Eglises d'Asie – Divers Horizons
DOCUMENT ANNEXE : UNE INTERVIEW AU SUJET DE SACRAMENTUM CARITATIS AVEC Mgr MALCOM RANJITH, SECRÉTAIRE DE LA CONGRÉGATION POUR LE CULTE DIVIN ET LA DISCIPLINE DES SACREMENTS
Publié le 18/03/2010
Ucanews : Comment a été mené en Asie le renouveau liturgique instauré par le concile Vatican II ? Quelles en sont les réalisations positives et quels en sont les résultats négatifs ?
Mgr Ranjith : D’une façon générale, il y a eu beaucoup de changements dans la façon dont la liturgie a été célébrée en Asie après le concile. Ceux d’entre nous qui ont été élevés à l’époque des orientations liturgiques pré-concilaires savent ce que sont ces changements et ce qu’ils ont signifié pour nos vies de catholiques. Comme votre question l’indique, les résultats sont contrastés. Parmi les changements positifs, je vois l’usage des langues locales dans la liturgie, qui a beaucoup contribué chez les fidèles à une meilleure compréhension de la Parole de Dieu, des rubriques de la liturgie elle-même, et à une participation plus active dans la célébration des mystères sacrés. Des adaptations aux pratiques culturelles locales ont également été tentées, mais pas toujours avec de bons résultats. L’usage de la langue locale a parfois aidé à générer un vocabulaire théologique dans l’idiome local qui pouvait être utile pour l’évangélisation et la présentation du message de l’Evangile aux populations de traditions religieuses non chrétiennes, qui constituent l’écrasante majorité des peuples de l’Asie.
Parmi les aspects négatifs, on peut citer l’abandon quasi total du latin – tradition et chant –, une interprétation beaucoup trop large de ce qui pouvait être absorbé des cultures locales dans la liturgie, une certaine incompréhension de la véritable nature du rite romain, de son sens, de ses normes et de ses rubriques, qui a conduit à une attitude d’expérimentation libre, un certain « sentiment » anti-romain et enfin une acceptation immédiate de toutes sortes de « nouveautés » facilitée par une théologie humaniste sécularisante et une tournure d’esprit cherchant à dépasser l’Occident.
Ces nouveautés étaient souvent introduites, peut-être inconsciemment, par les missionnaires étrangers qui les apportaient de leur pays ou par des gens qui avaient été à l’étranger en visite ou pour des études et qui les avaient acceptés sans aucune réaction dans un « esprit de liberté » que quelques milieux avaient instauré autour du Concile. L’abandon des domaines du sacré, de la mystique et du spirituel et leur remplacement par une sorte d’horizontalisme empirique a été très nuisible à l’esprit même de la liturgie.
En quoi cette nouvelle exhortation eucharistique est-elle pertinente pour l’Eglise en Asie ?
Vu dans son ensemble, ce document est pour moi quelque chose qui fait écho – au sens profond de ce terme – à la réforme de la liturgie, telle qu’elle a été comprise et désirée par le concile. Je ne fais pas allusion à un rejet des développements positifs de la réforme liturgique en cours aujourd’hui, mais j’exprime plutôt le besoin d’être totalement fidèle à ce que voulait le Sacrosantum Concilium (Constitution sur la Sainte Liturgie, concile Vatican II, promulguée par le pape Paul VI le 4 décembre 1963).
On peut, en un certain sens, affirmer que des documents comme Ecclesia de Eucharistia (« L’Eglise (tire sa vie) de l’Eucharistie, » le document encyclique « Sur L’Eucharistie dans sa Relation à l’Eglise », du pape Jean-Paul II, le 17 avril 2003), Liturgiam Authenticam (« L’Authentique Liturgie », instruction « Sur l’usage des langues vernaculaires dans la publication des Livres de la Liturgie romaine », de la Congrégation pour le culte divin et la discipline des sacrements, le 7 mai 2001) et Redemptionis Sacramentum (« Le Sacrement de la Rédemption », instruction « Sur certaines choses à observer ou à éviter en ce qui regarde la Très Saint Eucharistie », de la Congrégation pour le culte divin et la discipline des sacrements, le 23 avril 2003) avaient déjà apporté les corrections nécessaires aux indications données lors du concile.
