père comme un homme qui donné sa vie pour le bien être de son pays, mais d’un autre côté, je suis persuadé que ces circonstances personnelles ne doivent pas contrecarrer la recherche d’un consensus national, tellement nécessaire pour le Japon.

Des actions concrètes

Si les voies qui ont été ouvertures jusqu’ici, à savoir de transformer le Yasukuni en un endroit de deuil pur et simple et de résoudre le problème de la responsabilité des conséquences de la guerre, pouvaient se matérialiser dans un consensus national, un nouveau Japon naîtrait totalement différent, capable de faire face à son histoire. Mais pour que ce Japon adopte une position claire, qui soit comprise par tous les observateurs extérieurs, ses décisions devraient être consolidées par des actions concrètes.

Créer un musée national consacré à l’avant-guerre

Yuushuukan expose ce qui reste des écrits nationaux depuis la restauration du Meiji jusqu’à la fin de 1945. Où est donc le musée qui montrerait la vision du Japon au cours de la seconde guerre mondiale, dans sa totalité et du point de vue du Japon contemporain ? Le temps n’est-il pas venu de créer un musée national qui décrirait le Japon de l’avant-guerre dans sa totalité ?

Etant donné la polarisation de l’opinion japonaise entre la droite et la gauche, l’immensité de la tâche est évidente. Mais cette tâche n’est pas destinée ni à la Chine, ni à la Corée, ni à aucun autre pays, mais au Japon, pour qu’il soit en présence du souvenir de ce que nos pères et nos grands pères ont fait, de ce à quoi ils aspiraient et de ce qu’ils ont infligé aux autres. Ce musée devrait montrer tout ce que l’ancienne génération japonaise souhaite passer à la nouvelle, bon ou mauvais, afin que cette nouvelle génération se souvienne. Il devrait raconter avec exactitude ce qui s’est passé au Japon jusqu’arrive la seconde guerre mondiale et ce qui s’est passé dans les pays où la guerre était menée au nom de l’Empire Japonais.

D’un côté, quelques écrits basés sur les déclarations faites en 1995 par Murayama et en 2005 par Koizumi devraient être clairement montrées. Les historiens chinois et coréens pourraient étroitement coopérer – j’espère qu’ils voudraient bien le faire – pour montrer comment a été vue et ressentie l’histoire de l’autre côté du continent et pas seulement avec une vision qui se sert de l’occasion qui lui est offerte pour afficher son nationalisme, mais, plutôt, pour laisser quelque chose d’authentique et de vrai dans le souvenir des générations japonaises à venir.

Dans la guerre du Pacifique, au moins trois aspects devraient être mis en lumière – la réalité des combats, le bombardement des villes japonaises et le sort des prisonniers de guerre – Dans quelques écrits sur la réalité des combats, la bravoure et les sacrifices consentis par les soldats devraient être montrés. Yuushuukan pourrait avoir quelque contribution à faire dans ce domaine. Une information authentique devrait aussi expliquer que le Japon se serait trouvé au bord de l’extermination, si la guerre avait continué. En même temps, les jeunes générations de Japonais devraient quitter le musée en se demandant pourquoi le Japon, qui était le fer de lance des nations asiatiques dans leur effort vers la modernisation et l’affranchissement de l’impérialisme européen avant la guerre russo-japonaise de 1904-1905, a fini, à peine 40 ans plus tard, par devenir l’agresseur de la Chine, mis au ban pour les atrocités qu’il a commises dans de nombreux pays.

