1ère partie : Histoire d’une révolution
2ème partie : La question ethnique au Népal
3ème partie : Etre chrétien en pays hindou
Dossiers et documents N° 9/2007
EDA 471
Octobre 2007
Dossier
Document N° 9/2007
NEPAL
UN ROYAUME À LA CROISÉE DES CHEMINS
par Benoît Cailmail
[NDLR – Royaume himalayen coincé entre l’Inde et la Chine, le Népal a suscité, le 11 octobre dernier, la « déception » du Conseil de sécurité de l’ONU après l’annonce du report sine die de l’élection de l’Assemblée constituante prévue le 22 novembre 2007. Si la communauté internationale se soucie ainsi du Népal, c’est bien que le processus de réconciliation nationale qui y est à l’œuvre depuis l’an dernier est en danger. En novembre 2006, un accord de paix avait mis fin à une décennie de guerre civile qui avait causé la mort de 13 000 personnes et mettait aux prises le Parti communiste népalais maoïste (PCN(M)) et les forces de l’ordre dirigées depuis le palais royal. Quelques mois auparavant, en avril 2006, un mouvement antiroyaliste et prodémocratie avait retiré l’essentiel de ses pouvoirs au roi Gyanendra, héritier d’une monarchie vieille de 238 ans. Aujourd’hui, l’ex-mouvement rebelle prend ses distances avec les partis traditionnels et une alliance qui avait permis l’émergence d’un front commun contre le roi. Il refuse d’attendre l’élection de l’Assemblée constituante pour voir proclamer la République.
Afin de comprendre les enjeux de cette actualité, l’auteur de ce Dossier propose une étude divisée en trois parties. En premier lieu, une histoire de la révolution qui a vu la monarchie fondée en 1769 céder le pas face à une insurrection maoïste qui est, notamment, devenue le héraut de la défense des minorités ethniques. Une seconde partie consacrée à l’analyse de « la question ethnique au Népal », dans un pays marqué, tant socialement que politiquement, par la domination des hautes castes hindoues sur les autres membres de la société. Enfin, une troisième partie pour étudier la place de la religion dans ce royaume, qui, de son unification au XVIIIème siècle jusqu’à décembre 2006, était officiellement un royaume hindou. Ce chapitre portera plus particulièrement sur la petite minorité chrétienne et la portée réelle de la liberté de religion accordée en 1991.
Historien âgé de 28 ans, Benoît Cailmail est doctorant à Paris I (Panthéon-Sorbonne). Après un séjour de trois ans au Népal et de fréquents séjours sur le terrain, il consacre son doctorat à la révolte maoïste.]
Dossiers et documents N° 9/2007
EDA 471
Octobre 2007
Dossier
Document N° 9/2007
NEPAL
HISTOIRE D’UNE RÉVOLUTION
par Benoît Cailmail
Jusqu’au XVIIIe siècle, le Népal n’était qu’une mosaïque de micro-Etats créés par des mercenaires qui luttaient les uns contre les autres pour la domination de la région. Parmi ces entités étatiques, une seule émergeait au-dessus des autres et dictait sa loi : c’était le royaume Malla (fondé au XIIe siècle), situé dans la vallée de Katmandou et composé de trois petites principautés centrées autour des trois capitales que sont Lalitpur (Patan), Katmandou et Bhatgaon (Bhaktapur) (1). Mais les querelles intestines qui opposaient ces trois rois minèrent leur suprématie et permirent au maître du royaume de Gorkha, Prithvi Narayan Shah, d’émerger du rang et de prendre le contrôle de toute la région.
En 1757, Prithvi Narayan Shah se lançait à la conquête de Kirtipur, véritable porte d’entrée sur la vallée de Katmandou. Douze années plus tard, le 12 novembre 1769, la chute de Bhatgaon marquait la fin du royaume malla et les débuts de la nation népalaise. Les successeurs de Prithvi Narayan poursuivirent l’entreprise d’unification du pays commencée par leur père, agrandissant les limites du royaume durant toute la première moitié du XIXe siècle, moment où le Népal acquit (à quelques détails près) ses frontières actuelles.
La dynastie des Shah ne put néanmoins conserver longtemps le pouvoir : une révolution de palais, menée par Jang Bahadur en septembre 1846, permis à la famille Rana de prendre en main les rênes du pouvoir et d’instaurer une véri-table dynastie de Premiers ministres qui régna sans partage sur la scène politique pendant plus d’un siècle. Si les Shah conservaient leur titre officiel de roi, ils ne furent plus que des marionnettes aux mains de leurs Premiers ministres.
La fin de la seconde guerre mondiale et l’accession à l’indépendance des nombreuses colonies européennes (en premier lieu desquelles l’Inde) sonnèrent le glas du régime Rana. Le 18 février 1951, le roi Tribhuvan, aidé de l’Inde, fit un lal mohur (littéralement « sceau rouge », c’est-à-dire un édit royal) qui mit fin au pouvoir héréditaire des Rana et réinstaura la primatie de la dynastie Shah au Népal.
Le roi Tribhuvan est considéré, à juste titre, comme le père de la démocratie au Népal car, en accédant au trône, il annonça qu’il était déterminé à ce que « le gouvernement de notre peuple soit dorénavant dirigé en accord avec une Constitution démocratique, préparée par une Assemblée constituante, élue sur la base du suffrage universel direct » (2). Mais cette période fut très brève. Les différents gouvernements élus qui se succédaient ne cessaient de se quereller, se préoccupant davantage de leur ascension dans le système politique que de développer les institutions démocratiques et l’économie du pays. Le fils de Tribhuvan, Mahendra, qui lui succédait en février 1955 et qui entendait donner plus d’autorité au pouvoir royal, se servit des querelles des partis politiques pour asseoir son autorité. Le 15 décembre 1960, utilisant les pouvoirs exceptionnels qui lui étaient accordés par la Constitution, Mahendra Bir Bikram Shah Deva dissolvait les deux chambres et emprisonnait le Premier ministre B.P. Koirala et les autres membres du gouvernement, sous prétexte de conserver « l’intégrité, l’unité et la souveraineté du royaume » (3). Fut alors mis en place le régime panchayat qui dura trente années.
Le système panchayat (4) était un système pyramidal, qui, selon Mahendra, permettait d’édifier « la démocratie progressivement, étage par étage, du bas vers le haut (…), associant les gens à l’administration [et ce] à tous les niveaux » (5). En bas de la pyramide, se plaçaient les assemblées de villages, puis celles de districts, de zones et enfin la Rastriya Panchayat, équivalente d’une Assemblée nationale. Le roi, quant à lui, se trouvait au sommet de la pyramide (6). Le mode scrutin utilisé était extrêmement indirect : chaque membre d’une assemblée était choisi par les membres de l’assemblée située à l’échelon inférieure, la population n’ayant que le pouvoir de nommer les membres des assemblées de village (7). Ce système permettait donc au roi de détenir l’essentiel des pouvoirs et le rôle de la population était largement dilué dans les différentes assemblées, les Népalais étant d’autant moins représenté que les partis politiques étaient désormais interdit dans le royaume.