Sacramentum Caritatis couronne le tout avec une catéchèse, réellement profonde, mystique et cependant compréhensible, sur l’Eucharistie qui fait ressortir complètement la signification profonde de ce sacrement très saint. Le pape Benoît XVI veut que nous comprenions, que nous célébrions et que nous vivions la plénitude de l’Eucharistie. Je pense que, dans le contexte de l’Asie, ce souhait doit naturellement être vécu et apprécié à sa juste valeur. Les orientations de base de Sacramentum Caritatis reflètent bien les valeurs asiatiques de l’amour du silence, de la contemplation, de l’acceptation d’une vie plus profonde au-delà de ce qui est tangible, du respect du sacré et du sens mystique et de la recherche du bonheur dans une vie de sainteté et de renoncement.
L’accent mis sur ces différents aspects fait que Sacramentum Caritatis apporte une contribution unique pour que les catholiques de notre continent vivent l’Eucharistie d’une façon réellement asiatique.
Quels sont les aspects de ce document qui sont les plus importants pour les évêques, les prêtres et les fidèles catholiques en Asie ?
D’un point de vue général, la demande de considérer la Sainte Eucharistie comme une invitation à devenir soi-même le Christ, attiré et absorbé par lui dans une profonde communion d’amour – faisant ainsi resplendir sa propre gloire en nous –, est parfaitement en ligne avec la recherche d’un mysticisme spirituel par le continent asiatique. Comme je l’ai mentionné, l’Asie est profondément mystique et consciente de la valeur du sacré dans la vie humaine, amenant l’être à rechercher les plus profonds mystères de la religion et de la spiritualité. La tendance à banaliser la célébration de l’Eucharistie par une sorte d’orientation horizontale, qui est souvent visible dans nos temps modernes, ne s’accorde pas avec cette recherche. Par conséquent, l’orientation générale de ce document est satisfaisante pour l’Asie.
Si l’on entre dans les détails, je dirais que son sérieux et sa tendance ont toujours accentué la nature profondément spirituelle et transcendantale de l’Eucharistie, que son côté christocentrique, son adhésion fidèle aux rubriques et aux normes (n° 39-40), son intérêt pour la sobriété (n° 40), son sens d’une célébration digne, son usage correct de l’art, de l’architecture, des chants et de la musique et le rejet de toute improvisation ou désordre, correspondent parfaitement au genre d’adoration et de spiritualité de l’Asie. Les peuples asiatiques sont des peuples qui, depuis des siècles, pratiquent l’adoration et rejettent les inventions particulières de l’un ou l’autre.
L’adhésion aux rubriques est très stricte dans les autres traditions religieuses en Asie. De surcroît, leurs rubriques reflètent profondément le rôle spécial du sacré. Ainsi, le sérieux demandé par le Souverain Pontife est-il en parfaite concordance avec les modes d’adoration asiatiques.
A la suite du concile Vatican II, il y a eu beaucoup de discussions, même entre les évêques d’Asie, sur la nécessité de l’inculturation de la liturgie. Comment s’est-elle développée dans les Eglises d’Asie ? Que reste-t-il à faire, ou bien est-ce une question qui ne peut être refermée ?
Comme le pape lui-même l’annonce dans Sacramentum Caritatis (SC), le principe de l’inculturation « doit être maintenu selon les nécessités réelles de l’Église, qui vit et célèbre le même mystère du Christ dans des situations culturelles différentes » (SC 54). Nous savons que c’est un besoin qui surgit avec l’appel à l’évangélisation – ou l’incarnation du message de l’Evangile dans les différentes cultures – et également avec le désir d’une participation réelle et consciente des fidèles à ce qu’ils célèbrent.
