Selon sa Constitution, l’Inde est une république laïque au sens du terme anglais « secular ». Dans le contexte indien, cela signifie avant tout qu’il n’y a pas de religion d’Etat ; mais cela ne signifie nullement que le gouvernement « ignore » la religion. L’Etat est au contraire supposé protéger toutes les religions et en particulier les religions minoritaires, comme cela ressort très clairement du texte même de la Constitution. La religion est donc toujours très présente, non seulement dans la vie des Indiens mais assez souvent aussi dans la législation indienne.
En fait, l’appartenance religieuse fait partie intégrante de l’identité de chaque citoyen indien. Même si sa religion ne figure pas sur son passeport ou autres documents officiels, le citoyen est inévitablement « classé » comme appartenant à telle ou telle dénomination religieuse. Cette classification persiste même s’il ne partage pas, ou ne partage plus, les croyances de ses coreligionnaires. Jawarlahal Nehru se disait agnostique; il n’en était pas mois considéré comme hindou. Mohamed Ali Jinnah, le « père du Pakistan », buvait de l’alcool et ne fréquentait pas la mosquée. James Michael Lyngdoh, originaire d’une communauté chrétienne était président de la Commission électorale indienne lorsqu’il fut accusé d’avoir pris des décisions motivées par le souci de défendre les minorités religieuses. Il protesta vigoureusement, ajoutant qu’en fait il était lui-même athée. Peine perdue: il était « classé » comme chrétien. Qu’il partageât ou non les croyances des chrétiens était hors de propos. Le communautarisme religieux est donc lié davantage à l’appartenance religieuse qu’aux convictions personnelles.
Aperçu du paysage religieux indien
L’hindouisme est de loin la religion numériquement la plus importante, environ 82 % de la population. Son origine se perd dans la nuit des temps. A la différence d’autres grandes traditions religieuses, l’hindouisme ne se réclame d’aucun fondateur connu. Il semble bien que cette religion soit le résultat de la fusion progressive et anarchique des croyances et coutumes de divers groupes de peuples qui, dans les temps préhistoriques, se sont successivement implantés dans le pays, en particulier les aborigènes, les dravidiens et les aryens. On s’accorde cependant à reconnaître que l’apport du védisme et du brahmanisme des aryens s’est avéré prépondérant.
On peut considérer que cette fusion était à peu près réalisée lorsqu’au VIe siècle avant notre ère, un prince hindou, Gautama Sakyamuni, a fondé le bouddhisme, une religion (ou sagesse ?) qui, à une époque, semblait devoir supplanter l’hindouisme mais a progressivement disparu du pays pour ne représenter aujourd’hui que 0,6 % de la population. Le jaïnisme fondé par Maha Vira, un contemporain du Bouddha, n’a jamais été une religion numériquement très importante : environ 0,5 %. Le sikhisme est aussi considéré comme originaire du « terroir indien », même si, dans l’esprit de son fondateur Guru Nanak (1469-1538), elle devait concilier ce qu’il y avait de meilleur dans l’hindouisme et l’islam. Les sikhs représentent aujourd’hui environ 2 % de la population.
A cela s’ajoutent des religions venues de l’extérieur, en particulier le christianisme et l’islam. Il y a aussi le zoroastrisme des Parsis (moins de 100 000) et quelques milliers de juifs tout au plus.
Implanté en Inde dès le début de l’ère chrétienne, le christianisme a connu une nouvelle expansion avec l’arrivée des missionnaires venus d’Occident à partir du XVe siècle. Ils furent relativement nombreux vers la fin du XIXe siècle et début XXe. Aujourd’hui, les diverses communautés chrétiennes sont dirigées par des Indiens, représentant dans leur ensemble environ 2,6 % de la population.
La première pénétration de l’islam en Inde remonte au VIIIe siècle, avec l’invasion du Sind par des arabes; mais ce fut une opération sans lendemain. Il y eut ensuite la pénétration des Turcs au XIe siècle et celle des Afghans au XIIe siècle. Mais c’est surtout avec l’arrivée des Mongols à la fin du XIVe siècle que l’islam s’implanta durablement en Inde. Pendant quatre siècles, l’Inde vécut sous domination musulmane – si on excepte la résistance de l’empire de Vijayanagar dans le sud (XIVe-XVIe siècle) et celle de l’empire Marathe de Sivaji (fin du XVIIe siècle). Certains souverains musulmans se montrèrent plutôt tolérants à l’égard de l’hindouisme et il y avait alors une co-existence plus ou moins pacifique, voire une collaboration relativement féconde et un enrichissement mutuel. Mais d’autres empereurs firent preuve d’une grande brutalité. Ils détruisirent de nombreux temples et autres richesses culturelles. Soit parce qu’ils y étaient contraints, soit parce qu’ils y voyaient des avantages, de nombreux hindous devinrent musulmans : environ un quart de la population si on se réfère aux dimensions du pays avant la partition de 1947. Ceux qui sont restés en Inde représentent aujourd’hui près de 12 % de la population.