Le gouvernement panchayat perdura trente ans, malgré quelques tentatives de la population et des partis politiques pour reprendre le pouvoir (comme ce fut le cas en 1979 ou en 1985). Ce ne fut qu’en 1990 que les différentes forces politiques, avec à leur tête le Nepali Congress et le Communist Party of Nepal (United Marxist-Leninist), réussissaient à mettre de côté leurs différences et organisaient un véritable mouvement soutenu pour la première fois par l’ensemble du peuple (8). Le contexte régional de l’époque fut également d’un grand secours pour le mouvement populaire (appelé jana andolan). Ainsi, le blocus de l’Inde survenu l’année précédente, à la suite de querelles concernant le renouvellement des traités d’échange et de transit, et la remise en question du Traité de paix et d’amitié signé entre les deux pays en 1950, contribuèrent à affaiblir le gouvernement népalais alors en place et à le rendre plus vulnérables aux assauts de son peuple.
Dans la nuit du 8 au 9 avril 1990, Birendra Bir Bikram Shah Deva, fils de Mahendra et arrivé au pouvoir en janvier 1972, annonçait à la télévision népalaise la levée de l’interdiction des partis politiques tandis que défilaient sur l’écran les portraits de Krishna Prasad Bhattarai, de Girijad Prasad Koirala (tous les deux membres du Nepali Congress), de Sahana Pradhan et de Radha Krishna Mainali (membres de l’United Left Front), figures de proue de la rébellion populaire. La revendication principale du « mouvement pour la démocratie » étant exaucée, K.P. Bhattarai déclara : « Nos demandes ont été entendues, nous mettons donc fin à notre mouvement » (9).
Ce retour de la démocratie fit naître de nombreux espoirs parmi la population. Mais, nous allons le voir, les souhaits des Népalais ne furent pas exaucés, et ces désillusions furent le terreau sur lequel crût la rébellion maoïste.
Les racines de l’insurrection
Avec l’avènement de la démocratie, nombreux étaient les Népalais à penser que le pays allait connaître un développe-ment économique notable et que l’ensemble de la population aurait enfin une tribune où s’exprimer pour faire valoir ses droits. Mais très vite, ils déchantèrent, conduisant certains d’entre eux à se tourner vers l’extrémisme politique.
Le mouvement maoïste est donc né, notamment, de la pauvreté, du chômage, de la négligence du pouvoir, de la corruption devenue endémique et du désenchantement croissant à l’égard de l’expérience de démocratie multipartite. Comme le souligne l’ancien Premier ministre népalais Sher Bahadur Deuba, « le peuple avait de telles attentes ! Les politiques ont promis monts et merveilles aux électeurs, mais, une fois arrivés au pouvoir, ils n’ont pas pu tenir leurs promesses » (10).
Intéressons nous tout d’abord à l’échec des gouvernants du Népal. Le retour de la démocratie n’a pas apporté la stabilité, bien au contraire : entre 1994 et 1999, pas moins de six gouvernements se sont ainsi succédé à la tête du Népal. La continuelle instabilité politique qui règne au Népal n’était pas uniquement due aux querelles parlementaires mais était essentiellement causé par trois facteurs qui allaient au-delà de la seule sphère parlementaire. En premier lieu, les institutions démocratiques du Népal (comme le Parlement, les partis politiques, le domaine judiciaire, l’administration, etc.) étaient « sous-développées ». Intellectuellement et en termes organisationnels, elles n’étaient pas suffisamment matures pour faire face aux problèmes posés par une société ayant soif de démocratie et le fossé entre la théorie démocratique fixée par la Constitution népalaise et sa mise en pratique par les institutions, était ainsi conséquent. La centralisation du pouvoir politique et administratif ne fit qu’aggraver les choses : les différents comités et administrations régionaux ou municipaux dépendaient trop du pouvoir central, ce qui les empêchait de prendre une quelconque initiative visant à favoriser le développement des régions qu’ils administraient.
Le deuxième facteur ayant conduit à cette instabilité politique est le fruit des querelles idéologiques qui opposaient le CPN-UML et le Nepali Congress. L’intransigeance des deux partis, qui campaient fermement sur leurs positions et refusaient tout compromis avec leur rival, avait condamné le pays à l’immobilisme car toute politique était quasi-systématiquement bloqué par l’adversaire. Les deux principaux partis du pays furent incapable de s’entendre pour développer les institutions démocratiques du pays, tâche pourtant prioritaire pour parvenir à sortir le royaume de son apparente apathie. Kanak Dixit, rédacteur en chef de la revue Himal, résuma parfaitement la situation lorsqu’il déclara a posteriori : « Cette guérilla [maoïste] reflète l’échec des politiciens à utiliser la démocratie pour le développement. C’est une conséquence de leur manque de responsabilité et de leur incapacité à gouverner » (11).
Enfin, le dernier facteur à prendre en compte expliquant la fragilité de la scène politique népalaise est l’absence de véritable leader politique capable de fédérer la population. Les différents partis politiques étaient en effet minés par des querelles intestines, empêchant l’émergence d’une figure de proue susceptible de mobiliser l’électorat.
Cette instabilité politique eut pour conséquence d’empêcher qu’une véritable politique de développement des institu-tions politiques et de l’économie ne s’instaure. Les membres des partis politiques s’avérèrent davantage intéressés par leur ascension sociale et leur cursus au sein des appareils politiques que par le sort de leur électorat. La population se sentit donc progressivement oublié par ceux qui étaient censés les représenter. A cet apparent désintérêt pour le bien-être de la population se greffèrent de nombreux problèmes de corruption qui contribuèrent à éloigner davantage encore les Népalais de leur gouvernement. La pratique de la corruption, qu’ils espéraient voir tomber en même temps que le régime panchayat, perdura après le retour de la démocratie et ce malgré les nombreuses promesses faites par les partis politiques en 1990. Ainsi, dès 1990, certains hommes politiques, qui jusqu’à présent roulaient à vélo, commencèrent à traverser la capitale dans des voitures de luxe. Cet étalage de richesse mal acquise aux yeux d’une population dont la situation économique ne s’était pas améliorée, contribua énormément à faire naître les rancœurs.