Trouver de nouveaux principes philosophiques et moraux pour le pays

Des années 1950 jusqu’aux premières années de la décennie 1970, le Japon a subi le processus douloureux d’être réintégré au sein de la communauté internationale. Le Japon a rétabli des relations diplomatiques avec tous les pays, à l’exception de la Corée du nord, et a résolu grâce à ce rétablissement, tous les problèmes légaux issus de la guerre. Je ne souhaite pas revenir sur les fondements de la réintroduction du Japon de l’après-guerre dans le concert international, mais le Japon aurai pu s’ancrer de meilleure façon avec son passé et y trouver plus d’harmonie. Il y aurait gagné une plus grande confiance et cette confiance l’aurait amené à un plus haut niveau moral, qui lui aurait permis de manifester avec plus d’humilité et de tolérance son sentiment vis à vis de son passé. Sans limiter les débats à venir, ma propre idée sur la nouvelle morale à mettre en place peut se résumer à cinq principes :

1. La mémoire des auteurs d’atrocités est plus longue que celle des victimes. En réalité, la psychologie humaine travaille dans un sens différent. Et pour cette raison, une grande force morale est nécessaire pour arriver à ce niveau de morale. Dans le cas de la Chine et du Japon, aussi bien que du Japon et de la Corée, il n’y a pas d’échappatoire possible au fait que le Japon était du côté de la responsabilité.

2. S’excuser est un acte unilatéral, alors que se réconcilier est un acte bilatéral. Vous vous excusez quand vous pensez que ce vous avez fait est mauvais. Vous ne vous excusez pas sous la condition que vos excuses soient acceptées. C’est un principe fondamental de la morale humaine. Si la victime n’accepte pas vos excuses, la réconciliation est impossible. Peut-être que dans le monde de la politique les excuses sont plus ou moins liées à la réconciliation, il n’en reste pas moins que du point de vue de la morale, il y a quelque chose de faux dans cette attitude.

3. Qu’est-ce que vous voulez dire quand vous vous excusez ? C’est une question toujours pertinente à se poser. Comme on l’a vu, le gouvernement japonais s’est déjà amplement excusé. Mais en ce qui concerne chacun, il reste pertinent de se demander ce qu’on attend de vos connaissances, de vos souvenirs et de votre cour pour manifester votre repentir.

4. La responsabilité transcende les générations. De façon continue, le Japon voit arriver de nouvelles générations qui ont été élevées dans un environnement de pacifisme et de matérialisme et qui n’ont jamais pensé à faire quelque chose de militairement menaçant ou dangereux. Je suis né en 1945 et je n’ai jamais été réellement en mesure de participer à aucune des atrocités commises. Mais en tant que Japonais je porte la responsabilité de ma génération pour les actes commis par la génération de mes parents ou mes grands-parents, exactement de la même façon que j’assume la responsabilité de ma génération pour défendre leur honneur, si besoin était. Si ces contradictions ne sont pas résolues par ma génération, les générations à venir auront la charge de les résoudre.

5. Tous ces aspects moraux de ce problème surgiront et doivent venir des Japonais eux-mêmes, et certainement pas de l’extérieur. Chaque principe doit être exprimé à partir d’un jugement sans ambiguïté, sans condition et sans détour. Ce jugement ne dépend pas de la réaction attendue de l’autre partie. Si l’autre partie décidait de faire un pas en avant pour réduire l’écart entre les deux pays, on arriverait à une sorte de “grande réconciliation” ou une “grande négociation Mais ce ne doit pas être le but poursuivi.

Retrouver l’identité asiatique permettrait au Japon de dépasser une des erreurs fondamentales de quelques-uns des débats des nationalistes extrémistes. Le besoin le plus urgent exprimé dans les discours nationalistes est de rendre leur honneur aux soldats qui se sont battus de bonne foi pour leur pays. Mais quelles étaient réellement les valeurs pour lesquelles ils étaient préparés à donner leur vie ? Dans un certain nombre de cas c’étaient pour leurs parents, leurs épouses, leurs enfants, leurs frères ou leurs sours. Dans d’autres cas, c’était pour l’Etat japonais ou l’empereur qui incarnait l’Etat. Mais dans le plus nombreux des cas, c’était pour la “toyo heiwa la paix orientale.

