Eglises d'Asie

LA RENCONTRE DU CHRISTIANISME ET DU CHAMANISME EN ASIE

Publié le 18/03/2010




Dossiers et documents N° 2/2007

EDA 457

Février 2007

Dossier

Document N° 2/2007

DE DIVERS HORIZONS

LA RENCONTRE DU CHRISTIANISME AVEC LES PRATIQUES CHAMANIQUES ET NEO-CHAMANIQUES DES POPULATIONS INDIGENES D’ASIE ORIENTALE

par le P. Olivier Lardinois, sj

[NDLR – Au mois de février 2006, le Research Center for Aboriginal Theology (1), lié à l’Institut de Théologie de l’Université catholique Fujen, à Taiwan, a organisé, en collaboration avec l’institut Ricci de Taipei, un séminaire de recherche international sur la rencontre du christianisme avec les pratiques chamaniques des populations indigènes de l’Asie orientale. Ce séminaire de travail s’est déroulé à Taitung, petite ville de la côte Pacifique de Taiwan, à l’invitation de l’unique évêque aborigène de l’île, Mgr John-Baptist Tseng, évêque auxiliaire de Hualien et président de la Commission pour la pastorale aborigène, attachée à la Conférence épiscopale taïwanaise. L’article ci-dessous a été publié en chinois dans le numéro d’automne 2006 de la revue de la faculté de théologie de Fujen, les Collactanea Thelogica Universitatis Fujen, et en anglais dans le numéro d’automne de Asian Pastoral Review (vol. 43-4, 2006). Le P. Olivier Lardinois, jésuite belge, travaille depuis une quinzaine d’années en milieu aborigène taïwanais (auprès de l’ethnie Tayal). Il est le coordinateur du Research Center for Aboriginal Theology et c’est à ce titre qu’il a rédigé ce rapport.]

Motivations et visées du symposium

L’organisation du symposium se justifiait sur plusieurs plans :

1.) La persistance de pratiques chamaniques au sein de nombreuses communautés indigènes asiatiques converties au christianisme depuis plus d’un demi-siècle, notamment à Taiwan, où plus de 85 % de la population aborigène de l’île est chrétienne (principalement de confession catholique ou presbytérienne), mais aussi dans d’autres contrées comme les Philippines, le nord de l’île de Bornéo et l’Australie.

2.) Un regain d’intérêt manifeste pour certaines pratiques chamaniques traditionnelles de la part des jeunes générations autochtones en quête de sens et d’identité (Corée, Chine, Taiwan, Malaisie, Australie).

3.) L’apparition de diverses formes de néo-chamanisme qui rencontrent un franc succès parmi une frange non négligeable de la population asiatique citadine et éduquée (Sibérie, Corée, Taiwan).

Pour bien circonscrire la réalité étudiée, les organisateurs du forum empruntèrent la définition de l’anthropologue R. Hamayon : “Originellement, le terme chamanisme désignait les pratiques religieuses observées parmi les ethnies autochtones sibériennes qui vivent de la chasse et de la pêche. Ces pratiques sont caractérisées par un échange symbolique relationnel entre les êtres humains et les esprits des différentes espèces d’animaux sauvages dont ils se nourrissent. Aujourd’hui, le terme désigne plus généralement toute forme de pratiques religieuses qui consistent à traiter avec des esprits afin d’obtenir des biens dont l’acquisition est aussi incertaine que celle d’animaux chassés, comme par exemple la pluie, la fertilité, la santé, la chance, le succès en amour ou au jeu, la prospérité, l’absence de tourments, etc.” (2). Une telle définition permet d’englober sous le terme de chamanisme une série de pratiques religieuses fort variées, souvent jugées comme “superstitieuses”, présentes dans la religiosité populaire de très nombreuses cultures, asiatiques ou non. En Asie orientale comme ailleurs, les pratiques chamaniques coexistent souvent avec une ou plusieurs religions plus élaborées (bouddhisme, christianisme, islam) qui n’arrivent presque jamais à complètement éradiquer des croyances populaires ces formes “archaïques” de religiosité aux racines assez profondes. Dans d’autres cas, notamment celui du taoïsme populaire ou du mouvement New Age, on est en face de religions ou de courants religieux structurés et reconnus qui s’enracinent dans des formes variées de pratiques religieuses archaïques et se renouvellent sans cesse sous l’influence de nouvelles pratiques, elles-mêmes sans cesse en évolution. Cette interférence permanente entre religions établies (ou mouvements religieux reconnus) et pratiques religieuses populaires plus anciennes ne peut être ignorée, sous peine de subsister dans une certaine clandestinité et de continuer à engendrer toutes sortes de confusions et de culpabilités non libératrices.

La première partie du symposium consista à présenter une dizaine de travaux de recherches abordant la réalité traitée sous des angles différents (analyse anthropologique, étude comparative de religions, réflexion pastorale) dans des contextes culturels variés (Sibérie, Corée, ethnies minoritaires ou religions populaires chinoises et taïwanaises, indigènes de Bornéo, aborigènes d’Australie). Cette présentation variée permit aux participants de mieux saisir toute la complexité du problème et des enjeux en présence. Elle contribua également à faire mieux réaliser combien le dialogue interreligieux était important à ce niveau là aussi. Enfin, elle montra assez clairement combien le christianisme pourrait s’enrichir s’il se mettait un peu plus à l’écoute et à l’école de traditions chamaniques porteuses d’une réelle sagesse en matière d’accompagnement spirituel d’hommes et de femmes confrontés à la misère humaine. Après cette longue série de conférence, la deuxième partie du symposium fut consacrée à tâcher de tirer certaines conclusions pertinentes à usage théologique et pastoral.

Deux situations liées au monde chinois

Les deux premiers travaux présentés situèrent le problème au niveau du monde chinois. Melle Tsai Yijia, professeur d’ethnologie à l’université Donghua, de Hualien (Taiwan), montra comment des associations taoïstes taïwanaises qui offrent une formation de “médium” à des personnes peu scolarisées et/ou psychologiquement fragiles, contribuaient, à travers cette formation, à la libération de leurs élèves. En décrivant le contenu de la formation offerte par l’une de ces associations, la conférencière expliqua comment une telle initiation pouvait aider les élèves médiums à réaliser une réelle maturation psychologique, affective et spirituelle qu’ils pouvaient ensuite mettre au service d’autres personnes en difficulté.

Benoît Vermander, directeur de l’institut Ricci de Taipei, présenta l’évolution actuelle du chamanisme encore pratiqué par l’ethnie Nosu dans les régions assez inhospitalières de haute montagne de la province du Sichuan, en Chine continentale. A travers sa présentation, il montra comment tout système religieux plus “archaïque” est intiment lié au contexte historico-spatial dans lequel une communauté humaine est amenée à vivre. Dans le cas du chamanisme Nosu, on se trouve en présence d’une tradition religieuse qui soude, construit et protège l’identité ethnique face aux menaces de toutes sortes (conditions matérielles d’existence fort rudes, prosélytisme bouddhique, menace d’assimilation à la culture majoritaire des Chinois Han, etc.).

Autres contextes, autres problématiques : Sibérie, Corée, Malaisie et Australie

Les cinq conférences du deuxième jour de symposium analysèrent des contextes culturels fort variés. Tatiana Bulgakova, professeur d’anthropologie à l’université Alexander Herzen, de Saint-Pétersbourg, présenta une intéressante analyse du renouveau du chamanisme parmi les minorités asiatiques de Sibérie comme réaction nationaliste contre la domination de la Russie européenne, identifiée à la fois au communisme et à la religion chrétienne orthodoxe. Elle montra qu’il s’agit en fait de l’émergence d’un néo-chamanisme fort différent des pratiques chamanistes traditionnelles, qui n’hésite pas à emprunter à la religion chrétienne certaines de ses caractéristiques structurelles, morales et dogmatiques : construction de lieux de culte, institution de cours de religion chamanique dans les écoles publiques, constitution d’une morale et d’une théologie chamanistes fortement inspirées par la tradition judéo-chrétienne, etc.

