Eglises d'Asie – Indonésie
MISSIONNAIRE EN INDONÉSIE :EXPÉRIENCES, RÉFLEXIONS ET PERSPECTIVES
Publié le 18/03/2010
Introduction<br />En février 2005, Andian Husseini, un jeune militant du Comité indonésien pour la solidarité islamique (KISDI), organisation islamiste considérée comme extrémiste, m’a rendu visite. Je ne connaissais Andian Husseini que par ses articles, toujours très durs mais objectifs, publiés dans le journal islamiste Republica. A l’époque, il réalisait, à Kuala Lumpur, une étude sur le Concile Vatican II. Ses deux interrogations principales étaient les suivantes : l’Eglise catholique prend-elle au sérieux ce qui est annoncé dans ce concile, à savoir : « Est-ce que les non-baptisés peuvent être sauvés et doivent-ils respecter l’islam ? » (2) Deuxièmement, comment cette annonce se concilie-t-elle avec l’œuvre missionnaire de l’Eglise catholique que le Concile Vatican II a clairement renouvelée ?<br />Evidemment, chaque prêtre missionnaire et chaque religieuse missionnaire devraient se poser les questions d’Andian Husseini à la lumière de Lumen Gentium, Nostra Aetate et Dignitatis Humanae (3). Par exemple, comment répondre à la première question d’Andian Husseini quand on se réfère à la loi sur l’école de 2003, édictée par le gouvernement indonésien, et qui, après des années d’un rapprochement continu entre les chrétiens et les musulmans (4) en Indonésie, a conduit à une crise des relations. Ce texte (qui, entretemps, a pris force de loi mais n’est pas appliqué ; NdT : voir EDA 380 et 407) prévoit de rendre obligatoire des cours d’enseignement religieux selon la religion de l’élève, par un professeur de même confession. Cela signifie que les écoles chrétiennes (privées), mais aussi les écoles islamiques, hindoues et bouddhistes devront donner des cours d’enseignement religieux dans les différentes religions qui sont celles de leurs élèves. Ce contre quoi ont protesté les chrétiens, en organisant à Djakarta et ailleurs des manifestations rassemblant plusieurs milliers de personnes et en menant campagne dans la presse. Leur argument est que l’Etat n’a pas le droit, en matière de religion, de prescrire quelque chose qui contrevient à la loi sur la liberté religieuse. Selon eux, le seul but de la loi de 2003 est la poursuite de la longue lutte pour l’introduction des cours d’islam pour les élèves musulmans, jusque et y compris dans les écoles privées. Dans ce conflit, les chrétiens ont été complètement isolés et ont, de ce fait, perdu leur campagne. Les bouddhistes et les hindous, qui partagent avec les chrétiens de grandes craintes en ce qui concerne l’islam, ont malgré tout soutenu la loi. La raison de l’isolement des chrétiens a été qu’ils n’ont pas soufflé mot du fait que, dans leurs écoles (à l’exception de la partie catholique), tous les élèves participent à des cours d’enseignement religieux chrétien et, dans certaines écoles, ils doivent même assister à la messe le vendredi. De plus, le reproche d’atteinte à la liberté religieuse, fait par les chrétiens, est rejeté parce qu’il leur est opposé la demande qu’ils font aux parents d’enfants non chrétiens de donner expressément et par écrit leur accord sur les cours d’enseignement religieux. En outre, on souligne le fait que les enfants, dont les parents n’ont pas donné leur accord, sont refusés par ces écoles. (A l’évidence, il a échappé aux deux parties que Dignitatis Humanae (n° 5) indique clairement que ce sont les parents qui sont les responsables de l’éducation religieuse donnée à leurs enfants.)<br />Je voudrais dans cet article apporter une réflexion personnelle aux questions posées, qui me concernent directement. Cet article n’apporte donc pas de nouveautés théologiques, mais il est plutôt le partage d’un missionnaire croyant qui essaye de se débrouiller dans la situation actuelle de la mission, redéfinie par le Concile, dans un pays qui compte 85 % de musulmans. Comme, par ailleurs, ces questions complexes n’ont certainement pas encore été discutées, cet article peut servir de base de discussion. Que le 500e anniversaire de la naissance de saint François Xavier (1506-1552) cette année, qui a également été missionnaire en Indonésie, soit l’occasion de nous rappeler le modèle qu’il doit être pour nous.