Car l’une des principales causes de l’insurrection était le fait du marasme économique qui perdurait depuis 1990, tandis que la majorité des richesses étaient concentrées entre les mains d’une trentaine de familles de haute caste liées à la monarchie. Or, aux yeux des maoïstes, ce seul fait justifiait entièrement « une guerre populaire impitoyable » (12). Les gouvernements successifs s’efforcèrent pourtant de réformer l’économie agricole de subsistance semi-féodale (qui est l’une des causes majeure du sous-développement du pays), mais sans aucun succès : en 1995, la revue Asian Survey classait le Népal parmi les pays plus pauvres de la planète (13). Inégalité sociale dans la répartition des richesses mais également inégalité géographique. Certaines régions étaient ainsi plus touchées que d’autres par l’absence de développement et la pauvreté et ce ne fut donc pas un hasard si la révolte maoïste naquit dans l’Ouest du royaume, où les conditions économiques étaient particulièrement mauvaises.
Mais la rébellion maoïste n’était pas uniquement due aux échecs des gouvernements successifs à mener à bien une politique cohérente favorisant le développement du royaume. Elle trouvait également des germes au sein même de la Constitution votée en 1990. En effet, ignorant le multiculturalisme du pays, certains de ses articles entraînaient une mise à l’écart de toute une partie de la population (14). Les minorités furent donc déçues de la politique prise à leur encontre, s’apercevant que rien n’avait tellement changé depuis la chute du régime panchayat. Les maoïstes s’engouffrèrent dans cette brèche et surent cultiver la rancœur des minorités ethniques pour recruter des sympathisants.
Comme nous avons pu le constater, l’optimisme qui suivit le retour de la démocratie au Népal fut rapidement mis à mal par l’inconséquence des partis politiques, qui, en ignorant les réels problèmes de la population, laissèrent le champ libre aux radicaux qui surent exploiter la situation à leur profit.
La guerre populaire
En septembre 1995, le comité central du Communist Party of Nepal (Maoist) adoptait « un plan pour la mise en œuvre historique d’une guerre du peuple […] dont le principe sera l’encerclement de la capitale par les campagnes, en conformité avec les enseignements de Mao » (15). Quelques mois plus tard, il soumettait au gouvernement un ultimatum en quarante points parmi lesquels les maoïstes demandaient l’introduction d’une constitution républicaine et la mise en place de réformes agraires. Mais, faute d’avoir été entendu par un gouvernement qui ne sut prendre au sérieux les menaces des deux principaux leaders du parti, Baburam Bhattarai et Prachanda, le parti maoïste népalais se lançait à l’assaut du gouvernement le 13 février 1996.
Les débuts de l’insurrection
La révolte maoïste commença de manière assez limitée, même si elle généra déjà son premier cortège de victimes : au 1er mars, on comptait déjà une dizaine de morts et plusieurs dizaines de blessés. Les maoïstes s’en prenaient aux policiers, aux paysans riches, aux usuriers, aux informateurs ainsi qu’à leurs ennemis d’une branche communiste dissidente. Leur armement se limitait parfois au kukri, le poignard traditionnel, et au fusil de fortune. Ils luttaient aussi en lançant des grèves générales qui paralysaient le pays et se servaient de la géographie montagneuse pour mener à bien leur guérilla.
Le gouvernement ne mesura pas l’ampleur de la rébellion qui s’annonçait et poursuivit la politique qui avait été la sienne jusqu’à présent et dont nous avons étudié les méfaits précédemment. Aussi, loin de parvenir à contenir les rebelles, les différents gouvernements qui se succédèrent entre 1996 et 2001, de par leur incompétence (liée entre autres à leurs querelles intestines), permirent à la guérilla de prendre progressivement de l’ampleur, le nombre de morts ne cessant de s’accroître durant cette période pour atteindre près de 1 600 victimes en mars 2001.
Le 1er juin 2001 : une date charnière pour la rébellion
Le 1er juin 2001, alors que le CPN(M) entamait sa septième année d’insurrection, le prince héritier Dipendra – du moins d’après la version officielle, très controversée – faisait irruption dans une salle du Palais royal et massacrait toute sa famille avant de retourner l’arme contre lui, mettant ainsi fin au règne du roi Birendra, arrivé au pouvoir en 1972.
Ce fut dans ce contexte particulier que Gyanendra, frère de Birendra, prit la tête du royaume du Népal et amorça un changement de cap dans la politique gouvernementale de gestion de l’insurrection maoïste. Le durcissement des positions, tant de la part du Palais royal que de la part des rebelles, allié au délitement des partis politiques qui perdirent le soutien du peuple autant que celui du roi, achevèrent de plonger le royaume himalayen dans la crise.
Le déclin de la démocratie
Sitôt arrivé au pouvoir, le nouveau monarque s’empressa de remanier le gouvernement afin d’asseoir plus rapidement sa domination. Progressivement et par une série de « coups d’Etat » successifs, Gyanendra ôta aux représentants du peuple tous les pouvoirs qui lui avaient été confié par la Constitution.
Le 4 octobre 2002, un premier coup fut porté contre la démocratie lorsque le roi Gyanendra, sous prétexte de l’incapacité du gouvernement à organiser les élections générales dans les temps, invoqua l’article 127 de la Constitution qui lui donnait les pleins pouvoirs pour dissoudre le conseil des ministres et congédier le Premier ministre. Par cette action, Gyanendra prenait en main tous les pouvoirs exécutifs jusqu’aux prochaines élections. Mais cette situation, en principe temporaire, s’éternisa et les élections qui devaient être organisées rapidement furent sans cesse reportées par le monarque qui forma en attendant de nouveaux gouvernements composés d’hommes qui lui étaient entièrement dévoués.
La démocratie se vit définitivement bafouer le 1er février 2005, date à laquelle le roi Gyanendra limogea une nouvelle fois le gouvernement et décréta l’état d’urgence. De nombreux opposants au régime furent arrêtés tandis que le roi nommait un Conseil des ministres dont il devint l’autorité suprême. Cette autocratie naissante poursuivit son autoritarisme en fermant le réseau téléphonique, les stations de radios ou encore les serveurs Internet. De nombreux journalistes furent arrêtés dans les heures qui suivirent le coup d’Etat, mettant en lumière le peu de cas que le nouveau régime faisait de la liberté de la presse.
Bien évidemment, le durcissement du régime ne concerna pas uniquement la société civile et politique népalaise et eut des répercussions sur le conflit opposant les maoïstes au gouvernement.
Vers une guerre civile
Alors que Birendra s’était toujours refusé à faire intervenir l’armée dans le conflit pour ne pas transformer celui-ci en véritable guerre civile, Gyanendra se servit de la recrudescence des attaques maoïstes qui suivit sa prise de fonction pour faire appel aux forces armées. « Le roi Birendra ne voulait pas utiliser son armée contre son propre peuple. Il voulait regagner [la confiance] du peuple contre les maoïstes. Il ne voulait pas éliminer les maoïstes » (16), déclara ainsi M. Frank, ambassadeur des Etats-Unis au Népal.