Il existe donc, en Inde, un contentieux multiséculaire entre hindous et musulmans, périodiquement ranimé par des conflits sanglants. On se souvient en particulier des effroyables massacres qui eurent lieu sur les nouvelles frontières au moment de la partition. Quelques décennies plus tard, en 1992, à Ayodhya, des militants hindous ayant démoli la mosquée Babri Masjid bâtie, selon eux, sur les ruines d’un temple hindou, il s’ensuivit des émeutes qui firent environ 1 200 victimes. Plus récemment, en 2002, 59 militants hindouistes revenant précisément d’Ayodhya périrent dans un incendie de train, incendie aussitôt attribué aux musulmans – même si par la suite, de sérieuses enquêtes montrèrent qu’il s’agissait en fait d’un accident. Dans les semaines qui suivirent il y eut près d’un millier de morts.
Le « nationalisme hindou »
Ces militants hindous appartiennent habituellement à un mouvement nationaliste fondé en 1925, à Nagpur, par Dr Keshav Bali Ram Hedgewar et désigné par les initiales RSS (Rashtriya Swanamsevak Sangh, Corps national des volontaires). A l’origine, cette organisation était l’une des composantes des mouvements de libération de l’Inde. Par la suite, elle s’est assigné comme objectif de faire de l’Inde un « hindu rashtra » (Etat hindou), à l’instar du Pakistan qui est un Etat musulman. C’est un mouvement discipliné, fortement organisé, avec de multiples programmes de formation (depuis la formation « idéologique » jusqu’à la formation physique). Il n’est jamais devenu un parti politique, mais il contribua puissamment à la formation du parti Jang Sangh d’abord, puis du BJP (Bharatiya Janata Party) avec lequel existent des relations d’interdépendance: le RSS soutenant le parti BJP tandis que celui-ci favorisait les objectifs du mouvement.
Or, le parti BJP a réussi à se hisser, pendant quelques années, à la tête d’un gouvernement de coalition. Le RSS et quelques autres mouvements apparentés ont alors estimé pouvoir passer à l’action sans avoir à redouter la répression des autorités gouvernementales. On a déjà vu qu’il leur est arrivé de s’en prendre aux musulmans, mais ils ont également fait preuve d’agressivité à l’égard des chrétiens : des prêtres furent tués, des religieuses violées, un missionnaire protestant et ses deux enfants furent brûlés vifs dans leur voiture, des églises furent incendiées, etc. Aux dernières élections cependant, le parti du Congrès, résolument laïque, a regagné du terrain et a repris la direction d’une nouvelle coalition gouvernementale, tandis que le parti du BJP souffre de dissensions internes.
Prédominance d’une certaine tolérance religieuse
Évitons cependant de nous représenter l’Inde comme un pays partout et constamment en proie à des conflits religieux. En général, la diversité de leurs affiliations religieuses n’empêche pas les Indiens d’avoir des relations de bon voisinage, de travailler ensemble dans l’administration et les usines, de collaborer à la direction d’entreprises financières ou industrielles.
Il arrive même que des Indiens ne partageant pas les mêmes croyances, se rejoignent pour des démarches religieuses communes ! C’est le cas, en particulier, depuis des siècles, à Ramdevra, petite ville située à l’ouest du Rajasthan, dans le désert de Thar, non loin de la frontière Pakistanaise. Hindous et musulmans y viennent ensemble prier sur la tombe de Ramdev. Originaire d’une caste de guerriers du Rajasthan, Ramdev vécut au XVe siècle et était connu pour sa grande bonté et son mysticisme. Les hindous voient en lui une incarnation de Krishna et les Musulmans le considèrent comme un grand mystique soufi. Chaque année, environ deux millions d’Indiens viennent en pèlerinage à Ramdevra, parfois de fort loin, et habituellement à pied. On peut alors voir des hindous et des musulmans marchant côte à côte, pendant plusieurs jours, pour venir implorer les faveurs du même « saint ». Dans un rite commun, les uns et les autres ayant abandonné leurs sandales sur le bord de la route, font le dernier kilomètre nu-pieds sur le sable brûlant (1).
Dans d’autres régions de l’Inde, il arrive que les hindous aillent en pèlerinage sur la tombe d’un « saint » musulman. Ailleurs encore, à Bombay, à Bangalore, à Velankani, dans des sanctuaires catholiques, les pèlerins hindous et musulmans sont souvent plus nombreux que les chrétiens. Comme ces derniers, les hindous et les musulmans honorent les statues de la Vierge ou de Saint Antoine avec des guirlandes de fleurs.