Toutefois, Sacramentum Caritatis indique clairement les paramètres à l’intérieur desquels l’adaptation de la liturgie aux modèles culturels locaux doit être faite. Il évoque la possibilité d’admettre dans la liturgie des « éléments qui s’harmoniseraient avec son véritable et authentique esprit » (SC 37), assurant de la sorte « la préservation de l’unité substantielle du rite romain » (CS 38) et sous réserve de l’accord d’une autorité ecclésiastique compétente, c’est-à-dire du Saint-Siège et, là où ils en ont la permission légale, des évêques (cf. SC 22, 1-2). Le texte appelle aussi à la prudence dans le choix des adaptations à apporter à la liturgie (SC 40, 1), à la nécessité de les soumettre à l’accord du Siège apostolique, avec éventuellement un temps d’expérimentation (SC 40, 2) avant l’approbation définitive et la consultation d’experts en la matière (SC 40, 3).
Sacramentum Caritatis suit la même ligne, à savoir que les adaptations de la liturgie aux traditions culturelles locales doivent être pratiquées selon les stipulations des différentes directives de l’Eglise, en gardant un juste équilibre « entre les critères et les directives déjà parues et les nouvelles adaptations » (SC 54), ces dernière devant être « toujours en accord avec le Saint-Siège » (ibid., 54). En bref, l’inculturation par des adaptations, d’accord, mais toujours, à l’intérieur de paramètres clairs assurant noblesse et orthodoxie.
Quant à ce qui a été fait jusqu’à maintenant, il n’y a pas tellement lieu d’être satisfait. Quelques développements positifs sont visibles, comme le large usage des langues vernaculaires dans la liturgie, rendant plus compréhensibles les sacrements et améliorant de ce fait la participation, de même que l’usage pour l’adoration d’arts, de musiques et de gestes asiatiques. Mais on rencontre beaucoup d’arbitraire et d’inconsistance, par exemple, la permission d’expériences de toute nature et l’officialisation de ces pratiques sans une réelle évaluation critique.
J’ai entendu une fois à la radio un moine bouddhiste qui ridiculisait les chrétiens de permettre l’utilisation des tambours locaux à l’église, sans se rendre compte que ces tambours servent en fait à louer Bouddha. Cela peut être un simple exemple d’une adaptation mal étudiée des traditions locales, qui sont en elles-mêmes incompatibles avec nos célébrations.
Par incompatibilité, j’entends les pratiques que nous introduisons comme des adaptations, mais qui sont, en soi, incompatibles avec notre culture, comme par exemple une inclinaison de la tête, au lieu d’une génuflexion ou d’une profonde inclinaison devant la Sainte Eucharistie, ou bien encore, la communion reçue debout dans la main, ce qui est largement au-dessous du niveau asiatique de déférence devant le Sacré. Dans certains pays, au lieu d’introduire des vêtements liturgiques ou des ustensiles propres aux valeurs locales, on les voit réduits au minimum, voire abandonnés. J’ai été parfois choqué de voir des prêtres, et même des évêques qui célébraient ou concélébraient sans la tenue liturgique convenable. Ce n’est pas de l’inculturation mais de la déculturation, si ce mot existe.
L’inculturation implique que l’on ait décidé de la tenue liturgique qui ait la dignité et le respect des réalités sacrées qui sont célébrées et non pas qu’on l’ait abandonnée. Je pense que les Commissions épiscopales sur la Liturgie en Asie étudient soigneusement ces problèmes, à tous les niveaux, continental, régional, national, avec l’aide d’experts, et qu’elles recherchent les moyens de faire ressortir le sens, la dignité et le caractère sacré des mystères divins célébrés avec de saines adaptations, choisies de façon critique et proposées à l’approbation du Saint-Siège.