L’échec de pourparlers entre les rebelles et le gouvernement et la reprise des hostilités amenèrent le monarque à décréter le 27 novembre 2001, et pour la première fois depuis le début du conflit, l’état d’urgence dans tout le pays, affirmant ainsi un peu plus son autorité sur le royaume.
Ces deux décisions prises par le roi eurent de grandes conséquences sur le déroulement du conflit. Lancer l’armée contre une partie de son peuple ne constituait ni plus ni moins qu’une déclaration de guerre ; en choisissant cette option, le roi accepta implicitement de faire de cette rébellion une véritable guerre civile.
L’utilisation des termes de « guerre civile » est d’autant plus appropriée dans le cas népalais qu’à partir de la fin 2001, ce ne furent plus de simples escarmouches qui opposèrent les forces de sécurité du gouvernement (composées de troupes de l’armée et de membres de la police) et les maoïstes mais de véritables batailles rangées. C’était effectivement une armée bien organisée et capable de monter des opérations de grande envergure que le CPN(M) avait mis sur pied et non plus de simple guérilleros armés de kukri comme c’était le cas au début du conflit. La première opération eut lieu en septembre 2002, mais la plus significative d’entre elles fut l’attaque menée en mars 2004 à Beni, à l’ouest de Katmandou. Plusieurs milliers de combattants maoïstes y participèrent, et outre les fusils et autres armes de poing, les rebelles eurent recours à l’artillerie légère avec l’utilisation de mortiers (17). En effet, en s’approvisionnant en armes auprès de leurs homologues indiens ou en attaquant les stocks de l’armée royale népalaise, les rebelles purent sensiblement améliorer leur arsenal et rivaliser ainsi avec leurs adversaires.
Pour mener une telle guerre contre le gouvernement, les maoïstes firent largement contribuer la population qui dut non seulement s’acquitter des nombreuses « taxes révolutionnaires » que leur imposaient les rebelles, mais qui fut également obligé d’offrir le gîte et le couvert aux guérilleros en marche et même de fournir en hommes l’Armée populaire de libération (APL) (18).
Enfin, le roi Gyanendra ne fut pas le seul à durcir sa politique : les maoïstes imposèrent progressivement leur programme dans les bastions qu’ils parvenaient à se créer. Leurs « bases arrières » (19), pour reprendre le vocabulaire maoïste, virent naître des gouvernements et des tribunaux populaires où la consommation de viande de vache était désormais interdite, l’alcool et les jeux prohibés et les troupeaux collectivisés. Dans ces districts (20), le gouvernement officiel n’eut bientôt plus voix au chapitre et seul le PCN(M) pouvait dicter sa loi.
Ainsi, loin de régresser, la rébellion maoïste gagna en puissance à partir de 2001 et le nombre de victimes ne cessa de croître. Or, les entorses que commit le roi à l’égard de la démocratie avaient systématiquement pour prétexte l’incapacité du gouvernement élu à mettre fin à la guérilla. Lorsqu’il prit les pleins pouvoirs le 1er février 2005, le roi Gyanendra expliqua son geste en affirmant être le seul à être en mesure de mettre un terme à la guerre civile. Une telle politique ne pouvait souffrir le moindre échec et le roi Gyanendra, en se montrant impuissant à résoudre le conflit, réussit à cristalliser le mécontentement contre lui.
Le retour de la démocratie
Alors que le roi misait sur les querelles intestines qui ne cessaient de diviser les principaux partis politiques du pays pour établir son autocratie, ces derniers formèrent une alliance : la Seven Parties Alliance, SPA. Ils commencèrent à s’organiser pour reconquérir le pouvoir et la démocratie perdue. Le 8 mai 2005, le SPA annonça la mise en place d’un programme commun qui avait notamment pour objectif l’instauration d’une Assemblée constituante, adoptant ainsi l’une des principales revendications des maoïstes.
Parallèlement et prenant en compte la nouvelle position de la SPA, les maoïstes s’affirmèrent prêts à accepter éventuellement une monarchie parlementaire, si le peuple en décidait ainsi lors de l’élection d’une Assemblée constituante. Pour montrer leurs bonnes dispositions, le PCN(M) proclama le 3 septembre 2005 un cessez-le-feu unilatéral de trois mois.
Un pas décisif fut franchi le 22 novembre 2005 lorsque les principaux leaders de la SPA rencontrèrent les chefs du PCN(M) à Delhi. A l’issue de cette entrevue, sans précédents depuis le début de la révolte maoïste, ils décidèrent de s’allier pour mettre un terme à l’autocratie de Gyanendra et signèrent un accord en douze points visant à mettre pacifiquement un terme au pouvoir royal, puis à la guerre civile.
Le monarque tenta d’enrayer le mécontentement des partis politiques en organisant des élections municipales en février 2006. Mais les partis politiques ne furent pas dupes de ce simulacre de démocratie et, soutenus par les maoïstes, appelèrent au boycott des élections.
Fidèles à l’engagement qu’ils avaient pris en novembre 2005, le SPA et les maoïstes décidèrent de lancer un vaste mouvement populaire destiné à mettre fin à la dictature du roi et qui devait débuter au début du mois d’avril 2006, date hautement symbolique car elle faisait référence au mouvement populaire de 1990 qui avait connu son apogée ce même mois (21). Le 6 avril, une grève générale de quatre jours fut donc décrétée, qui, comme nous avions pu le constater, fut largement suivie dans l’ensemble du Népal (22).
Des manifestations fleurirent, rapidement réprimées par le Palais, qui fit intervenir la police. A l’issue de ces premières journées de grève et devant l’intransigeance de Gyanendra qui instaura le couvre-feu dans les principales villes népalaises, le mouvement fut prolongé, entraînant une mobilisation accrue de la population népalaise qui, prise depuis des années entre le marteau gouvernemental et l’enclume maoïste, souffrait du durcissement du conflit. En effet, si cette dernière avait dans un premier temps accordé le bénéfice du doute au roi lorsqu’il prit les pleins pouvoirs en février 2005, la poursuite du conflit et les nombreuses atteintes aux droits de l’homme avaient fini par la convaincre de rallier les partis politiques dans leur lutte pour la démocratie.
A mesure du durcissement de la répression (à la fin du jana andolan (‘mouvement populaire’), on ne dénombra pas moins de 18 morts et des centaines de blessés), la pression de la rue gagnant en intensité et parvenant finalement à faire plier le roi. Le 24 avril 2006, celui-ci réinstaura la Chambre des représentants qu’il avait dissoute le 4 octobre 2002.
Vers la paix ?
Le 21 novembre 2006, le parti maoïste et le SPA signaient un accord de paix mettant fin à dix années de conflit dans le pays et réintégrant le PCN(M) dans le jeu institutionnel. La paix est néanmoins fragile car les obstacles que doivent franchir les forces démocratiques du Népal avant d’établir un pouvoir fort et stable restent nombreux.