Daniel Kister, professeur émérite de littérature comparée de l’université Sogang, à Séoul, parla du renouveau du chamanisme traditionnel en Corée, en faisant découvrir ce que celui-ci avait de commun avec certains aspects du vécu de la religion chrétienne : accepter de devenir chaman, c’est une vocation particulière qui implique une ascèse de vie pour se mettre au service de personnes souffrantes ; l’esthétique et le sens profond du rituel chamaniste coréen contiennent des similarités au rite eucharistique (usage de signes, de mots, d’objets rituels, de mélodies et de gestes qui rendent le divin réellement présent) ; le dépassement des crises se fait par une ritualisation du drame de la vie familiale et communautaire ; le chaman coréen passe sa vie à apprendre à mieux discerner par l’expérience l’influence des bons et des mauvais esprits ; etc. Signe des temps, Daniel Kister souligna que le cursus de formation des nombreux séminaristes coréens contient maintenant une initiation au chamanisme, en plus d’une solide introduction aux religions traditionnelles instituées (bouddhisme, confucianisme).

Deux présentations portant sur le contexte de la partie malaisienne de Bornéo furent instructives à un autre niveau. Jojo Fung, jésuite malaisien d’origine chinoise fort engagé auprès des populations aborigènes locales, présenta une réflexion théologique sur l’intérêt pour un prêtre catholique de se mettre à l’école des chamans traditionnels, voir même d’accepter de passer par une authentique initiation. Dans le même ordre d’idée, Anne Lasimbang, animatrice indigène chrétienne au sein de l’ONG PACOS, qui travaille à la formation permanente des communautés aborigènes de la forêt de Bornéo, démontra qu’il ne peut y avoir de réel succès dans l’aide au développement durable des communautés locales, si l’on ne s’attache pas aussi à préserver la sagesse et la spiritualité des chamans traditionnels.

Brian McCoy, jésuite et chercheur au Centre de recherche sur la santé des populations, lié à la faculté de médecine de l’université de Melbourne, présenta un résumé de sa thèse intitulée : “Santé, masculinité et bien-être chez les hommes du désert australien”. Il montra comment l’absence de dialogue entre les trois instances responsables de la fonction curative (healing function) dans la plupart des villages du désert (le dispensaire, la communauté chrétienne locale et les guérisseurs traditionnels) pouvait constituer un réel obstacle au retour à la santé physique, psychique et spirituelle de la plupart des hommes adultes autochtones. Selon McCoy, il faudrait favoriser l’émergence de projets de santé communs et globaux qui prennent vraiment en compte tous les éléments de la culture locale, afin de pouvoir réellement arriver à combattre le mal-être profond qui frappe la majorité de la population aborigène masculine d’Australie.

Le cas des communautés chrétiennes aborigènes de Taiwan

Les cinq conférences du troisième jour de symposium concernaient toutes le contexte aborigène taïwanais. Melle Liu Pi-chen, professeur d’ethnologie à l’université Donhua, de Hualien, présenta une intéressante recherche sur les chamans de l’ethnie Kefalan. En expliquant pourquoi la fonction chamanique dans la culture Kefalan était strictement réservée aux femmes de santé physique et/ou psychique fragile, la conférencière montra que les chamans sont souvent des personnes dont le charisme et la sagesse s’enracine dans une expérience de souffrance personnelle surmontée. Elle expliqua aussi le rôle de régulation sociale important joué par la communauté des chamans d’un même village qui ont l’habitude de se réunir régulièrement pour pratiquer leur art et pour initier les plus jeunes.

Deux pasteurs de l’Eglise presbytérienne taïwanaise appartenant à deux ethnies différentes, les Rév. Tong Sen-yong et Namoh-Siyo, se firent ensuite témoins de deux attitudes fort différentes. Le premier, plus âgé, se félicita de pouvoir annoncer la disparition presque certaine de toutes pratiques chamaniques de l’île où il vivait grâce au succès fulgurant de l’évangélisation chrétienne : tous les chamans de son ethnie, l’ethnie Tao, sont soit déjà morts, soit des convertis repentis. Le deuxième, plus jeune, partagea sa volonté de faire face à la persistance de pratiques chamaniques dans la plupart des villages de son ethnie, l’ethnie Amis, avec une plus grande ouverture et une réelle créativité. Malgré la désapprobation de la majorité des fidèles de sa congrégation, il ose entrer en dialogue avec les chamans de son village et même participer à leur liturgie rituelle. Il promeut aussi un espace de rencontre possible, via le développement de l’usage de la prière de guérison dans l’Esprit utilisée par les Eglises pentecôtistes et le mouvement catholique charismatique. Mais il avoua, en tant que ministre protestant, souffrir d’un cruel manque d’outils théologiques pour arriver à défendre son point de vue parmi ses confrères.

La parole fut ensuite donnée à quatre agents pastoraux aborigènes de l’Eglise catholique taïwanaise qui partagèrent leurs questions et leurs souffrances face à une politique ecclésiale qui n’a pas toujours été très cohérente dans sa façon de procéder. Deux catéchistes retraités appartenant à deux ethnies différentes firent mémoire de ce manque de cohérence qui a profondément marqué l’histoire des communautés chrétiennes catholiques locales. Au moment de l’évangélisation, dans les années 1950-1960, on a exigé des chrétiens convertis un renoncement global de tout ce qui avait trait avec leur religion traditionnelle, c’est-à-dire non seulement le rejet en bloc du chamanisme traditionnel, mais également l’adoption de nouveaux rites (l’Eucharistie et les rites sacramentaux) et d’une autre langue rituelle (le latin). Au début des années 1970, on est passé à l’usage de la langue locale, mais cela a fort troublé les chrétiens les plus âgés, car en introduisant la langue locale dans la liturgie et la prière catholique, on y a inévitablement réintroduit certaines expressions du rituel chamanique, qui, lui, était alors encore toujours condamné par la majorité des missionnaires. Aujourd’hui, l’Eglise a une attitude plus ouverte vis-à-vis des pratiques chamaniques, mais la plupart des agents pastoraux indigènes ne comprennent plus ces pratiques, d’où une grande difficulté à aider les fidèles à discerner le bon grain de l’ivraie. A côté de cela, il faut aussi tenir compte de l’apparition récente de formes aborigènes de néo-chamanisme, qui peuvent parfois relever du simple folklore identitaire, ou pire, du pur charlatanisme.

Le P. Norbert Pu, prêtre indigène de l’ethnie Tsou formé depuis sa tendre enfance par une Eglise locale fortement sinisée, à l’écart complet de sa culture, a partagé une souffrance profonde qui caractérise la plupart des prêtres aborigènes catholiques de Taiwan. Face au renouveau culturel des cultures aborigènes locales, qui rencontre un grand succès auprès des générations indigènes les plus jeunes et les plus éduquées, il n’est pas aisé pour des prêtres trop longtemps exculturés d’être encore crédibles et écoutés. Les jeunes sont beaucoup plus sensibles aux paroles d’intellectuels ou d’hommes politiques brillants quelques peu manipulateurs qui prônent un retour pur et simple à la religion traditionnelle, qu’à celles de prêtres indigènes devenus fort timides parce qu’ils ne connaissant pas assez leur propre culture. Dans un tel contexte, il est très difficile de pouvoir contribuer au discernement nécessaire face au retour du chamanisme traditionnel ou à l’avènement d’une sorte de néo-chamanisme aborigène. Pour tâcher de combler une telle lacune, le P. Pu insiste sur l’importance pour les agents pastoraux (prêtres ou catéchistes) de se remettre à l’école de leur culture. Lui-même a passé deux années d’étude à se réapproprier sa culture Tsou. Mgr John-Baptist Tseng présenta une perspective un peu plus optimiste : “Le dialogue est encore possible. Nous avons déjà fait beaucoup pour mieux inculturer le vécu de la foi catholique dans nos communautés aborigènes locales. Davantage peut encore être fait si nous avons la foi pour le faire !”