<br />1.) Deux déclarations fondamentales du Concile<br />Le point de départ des réflexions qui vont suivre peut être formulé ainsi : si l’Eglise catholique reprend son activité missionnaire, comme le Concile de Vatican II le lui a redemandé (Ad Gentes 7), alors elle doit comprendre cette œuvre missionnaire avec les deux déclarations fondamentales que lui a adjoint ce même Concile : premièrement, les non-baptisés peuvent être sauvés s’ils vivent selon leur conscience (5) ; deuxièmement, les chrétiens sont exhortés à reconnaître les valeurs que renferment les religions non chrétiennes. C’est une des raisons pour lesquelles le Concile a parlé des musulmans avec une grande considération (6). Les déclarations de Nostra Aetate peuvent même être extrapolées dans le sens où le Concile va jusqu’à reconnaître qu’il y a de vraies valeurs religieuses dans les autres religions. Par les termes de « vraies valeurs religieuses », je comprends : porteur de valeurs, dans le sens où l’utilisait Scheler, à savoir comme les rites, les prières, la doctrine, les commandements, qui ont « une valeur » ou qui aspirent à une valeur attirante, parce qu’ils rapprochent les hommes de Dieu ou des divinités. Ainsi, cela doit réellement signifier que ces valeurs n’existent pas seulement dans les religions où l’on croit « effectivement » au religieux, mais également là où elles ne sont pas réelles.<br />La deuxième déclaration qui annonce qu’il existe une vraie valeur religieuse dans les autres religions est en fait la vraie cassure. L’Eglise catholique a bien évidemment et depuis longtemps exploré les voies théologiques pour ne pas devoir interpréter le « en dehors de l’Eglise, point de salut » du Concile de Florence (1438-1445) (7), comme si Dieu devait simplement envoyer en enfer les hommes qui n’ont pas été baptisés (8). Cette opinion contredit trop directement la croyance en la bonté, voire même en la justice de Dieu (9). A partir de cela, on peut donc penser que les « bons » non-baptisés pourraient aussi être sauvés, et même en dépit de leur « fausse » religion. C’est justement ce que le Concile Vatican II semble avoir ravivé. Et ce, avec un profond respect, non seulement pour les fidèles des autres religions, mais aussi pour ceux, dont la valeur religieuse de leur religion est reconnue. Est-ce que cela revient à dire que l’Eglise catholique croit que la religiosité des autres religions joue un rôle positif dans le cheminement de leurs fidèles vers Dieu ? Je voudrais résumer cette réflexion dans l’idée que nous ne pouvons pas exclure que le Concile, dans Nostra Aetate, a attribué une valeur sacrée (certainement limitée) aux religions non chrétiennes (10).<br />2.) Un défi pour l’Eglise missionnaire <br />Le défi de ces deux déclarations pour la mission de l’Eglise, comprise dans son sens traditionnel, est parfaitement évident : si chacun, aussi bien qu’il puisse le faire, s’efforce de vivre selon les préceptes de sa propre religion, et que cela suffit à son salut, pourquoi ne laisse-t-on pas chacun être heureux à sa façon ? Et surtout, pourquoi existerait-il encore une activité missionnaire ? Et si les autres religions revêtent dans tous les cas un sens sacré, où se trouve le caractère unique du christianisme ? Est-ce que ce n’est pas de là que provient le peu de distance qui nous sépare du concept du « pluralisme », selon lequel aucune religion ne peut prétendre à l’absolu et dans lequel toutes les religions seraient plus ou moins les formes d’expression du sens religieux de l’humanité ? Dans cette acception, toutes les religions sont des moyens qui permettent à l’humanité d’exprimer, toujours et encore, son sens de la divinité. Toutes les religions permettent d’exprimer l’indicible d’une façon ou d’une autre. Pour cette raison, aucune ne peut être absolue. Mais cela implique aussi que Dieu, qui pour nous s’est révélé dans Jésus, l’a également fait à travers beaucoup d’autres hommes connus, comme Bouddha ou le prophète de La Mecque, mais aussi pour beaucoup qui ne sont connus que localement (11). C’est exactement comme si le Concile Vatican II avait retiré le tapis de dessous les pieds de l’Eglise – dans sa mission (12) – et, tout particulièrement, de dessous les nôtres, « missionnaires au sens strict », envoyés pour faire connaître Jésus dans un monde plongé dans d’autres religions (13).<br />3.) Un pluralisme des religions ?