On aurait grand besoin d’une collaboration plus poussée avec le Saint-Siège sur ces problèmes. On voit une dérive toujours plus grande et même une attitude d’indifférence, du genre : « Qu’est ce que ça peut faire ? », qui laisse la place à l’interprétation et à la créativité de tout un chacun. De plus, je me demande s’il existe une conscience suffisante de ce que le concile lui même a édicté en la matière, de même que les recommandations données dans Varietates Legitimae (« Différences Légitimes », instruction de la Congrégation pour le culte divin et la discipline des sacrements, 25 janvier 1994) et dans le n° 22 d’Ecclesia in Asia (Exhortation apostolique sur l’Eglise en Asie, du pape Jean-Paul II, le 6 novembre 1999).
Dans le n° 54 de Sacramentum Caritatis, le pape Benoît XVI se fait l’avocat d’une « inculturation continue de l’Eucharistie » et demande des « adaptations appropriées aux différents contextes et cultures ». Qu’est-ce que cela signifie pour l’Asie ?
L’Asie est généralement regardée comme le continent de la contemplation, du mysticisme et du sens profondément spirituel de la vie. Ces orientations ont pu résulter ou conduire à la naissance de la plupart des religions de ce continent. Aucune tentative d’inculturation de la liturgie ou de la vie chrétienne ne peut faire abstraction de ces orientations profondément mystiques et qui sont typiques de l’Asie.
En tant que chrétiens, nous devons montrer que le christianisme est d’origine asiatique et qu’il a un sens du mysticisme si profond qu’il peut et veut le partager avec les autres. Ce serait dommage de s’efforcer de projeter notre foi comme un appendice d’une culture sécularisée et globalisée qui recouvre des valeurs sécularisées et cherche à les représenter en Asie. Malheureusement, parfois dans notre façon de faire, c’est cette image que nous donnons de nous. Cela fait de nous des « étrangers » dans notre propre pays. Prenons par exemple l’abandon quasi général de la soutane ou du costume ecclésiastique par de nombreux prêtres et de nombreuses religieuses en Asie, y compris des missionnaires. Ils n’ont pas compris que, dans la culture asiatique, les personnes consacrées à Dieu ou à une religion sont toujours reconnaissables par leur tenue, comme les moines bouddhistes ou les sannyasi hindous (saint homme). Cela nous montre que nous ne comprenons pas ce que signifie réellement l’inculturation. Assez souvent, elle se limite à une danse ou deux durant la messe, à une abondance de fleurs, ou encore à l’arathi (chant de la prière finale), ou au tambour.
Mais, dans notre pensée et dans nos cœurs, nous suivons des modes et des valeurs sécularisés. Si nous étions réellement asiatiques, nous nous concentrerions davantage sur le mysticisme de Jésus, son message de salut, la grande valeur de la prière, la contemplation, le détachement, la simplicité de vie, la dévotion, la réflexion, la valeur du silence et des formes de célébrations liturgiques qui apportent le plus d’attention au sacré et au transcendant. Nous, Asiatiques, ne pouvons être des êtres sécularisés qui ne voient rien au-delà du visible et du tangible.
Ainsi, de la même façon dans la liturgie, au lieu de se polariser sur quelques gestes extérieurs, qui n’ont qu’une valeur cosmétique, devrions-nous nous concentrer sur les richesses spirituelles et mystiques qui nous sont livrées et les mettre toujours davantage en valeur, même dans notre tenue et dans notre comportement. L’Eglise universelle gagnerait beaucoup à une Eglise en Asie qui devienne une expression tangible du mysticisme chrétien de mode asiatique.
En ce qui concerne l’inculturation, le pape Benoît XVI a encouragé les conférences épiscopales à « maintenir un juste équilibre entre les critères et les directives déjà données et les nouvelles adaptations, toujours en accord avec le Saint-Siège ». Les Conférences épiscopales en Asie travaillent-elles suivant cette recommandation ?
Généralement, je remarque beaucoup de bonne volonté de la part des Conférences épiscopales sur ce sujet. Cependant, il existe aussi des problèmes. Comme je l’ai dit, il pourrait être préférable d’avoir une franche collaboration entre la FABC (Fédération des Conférences des évêques d’Asie) et notre Congrégation sur cette affaire. La FABC a des organisations de coordination régionale pour le développement de l’homme, l’évangélisation et l’inculturation, l’œcuménisme, le dialogue, les communications sociales, etc., mais je n’ai pas connaissance de telles organisations pour la liturgie et l’adoration. La mise en place de telles organisations serait d’une grande aide.