Le devenir de la monarchie demeure au centre des préoccupations : si l’ensemble des forces politiques de gauche souhaite que la République soit proclamée, le Nepali Congress (qui est le parti le plus important du Népal) ne s’est pas encore prononcé sur la question.
Par ailleurs se pose le problème des ethnies, soulevé par les maoïstes et qui appelle aujourd’hui des réponses. Alors que certains souhaitent que le système centralisé népalais ne soit pas remis en cause, estimant que ce n’est pas là le meilleur moyen de répondre aux attentes des minorités, d’autres avancent que seul un Etat fédéral pourra donner aux ethnies la part de pouvoir qu’elles revendiquent.
L’Assemblée constitutionnelle, qui devait être élue le 22 novembre 2007 mais dont l’échéance a été repoussée à une date ultérieure, aura notamment pour mission de répondre à ces différentes questions. Le PCN(M) a rompu le fragile processus de reconstruction en posant des conditions devant lesquelles de nombreux partis de la coalition (dont le Nepali Congress) ne souhaitaient pas se plier. Outre la proclamation immédiate d’une république par le biais de la Chambre intérimaire, les maoïstes demandaient aussi que le mode de scrutin soit entièrement à la proportionnelle, afin que les minorités ethniques bénéficient d’une meilleure représentation (23). La question ethnique est donc une des clés pour comprendre les enjeux politiques au Népal.
Notes
(1) Cette domination s’explique notamment du fait de la position géographique de la vallée de Katmandou qui est située sur la route transhimalayenne. Les Malla contrôlent donc l’ensemble des flux qui transitent en direction de l’Inde ou du Tibet.
(2) In R. Shaha , Modern Nepal: a Political History 1769-1955, vol 2 : 1885-1955, p. 248.
(3) In R. Shaha, Three Decades and Two Kings, p. 4.
(4) Le panchayat est une unité locale de gouvernement qui gère les affaires politiques à l’échelle du village.
(5) In Keesings’ Contemporary Archives, vol. XIII, 7-14 janvier, 1961, p. 17 855.
(6) Il est important ici de faire une distinction entre le roi, qui est une personne mortelle, et la couronne qui symbolise l’institution royale et qui est par essence immortelle. La Constitution panchayat de 1962 place la couronne au-dessus de toutes les autres institutions.
(7) Même au niveau du village néanmoins, le rôle de la population reste restreint, les candidats étant plus ou moins imposés.
(8) Pour une étude plus détaillé du mouvement populaire de 1990, voir le mémoire de maîtrise de Benoît Cailmail déposé à la bibliothèque universitaire de l’université Lyon II.
(9) In W. Raeper, Spring Awakening, p. 68.
(10) In Courrier International, « La révolte gronde, la guerre civile pointe à l’horizon », 23 mars 2000.
(11) In Le Monde, « Le Népal va aux urnes après cinq ans de crises politiques en série », 8 mai 1999.
(12) In Libération, « Attaque spectaculaire de la guérilla maoïste au Népal », 3 avril 2001.
(13) In A.R. Poudyal, « Nepal in 1995: the Communist-Rule Experiment », Asian Survey, Berkeley, University of California Press, vol. 36, n° 2, février 1996, pp. 209-215.
(14) Nous étudierons plus en profondeur cet aspect de la question dans la suite de ce dossier.
(15) In Courrier International, « Face aux maoïstes, un pays en état de siège », 2 octobre 2003.
(16) In Outlook India, « Nepalese Maoists ‘on a roll’ », 15 juin 2001.
(17) In Benoît Cailmail, « Népal : la fin d’une autocratie ? » in Universalia 2007, Paris, Encyclopædia Universalis, 2007, pp. 219-222.
(18) De nombreux enfants furent ainsi incorporés de force dans l’armée révolutionnaire.
(19) Voir par exemple Mao Zedong, Pourquoi le pouvoir rouge peut-il exister en Chine ?, Pékin, Editions en langues étrangères, 1967, 17 p.
(20) Parmi ces districts, on peut citer notamment le Rolpa ou le RukuM. Ils restent cependant minoritaires. Aussi, lorsque les maoïstes affirment contrôler 70 des 75 districts, il est nécessaire de se rappeler que tous ne sont pas des « bases arrières » à proprement parler (c’est-à-dire des bastions que le gouvernement officiel ne contrôle plus du tout), loin s’en faut.
(21) Il est important de souligner ici que les maoïstes ne participèrent pas directement au mouvement populaire de 2006 (du moins officiellement). Ils se contentèrent de soutenir le SPA et de l’aider indirectement en suspendant leurs actions et en appelant la population à se joindre au mouvement.
(22) Nous étions à cette époque en train d’effectuer des enquêtes de terrain dans le Pyuthan, district situé à 400 kilomètres environ à l’ouest de Katmandou.
(23) Selon certains de ses détracteurs que nous avons contacté en octobre 2007 (dont Mohan Bikram Singh), le PCN(M) ne propose pas ce mode électoral parce qu’il se soucie de la représentativité des minorités, mais parce que ce serait le seul moyen pour les maoïstes d’obtenir quelques sièges à l’Assemblée constituante.
(EDA, Benoît Cailmail, octobre 2007)
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Octobre 2007
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Document N° 9/2007
NEPAL
LA QUESTION ETHNIQUE AU NÉPAL
par Benoît Cailmail
Prithvi Narayan Shah (1723-1775), fondateur du royaume du Népal, affirmait dans son Dibya Upadesh (1) : « (Le royaume) est un jardin de toutes les castes (…). Tous [ceux] de ce jardin, petits ou grands, appartenant aux quatre varna et aux trente-six jāt, puisque c’est une terre pure d’Hindous, ne devront pas abandonner la religion habituelle de leur lignage » (2). Cette phrase, qui est le fondement de la politique pluriethnique du royaume, a fait l’objet de nombreuses controverses et pose maints problèmes d’interprétation, difficiles à saisir dans sa traduction française, mais que nous allons tenter d’éclaircir. Si certains estiment que ce texte montre que le premier souverain du Népal était favorable à la diversité culturelle, d’autres pensent le contraire. Il en est ainsi de D.N. Gellner, qui prétend que cette déclaration prouve que Prithvi Narayan Shah voulait avant tout empêcher les Indiens de rentrer au Népal, pour éviter que le royaume ne devienne un jardin composé de « toute sorte de gens ». Ce serait en empêchant cela que Prithvi Narayan espèrerait faire du Népal un royaume purement hindou, c’est-à-dire composé uniquement de ses quatre varna et de ses trente-six jāt (3).
Quelle qu’ait été la véritable position de Prithvi Narayan, cette citation a le mérite de souligner une caractéristique du Népal que l’on ne peut ignorer si l’on veut comprendre sa situation, tant politique que sociale : la domination des hautes castes hindoues sur les autres membres de la société.