<br />Je viens là d’extrapoler sans autorisation. Le Concile nous apprend de façon formelle que « le Christ est la seule voie qui conduit à la sainteté » et aussi, que seuls ceux qui croient en Lui seront sauvés (14). D’après les Evangiles, Jésus n’est pas le dépassement de Dieu, qui, par sa sainteté, a été préparé pour Israël. Jésus est la manifestation de Dieu. Il est « le chemin, la vérité, la vie » (Jean 14,6) (et, en aucune façon, une voie, même si elle est bonne, et non pas seulement une vérité, une de celles qui peuplent la vie de l’humanité. C’est pourquoi, Pierre, rempli de l’Esprit Saint, affirme « à la face du haut conseil des juifs à Jérusalem » qu’on ne peut trouver de Salut dans aucun autre nom, « que dans celui de Jésus-Christ » (Ac 4,8-11).<br />Il apparaît aujourd’hui à beaucoup de personnes, par prétention ou par manque de tolérance, que le christianisme est la seule vraie religion. Et grandes sont les réticences vis-à-vis de la mission chrétienne. Mais est-ce vrai du manque de tolérance ? La véritable tolérance ne demande pas qu’on relativise ses convictions. La tolérance positive n’est pas simplement le fait de « tolérer » les autres de manière désobligeante, ce n’est pas non plus une disposition qui amènerait à ne pas critiquer, ou à ne pas chasser ou détruire les autres du fait de leurs différences. La tolérance positive concède volontiers aux autres, et avec joie, qu’ils puissent être eux-mêmes. Elle considère les autres hommes dans leur identité, avec les convictions et les valeurs qui leur appartiennent. La tolérance ne signifie donc nullement qu’on dise qu’on aurait au fond la même opinion ! La tolérance exige qu’on reconnaisse les autres dans leur différence, même si on ne partage pas leurs convictions religieuses (15). En revanche, si on partage la même croyance, il n’y a plus besoin de tolérance. Les musulmans comprennent cela fort bien. L’aphorisme selon lequel « nous croirions au fond à la même chose » est très déplaisant. On dirait plutôt que nos deux religions, malgré de nombreuses similitudes sur des points importants, ne s’accordent pas l’une l’autre, mais malgré cela nous nous respecterions et n’essaierions pas d’imposer notre propre religion. Dieu saura finalement avec sûreté comment tout cela doit être démêlé. C’est ce sur quoi on peut être largement d’accord. C’est beaucoup plus que de n’être « d’accord que sur notre désaccord ». Derrière une telle disposition – de se reconnaître réciproquement – se trouve le profond respect de Dieu, sans la volonté de qui il n’y aurait pas des religions différentes (16).<br />Mais n’est-il pas prétentieux de croire que, parmi les nombreuses religions existantes, une seule est vraie ? Ce qui me semble prétentieux et répréhensible serait de qualifier les autres religions ou convictions religieuses à la légère ou de les considérer comme fausses. Si le Concile Vatican II accorde aux autres religions une signification religieuse, le terme de « fausse » religion doit être utilisé avec la plus grande circonspection. Manifestement, l’Esprit de Dieu ne souffle pas uniquement dans l’Eglise (et encore pas toujours, ni partout). La miséricorde de Dieu ne connaît pas de frontières.<br />Si nous lisons des expériences de témoins mystiques, comme dans la littérature classique javanaise ou dans le soufisme, il apparaît très difficile de contester qu’on y trouve bien une réelle mystique de Dieu. Parfois, nous rencontrons également des hommes d’autres religions qui laissent transparaître la marque de Dieu. Le règne de Dieu est à l’œuvre partout, et encore plus sûrement dans les religions. Si, au contraire, nous, chrétiens, sommes conscients de notre manque d’objectivité, de nos contradictions, de nos manquements à l’Esprit, de nos préjugés et de notre morgue, il vaut beaucoup mieux que nous restions modestes.<br />Mais reconnaître que, dans les autres religions, se rencontrent une véritable expérience de Dieu et un véritable culte n’implique en aucune façon une reconnaissance d’un relativisme religieux. Si je crois véritablement, je ne peux pas faire autre chose que d’être convaincu de la vérité à laquelle je crois. Croire en Jésus n’est pas adopter une opinion philosophique qu’on ne devrait jamais mettre effectivement en question. Cela signifie, par contre, que quelqu’un lui est apparu comme une vérité première de sa vie et qu’il s’est mis en route à sa suite. C’est pourquoi il ne faut pas rejeter les croyances des autres. Croire en l’Eglise est un peu comme si on croyait en quelqu’un. C’est quelque chose d’absolu, même s’il venait à l’esprit qu’on ait peut-être pu se tromper (17). Il n’y a aucune prétention à s’attacher à sa croyance. En revanche, il est tout à fait prétentieux d’exiger des prétendus adeptes du pluralisme qu’ils relativisent ce dont ils sont convaincus et sur lequel ils ont bâti leur vie.