La liturgie est importante, car « lex orandi, lex credendi » (‘la loi de la prière est la loi de la foi’). Ces organisations seraient en mesure d’animer et de donner qualité, signification et conscience aux Commissions épiscopales pour la liturgie sur ce vecteur important de la vie ecclésiale. Beaucoup de travail reste encore à faire pour arriver à de meilleurs résultats. Le « juste équilibre » dont parle le Saint Père est nécessaire pour assurer, d’un côté, une saine ouverture d’esprit à l’inculturation dans la liturgie et, de l’autre, pour sauvegarder le caractère universel de la liturgie catholique, un trésor transmis à l’Eglise par sa tradition bimillénaire.
Pouvez-vous donner un exemple concret de ce que signifie « maintenir un juste équilibre entre les critères et directives et les nouvelles adaptations » ?
Par « juste équilibre », le Saint Père entend, d’une part, la fidélité à la tradition universelle et catholique de la célébration de l’Eucharistie, enchâssée dans le rite romain lui-même, et de l’autre, l’espace ménagé par Sacrosantum Concilium et Varietates Legitimae pour les adaptations. Comme le n° 21 de Sacrosantum Concilium l’indique, il y a dans la liturgie « des éléments intangibles, divinement institués » et « des éléments susceptibles d’être changés ». Seuls ces derniers peuvent être modifiés et seulement sur la base des normes que le Concile lui-même a exposées dans le troisième chapitre de ce même document.
Dans le cas de l’Eucharistie, l’approche est la même. L’Eucharistie n’a pas été faite par l’Eglise, mais elle a été reçue comme un don du Seigneur, un trésor à garder. En conséquence, même si les exigences de l’évangélisation et de l’inculturation du message évangélique demandent, dans certaines circonstances, une certaine diversité, elles ne doivent pas être laissées à la discrétion ou à la fantaisie du célébrant. Les domaines ouverts à la diversité sont limités et relèvent du langage, de la musique et des chants, des gestes et des attitudes et des processions (SC 39). Dans ces domaines, les adaptations sont possibles et doivent être faites après une étude sérieuse, l’approbation des évêques et enfin celle du Siège apostolique (SC, ch. III).
Ainsi, le sens de l’équilibre entre la sauvegarde de l’essentiel et l’intégration d’éléments culturels locaux est tout à fait nécessaire si l’Eglise veut en tirer un profit spirituel. En même temps, je tiendrais pour encore plus essentiel, non pas les adaptations de ce type, mais la célébration noble et digne de tout acte liturgique, lui faisant rayonner le mysticisme de l’Orient. Cela serait autrement utile qu’une série d’adaptations extérieures, même si elles ont été faites selon les règles établies.
D’ailleurs, l’amour du silence, l’atmosphère de contemplation, le rendu par les chants du mystère divin célébré à l’autel, la tenue sobre et riche, l’art et l’architecture qui reflètent la noblesse des objets et des endroits sacrés, tout ceci relève des valeurs asiatiques, se rencontre dans l’adoration d’autres religions et exprime encore davantage la vision asiatique de la liturgie.
Dans le n° 87 de l’exhortation, le pape fait part de sa préoccupation quant aux « graves difficultés » auxquelles sont confrontées les communautés chrétiennes « là où les chrétiens sont une minorité et là où leur est refusée la liberté religieuse » et là où « le simple fait d’aller à l’église représente un témoignage d’héroïsme qui peut se terminer par la marginalisation ou la violence ». Le pape fait-il ainsi allusion aux communautés chrétiennes en Asie ?
Le pape exprime là son admiration et ses encouragements des témoignages héroïques de quelques chrétiens, pour qui la pratique de la foi entraîne des difficultés, des persécutions et des souffrances. Quand nous évoquons ces situations difficiles, nous parlons des lieux où l’obstruction et la persécution des communautés catholiques sont explicites. Ces harcèlements ont parfois des causes politiques ou religieuses.