La dernière conférence fut une réflexion théologique et pastorale autour de pratiques chamaniques subsistant dans des communautés catholiques aborigènes de Taiwan. Elle consista en un rapport commenté d’une enquête faite par le Research Center for Aboriginal Theology du théologat de Fujen auprès d’un échantillon de dix chamans catholiques, hommes et femmes, appartenant à cinq ethnies différentes. Les conclusions de ce travail de recherche sont les suivantes : “L’enquête nous invite à avoir une attitude plus ouverte et plus accueillante envers les bons fruits qui sont liés à un héritage chamanique plus ou moins christianisé. Elle nous a fait découvrir que le chamanisme pratiqué par des chamans aborigènes plus ou moins christianisés vise essentiellement le bien-être physique et psychologique des personnes. Nous avons en effet remarqué combien, par delà des pratiques extérieurement assez primaires ou étranges, la capacité curative des consultations chamaniques reposait sur trois piliers fort louables : une écoute sérieuse du patient afin de prendre en compte tous les aspects de sa vie personnelle et sociale ; une sagesse pleine de bon sens de la part du consulté ; un rejet clair de l’usage de pratiques chamaniques pour nuire aux personnes. L’enquête a toutefois aussi dévoilé certaines pratiques qui posent questions parce qu’elles peuvent encore servir de véhicule à des croyances en nette contradiction avec la foi chrétienne, comme, par exemple, la peur des âmes défuntes, un lien trop facile et trop direct établi entre maladie et punition, un recours à l’aide d’esprits dont le pouvoir ne se fonde pas explicitement en Dieu, etc. De telles pratiques n’invitent pas nécessairement à une condamnation, mais bien, pour le moins, à un réel dialogue et à un sérieux discernement visant à aider les parties à mieux saisir tous les enjeux en présence.”

Réflexion théologique et pastorale

La réflexion commune qui suivit la présentation des travaux tenta de tirer quelques conclusions pertinentes à usage théologique et pastoral. Plutôt que de faire un rapport détaillé de ce débat particulièrement instructif, nous nous contenterons de relater ici les remarques les plus pertinentes faites par trois des participants. Ces remarques présentent le double avantage de reprendre l’essentiel des points traités tout au long du symposium et de donner une direction assez claire et ouverte pour l’avenir.

Mgr John-Baptist Tseng insista sur le fait qu’il est essentiel de continuer à étudier fort sérieusement le problème afin de rassurer les chrétiens aborigènes qui, par fidélité à leur culture propre, continuent de pratiquer certains rites religieux traditionnels. Il faut, disait-il, les déculpabiliser en leur montrant que l’Eglise ne condamne pas ce qu’il y a de bien et de beau dans la tradition religieuse aborigène. Il faut aussi, ajouta-t-il, aider à démêler l’ivraie du bon grain, mais pas sans s’être d’abord vraiment mis à l’écoute et à l’école des anciens. Pour l’évêque aborigène, la meilleure façon de montrer le respect que l’Eglise désire avoir à l’encontre des pratiques louables et bénéfiques de la religion traditionnelle, est d’arriver à intégrer celles-ci dans la vie ecclésiale elle-même, par exemple en invitant les anciens et les chamans à participer activement à la vie liturgique et pastorale des communautés chrétiennes locales, ou encore en invitant les agents pastoraux à mieux respecter et comprendre la tradition ancienne.

Luc Mees, professeur de missiologie à Asian Pastoral Institute, fit quelques remarques de nature plus anthropologique et théologique :

La rencontre avec le chamanisme aide à mieux comprendre la nature de la religion comme éveil et reconnaissance d’un Mystère qui nous dépasse et comme abandon à celui-ci. Toutes les religions sont fondées sur une sorte de révélation (contenu) en vue d’un salut (espérance, signification). Les chemins et les formes de révélation et de salut ainsi que les réponses humaines données pour atteindre l’Ultime Réalité sont différents et variés (cf. Heb. 1,1).

Les catégories conceptuelles de vérité, d’absolu et d’unicité ont causé bien des divisions entre les religions. La vérité n’est pas d’abord un problème de concept, mais de fruits. Une religion “vraie” est une religion qui libère, transforme, dynamise, crée l’harmonie et guérit… une religion qui donne sens aux dimensions de la réalité humaine et délivre des sentiments de peur. On dit souvent que les religions sont toutes “égales”, mais il y en a qui sont plus libératrices et signifiantes que d’autres. Seul le dialogue peut aider les religions à comprendre leurs différences et leurs similarités, leurs richesses et leurs déficiences, leurs complémentarités aussi.

Dans le dialogue interreligieux, on a trop souvent oublié la nécessité du dialogue avec les religions “primales” ou cosmiques, au seul profit des grandes religions instituées métacosmiques. Le dialogue avec les religions cosmiques peut sembler plus difficile, mais il n’en est pas moins urgent que celui avec les religions métacosmiques.

Le chamanisme est l’un des moyens d’entrer en relation avec le Mystère. Il est une des caractéristiques majeures des religions les plus traditionnelles survivant encore un peu partout sur la terre : la voie des sages, des voyants, des guérisseurs… des prophètes. Il ouvre une fenêtre importante pour pouvoir mieux comprendre les religions cosmiques. Le symposium est une invitation à apprendre à se mettre à l’écoute d’hommes et de femmes qui ont une profonde expérience de l’au-delà. Le chamanisme nous invite à mieux apprécier la variété des expériences de l’Autre. Les chamans et les sages sont en effet capables de voir, d’entendre, de toucher et de comprendre ce que les autres ne peuvent voir, entendre, toucher, comprendre.

La rencontre du chamanisme implique un approfondissement et un enrichissement de la théologie chrétienne à divers niveaux : christologique (pouvoir considérer Jésus-Christ comme un chaman) ; pneumatologique (c’est évident !) ; théologie du pluralisme religieux ; inculturation ; théologies locales.

La rencontre du chamanisme est en rapport immédiat avec plusieurs défis majeurs de la pastorale missionnaire : le combat des chrétiens indigènes pour la survie de leur identité et de leurs cultures propres ; l’approche de la religion populaire ; le phénomène assez courant d’appartenance religieuse duale ; la vision positive ou négative, ouverte ou fermée, que l’on peut avoir en face du “syncrétisme” religieux.

Benoît Vermander offrit une conclusion en dix points qui constitue une clef de lecture efficace pour aider à mieux aborder la rencontre du chamanisme en tenant compte des différents enjeux en présence :

– Nous avons affaire à une variété de phénomènes : religions locales, pratiques chamaniques, émergence de néo-chamanismes au sein d’une économie de marché, réinterprétation de l’identité personnelle, rencontre avec le christianisme.

– Il y a une opposition réelle entre le christianisme et certains des phénomènes observés.

– Cependant, il y a aussi des similarités et des points de rencontre possibles.

– Le chamanisme constitue un réel défi pour la façon dont le christianisme a l’habitude de concevoir la tension entre l’Unité et la Pluralité à l’intérieur du divin.

– Le chamanisme constitue une invitation à repenser la compréhension du rapport entre l’Ancien et le Nouveau Testaments.

– Le chamanisme constitue un défi pour notre créativité liturgique.

– La rencontre du chamanisme est un encouragement pour le christianisme à devenir un peu plus une religion réellement guérissante (healing religion).

– La persistance du chamanisme est un rappel clair de la diversité des charismes et de notre devoir de libérer les charismes, d’aider ceux qui possèdent des charismes particuliers à mieux les utiliser au service de tous.

– Pouvoir “discerner les esprits” et “apprécier les fruits” sont deux clefs fondamentales lorsqu’il est question de rencontre et de dialogue avec le chamanisme.

– Il semble qu’il y ait un réel besoin de promouvoir des “projets de santé holistiques” (holistic health projects) parmi les aborigènes de Taiwan et d’ailleurs.