Toutefois, c’est sans doute la composition actuelle de l’équipe à la direction du pays qui constitue l’illustration la plus significative de la capacité des Indiens à atténuer les méfaits du communautarisme religieux. En effet, en dépit des objectifs déclarés des mouvements nationalistes hindous qui voudraient que la domination des hindous en Inde ne soit pas seulement numérique, aujourd’hui, les principaux centres du pouvoir sont entre les mains de personnes appartenant à des religions minoritaires: le Président de la République est un musulman, le Premier ministre est un sikh et la présidente du Congrès, le principal parti, est, de par ses origines, une catholique italienne ! Force est de reconnaître que le communautarisme religieux n’a pas le dernier mot dans le fonctionnement de la démocratie en Inde.
La promotion de l’harmonie
En Occident, surtout dans les milieux chrétiens, on considère habituellement le dialogue comme la meilleure réponse possible aux tensions interreligieuses. Selon l’enseignement de Jean-Paul II, ce dialogue peut prendre la forme du « dialogue de vie », d’une collaboration entre croyants de diverses confessions pour promouvoir un bien commun ou encore d’un échange entre experts ou représentant officiels de diverses traditions religieuses. Les deux premières formes de dialogue sont quasi inévitables dans la société multi religieuse indienne. Quant aux échanges entre experts ou représentants officiels des diverses religions en vue d’une meilleure compréhension de l’autre et d’un éventuel enrichissement mutuel, on peut se demander si les chrétiens ne sont pas les seuls à rechercher ce genre de rencontres ?
Il y a certes de nombreux Indiens, quelle que soit leur affiliation religieuse, qui souhaitent ardemment une amélioration des rapports entre les diverses familles religieuses; mais le terme dialogue n’est pas celui qui convient le mieux pour exprimer leurs aspirations et leurs efforts. Ils préfèrent se référer à un concept beaucoup mieux enraciné dans les cultures asiatiques, celui de l’harmonie, une valeur, voire un idéal, hautement apprécié en Asie. Négativement, l’esprit d’harmonie demande que tout soit fait pour éviter les heurts; mais positivement, il demande aussi qu’on accepte l’autre dans sa différence. Il ne demande donc pas que les uns ou les autres renoncent à leur foi, mais que chacun fasse une place aux croyances de l’autre. C’est ainsi que les évêques d’Asie – auxquels n’a pas échappé l’importance de ce concept puisqu’ils éprouvent la nécessité de développer une « théologie de l’harmonie »– ont déclaré, à la suite du synode sur l’Asie de 1998 : « Le défi, pour nous en Asie, est de proclamer Jésus-Christ de telle façon que cela ne constitue pas une exclusion des expériences religieuses que nos amis ont vécu dans leurs religions traditionnelles. » C’est donc plutôt en termes d’harmonie, plutôt que de dialogue, qu’on peut envisager une atténuation des conflits religieux en Inde (2).
Le boom économique que connaît l’Inde, depuis quelques années, peut également contribuer à une atténuation de certaines tensions. N’oublions pas, en effet, que les conflits sont rarement uniquement motivés par des convictions religieuses. Ils sont souvent associés à des conflits d’intérêt. Avec le développement économique, s’ouvrent de nouvelles perspectives et de nouveaux horizons. Il y a déplacement des populations, ouverture de nouveaux chantiers, mise en place de nouvelles solidarités, etc. En fait, on peut parfois avoir l’impression que certains Indiens, en particulier ceux qui vivent dans les grandes métropoles et sont en contact quasi permanent avec des milieux occidentaux, sont tout à fait à l’aise avec des valeurs fort éloignées des préoccupations religieuses, comme l’esprit d’entreprise, le succès, l’argent, de nouveaux types de loisirs, etc. Mais ont-ils pour autant abandonné leurs racines religio-culturelles ? De toute façon, dans le contexte multi religieux de l’Inde, ce qui est décisif ce ne sont pas les convictions personnelles mais l’appartenance religieuse.
Plus profondément, même si les divers communautarismes, et en particulier le communautarisme religieux, sont loin d’avoir disparu en Inde, on peut sans doute miser sur la capacité des Indiens à les contenir, voire à les surmonter, comme ils l’ont démontré au cours des dernières décennies. Au moment de l’indépendance du pays, en 1947, nombreux étaient ceux qui prédisaient la désintégration prochaine d’un pays qui ne pourrait longtemps résister à de multiples facteurs de division : religions, castes et ethnies, langues… On a de nouveau parlé de l’éclatement vraisemblable de l’Inde lors de l’assassinat de Mahatma Gandhi, puis lors de la mort de Nehru, lors des guerres avec le Pakistan, lors de l’assassinat d’Indira Gandhi… Mais l’Inde ne s’est pas désintégrée. Or, ce n’est pas un pouvoir militaire ou dictatorial qui a assuré l’unité du pays, mais plutôt la conscience qu’ont les Indiens d’être profondément et définitivement liés à leur pays. S’ils savent « appartenir » à telle ou telle religion, ils savent aussi qu’ils sont Indiens et souhaitent le rester.