Certains pays cherchent à imposer ou à établir des « Eglises » dirigées par l’Etat, pour de cette façon contrôler la communauté catholique. Cette façon de faire vise à couper les liens hiérarchiques entre ces Eglises et celle de Pierre, pour les affaiblir de l’intérieur. Mais ces tentatives ne sont pas couronnées de succès, car des liens spirituels, qui ne peuvent être brisés, continuent de relier chaque communauté ecclésiale à l’Eglise universelle, le Corps mystique du Christ.
Mais, pour moi, un autre type de situation est encore plus répandu. Il est commun en Asie, où, compte tenu de la prédominance de l’une ou l’autre des religions du monde, des restrictions et des contrôles sont apportés indirectement à l’Eglise catholique. Et dans ces situations, on rencontre une forme bien pire d’harcèlement souterrain des catholiques. Les missionnaires sont bannis, la construction de bâtiments religieux est difficile, car les autorisations ne sont pas données, les manifestations publiques de la foi sont contrôlées, l’éducation catholique est limitée, des lois contre les conversions sont appliquées ou proposées, et toutes sortes d’actes discriminatoires sont pratiqués. En bref, dans de telles conditions, il faut faire preuve d’un réel héroïsme pour professer et pratiquer sa foi.
Je ne nommerai pas ces pays pour des raisons évidentes, mais le monde entier les connait. Compte tenu de cette situation, l’appel du Souverain Pontife pour « une plus grande liberté religieuse dans chaque pays, de telle façon que les chrétiens, mais aussi les fidèles d’autres religions, puissent librement exprimer leurs convictions, à la fois en tant que personne et en tant que communauté » (SC 87) est parfaitement opportun.
Dans le n° 62 de l’exhortation, le pape suggère que la célébration de la messe puisse se faire en latin et que le chant grégorien puisse être pratiqué en certaines occasions et pour certaines liturgies. Qu’est-ce qu’en pensent les catholiques en Asie ? Avez-vous rencontré un souhait pour la messe en latin parmi les catholiques en Asie ?
Sacrosantum Concilium n’a jamais conseillé d’abandonner complètement le latin ni le chant grégorien. Il a établi que « l’usage de la langue latine, sauf dans le cas où une loi particulière stipulerait le contraire, doit être préservé dans les rites latins… Mais puisque l’usage des langues vernaculaires… peut être souvent un grand avantage pour les fidèles, on peut les pratiquer, spécialement pour les lectures, les directives et quelques chants ou prières » (SC 36, 1-2) Par ailleurs, il a souhaité qu’une « place convenable soit dévolue aux langues vernaculaires dans les messes qui sont célébrées avec le peuple, spécialement pour les lectures, la prière commune et aussi, autant que les conditions locales le nécessitent, pour les parties qui appartiennent au peuple » (SC 54). Dans le même passage, le concile souhaite qu’on prenne soin de « s’assurer que les fidèles soient capables de réciter ou de chanter ensemble en latin les parties de l’ordinaire de la messe qui leur sont propres » (ibid.).
Le problème est que, pour Sacrosantum Concilium, une langue vernaculaire n’est pas la langue normale de la liturgie, qui est le latin, avec la permission d’utiliser la langue vernaculaire pour des usages spécifiques, comme des lectures, des prières ou des chants, ou encore des parties qui appartiennent au peuple. Ce qui est intéressant est que Sacrosantum Concilium prône l’usage du latin même « dans ces parties de l’ordinaire de la messe qui lui appartiennent » (SC 54).
Malheureusement le latin a été abandonné pratiquement totalement partout après le concile, si bien que seule la génération la plus ancienne des catholiques asiatiques a encore une idée de l’usage du latin dans la liturgie ainsi que des chants grégoriens. Avec cette évolution dans la liturgie et dans la formation des séminaristes, l’usage du latin aura presque complètement disparu de l’Asie.