Note

(1)Pour plus de détails sur le Centre de recherche pour une théologie aborigène, on pourra utilement se reporter à l’article paru dans la revue Lumen Vitae à son sujet : Encourager le développement de théologies particulières, une menace pour l’Eglise Universelle. Le cas du “Research Center for Aboriginal Theology” lié à l’Institut de théologie de l’université Fujen à Taipei (Lumen Vitae, Vol. LX, 1-2005, pp. 79-86)

(2)R. Hamayon, Shamanism as an Exchange System, or, How to Trade for Vital Force with Spirits, Lecture at the Academica Sinica, Taipei, October 16, 2000.

(EDA, P. Olivier Lardinois, février 2007)

Dossiers et documents N° 2/2007

EDA 457

Février 2007

Dossier

Document N° 2/2007

DE DIVERS HORIZONS

REFLEXION THEOLOGIQUE ET PASTORALE AUTOUR DE PRATIQUES CHAMANIQUES SUBSISTANT DANS DES COMMUNAUTES CATHOLIQUES ABORIGENES DE TAIWAN

par le P. Olivier Lardinois, sj

[NDLR – L’article ci-dessous est le rapport d’une enquête menée en 2005 par le Centre de recherche en théologie aborigène, de l’Institut de théologie de l’université catholique Fujen, à Taiwan. Il est suivi d’une réflexion théologique et porte sur les chamans aborigènes de Taiwan qui appartiennent au catholicisme et continuent à pratiquer leur art traditionnel. Le P. Olivier Lardinois a eu l’amabilité de nous communiquer ce texte, qui paraîtra prochainement en chinois dans les Colleactanea Theologica Universitatis Fujen.]

Introduction

A l’origine, le terme chamanisme désignait les pratiques religieuses des populations aborigènes de Sibérie pratiquant la chasse et la pêche. Ce terme est aujourd’hui largement utilisé pour désigner les pratiques religieuses qui visent à obtenir de puissances invisibles des biens incertains tels la prospérité, la santé, la chance, la délivrance d’épreuves personnelles ou de calamités naturelles. Ces pratiques chamaniques que l’on désigne en chinois sous le terme de wushu varient selon les cultures et les lieux. Elles constituaient l’une des composantes essentielles de la religion traditionnelle des populations aborigènes de Taiwan qui se sont converties au christianisme il y a une cinquantaine d’années, principalement au sein des confessions presbytérienne et catholique.

Le présent article analyse un phénomène particulier, celui de la persistance de pratiques chamaniques au sein de communautés catholiques aborigènes taïwanaises. Il résulte d’une enquête faite sur le terrain par l’équipe du centre de recherche en théologie aborigène, de la faculté de théologie de l’université catholique Fujen à Taipei (1). S’appuyant sur des moyens limités, mais aussi sur un large réseau de connaissances à travers toute l’île, cette enquête a procédé en interviewant un échantillon soigneusement sélectionné de dix chamans catholiques – homme ou femme – appartenant à cinq ethnies différentes :

– trois chamans de l’ethnie Tayal vivant dans le canton de Taian (Miaoli Hsian) : Mme Iban-Soyan (73 ans) et Mme Iban-Losing (54 ans), du village de Yongan, Mme Puhor-Kagi (77 ans), du village de Tiangou ;

– deux chamans de l’ethnie Bunun, vivant dans le canton de Jenai (Nantou Hsian) : Mme Newn, du village de Wuqie (55ans), et M. Abis (73 ans), du village de Quping ;

– deux chamans de l’ethnie Tsou, vivant dans le canton de Alishan (Jiayi Hsian) : M. Pasuya (65ans), du village de Tefuye, et Mme Kuatu (69 ans), du village de Jingmei ;

– deux chamans de l’ethnie Paiwan, vivant dans les cantons de Dawu et de Jinfeng (Taidong Hsian) : Mme Karue (82 ans), ancienne catéchiste du village de Daniao, et Mme Kedrekedr (84 ans), du village de Dabang ;

– une ancienne chaman de l’ethnie Amis, originaire des environs de la ville de Hualien, devenue religieuse de la congrégation diocésaine des sours de Ste-Marthe.

Pour parfaire son enquête, l’équipe a également interviewé :

– le groupe de prière de la communauté catholique du village Amis de Tingpu, dans le canton de Fengpin (Hualien Hsian), dont la plupart des membres sont des filles de chamans, ainsi que leur curé, feu le P. André Bareigts, anthropologue de la Société des Missions Etrangères de Paris ;

– un chaman de l’ethnie Amis, M. Aki (55ans), qui vit dans le village de Tavalon, du canton de Guangfu (Hualien Hsian), ainsi que la catéchiste de ce même village, Mme Sawmah Katig (62ans) ;

– deux femmes du village Nanwang dans les environs de la ville de Taidong, Mmes Hanabi et Paraytay, qui ont bien connu le premier catéchiste de la paroisse de Zhiben, M. Aliyalem. M. Aliyalem était, avant de se convertir, un célèbre chaman de l’ethnie Puyuma.

– un missionnaire suisse confronté depuis longtemps à la persistance du chamanisme dans son district pastoral du canton de Taoyuan (Gaoxiong Hsian), situé en zone Bunun : le P. Karl Stahli, smb ;

– la catéchiste du village Bunun de Quping, Mme Kaut (66 ans).

Lors des interviews, l’équipe enquêtant a concentré ses questions à trois niveaux, qui constituent le corps de cet article :

– Pourquoi des chamans aborigènes taïwanais convertis au catholicisme trouvent-ils pertinent de continuer à pratiquer leur art ?

– Pour quels motifs des chamans aborigènes continuent-ils à être consultés et que font-ils pour aider ceux qui les consultent ?

– Comment ces chamans catholiques aborigènes arrivent-ils à concilier le recours au chamanisme avec la foi chrétienne ?

1.) Pourquoi des chamans aborigènes taïwanais convertis au catholicisme trouvent-ils pertinent de continuer à pratiquer leur art ?

Parmi les dix chamans que nous avons interrogés, neuf sont devenus chamans avant de se convertir au christianisme. Nous n’avons rencontré qu’un seul cas d’initiation au chamanisme qui ait suivi la conversion au christianisme : une femme Taya, qui a commencé à être initiée à l’âge de 50 ans, après que le curé de sa paroisse, un missionnaire colomban passionné d’inculturation, l’ait encouragé à se faire chaman pour perpétuer la tradition. Lorsque l’initiation de cette dame s’est terminée, c’est ce missionnaire qui a payé le cochon traditionnellement sacrifié à cette occasion.

Parmi les neufs interviewés devenus chamans avant de se convertir au christianisme, deux d’entre eux, qui avaient été initiés par des tantes chamans, ont déclaré s’être définitivement arrêtés de pratiquer le shamanisme après leur baptême : une femme Pairwan, devenue chrétienne et catéchiste en 1956, et une sour Amis, entrée dans la vie religieuse à l’âge de18 ans, en 1966. Ces deux femmes n’ont toutefois jamais cessé d’être consultées pour aider à résoudre des problèmes difficiles. La première est aujourd’hui une femme fort respectée dans son village, tant par les catholiques que par les protestants ou les non-chrétiens. Il y a une quinzaine d’années, elle a même réussi à faire accepter par tous les habitants de ce village que les personnes décédées de mort violente (accident, suicide) puissent, contrairement à la tradition, recevoir des funérailles normales. La deuxième est régulièrement consultée par des chrétiens confrontés à des maux psychiques ou physiques face auxquels les médecines occidentale et chinoise se sont avérées impuissantes : maux de tête, arthrose particulièrement douloureuse, poussée de fièvre infantile inexpliquée, cancer incurable, état dépressif profond, crises d’anxiété incontrôlées, etc. Cette religieuse compte parmi ses patients réguliers plusieurs prêtres et religieuses, et même quelques ecclésiastiques de haut rang.