Une domination pluriséculaire
Avant d’étudier les politiques menées par les différents régimes qui se sont partagé le pouvoir depuis l’avènement de Prithvi Narayan Shah, un bref aperçu du système de castes au Népal est nécessaire.
Le système des castes au Népal
Le système des castes fut légalisé au Népal avec le Code civil de 1854, le Muluki Ain. Il est divisé en quatre varna, organisées de manière hiérarchisée dans l’ordre suivant : les tagadhari, qui regroupent les hautes castes à savoir les brahmanes (appelés aussi bahun), les thakuri et les chhetri ; les matwali, castes regroupant ceux qui boivent de l’alcool (c’est-à-dire toutes les castes tribales) ; le pani na calne choi chito halnu naparne désigne toutes les basses castes qu’un membre des hautes castes peut aborder mais dont il ne peut accepter de l’eau ; enfin, le pani na calne choi chito halnu parne, qui englobe toutes les castes intouchables.
La « hiérarchie nationale des castes » (4)
Si les différents types de gouvernement qui se sont succédé depuis l’unification du Népal au XVIIIe siècle ont abordé la question des ethnies de manière différente, ils ont toutefois eu en commun la volonté de mettre les hautes castes hindoues au sommet de la hiérarchie sociale.
Les Shah puis les Rana utilisèrent globalement la même stratégie pour l’intégration de toutes les castes et ethnies du royaume : la « hiérarchie nationale des castes », qui consistait à traduire la diversité en inégalités. De plus en plus, les positions dans les hautes sphères du pouvoir furent attribuées en fonction des castes et des ethnies. Plutôt que d’essayer d’établir une unité nationale en mettant en avant l’homogénéité culturelle de la population népalaise, les rois puis les Premiers ministres cherchèrent à construire une identité nationale qui autorisait la diversité culturelle. Mais cette apparente liberté fut toute relative car si les ethnies eurent le droit de s’exprimer suivant leurs coutumes propres, l’Etat plaça des garde-fous. Sa stratégie revint donc à dire : les différences culturelles existent mais elles s’appuient toutes sur un même pilier, l’hindouisme. La proclamation du Népal comme seul royaume purement hindou du monde malgré la diversité culturelle et religieuse de ses sujets fut donc directement issue de cette stratégie.
Par ailleurs, en se plaçant au sommet de la pyramide hindoue, les gouvernants pouvaient ainsi affirmer leur pouvoir et accroître leur supériorité sur leurs opposants, mettant les autres religions, ethnies et castes à la périphérie du pouvoir (5). Avec cette idéologie se forgea la notion selon laquelle le prestige était irrémédiablement lié aux hautes castes hindoues, amenant ainsi certaines élites d’autres ethnies à adopter des symboles culturels appartenant aux élites hindoues.
Reste à comprendre quels sont les mécanismes de formation de cette hégémonie. Ainsi, la domination d’un groupe sur un autre passe notamment par un mécanisme dynamique, mis en avant par Yoji Kamata (6) et qui est celui de la « sanskritisation » (7) de la société (qui explique le processus d’acceptation d’un système de valeurs et d’une mobilité sociale à l’intérieur de la hiérarchie de caste). Celle-ci signifie l’adoption par les plus basses castes de nouvelles valeurs et d’un mode de vie censé appartenir aux plus hautes castes, et qui se fait notamment à travers l’acceptation des textes védiques transcrits en sanskrit. Au Népal, la sanskritisation est avérée dans de nombreuses régions et ce dès les temps les plus anciens. Ainsi, les Licchavis, qui furent les premiers maîtres du Népal au Ve siècle après Jésus-Christ, se définirent eux-mêmes comme étant des chhetri et firent appel à des prêtres brahmanes venus d’Inde pour remplir les offices religieux. De la même manière, les Newars prirent le titre de chhetri pour légitimer leur position au sein de la société.
Les prêtres bahun furent également en grande partie responsables de la sanskritisation du pays. En effet, ces derniers étaient à l’origine des prêtres indiens ayant fui l’avancée musulmane sur le sous-continent et qui s’étaient réfugié sur le territoire népalais. Ils avaient donc besoin de l’appui des puissants du Népal pour asseoir leur autorité, raison pour laquelle ils plaquèrent le système indien sur le système népalais.
Deux groupes dominants distincts participèrent donc à la sanskritisation du royaume : d’une part, la classe dirigeante (composée notamment de chhetri) qui utilisa les prêtres bahun et les notions védiques pour légitimer leur pouvoir sur le long terme, et, d’autre part, les immigrants bahun fuyant l’arrivée musulmane et qui cherchèrent à s’implanter solidement sur leur terre d’accueil.
Alors que les traditions védiques s’enracinèrent progressivement en Inde, elles s’imposèrent beaucoup plus rapidement au Népal. Le système hiérarchique des castes ne se forma pas « naturellement » ou historiquement dans le royaume, mais au contraire de manière totalement artificielle, à des fins politiques. Ainsi, la sanskritisation fut non seulement l’outil qui permit l’introduction du système hiérarchique des castes dans le royaume, mais elle fut aussi une tentative pour établir une nouvelle structure sociale au service des puissants du Népal.
Le modèle nationaliste
Lorsque Mahendra fit son « coup royal » en 1960, il ne se contenta pas de supprimer la démocratie, il modifia également le modèle d’intégration nationale. Et s’il abrogea officiellement le système des castes en 1963, la domination des hautes castes ne diminua pas pour autant et la société resta profondément marquée par ce système.
Le gouvernement panchayat bouleversa complètement la conception du royaume qui prédominait jusqu’alors : une nouvelle idée de la nation se forgea, dans laquelle l’unité culturelle fut perçue comme une valeur intégrative indispensable au développement du royaume et où toute réclamation ethnique devenait pour le gouvernement un acte de subversion politique. Cette notion d’unité culturelle qui fut appliquée pendant toute l’ère panchayat, impliquait qu’une culture devait nécessairement prendre le pas sur les autres. Les membres de la classe dominante appartenant quasiment tous aux hautes castes hindoues, ce fut donc ce système de valeurs qui fut désormais privilégié dans le royaume, au détriment des autres religions et coutumes. La nation népalaise fut dès lors présentée comme étant faite de citoyens tous égaux, partageant la même culture, celle des hindous parbatiya (8). L’égalité était proclamée entre tous les Népalais (ce qui pourrait sembler un grand pas en avant), mais cette égalité ne pouvait se faire qu’en supprimant toutes les différences. La nouvelle stratégie pourrait donc se résumer ainsi : nous sommes tous égaux, à condition que vous vous pliiez à nos us et coutumes.