C’est parfaitement regrettable. Mais je ne suis pas sûr qu’il y ait un réel désir de revenir au latin dans la liturgie en Asie. Je souhaiterais qu’il y en ait un. Des catholiques qui sont conscients de la beauté du latin ont ce désir. Ils ont vu ou ont pu connaître des liturgies célébrées en latin à Rome ou ailleurs et en sont restés fascinés. D’autres sont fascinés par les anciens rites latins et la messe de Saint Pie V est maintenant célébrée dans quelques églises en Asie.
Mais la plus grande partie des catholiques asiatiques reste encore ignorante de la valeur du latin dans la messe. Je me demande ce qu’ils diraient si le latin était réintroduit d’une façon ou d’une autre. Il se pourrait qu’ils l’apprécient, et connaissant la dévotion de ces catholiques asiatiques, cela pourrait aider à approfondir encore leur foi. Notre peuple sait que toutes les réalités divines ne sont pas à la portée de la compréhension de l’homme et qu’il doit rester quelque mystère spirituel dans l’adoration.
Par ailleurs, il serait bon que l’Eglise en Asie ne reste pas coupée des nouvelles tendances qui se dessinent partout dans le monde, dont l’une est bien la récente faveur dont jouit l’héritage latin bimillénaire de l’Eglise. Cela ne veut pas dire qu’il faut abandonner les langues vernaculaires et revenir complètement au latin. Un usage raisonné et sobre du latin et en même temps des langues vernaculaires, selon les indications de Sacrosantum Concilium, serait bénéfique pour tous. De plus, en Asie, d’autres religions ont préservé une langue « liturgique » officielle, le sanscrit pour l’hindouisme, le pali pour le bouddhisme. Ce ne sont pas des langues parlées et elles ne sont employées que pour l’adoration. Est-ce que ces religions ne sont pas en train de nous donner une leçon et de nous montrer qu’une « langue liturgique » qui n’est pas d’usage courant, exprime mieux le mysticisme intérieur du « sacré » dans l’adoration ?
Le pape souhaite que « les futurs prêtres » apprennent le latin au séminaire pour pouvoir lire des textes latins et chanter du grégorien. Comment pensez-vous que de jeunes séminaristes en Asie accueillent cette demande ?
La question n’est pas d’accueillir. Je pense que c’est une nécessité et plutôt que de tomber dans un isolationnisme d’esprit étroit ou dans une approche purement empirique de la foi – qui, soit dit en passant, n’est pas asiatique et ne laisse aucune place pour une compréhension du transcendant –, nos prêtres et nos séminaristes devraient être encouragés à s’ouvrir à une réalité plus vaste de leur foi, qui est catholique, universelle avec une histoire bimillénaire et une dimension mystique et sacrée. Et puisque le latin a été à l’origine de beaucoup de développements en théologie, en liturgie et dans la discipline ecclésiale, les séminaristes et les prêtres devraient être encouragés à l’apprendre et à l’utiliser.
Cela serait d’une grande aide pour l’Eglise d’Asie, non seulement pour appréhender le depositum fidei (le dépôt de la foi) et ses développements, mais aussi pour découvrir sa propre langue théologique et pour être capable de présenter sa foi de manière convaincante (cf. Ecclesia in Asia 20). Apprendre le latin n’est pas faire marche arrière, mais au contraire marcher en avant. Ce n’est que de cette façon que pourra se dérouler un vrai processus d’inculturation. Toute prétendue théologie qui ne serait pas enracinée dans l’Ecriture sainte et dans la Tradition de l’Eglise, même si elle était priée à genoux et illuminée par une sainte vie, ne serait que bruit stérile et génératrice de désordre et de confusion.