Deux autres chamans interrogés ont été obligés de mettre fin à la pratique de leur art pour pouvoir obtenir le baptême. Cependant, ils ont ensuite recommencé à pratiquer pour répondre à une demande pressante. Le premier est une femme Paiwan dont le catéchiste de sa paroisse avait exigé la crémation de sa boîte de chaman (2) pour avoir accès au baptême. Après quelques années, un chef de son village lui a demandé de recommencer à pratiquer en lui tenant le discours suivant : “Tu étais chaman avant d’être chrétienne et tout le monde dans le village sait que tu as ce charisme en toi. Le christianisme est une religion étrangère. Si tu ne pratiques plus, la tradition des ancêtres va se perdre. Il faut que tu acceptes de continuer à pratiquer, au moins pour ceux qui ne se sont pas convertis au christianisme. Sinon ceux-ci n’auront plus personne pour bénir leur mariage, jeter de l’eau bénite sur leur maison, prier aux funérailles,…” (3). Cette femme avait alors consulté son curé qui était un homme assez ouvert et lui avait donné cette instruction : “Tu peux recommencer à exercer ton chamanisme mais uniquement pour les non-chrétiens.” Depuis ce moment-là, la femme chaman a recommencé à pratiquer, au début seulement pour les non-chrétiens, puis, petit à petit aussi, pour les chrétiens qui le désiraient, notamment ceux qui craignent que les rites des funérailles chrétiennes ne suffisent pas à honorer leurs morts. Aujourd’hui, cette femme Paiwan, qui a 84 ans, est toujours consultée et pas seulement par des vieillards. Récemment, elle a même béni des mariages de jeunes qui désiraient se marier de façon traditionnelle. L’autre cas est celui d’un chaman de l’ethnie Bunun formé par son père dès l’âge de 7 ans, ensuite baptisée vers l’âge de 10 ans. Ce chaman Bunun a recommencé à pratiquer à l’âge de 45 ans à cause du décès de son père, un chaman réputé : “Mon père parti, il fallait bien aider tous ceux qui en avaient besoin et ne pouvaient plus consulter mon père.” L’homme de 65 ans est un dévot catholique fort considéré par son curé, qui ne sait toutefois pas que son paroissien est un chaman actif.

Les cinq autres chamans catholiques interrogés ne se sont jamais arrêtés de pratiquer. Ils justifient tous la perpétuation de la pratique de leur art par le fait que cette pratique vise le mieux-être de ceux qui viennent les consulter : “Quand je vois des personnes qui souffrent, je ne peux pas m’empêcher de compatir pour elles, de vouloir les aider” ; “Je suis convaincue que le don que j’ai reçu vient de Dieu et que ce que je fais est bien et bon” ; “Pratiquer mon art est une bonne chose car cela aide les gens qui souffrent

Un point important à souligner est la condamnation unanime par tous les chamans interrogés de pratiques chamaniques utilisées pour nuire aux autres : “Ceux qui osent pratiquer la magie noire sont toujours punis, soit par une mort violente, soit par la stérilité, soit par la dégénérescence de leur descendance mâle” (4). Cette “magie noire” semble surtout utilisée par jalousie, esprit de vengeance ou dépit amoureux : “La cause principale de l’usage de la magie noire, c’est la jalousie ou la vengeance” ; “Cette fille l’aimait, mais lui ne l’aimait pas, alors elle a été voir un chaman pour lui jeter un sort De l’avis de plusieurs chamans interrogés, il semble que ce versant néfaste du chamanisme ne subsisterait plus qu’en milieu Bunun et Tayal-Sediq : “Il n’y a plus de magie noire dans nos hameaux Tsou, mais les Bunun continuent à la pratiquer “Ce que les Tsou et le Rukai craignent le plus ici, c’est de recevoir un sort d’un chaman Bunun” ; “Parmi les Tayal d’ici, il n’y a plus de magie noire, mais les Sediq continuent à nous jeter des sorts 

2.) Pour quels motifs des chamans aborigènes continuent-ils à être consultés et que font-ils pour aider ceux qui les consultent ?

Une analyse détaillée des interviews, que nous ne pouvons reproduire dans les limites du présent article, a permis de définir cinq raisons principales souvent liées entre elles pour lesquelles les chamans aborigènes sont encore consultés :

– l’existence d’un mal physique et/ou psychique apparemment incurable ;

– la présence d’un sentiment de culpabilité récurrent, particulièrement si celui-ci est en rapport avec des personnes chères et/ou défuntes ;

– une situation familiale difficile à vivre du type tension matrimoniale, fraternelle et/ou générationnelle ;

– la disparition d’une personne, d’une qualification personnelle ou d’un objet précieux que l’on désir retrouver ;

– vouloir à tout prix connaître le motif d’un malheur imprévu qui accable.

Cinq récits de consultations tirés des interviews menées permettent de mieux saisir l’interaction de ces différents éléments.

Une femme chaman catholique de l’ethnie Tayal a partagé l’histoire suivante : un jeune homme, après avoir étudié trois ans à l’école de catéchèse de son diocèse, était revenu travailler dans la paroisse de son village comme catéchiste salarié. Quelques semaines après avoir commencé son nouveau travail, la bouche de ce jeune catéchiste se déforma et il devint incapable de s’exprimer correctement. Il alla alors consulter plusieurs médecins dans différents hôpitaux qui s’avérèrent incapables de le guérir. En désespoir de cause, le jeune catéchiste vint consulter la chaman. Après plusieurs consultations, la chaman découvrit à travers des songes que la raison de ce mal était qu’une jeune fille d’un village voisin avait jeté un mauvais sort au jeune homme parce qu’elle était amoureuse de lui et que, lui, ne lui prêtait aucune attention. Le chaman conseilla au jeune homme d’arrêter son travail pour ne plus recevoir de tels mauvais sorts. Le jeune décida alors de ne plus travailler comme catéchiste et sa bouche redevint normale. Le curé de l’époque, qui n’était pas au courant de cette consultation chamanique, avait expliqué cette démission aux paroissiens en disant que le jeune catéchiste était trop stressé par son travail. Mais la famille de ce jeune et ses amis savaient bien que la raison réelle de son départ était qu’une jeune fille amoureuse lui avait jeté un mauvais sort.

Ce récit est particulièrement intéressant. Il montre une femme chaman qui guérit un mal physique aux implications psychologiques et relationnelles profondes : la bouche d’un jeune homme, dont la nouvelle fonction de catéchiste est la fierté de sa famille, se déforme et il en perd la capacité de s’exprimer en public. Tout l’art du chaman a consisté à supprimer la cause psychologique du mal de son patient, très probablement une incapacité à subir le stress lié à son nouveau métier, en lui donnant une explication au mal qui a le mérite de préserver sa face relationnelle et une certaine confiance en lui : il doit cesser d’être catéchiste parce qu’il est trop désirable aux yeux des filles et que cela peut lui jouer de mauvais tours.

Une autre consultation faite par un chaman non chrétien de l’ethnie Amis est aussi fort significative. Un homme, récemment converti au protestantisme, souffre de maux de tête atroces pour lesquels les médecins ne trouvent aucune raison physique. Cet homme rend alors visite au chaman, qui, après quelques consultations, lui dévoile que l’origine de ces maux de tête sont ses ancêtres fâchés de ne plus recevoir la vénération qui leur est due. Le chaman, qui n’est pas chrétien mais qui comprend bien la différence entre cultes protestant et catholique en matière de vénération des ancêtres, suggère alors au patient de passer au catholicisme : “Je lui ai fait comprendre que, dans le culte catholique, il aurait toute la liberté de vénérer ses ancêtres tout en gardant sa foi chrétienne.” Le patient passa au catholicisme et les maux de tête disparurent.

On le voit, on est ici, comme dans le cas précédent, en face d’une guérison physique réussie grâce un dénouement psychologique (être libéré d’une culpabilité récurrente liée une non-pratique du culte traditionnel des ancêtres) qui préserve la face relationnelle du patient (il conserve sa foi chrétienne, tout en pouvant recommencer à vénérer ses ancêtres).