<br />Mais il y a plus. Si je vis, par exemple, comme missionnaire parmi des musulmans, ce n’est pas un voyage à sens unique, comme si j’arrivais seul avec la plénitude de la foi, pour la leur distribuer, à eux qui ont les mains vides. Etre missionnaire, c’est faire un continuel voyage spirituel. J’apprends, dans mes contacts avec les musulmans, à voir ma foi avec des yeux nouveaux. Je partage, avec les hommes auprès de qui je vis et qui m’ont accueilli, des expériences religieuses que je ne peux pas toujours vivre dans ma propre religion. J’ai participé à un jeu d’ombres javanais – Wayang – dans lequel une société désunie par des conflits devait être remise en harmonie avec ses divinités et j’ai été impressionné par les Kiais musulmans – des hommes religieux. En tant que participant et non comme spectateur sympathisant. Il s’est produit une sorte d’osmose spirituelle, une empathie réelle, un sentiment d’être emporté dans d’autres lieux que des divinités auraient occupés. Naturellement, je peux dire que j’amène Jésus avec moi. Les missionnaires sont ainsi embarqués dans un pèlerinage spirituel sur des terres inconnues, avec leur foi, mais jamais comme des personnes croyant avoir réponse à tout. Et puis, comment puis-je donner aux autres un témoignage de ma foi, alors que je ne connais rien de leurs croyances et comment pourraient-ils en profiter ?<br />Pluralisme des religions ? (19) Oui, en ce sens où les autres religions et traditions religieuses ont connu des expériences religieuses, qui ne sont pas très éloignées de Dieu. Mais, non, si le pluralisme conteste que, selon la foi chrétienne, le juif Jésus de l’histoire est entré dans notre humanité avec la plénitude de Dieu. On peut peut-être dire : beaucoup d’hommes vont leur chemin, que Dieu conduit de l’intérieur, qu’ils soient baptisés ou non, alors qu’à l’inverse, le baptisé est toujours en danger de s’éloigner du chemin. Beaucoup d’hommes se laissent conduire par leur religion sur un chemin où ils sentent la sainteté de Dieu les guider, où ils ressentent la bonté de Dieu, qu’ils soient juifs, musulmans et où ils ont trouvé la foi. Mais même s’ils ne le savent pas, ce salut déborde Jésus, les hommes, la Parole dans laquelle Dieu se révèle, et il est la foi dans ce Jésus. Il entraîne ceux qui le suivent vers l’acceptation de ce salut définitif de Dieu. C’est pourquoi on doit supporter cette tension et ne pas vouloir la supprimer : tenir ferme à Jésus, l’insurpassable Parole de Dieu, et reconnaître en même temps que Dieu amène aussi à lui les hommes des autres religions (20).<br />4.) Mais pourquoi la mission ?<br />Jusqu’à présent, nous n’avons pas encore répondu à la question de savoir pourquoi l’Eglise doit continuer à avoir une activité missionnaire si, en fin de compte, tout le monde peut être sauvé, même sans être baptisé. A l’inverse, d’après l’enseignement catholique, le baptême ne garantit pas du tout le salut et l’homme après son baptême peut toujours tomber dans le péché et la mort. Est-ce qu’il ne vaudrait pas mieux, comme beaucoup nous le recommande, d’œuvrer pour que les musulmans deviennent de meilleurs musulmans, les hindous de meilleurs hindous, etc. ? Indépendamment du renoncement que cela représente, un tel but me paraît extrêmement paternaliste et prétentieux, il ne peut en aucun cas être une tâche prioritaire.