Cela est également vrai pour la liturgie. Le latin est la langue liturgique normale de l’Eglise. Il a joué un grand rôle dans le développement du rite romain depuis ses origines. Ainsi, une connaissance suffisante de cette langue faciliterait une meilleure compréhension et une meilleure appréciation de la beauté des célébrations. Comme le Saint Père l’a exposé, « la beauté de la liturgie fait partie du mystère. Elle est une expression sublime de la gloire de Dieu et d’une certaine manière une échappée du Ciel sur la terre » (SC 35).
Célébrer en latin aiderait donc à donner un sens de crainte et de respect, tout en créant un lien spirituel profond avec ce que le Seigneur lui même a inspiré à son Eglise comme mode d’adoration. Cette ouverture au latin aiderait aussi les étudiants à apprécier le rôle du chant grégorien dans l’Eglise. Le Saint Père souhaite en effet qu’il soit « correctement estimé et utilisé » comme le « chant propre à la liturgie romaine » (SC 42). Apprendre la simplicité et la beauté de ce grand corps de chant aiderait aussi les prêtres et les séminaristes doués sur le plan musical – et inspirés par lui – à être capables de chants recueillis qui s’harmoniseraient mieux avec la culture locale. Il serait présomptueux d’affirmer que l’usage du chant grégorien nuirait à l’inculturation de la liturgie. Il lui serait en fait bénéfique.
Y a-t-il autre chose que vous souhaiteriez dire aux Eglises d’Asie sur l’exhortation et sur la façon dont elles pourraient la recevoir ?
Un examen attentif de Sacramentum Caritatis me convainc de plus en plus que ce n’est pas seulement une mine d’informations, d’inspirations et de réflexions profondément théologiques sur l’Eucharistie, mais bien davantage un document qui cherche à porter à son point ultime d’achèvement le désir réel du concile Vatican II, ainsi que son document sur la liturgie, Sacrosantum Concilium. La réforme post-conciliaire de la liturgie, aussi louables qu’en soient certains aspects, n’a pas été complètement fidèle à l’esprit du concile.
Comme le remarque le cardinal Ferdinando Antonelli, un membre de la Commission qui a travaillé sur la réforme, « je ne suis pas satisfait de l’esprit ambiant. C’est un esprit de critique et d’impatience à l’encontre du Saint-Siège, qui n’augure rien de bon. Tout paraît être une étude de la rationalité de la liturgie et non pas une recherche de la piété réelle. J’ai peur qu’un jour on nous dise, comme on l’a dit de la réforme des hymnes au temps d’Urbain VIII : accepit liturgia recessit pietas (quand la liturgie progresse, la piété régresse) et dans notre cas : accepit liturgia recessit devotio (quand la liturgie progresse, la dévotion régresse). J’espère me tromper » (extrait du Journal du cardinal Antonelli, 30 avril 1965).
Nous avons été témoins de beaucoup de banalisation et d’obscurcissement des aspects mystiques et sacrés de la liturgie dans de nombreux secteurs de l’Eglise, au nom d’un prétendu « Konzilsgeist » (esprit du concile). Ces dernières vingt années, l’Eglise a cherché à mettre en ligne le développement de la réforme liturgique avec les indications de Sacrosantum Concilium. Des documents comme Liturgiam Authenticam, Varietates Legitimae, Redemptionis Sacramentum et Ecclesia de Eucharistia en sont le témoignage, et Sacramentum Caritatis, qui est un document collégial, dans la mesure où il réunit les propositions du Synode des évêques sur la Sainte Eucharistie, est, si je puis dire, le point culminant de cette ligne directrice pour « mettre les choses d’aplomb ». C’est véritablement un changement de parcours et il devrait être accueilli, apprécié, étudié et mis en pratique.
L’héritage culturel de l’Asie est profondément religieux et conscient de la valeur du sacré et de la mystique dans la vie des hommes. Aussi l’Eglise d’Asie devrait-elle accueillir, de grand cœur, ce document et ses orientations qui vont dans le sens d’une restauration des valeurs profondes de la spiritualité et de la foi dans la liturgie et prendre les mesures nécessaires pour les suivre avec autant de zèle et de foi que possible. C’est mon vœu pour l’Eglise d’Asie, le continent du mysticisme.