Deux autres récits de consultation fort parlants viennent d’une religieuse, ancienne chaman de l’ethnie Amis, qui continue à être consultée. Un jour, cette religieuse est appelée dans une famille dont les nombreux enfants, au chevet de la mère à l’agonie, sont en train de se quereller pour des questions d’héritage. Inconsciente depuis deux semaines déjà, la maman mourante n’arrive pas à rendre son dernier soupir et cette agonie interminable angoisse toute la famille. Après avoir prié et médité, la religieuse, qui connaît bien la famille, informe les enfants que la mère mourante lui a communiqué par télépathie qu’elle désirait que l’aînée de ses belles-filles soit nommée responsable de la partition de l’héritage. Les enfants acceptent alors la volonté maternelle dévoilée par la religieuse et la maman arrive enfin à mourir en paix. Une autre fois, la religieuse est appelée dans une famille dont un des enfants souffre de poussées de fièvre médicalement inexpliquées. La petite fille souffrante est d’un premier mariage de la maman. A nouveau, la religieuse prie et médite, mais ici pour communiquer avec les ancêtres de la famille. La religieuse dévoile alors à la maman que si celle-ci veut la guérison de sa fille, elle doit remettre le portrait de son premier mari dans la salle de séjour de la maison et lui rendre régulièrement hommage. Peu après la réintroduction du portrait dans la pièce centrale du domicile familial, les fièvres inexpliquées de la petite fille disparaissent.

Dernier récit tout aussi significatif, la délivrance apportée par une femme chaman de l’ethnie Tsou. Des parents angoissés viennent la consulter pour aider à retrouver leur fille de 17 ans qui a disparu depuis une dizaine de jours. Durant la consultation, la femme exhorte les parents à la patience : “Tôt où tard, vous la retrouverez !” Puis, elle va plus loin, elle tente par quelques questions évasives de comprendre pourquoi la fille aurait fui le domicile familial. Ensuite, la chaman donne des conseils concrets aux parents en vue d’une amélioration de leur relation avec leur fille. Peu après, non seulement la fille est retrouvée, mais elle se réconcilie avec ses parents qui l’accueillent bien à son retour.

Ces cinq récits montrent bien que, par-delà les moyens “assez primaires” utilisés pendant la consultation (prières vocales, utilisations d’eau bénite et autres instruments rituels traditionnels, récits imaginaires, rites étranges), les chamans interrogés s’avèrent être d’excellents psychologues, pleins de sagesse humaine. L’art chamanique qu’ils pratiquent vise indubitablement à délivrer ceux qui les consultent d’un mal qui s’est noué à la croisée de leur vie psychologique et relationnelle, là où l’angoisse et la culpabilité jouent un rôle essentiel.

Cette sagesse chamanique observée se retrouve dans l’humilité dont nous ont fait part la plupart des chamans interrogés. Tous admettent qu’ils se retrouvent parfois en face de cas qu’ils ne peuvent aider à résoudre, comme par exemple les cancers incurables ou les maladies psychologiques dont ils n’arrivent pas à dévoiler l’origine. Pour eux, il est essentiel alors d’oser dire son impuissance et de diriger le patient vers d’autres moyens de salut comme la médecine occidentale ou le recours à la religion.

Un autre trait de la sagesse chamanique aborigène constaté durant l’enquête est une forte insistance sur le danger de faire du chamanisme un moyen de gagner de l’argent sur le dos des gens qui souffrent. Certaines personnes interrogées ont déclaré observer ce phénomène en milieu Bunun, Amis et Puyuma. On y rencontre, disent-elles, de plus en plus de “faux” chamans attirés par l’appât du gain qui n’hésitent pas à mêler les traditions aborigènes et chinoises pour attirer plus de clients. Tous les chamans catholiques interviewés ont insisté sur le fait que la tradition de leur ethnie aborigène interdisait la mercantilisation de leur service. Seul un cadeau d’ordre essentiellement symbolique (une poule, quelques fruits, une bouteille d’alcool de millet) et/ou une somme d’argent modeste glissée dans une enveloppe peuvent être acceptés en retour du service fourni.

3.) Comment les chamans catholiques aborigènes arrivent-ils à concilier leur pratique avec la foi chrétienne ?

Durant leur rituel, les trois chamans Tayals et les deux chamans Bununs interviewés invoquent Dieu compris au sens chrétien du terme. Ils considèrent d’ailleurs tous leur pouvoir comme un don reçu de Dieu : “J’utilise les anciennes formules, mais j’invoque aussi Yaba Kayal (le Père du Ciel) et Jésus” ; “Quand je prie, j’invoque Yaba Kayal. Avant d’être baptisée, je ne savais pas bien qui était Dieu, ni comment le prier correctement, mais maintenant tout est devenu plus clair et plus facile” ; “Je fais toujours le signe de croix avant de commencer ma consultation car je sais que mon pouvoir est une grâce reçue de Dieu Un des chamans Bununs fait même donation à l’église de son village de la moitié de la somme d’argent que ses patients lui remettent à chaque consultation : “C’est Dieu qui me donne le pouvoir de faire ce que je fais, donc je dois le remercier Cette intégration assez aisée du Dieu de la foi chrétienne dans la pratique chamanique des interviewés Tayals et Bununs semblent résulter de deux facteurs notables. Ce sont tous des pratiquants réguliers qui ont une assez bonne connaissance fondamentale de la foi chrétienne. De plus, le curé (dans le cas des chamans Tayals) ou la catéchiste de leur paroisse (dans le cas des chamans Bununs) savent qu’ils exercent leur art, approuvent ouvertement la chose et dialoguent régulièrement avec eux sur la question.

Les deux chamans Tsou interrogés intègrent leur foi chrétienne d’une manière plus problématique. Ils reconnaissent la position et la force supérieure du Dieu chrétien, mais ils préfèrent garder celui-ci à distance et continuer à travailler avec les esprits traditionnels : “Quand je prie, je communique avec des esprits qui sont bons et qui m’aident, jamais avec Dieu qui est au-dessus de tous. Dieu et Jésus savent que je fais cela car je les préviens, mais ce ne sont pas eux qui m’aident pour mon travail” ; “Je sais que Dieu est le plus puissant et qu’il est supérieur à tous, mais je continue à travailler avec Aaku, l’esprit avec lequel mon père m’a spirituellement marié à la fin de mon initiation. C’est normal de faire ainsi, car j’ai une relation plus intime avec Aaku Contrairement aux interviewés évoqués plus haut, ces deux chamans Tsou ne mettent presque jamais les pieds à l’église et présentent une connaissance assez vague du contenu de la foi chrétienne. En outre, ils n’ont jamais eu l’occasion de partager en profondeur sur la pratique de leur art avec un agent pastoral de leur paroisse (prêtre, religieuse ou catéchiste).

L’intégration de l’invocation du Dieu chrétien au rituel d’une des deux chamans Paiwan interrogées semble se faire d’une manière assez syncrétiste, c’est-à-dire sans qu’il y ait une compréhension fort claire de la réalité à laquelle les mots nouveaux utilisés renvoient : “Je vais parfois à la messe, mais je ne comprends pas trop ce qui s’y passe. Je sais qu’il y a un seul Dieu. Quand je prie j’invoque d’abord Nagau, le nom du soleil. Ensuite, j’invoque Nagamadi, la force qui crée, un nom traditionnel pour désigner Dieu qu’on utilise maintenant aussi à l’église. Parfois j’invoque aussi Jésus qui a les mêmes qualités que Nagamadi : il est à l’origine des biens qui nous nourrissent et aussi à l’origine de la vie, il est juste et ne fait pas de différence entre les hommes. Je ne sais pas si ces noms recouvrent exactement une même réalité, mais cela n’a pas trop d’importance pour ma pratique Cette femme chaman, qui a une connaissance assez superficielle de la religion chrétienne et ne fréquente que très rarement l’église de son village, a eu autrefois l’occasion de discuter de sa pratique avec un ancien curé de sa paroisse assez ouvert, mais ce dialogue ne s’est apparemment pas trop approfondi.