<br />Si la motivation de l’activité missionnaire ne devait être que la conviction selon laquelle seuls peuvent aller au ciel ceux qui sont baptisés, alors, le Concile Vatican II aurait bien fait disparaître le sol sous les pieds de la mission. Mais cette crainte n’a jamais été le motif déterminant de la mission. Ce qui a poussé les apôtres à la proclamation autour de Pierre, jusqu’à saint François et jusqu’à nous, c’est la beauté et la vérité du message que nous avons reçu. Cette merveilleuse lumière qui nous éclaire, nous ne devons pas la mettre sous le boisseau, nous devons la laisser illuminer les hommes. En d’autres termes, l’Eglise, c’est-à-dire nous, proclame le message de la joie, parce que c’est un message joyeux et le propager fait partie de cette joie. L’Eglise proclame Jésus et son message divin parce qu’elle croit et qu’elle connaît Jésus, qu’elle a été prise par lui, qu’elle le suit et qu’elle peut le faire passer aux hommes. C’est exactement pour cela que Jésus a envoyé ses disciples. C’est également ce qu’a fait François Xavier il y a presque 500 ans à ceux qui l’écoutaient en Inde, aux Moluques et au Japon.<br />Il convient à ce propos de faire un court rappel de la méthode missionnaire de saint François Xavier. Elle nous fait peut-être aujourd’hui dresser les cheveux sur la tête. Son grand biographe, Georg Schurhammer, l’a parfaitement décrite : d’abord, il rassemblait les gens avec une petite cloche et il leur lisait le Notre Père, le Credo et d’autres textes du catéchisme, dans leur langue – qu’il comprenait à peine –, et ceux qui l’écoutaient devaient les répéter à haute voix, puis il leur demandait à quoi ils croyaient et s’ils voulaient recevoir le baptême. S’ils étaient d’accord, alors il les baptisait (21).<br />L’aspect décisif de la méthode missionnaire de François Xavier est qu’elle était couronnée de succès, au meilleur sens du terme : à ces baptisés, il donnait la force de la foi de l’Eglise au Kerala. Et les conversions étaient réelles. Comment peut-on l’expliquer ? Probablement parce que ces hommes avaient ressenti directement, d’une manière ou d’une autre, que François Xavier était un saint homme à travers lequel ils pouvaient voir la proximité de Dieu, ils sentaient qu’irradiaient de lui la grâce et le salut. Les gens font confiance à un tel homme et font ce qu’il dit, croient ce qu’il leur enseigne de croire ; même si, vraisemblablement, ils comprenaient mal ses paroles et ses textes, ils comprenaient avant tout les rites et ils en ressentaient une réelle proximité de Dieu. Dans cette ambiance sacrée, ils étaient touchés par Dieu et ensuite tous croyaient et faisaient ce que l’homme de Dieu disait. Je ne doute pas que cela existe encore, en substance, aujourd’hui en Asie, ou peut-être partout où les hommes ne sont pas enchaînés par l’idéologie ou asphyxiés par la consommation. Les disciples de saint François, les jésuites en Inde et en Chine appliquèrent ces méthodes missionnaires mûrement réfléchies ; ils avaient compris l’importance de l’inculturation de l’Evangile. Mais, aujourd’hui, le cœur du problème est le suivant : le message de l’Evangile arrive à destination si, et seulement si, ceux qui écoutent les prêtres missionnaires et les religieuses missionnaires et toute l’Eglise en tant que communauté des croyants apprennent la vérité qui est annoncée ; ce qui ne signifie pas autre chose que le fait qu’ils doivent pouvoir apprendre Dieu lui-même par l’Eglise, par les prêtres missionnaires et par les religieuses missionnaires. En d’autres termes, la force spirituelle, ce qui filtre de l’Esprit de Dieu, ouvre les cœurs à l’Evangile. En ce sens, les méthodes missionnaires de saint François Xavier sont toujours totalement efficaces.<br />Pour moi-même et pour beaucoup de missionnaires que je connais, les déclarations du Concile Vatican II sur la possibilité de salut des non-baptisés sont une grande libération. Une libération de la pression – le succès mesuré par le nombre des baptisés – et de la déprime à l’idée épouvantable du nombre d’hommes pour qui le ciel demeure fermé. Nous nous réjouissons quand les gens viennent recevoir le baptême, mais nous laissons agir l’Esprit Saint sur ceux auxquels nous essayons d’enseigner l’Evangile et qu’Il veut bien conduire à l’Eglise. Pour beaucoup, cette franchise de l’Eglise catholique (22) est une condition impérative de leur aptitude à une croyance religieuse. Pour beaucoup de chrétiens javanais (23), une religion ne serait pas digne de foi en soi si elle n’affirmait pas que leurs parents ou leurs grands-parents, n’appartenant pas à cette religion, n’avaient aucune chance d’aller au ciel. Annoncer un Dieu qui traiterait les choses de façon bureaucratique, étriquée ou simplement injuste, apparaîtrait ipso facto aux yeux des Javanais comme une religion qui n’a rien compris à Dieu. Une pareille annonce serait démasquée comme ne venant que des hommes. A l’inverse, est authentique l’annonce d’un Dieu bon qui accueille également dans sa magnificence ceux qui, sans aucune faute, n’ont pas fait ce qui était juste, tout comme ceux qui ont suivi l’enseignement de son Evangile (24).