Beaucoup sont morts en croyant aux valeurs qui dépassaient les étroites limites du Japon en pensant à un plus grand bien-être et à une plus grande justice pour l’Asie. Si ce devait être le cas, il n’y a qu’une façon de consoler les âmes de ceux qui sont morts de bonne foi pour l’Asie, c’est de rentrer de nouveau dans l’Asie et d’en redevenir un membre à part entière. Et il n’y a qu’une façon d’arriver à cet objectif. C’est par le cour et la moralité des Japonais contemporains.

Le Japon ne pourra jamais retrouver son identité nationale sans retrouver son identité asiatique. La disparition d’une politique qui anticipe les vues de la Chine, de même que l’éveil de sentiments anti-chinois tels qu’ils peuvent s’exprimer dans les discours nationalistes sont regrettables parce qu’ils représentent une renonciation au passé réel du Japon. Ils vont à l’encontre de l’objectif national fondamental de réintégrer l’Asie.

Autres actions à accomplir

Les cinq principes exposés ci-dessus sont des principes moraux et ils ne sont pas destinés à changer la base légale, ni la structure politique du Japon de l’après-guerre. En termes d’actions à accomplir, le Japon peut valablement avancer que l’action la plus importante repose dans sa détermination à ne jamais laisser se reproduire une action militaire, surtout après la performance de soixante années pacifiques à la suite de la deuxième guerre mondiale. Néanmoins, l’adoption de tels principes pourrait rendre la position du Japon, vis à vis de son passé, plus supportable et plus humble.

Avec cette nouvelle approche basée sur la moralité, quelques-uns des problèmes qui font actuellement l’objet de débats, comme celui des manuels (scolaires) ou comme ceux qui ont trait à des questions légales, pourrait recevoir des solutions différentes. De plus, si cette attitude morale pouvait s’ancrer fermement, elle pourrait générer des actions faisant preuve d’initiatives, comme envoyer tous les ans une mission en Chine ou ailleurs pour montrer que le Japon n’est pas oublieux de son passé. Ces idées devraient sortir naturellement des délibérations.

Après l’application de la décision d’un moratoire sur les visites à Yasukuni, le gouvernement japonais et les Japonais eux-mêmes devraient s’attaquer au sujet si longtemps négligé de la maîtrise de leur passé. Cela revêtirait quatre aspects :

– conserver Yasukuni comme un lieu de deuil central au Japon, à condition que sa reconnaissance historique soit substantiellement réformée ;

– commencer un débat national sur le problème de la responsabilité militaire et en cas de conclusion couronnée de succès, décider du traitement approprié à donner aux criminels de guerre de première catégorie, enterrés à Yasukuni ;

– trouver un consensus sur l’identité nationale perdue, qui trancherait de ce qui était bon et de ce qui était mauvais dans la vision du monde d’avant-guerre et le montrer au monde, en partie grâce à un musée national complet du Japon d’avant-guerre ;

– harmoniser les efforts du Japon pour retrouver son identité nationale, avec l’objectif de réintégrer l’Asie et de retrouver son identité asiatique.

Ce processus peut être long, et il peut ne pas réussir à instaurer dans un futur proche une réconciliation avec la Chine. Mais le Japon aurait, au moins, une stratégie à long terme pour traiter son passé et dépasser ses contradictions internes actuelles. Du point de vue de l’intérêt japonais, je crois fermement que quelle qu’en soit la difficulté et quel qu’en soit le temps nécessaire, aller de l’avant avec une direction clairement définie vaut mieux que de rester à la dérive, face à la polarisation des Japonais et aux difficultés des relations avec le reste de l’Asie. Le Japon prendrait alors suffisamment d’ascendant moral pour dépasser son problème d’histoire avec courage et sincérité. Même si ces objectifs politiques sont atteints, le Japon ne sera peut-être pas encore capable de dépasser complètement ce problème. Mais c’est une histoire qui sera à raconter dans l’avenir, à une date encore incertaine.