Un autre point posant théologiquement et pastoralement problème, même au niveau de la pratique des chamans Tayals et Bununs interrogés qui ont bien intégrés le place du Dieu chrétien dans leur prière rituelle, est celui de l’explication nécessaire de la cause d’un mal subi et de l’imposition d’un rite d’expiation pour mettre fin à ce mal. La catéchiste du village Amis de Tabalon insiste sur ce point : “Les chrétiens catholiques et protestants peu fervents du village qui continuent d’aller en cachette consulter des chamans, disent le faire parce que le curé, le catéchiste ou le pasteur ne peuvent satisfaire deux besoins essentiels à leurs yeux : connaître la raison du mal qui les frappe et savoir ce qu’il faut concrètement faire pour en être libéré Une des chamans Tayal interrogées s’exprime aussi en ce sens : “Le plus souvent, il ne suffit pas de prier Dieu pour aider nos patients. Ils veulent que nous leur dévoilons pourquoi ils subissent un mal et ce qu’ils doivent concrètement faire pour en être libéré Dans la plupart des cas traités rapportés par les chamans interrogés, le mal vécu est dévoilé comme résultant d’une relation familiale ou sociale qui a été abîmée par un acte offensant : vol, mensonge, malédiction prononcée à la suite d’une jalousie, acte de vengeance, défunt(s) mal honoré(s), adultère, infraction à la piété filiale, etc. La libération du patient exige alors un acte public de réparation, qui se traduit le plus souvent par une offrande à faire à des ancêtres défunts.

L’écueil ici serait de vouloir trop vite dénoncer de telles pratiques en proclamant qu’elles sont contraires à la foi chrétienne, sans suffisamment discerner tout de qu’il y a de bon et de louable en elles. Ces pratiques impliquent une offrande réparatrice faite à des défunts et paraissent contredire l’un des préceptes fondamentaux de la tradition judéo-chrétienne : “Qui peut remettre les péchés, sinon Dieu seul ?” (Mc 2,7). Ces pratiques semblent aussi contredire l’enseignement de Jésus qui a dénoncé ouvertement le lien direct que ses contemporains juifs faisaient régulièrement entre mal physique subi et péché commis antérieurement : “Rabbi, qui a péché, lui ou ses parents, pour qu’il soit né aveugle ? Ni lui, ni ses parents n’ont péché, répondit Jésus” (Jn 9,2-3).

En réalité, ce que condamne la tradition judéo-chrétienne, c’est de croire que des défunts ont le pouvoir de punir un pécheur, en lui faisant subir un mal et ensuite de le libérer de sa punition en échange d’une offrande réparatrice. La tradition judéo-chrétienne ne condamne nullement le fait de signifier publiquement par une offrande symbolique aux ancêtres que l’on reconnaît avoir commis une faute et qu’on désir la réparer. Au contraire, la morale judéo-chrétienne considère que la démarche réparatrice est une étape indispensable pour pouvoir obtenir le pardon de Dieu : “Quand tu présentes ton offrande à Dieu devant l’autel, si là tu te souviens d’un grief que ton frère à contre toi, laisse-là ton offrande et va d’abord te réconcilier avec ton frère, puis reviens et alors présente ton offrande” (Mt 5,23-24). De même, Jésus condamne clairement les croyances qui prétendent que les maux physiques ou psychiques subis par les hommes sont le résultat d’une punition venant de Dieu ou d’autres puissances invisibles en rétribution de péchés antérieurement commis. Mais il ne nie nullement le fait qu’un mal physique ou psychologique puisse trouver son origine dans la génération d’angoisses profondes dues à une culpabilité récurrente liée à une action pécheresse antérieure. Ceci explique d’ailleurs pourquoi Jésus dit un jour à un homme qu’il guérit et libère : “Te voilà guéri, ne pèche plus désormais, il t’arriverait pire encore” (Jn 5,14).

Un élément essentiel qui montre la qualité de certains fruits produits par la tradition chamanique des aborigènes de Taiwan est que plusieurs membres actifs de la communauté catholique aborigène sont des anciens chamans ou des enfants de chamans. C’est-à-dire des personnes qui ont reçu une initiation de chaman ou qui ont vécu longtemps aux côtés d’un membre de leur famille qui exerçait activement le chamanisme. Nous avons déjà évoqué plus haut une catéchiste Paiwan et une religieuse Amis initiées à l’adolescence par leur tante chaman, dont les charismes pastoraux bienfaiteurs sont aujourd’hui reconnus par leur entourage. Durant l’enquête, nous avons aussi découvert que deux des catéchistes aborigènes femmes ayant aidé à la traduction des interviews étaient des filles de mères chamans dont elles reconnaissent avoir hérité une sagesse fort utile au travail pastoral. Deux catéchistes célèbres ayant ouvrés avec succès à la première évangélisation catholique des Puyuma du village de Zhiben et des Bunun du village de Luona (5) étaient des anciens chamans aux pouvoirs reconnus. Moi-même, j’ai pu constater au long de huit années de travail pastoral dans le canton de Jianshi (Xinzhu Xian), où le chamanisme Tayal traditionnel a complètement disparu, que les chrétiennes dévotes âgées les plus habiles à mener des prières communautaires pour les morts et les malades étaient quasi toutes des filles de mères chamans.

Durant l’enquête, le P. André Bareigts, qui a travaillé plus de trente ans au service des communautés Amis catholiques des villages côtiers du canton de Fengping (Hualian Xian), nous a dit que les groupes de prières fort actifs de son district paroissial étaient animés par des femmes, filles de mères chamans converties. Un anthropologue japonais a fait remarqué dans un article intéressant que, depuis la conversion au christianisme, ces groupes de prières catholiques du canton de Fengping, essentiellement composées de femmes de plus de 45 ans, jouent un rôle social comparable à celui que jouait les groupes de femmes chamans au sein des villages Amis traditionnels : prier et apaiser les malades, consoler les familles de défunts, bénir avec de l’eau bénite les nouvelles maisons et les nouveaux bateaux, etc. (6). Quand elles se rendent pour prier dans une famille, ces femmes dévotes utilisent les prières d’un livre rituel “Sapita’og composé en langue Amis par des missionnaires étrangers grâce à l’aide de catéchiste locaux. Les paroles des chants utilisés dans le rituel sont à contenu purement chrétien, mais la plupart des mélodies de ces chants viennent des prières chamaniques traditionnelles.

Conclusion

A Taiwan comme ailleurs, l’imaginaire chrétien véhicule encore parfois de solides préjugés négatifs à l’égard des pratiques chamaniques. L’analyse d’une enquête faite sur la présence actuelle de résidus de chamanisme au sein de communautés catholiques aborigènes nous invite à avoir une attitude plus ouverte et plus accueillante envers les bons fruits qui sont liés à cet héritage chamanique plus ou moins christianisé.

Tout au long de l’enquête, nous avons en effet découvert que le chamanisme pratiqué par des chamans aborigènes plus ou moins christianisés visait essentiellement au bien-être physique et psychologique des personnes. Nous avons aussi remarqué combien, par-delà des pratiques extérieurement primaires ou étranges, la capacité curative des consultations chamaniques reposait sur deux piliers fort louables : une écoute sérieuse du patient qui tâche vraiment de prendre en compte tous les aspects de sa vie personnelle et sociale, et une sagesse pleine de bon sens de la part du consulté. Enfin, nous avons aussi rencontré de la part de tous une dénonciation claire et nette des deux principales déviations possibles d’une pratique chamanique saine : son utilisation à des fins funestes et/ou son développement inconsidéré dans un but purement mercantile.

L’enquête a toutefois aussi dévoilé certaines pratiques qui posent questions parce qu’elles peuvent encore servir de véhicule à des croyances en nette contradiction avec la foi chrétienne, comme par exemple : la peur des âmes défuntes, un lien trop facile et trop direct fait entre maladie et punition, un recours à l’aide d’esprits dont le pouvoir ne se fonde pas explicitement en Dieu, etc. De telles pratiques n’invitent pas nécessairement à une condamnation, mais bien, pour le moins, à un réel dialogue et à un sérieux discernement visant à aider les parties à mieux saisir tous les enjeux en présence.

Notre article est donc un encouragement à apprécier (et à faire apprécier) les bons côtés des pratiques chamaniques. Mais il est aussi une invitation à un plus grand effort de dialogue pastoral pour faire découvrir aux personnes qui ont recours au chamanisme l’aspect proprement libératoire de la foi chrétienne, notamment et surtout par rapport à certaines croyances qui peuvent enfermer dans la peur, la condamnation d’autrui, la culpabilité et/ou la confusion.