<br />C’est aussi la raison pour laquelle de nombreux Javanais ont des sentiments mitigés vis-à-vis de leur propre religion, l’islam. L’islam est venu en Indonésie sous une forme de soufisme tolérant, qui s’est greffé très vite sans difficulté sur les antiques représentations religieuses hindoues et bouddhiques (25). Mais la pression émanant des Arabes wahhabites pour une orthodoxie exclusive et puriste a contrecarré son adaptation javanaise dans une population qui refusait l’exclusivisme. Pour les Javanais, les religions sont moins un but qu’une voie, bien que l’islam ait chez eux profondément pris racine dans leurs traditions religieuses et culturelles. Une voie vers une vie plus profondément enracinée dans le divin. Et les hommes ne doivent pas rendre ces voies absolues. Mais quelle religion est la vraie voie pour quelqu’un qui, en fin de compte, ne peut que s’accomplir personnellement. C’est pourquoi les parents laissent leur fils ou leur fille aller au baptême, à condition qu’ils aient l’impression qu’existe chez leur enfant un besoin intérieur sérieux. La religion n’est pas un jeu, mais beaucoup de Javanais repoussent l’idée que leur propre religion soit un chemin à parcourir avec un souci fanatique du détail. Bien que les Javanais ne soient pas de purs relativistes, ce sont eux, parmi tous les interlocuteurs musulmans, qui, entendant dire que le Christ est un homme, citent le consolant aphorisme que « les religions sont toutes semblables ». Les Javanais voient aussi la religion comme vraie et objective, mais toujours avec la restriction que, pour chacun, la véritable voie est celle qui, intérieurement, attire ouvertement son âme à Dieu. Nous pouvons ajouter en tant que chrétiens que la vraie voie vers Dieu est celle que l’Esprit Saint montre à un homme et cette voie n’est pas toujours catholique ni même chrétienne.<br />Il ne s’agit pas du tout, pour la mission, de vouloir rendre les gens chrétiens, pour leur éviter l’enfer. Le nombre des baptisés n’est pas le critère du succès de la mission. Naturellement, nous nous réjouissons pour celui qui vient à Jésus par une foi explicite, qui reçoit le baptême et qui devient un frère ou une sœur de l’Eglise. Parce qu’apprendre à connaître Jésus est le plus grand bonheur auquel l’homme puisse prendre part, parce qu’une telle connaissance nous concerne – mais Dieu peut suivre d’autres voies – et parce qu’elle s’ouvre dans la communauté de l’Eglise, parce qu’enfin, l’Eglise est, en ce sens, un sacrement où le règne de Dieu est déjà arrivé et dont on peut en faire l’expérience. Nous serons ainsi des hommes qui cherchons la direction pour entrer dans l’Eglise.<br />Aujourd’hui, la pratique missionnaire ne doit pas seulement tenir compte de la « stricte interdiction » du Concile « d’obliger quelqu’un à accepter une croyance ou de l’influencer et l’attirer par des moyens inconvenants » (Ad Gentes 13). Elle doit aussi créer une société dans le plus grand respect des traditions culturelles et des convictions religieuses des hommes. Dans une société, comme par exemple la société indonésienne, où la plupart des hommes sont profondément religieux – 85 % sont musulmans –, cela ne signifie pas seulement l’interdiction de toute pression au moyen d’avantages matériels, sociaux ou politiques, mais, bien plutôt, que je n’importune pas quelqu’un qui tient à sa foi, que je n’essaye pas de me faire bien voir, que je ne m’engage pas dans un discours sur la foi sans y avoir été au préalable sollicité. Aborder une œuvre missionnaire auprès d’hommes qui ne font pas savoir ce qu’ils souhaitent, m’amène à prendre en compte, à due proportion, la dignité et l’identité des personnes considérées. Les hommes ont le droit d’être laissé en paix dans leurs convictions fondamentales.