L’extension de la culture hindoue parbatiya fut sans doute l’un des traits les plus marquants de l’ère panchayat. L’Etat se voyait comme le gardien de la religion hindoue (à travers les écoles sanskrites, les dons aux temples, etc.) et prônait dans le même temps les vertus de la culture et de langue népalaise, vertus auxquelles on était obligé d’adhérer si l’on voulait obtenir un poste quelconque dans l’administration (9).
Cette diffusion de la culture parbatiya fut d’autant plus aisée que le gouvernement disposait de tous les outils modernes pour mener à bien sa stratégie intégrative, grâce notamment aux médias de masse (et particulièrement la radio), aux routes, aux transports aériens, etc., qui permettaient une meilleure diffusion du népali. Enfin, parallèlement à cette vaste campagne de « népalisation », les restrictions de liberté propres au système panchayat empêchèrent les minorités de s’exprimer et de revendiquer leurs différences. Seul l’Etat, qui était dominé, on l’a vu, par les hautes castes hindoues, put développer publiquement sa définition de culture nationale.
Certains groupes ethniques arrivèrent néanmoins à faire entendre leur voix. Des membres de plusieurs groupes ethniques émergèrent ainsi en tant qu’entrepreneurs privés et purent s’établir à Katmandou pendant la période panchayat. La plupart étaient d’anciens soldats gurkhas qui avaient réussi à amasser un petit pécule lors de leur séjour dans les corps de l’armée anglaise ou indienne et appartenaient principalement aux ethnies Gurung, Magar, Rai et Limbu. On trouvait aussi quelques descendants des familles de collecteurs d’impôts, les Subba, venant des régions frontalières (les ethnies Sherpa, Thakalis et Manangis étaient les plus représentées) et des entrepreneurs étrangers, essentiellement des exilés tibétains lancés dans l’industrie du tapis, qui réussirent à prospérer dans le royaume. Ces entrepreneurs furent bien entendu obligés de s’adapter au système culturel dans lequel ils évoluaient, mais cela ne voulut pas nécessairement dire qu’ils abandonnèrent leurs spécificités ethniques.
Ces quelques membres de groupes ethniques qui parvinrent à tirer leur épingle du jeu n’étaient cependant pas majoritaires et ne reflètent pas la situation exacte du pays. Toutefois, si les parbatiya demeurèrent dominant, les efforts d’homogénéisation du gouvernement ne se firent pas sans rencontrer d’opposition. A partir du milieu des années 1970, l’Etat perdit une grande partie de sa légitimité et de son crédit auprès du peuple. Après plusieurs années de crise économique et de restrictions des libertés fondamentales, le système panchayat commençait à laisser un goût amer à la population, un grand nombre de gens se rendant compte qu’ils n’avaient pas leur place dans le système instauré par Mahendra. Les voix de l’opposition se firent entendre plus fort et attribuèrent en partie l’inefficacité de l’appareil étatique au comportement des hautes castes hindoues qui monopolisaient les postes-clés du pouvoir au détriment des autres castes, la naissance prenant ainsi le pas sur la valeur des personnes. Dans les années 1980, des militants ethniques commencèrent à mettre en place une politique de protestation, en publiant notamment des magazines consacrés à leur culture, comme Kong Pi (de l’ethnie Kirat), Tamu (de l’ethnie Gurung) ou encore Khanglo (de l’ethnie Thakali). C’est aussi à ce moment que sortirent les premiers ouvrages réclamant le droit à la diversité culturelle. Mais immédiatement, les autorités censurèrent ce type de documents sous prétexte qu’ils incitaient à la haine raciale et ethnique.
Les premières revendications à caractères ethniques apparurent donc dès les années 1970, bien avant le mouvement pour la démocratie de 1990. Mais le jana andolan (10) accéléra le processus et, lorsque la démocratie fit son retour sur la scène politique népalaise, les minorités ethniques eurent l’espoir qu’elles auraient enfin voix au chapitre.
Les désillusions de 1990
Les changements politiques de 1990 ne créèrent pas uniquement des désordres sociaux et un climat anarchique, mais renforcèrent également les revendications ethniques et religieuses (11). Pour beaucoup, la fin de l’ère panchayat et l’avènement de la démocratie signifiaient la fin de la domination des castes chhetri et bahun. Aussi, les minorités ethniques attendaient beaucoup de la nouvelle Constitution et leur déception fut à la mesure de leurs attentes.
Une Constitution contestée
La Constitution de 1990 dépeint le Népal, entre autres, comme une monarchie constitutionnelle multiethnique, multilingue, indivisible et hindoue. Cette notion de nation multiethnique définie par Prithvi Narayan resta inscrite dans la nouvelle Constitution népalaise, ce qui n’a pas satisfait pleinement les différents groupes ethniques. En effet, ce terme de royaume « multiethnique » semblait répondre aux attentes des minorités, mais était en réalité tellement flou qu’il ne résolvait en rien les problèmes qu’elles avaient soulevé, de même le terme « multilingue » ne signifiait pas pour autant que le népali n’était plus la seule langue officielle.
Cette foule d’imprécisions ne fit qu’accroître la rancœur des minorités qui ne voyaient aucune de leurs revendications prises en compte pleinement alors même que celles-ci s’étaient multipliées.
La multiplication des revendications
Comme nous l’avons vu précédemment, les tensions multiethniques existaient déjà depuis le début des années 1980. Cependant, il est clair que le mouvement de 1990 exacerba les passions car, pour la première fois depuis trente ans, ces ethnies eurent la possibilité d’exprimer librement leur opinion et éventuellement de faire changer leur statut. Mais quelles étaient ces revendications ?
Depuis 1990, le processus démocratique est allé de pair avec un mouvement de « retour aux racines », certaines ethnies voulant supprimer toute trace d’hindouisme dans leur culture. On se souvient que la haute société népalaise appartient majoritairement depuis plusieurs siècles aux castes bahun et chhetri, qui ont très souvent eu tendance à dénigrer les cultures des autres ethnies et des autres castes, qu’elles considèrent comme inférieures. Sous le régime panchayat, la culture des minorités était, on l’a vu, soit supprimée soit rabaissée au rang de folklore et pratiquée par d’autres : on eut l’exemple de brahmanes chantant des chants tamang sur Radio Nepal.
Cette domination des bahun-chhetri et des parbatiya en général est bien visible lorsque l’on regarde la répartition par castes aux Rastriya Panchayat (Assemblée nationale) de 1981 ou de 1986 : à eux seuls, les bahun-chhetri composaient plus de la moitié des membres de l’Assemblée en 1981 et plus de 60 % en 1986.