Notes

(1)Les membres de l’équipe qui ont réalisé l’enquête sont Chang Chanhui, Solomon He et Olivier Lardinois. En outre, doivent être remerciées les personnes qui ont servi de traducteurs lors des interviews : Wu Guoxiong (pour la langue Tayal), Solomon He (pour la langue Bunun), Wang Baorui (pour la langue Tsou), Ke Huiyi (pour la langue Paiwan), Sun Meihua (pour la langue Amis).

(2)Les chamans des ethnies Paiwan et Rukai possèdent de très jolies boîtes sculptées et peintes dans lesquelles se trouvent les instruments nécessaires à leur pratique.

(3)Chez les Paiwan, les Rukai, les Puyuma, les Amis et les Tsou, les chamans jouent un rôle social plus important que chez les Tayal et les Bunun. Ils interviennent non seulement pour résoudre des problèmes, mais aussi pour bénir et prier aux grandes étapes et aux grands moments de la vie des gens.

(4)Ce témoignage a été confirmé par celui du P. K. Stahli qui a observé ce fait durant sa longue carrière en milieu Bunun.

(5)Cf. interview of M. Nagas Magogo in Lardinois O., Chan Chang-Hui, Sun Ta-chuan, Church Alive. The Catholic Church among the Aboriginal People of Taiwan, Taipei, 2004, pp. 216-216.

(6)K. Yamaji, Female Activity in the Amis of Taiwan, in K. Yamaji, Kinship, Gender and the Cosmic World, Taipei, SMC, 1990, pp. 49-74.

(EDA, P. Olivier Lardinois, février 2007)

Dossiers et documents N° 2/2007

EDA 457

Février 2007

Dossier

Document N° 2/2007

DE DIVERS HORIZONS

LE CHAMANISME COREEN D’UN POINT DE VUE CHRETIEN

par le P. Daniel A. Kister, sj

[NDLR – Le P. Daniel A. Kister, jésuite, est professeur émérite de l’université Sogang, à Séoul, en Corée du Sud. Il enseigne également, en tant que professeur invité, à l’Académie chinoise des sciences, à Chengdu, en Chine populaire. L’article ci-dessous est le résumé de la présentation qu’il a faite lors du colloque de Taitung au sujet de la pratique du chamanisme en Corée et d’une approche chrétienne de ce phénomène. La traduction est de la rédaction d’Asie.]

Le fondement de la vie religieuse coréenne s’appuie sur les rites chamaniques pré-chrétiens et pré-bouddhistes appelés kut. Bien que profondément enracinés dans la vie rurale, le kut est resté vivant dans les villes, surtout parmi les femmes.

En 1983, il y avait un chaman, ou mudang, pour 1 000 habitants (1). Certains sont des chamans héréditaires, nés dans une famille de chamans. La plupart sont des chamans initiés, choisis par un dieu au moyen de la classique “maladie de l’esprit” chamanique. Bien que beaucoup manquent d’une éducation suffisante, ce sont des personnes intelligentes et des femmes créatives “supérieures” (2). Beaucoup vivent de cette profession. Différents des chamans sibériens, les mudangs ne font pas de voyages extatiques dans le monde des esprits. Ils sont plutôt possédés par des dieux ou des esprits ancestraux ou bien par un kut actif. Les confucéens, les chrétiens et les gouvernements coréens les ont longtemps considérés comme l’incarnation de la superstition, voire du diable. Depuis les années 1990, toutefois, le gouvernement a désigné un certain nombre de kuts comme étant des “Trésors nationaux et les séminaires catholiques enseignent désormais le chamanisme.

Le kut utilise différentes formes de pratiques prophétiques, rituelles, esthétiques et dramatiques. Quelques-unes sont contraires à la tradition judéo-chrétienne, mais d’autres sont d’une signification très proche des traditions bibliques de présence surnaturelle, en particulier par leur dynamique interne. Comme dans la tradition biblique, leur dynamique n’est pas simplement une interaction avec un être surnaturel ou la connaissance de cet être surnaturel, car le kut possède cette connaissance et une possibilité de transformation et d’harmonie. Les grands kuts traditionnels sont de deux types : les rites villageois saisonniers, souvent réalisés par des chamans héréditaires, et les rites familiaux ou personnels, réalisés par des chamans initiés, au moment où surviennent des problèmes.

Les rites villageois saisonniers : leur vocabulaire, leurs signes et leur esthétique théologique

Intimement lié à la nature, le kut n’a pas lieu ordinairement dans une église ou une synagogue, mais dans un lieu naturel remarquable – un vieil arbre, une formation rocheuse particulière, une source, ou bien encore la mer. Beaucoup sont des invocations aux esprits de la nature – l’esprit de la montagne, l’esprit de la Grande Ourse, l’esprit du dragon de la mer. Ils ne sont pas aussi profondément liés à la nature que peuvent l’être les rites des chasseurs sibériens. Ils n’en appellent pas à des références personnelles ou à des totems – l’esprit sanglier, l’aigle, l’herbe ou le dieu fleuve. La tradition kut est plus proche de la tradition biblique qui commence avec l’ouvre de la création divine de la nature dans la Genèse, pour se focaliser ensuite sur l’interaction avec sa présence au travail dans une communauté, et avec son histoire.

La trace la plus ancienne d’une pratique kut est un rite communautaire du nouvel an de Puyo, la Mandchourie actuelle, un royaume qui a duré de 1250 à 250 avant Jésus-Christ. “Dans le premier mois de l’année lunaire, la population se rassemblait pour faire ses offrandes d’adoration au Ciel, pour manger, boire, chanter et danser plusieurs jours de suite” (3). Sur l’île de Cheju aujourd’hui, les mêmes rites du nouvel an honorent les dieux ancestraux du village, qui sont, dit-on, le Dieu du Ciel (4). Le matin, les familles disposent les offrandes sacrificielles de nourriture sur un autel à l’air libre, sous un grand arbre ou près de la mer. Le chef chaman, qui, sur l’île de Cheju, est généralement un homme, psalmodie l’histoire mythique du monde, du village et de ses dieux. Revêtu de l’élégant costume coréen, il accueille les dieux par une danse solennelle rythmée par les tambours, les gongs et les cloches. A un moment donné, tous se lèvent, la danse s’accélère et le chaman pose les vêtements du dieu près des offrandes. On croit à la présence du dieu sans signe particulier, tout à fait comme à celle du Christ à la messe, quand certains actes rituels sont accomplis. Et le chaman n’est pas plus en transe qu’un prêtre recueilli. Il s’entretient avec les dieux, jetant gaiement en l’air des gâteaux de riz, puis, vers midi, tous partagent un repas. Enfin, dans un jeu rituel, les hommes tirent des flèches et les chamans disent la bonne aventure aux familles à l’aide de grains de riz.

Comme la messe, le kut recouvre un double mouvement. Les dieux sont considérés comme s’étant manifestés aux villageois dans la nature et dans leur histoire mythique ; et les villageois, à leur tour, se tournent vers les dieux pour les adorer. Dans ce processus, les participants se transforment en un peuple uni, non pas par le sang et leurs relations locales, mais par la présence de leurs dieux dans l’harmonie du temps et du site naturel du kut. Comme à la messe, le mouvement d’interaction est centré sur les paroles et les signes. Les paroles sont, jusqu’à un certain point, prophétiques et les signes, jusqu’à un certain point, sacramentels.

La parole liturgique, dans son expression originale aux patriarches, dans sa proclamation par les prophètes ou dans son annonce par le Christ, a revêtu une forme scripturale et une signification pour toute l’humanité. Elle est riche d’un sens théologique qui dépasse les adorateurs du kut et quelquefois même les chrétiens. Le kut profère des paroles différentes. Ce sont des mots ad hoc choisis pour un village ou une famille.

Le terme de mudang est apparu la première fois pour une figure q