<br />Mais qu’en est-il de la mission ? Saint Luc peut nous donner la réponse : nous, l’Eglise, les missionnaires, sommes envoyés pour porter témoignage. « Soyez mes témoins ! » (Lc 24,48) « Quand l’Esprit Saint descendra sur eux, ils recevront la force et seront mes témoins à Jérusalem, dans toute la Judée et la Samarie et jusqu’aux extrémités de la terre ! » (Ac 1,8). Ce que le Concile a défini comme « la tâche première des laïcs », « le témoignage pour le Christ » (Ad Gentes 21) est la raison primordiale pour laquelle le Christ a envoyé son Eglise. Ce témoignage, les chrétiens doivent le donner aux non-chrétiens, mais ils doivent aussi se le donner entre eux pour affermir leur propre foi. Porter témoignage signifie « dans sa vie, dans sa famille, dans son travail », dans son voisinage, dans ses vacances, comme homme politique, etc., se montrer comme le Christ, comme quelqu’un qui Le suit. Où qu’ils soient, les chrétiens doivent aimer le Christ pour les pauvres, pour ceux qui sont dans le besoin et pour les pécheurs, et faire rayonner sa positivité pure. C’est exactement cela, la mission, dans un pays islamique ou ailleurs. Les chrétiens, connus comme chrétiens, portent témoignage de la force de la vie selon l’Evangile, par leur vie et leurs actes, dans la société. Ils portent témoignage de ce que le pardon est plus fort que la vengeance, la bonté plus forte que la haine, ils manifestent leur solidarité avec les pauvres et les faibles, même s’ils ne doivent en retirer ni puissance ni richesse ; par là, ils montrent que l’injustice faite à leur prochain ne les laisse pas de marbre, par là ils agissent pour soulager la souffrance et soigner les blessures de leurs propres ennemis. Ainsi, ils portent témoignage de la force sacrée de la vie par la foi au message de Jésus, ils témoignent du salut de Dieu dans un monde désordonné.<br />Ces témoignages sont des paroles pleines de puissance et laissent les autres libres. Ils ne s’imposent pas à eux, et, si cela ne les intéresse pas, ils peuvent porter leur regard ailleurs. Les missionnaires pourront se rendre compte qu’un témoignage désintéressé – qui laisse libre – peut être un sujet d’agacement et entraîner de la haine. Cela fait aussi parti du chemin de ceux qui suivent Jésus. Mais le témoignage lui-même reste pacifique, tout en laissant libre, dans le respect des convictions. C’est alors que, comme cela arrive partout dans le monde, les hommes sont interpellés et qu’ils cherchent la source de ces témoignages, le moment est venu de leur annoncer l’Evangile.<br />5.) L’attrait de l’Evangile<br />Qu’est-ce qui rend l’Evangile attrayant, par exemple pour les Javanais ? (27) Pour les Javanais, il n’est pas difficile de réaliser que Dieu est venu à nous comme l’un des nôtres, qu’il a attiré à lui les pauvres, les faibles, ceux qui souffrent et sont opprimés, que nous avons reçu de lui l’Esprit et que nous sommes liés à lui par Jésus comme le sarment sur le cep et que tout sera toujours renouvelé dans la célébration du mystère de l’Eucharistie. Mais l’Evangile annonce aussi un état de chose qui n’a peut-être pas été suffisamment pris en compte dans les traditions religieuses javanaises et qui peut tout à fait véhiculer une expérience libératrice : l’union avec la grâce divine – cette grâce est offerte aux pécheurs et nous n’avons pas besoin de dissimuler le mal présent en nous –, ce sont les vérités essentielles des hommes, qui ont été mises de côté dans la spiritualité javanaise. La Croix est le symbole de la délivrance et nous pouvons aller ensemble avec Jésus sur le chemin du mal. Mais tout discours n’aura d’effets que si les Javanais prennent connaissance de la réalité de l’Eglise et du fait que la vie avec l’Evangile est positive, libératrice et inspirante, qu’elle protège et soulage. Il y a aussi beaucoup de choses dans la vie de nos communautés qui, pour les Javanais, parlent de Dieu : la prière intérieure personnelle, qui n’est que peu mise en valeur dans la religion musulmane, la chaleur mystérieuse qui invite souvent à s’arrêter dans les églises catholiques et quelque chose de la présence de Dieu que, pour ainsi dire, on peut sentir, le chapelet et les litanies, les signes de croix, l’eau bénite, l’encens, les images saintes et les statues, le chemin de croix et les neuvaines, les pèlerinages et toute la liturgie, les saints et naturellement la Mère de Dieu, « tout ce qui est typiquement catholique » (28). Il faut bien sûr ajouter les prêtres, les religieuses et les moines, que les Javanais voient comme détenteurs d’un pouvoir spirituel et d’une proximité particulière à Dieu. Mais ce qui est décisif est que, dans la réalité de la communauté de ceux qui croient en Jésus, les hommes aient pu voir le commandement de l’amour et l’interdiction absolue de laisser la haine entrer dans leur cœur.<br />On peut aussi se demander ce qui peut rendre attrayant l’Evangile pour les musulmans. Pour eux, Dieu est avant tout « la clémence et la consolation » (« Bismillah », première sourate du Coran). Celui qui s’ouvre à Jésus connaît cette miséricorde d’une manière particulière. Une fois renoncé à ce qui a été dit plus haut, notamment sur la forme très « catholique » de la prière, qui s’oppose à l’importance de la parole dans l’islam sunnite, l’invitation sans équivoque de Jésus pourrait probablement être vue par les musulmans comme acceptable – ne pas laisser la haine dans un coin de son cœur, renoncer absolument à toute vengeance, être toujours prêt à pardonner. Elle représenterait un signe singulier de Dieu. La leçon de la croix et l’absolue miséricorde du salut pourraient ouvrir aux musulmans les dimensions de Dieu d’un point de vue chrétien, puisqu’ils ne les prennent pas en considération, du fait du fort attrait qu’ont pour eux la victoire et le mérite.<br />Vivre à la suite de Jésus entraîne véritablement l’homme et, pour beaucoup d’hommes du XXIe siècle, précisément en Asie, Il constitue une profonde attraction. En revanche, c’est ce qui peut décourager les missionnaires, étant donné la responsabilité qui leur incombe : quelle responsabilité avons-nous là ! Les hommes doivent, en effet, tout apprendre de nous, du peuple de Dieu, de l’Eglise et plus spécifiquement de leurs missionnaires. Or, les discours vides n’ont aucune force. Seule l’expérience qu’il existe véritablement une vie selon Jésus rend notre témoignage plausible. Cette responsabilité du témoignage de l’Evangile ne serait rien à porter, si nous ne savions pas que Jésus connaît notre insuffisance ; malgré cela, il nous a appelés ; pour cela, il nous a envoyé son Esprit. Nous, missionnaires, sommes conscients que, par notre témoignage, nous rendons obscur ce qui est à annoncer, mais nous voulons, malgré tout, donner notre confiance à celui qui nous a dit qu’il serait avec nous jusqu’à la fin des temps (Mt. 28,20). Et nous croyons avec saint Paul que, dans notre faiblesse, la force de Dieu nous vient en abondance (2 Cor. 12,9).<br />6.) L’avenir de l’Eglise<br />Qu’en conclusion, quelques réflexions sur l’Europe me soient permises. Il me semble que 450 ans après la mort de saint François d’Assise, des témoins comme lui nous seraient beaucoup plus nécessaires aujourd’hui. Les hommes ont plus que jamais besoin du témoignage du salut de Dieu, à la suite de Jésus. La sécularisation quasi totale qui s’est emparée de l’Europe occidentale ne signifie pas autre chose qu’une résistance de l’Eglise (à ce phénomène) et ne lui ouvre aucun avenir. Alors qu’en fait, l’Eglise a un avenir. Elle a un avenir en tant qu’Eglise missionnaire effective. L’épanouissement de tout ce qui est possible, jusqu’à des cultes en partie obscurs auxquels prétend la société de consommation, n’a pas encore permis, aujourd’hui, de répondre à la question des hommes sur le sens de leur vie. Non seulement la souffrance, la mort, mais aussi l’incapacité croissante de construire des relations intimes durables, le constant vacillement de la défiance, le sentiment d’« altérité » ou de « différence », celui d’être livré à des mécanismes, comme les marchés financiers mondialisés, tout ceci appelle une réponse. De plus, le temps des grandes théories et des grandes idéologies, qui, au XXe siècle, avaient offert une solution profane, est révolu.<br />Il existe une grande demande, cela ne fait aucun doute, pour une Eglise qui, à nouveau, apprend à être le petit troupeau de Dieu, et qui, sciemment, donne le témoignage de sa foi. Assurément, l’Eglise n’est encore qu’au milieu d’un processus hautement pénible et douloureux qui est celui de relever un défi. Mais cela ne devrait pas être une raison de pessimisme. Saint François Xavier enthousiasmait les étudiants des universités européennes en leur demandant d’être missionnaires. Quand les chrétiens trouveront le courage de faire confiance à leur propre enthousiasme, l’Eglise continuera à être missionnaire.<br /><br />