On pourrait penser que cet état de fait était dû uniquement à la politique ségrégationniste du régime panchayat, mais, lorsque l’on regarde la répartition des castes et des ethnies après les élections de 1991, c’est-à-dire après le retour du multipartisme et de l’égalité entre tous, on s’aperçoit que les proportions restent les mêmes. Ainsi, les bahun-chhetri représentent toujours 56 % de la Chambre des représentants. Cela s’explique de plusieurs manières : tout d’abord, les partis remportant les élections furent le Nepali Congress et le Nepal Communist Party (UML). Or, si l’on regarde la proportion de bahun-chhetri dans ces deux partis, on remarque que ces castes y sont majoritaires. La deuxième raison, et qui explique également la première, est que l’on n’efface pas deux siècles de domination en un an : seuls les bahun-chhetri furent formés et ce sont eux qui, majoritairement, occupent les devants de la scène politique depuis plusieurs siècles. Ce n’est donc pas avec une seule année de véritable démocratie que des élites d’autres ethnies ont pu réussir à se former et à prendre le dessus sur les élites actuellement en place. Mais c’est justement contre cette domination que les groupes ethniques se mobilisèrent dès le début du retour de la démocratie multipartite.
Les activistes eurent deux approches différentes pour tenter de parvenir à davantage d’égalité entre les communautés. Alors que certains espérèrent y arriver grâce à la voie parlementaire, d’autres demandèrent l’introduction d’un système de quotas et/ou l’établissement d’aires ethniques autonomes. Cette stratégie très exclusive prouve bien que les minorités n’avaient pas une confiance totale dans le système parlementaire, ce qui peut se concevoir lorsque l’on sait que celui-ci était toujours dominé par les hautes castes hindoues ayant développé un tissu complexe de relations qui survécut au mouvement pro-démocratique de 1990.
Après avoir vu les principales revendications de ces minorités, se pose la question de savoir qui étaient véritablement ces militants. Beaucoup ont dit qu’il s’agissait essentiellement de jeunes appartenant à la « classe moyenne frustrée ». Il est difficile de généraliser mais les données qui nous sont fournies tendent à montrer que les militants ne se bornent pas à cette tranche d’âge. Parmi les promoteurs d’une « politique culturelle », beaucoup sont des parlementaires, des hommes politiques (on pense notamment à « camarade Rohit » ou à Padma Ratna Tuladhar (12)), des intellectuels installés à des postes-clés, des entrepreneurs et même des officiels du gouvernement. Comme nous le montre cette liste (non exhaustive), le sentiment d’identité culturelle est particulièrement fort dans les couches éduquées de la société. Mais le développement de la scolarité dans l’ensemble du pays va propager ce sentiment d’appartenance à une minorité et cette volonté de la revendiquer : peu à peu, chaque personne va devenir fière d’appartenir à telle ou telle ethnie et chacun voudra mettre en avant sa propre culture. Aussi, si les militants sont essentiellement des personnes impliquées dans la politique ou dans la vie intellectuelle du pays, la population des minorités ethniques va de plus en plus revendiquer son droit à la différence et à la libre promotion de sa culture, notamment par le biais de partis politiques qui leurs sont dédiés.
Des partis politico-ethniques en progression
Le mouvement de 1990 a permis aux partis politiques de retrouver le droit d’exister sur la scène politique népalaise. Après plusieurs décennies de restrictions, ce retour au multipartisme va faire naître à travers tout le Népal de nombreuses vocations ethniques qui vont se concrétiser par la formation de partis ou de groupes politiques. Ainsi, on ne dénombrait pas moins de 74 partis politiques dans le pays au début de l’année 1991 (13), certains fondés dans la ferveur démocratique qui suivi la victoire du « mouvement pour la démocratie », d’autres existant depuis plus longtemps mais ayant été muselés pendant l’ère panchayat et donc passés à l’état clandestin. Parmi eux, outre les partis communistes, les partis politiques à base ethnique sont certainement les plus nombreux. Mais sur l’ensemble de ces partis politiques, seuls quelques-uns jouent vraiment un rôle dans le paysage politique du royaume.
Celui qui est sans doute le plus important est le parti représentant les intérêts des ethnies du Teraï, particulièrement des Madhesi (ou Madheshi) : le Nepal Sadbhavana Party. Fondé en 1983 par un ancien membre du Rastriya Panchayat, Gajendra Narayan Singh, il fonde ses revendications sur une autonomie de toute la région du Teraï, la reconnaissance de l’hindi comme la deuxième langue nationale et, enfin et surtout, le traitement égalitaire des Madhesi et des Népalais (sous-entendu ici les Parbatiya). Il règne chez les peuples du Teraï le sentiment profond que les hautes autorités les délaissent au profit des ethnies établies dans les collines, sentiment exacerbé après le mouvement de 1990. Outre la vallée de Katmandou, la région du Népal qui s’est le plus manifesté pendant le jana andolan est la région du Teraï : ses habitants ont donc l’impression que si le mouvement a réussi, c’est en grande partie grâce à eux et espèrent un minimum de reconnaissance de la part du gouvernement en échange, reconnaissance qui tardera à venir comme nous le verrons par la suite (14).
Parmi les autres partis qui ont marqué la scène politique népalaise, on peut également citer le Nepal National People’s Liberation Front, parti tibéto-birman fondé après la fin du jana andolan et dont le leader est Ghore Bahadur Khapangi. Comme la plupart des partis se basant sur une ethnie, il revendique l’égalité entre toutes les communautés. On a également le Nepal Rastriya Jana Mukti Morcha (qui prône un fédéralisme administratif), le Nepal Rastriya Janati Party (qui revendique un fédéralisme ethnique) ou encore le Nepal Janajati Mahasangh (mouvement regroupant plusieurs ethnies). Si tous ces partis réclament une égalité ethnique, ils ne sont cependant pas tous identiques, certains étant plus radicaux que d’autres. Ainsi, le Jana Jati Party, fondé le 19 août 1990 par Khagendra Jang Gurung, va jusqu’à demander la formation d’un Etat autonome avec son propre parlement et menace le gouvernement de lancer une insurrection armée s’il ne répond pas à ses exigences. Ces partis extrémistes sont cependant minoritaires dans le pays, la plupart aspirant simplement à une décentralisation ou au fédéralisme.
Les minorités ethniques avaient donc réussi à mobiliser leurs forces et utiliser les moyens donnés par la démocratie pour tenter de faire entendre leurs voix, soit par le biais d’associations, soit par le biais de véritables partis politiques. Mais ces tentatives de conquête de l’espace politique et social népalais restèrent vaines et l’exclusion politique des minorités ethniques s’accrut après le retour de la démocratie en 1990. Lorsque l’on observe les chiffres de répartition par caste dans les différentes institutions étatiques, on s’aperçoit que les choses n’ont pas évolué, bien au contraire. Ainsi, si l’on prend par exemple les chiffres de la Lok Sewa (Commission de service public), on s’aperçoit qu’en 1985, 69 % des postes étaient occupés par les bahun-chhetri contre 98 % en 2001 (15).
Les années qui suivirent le retour de la démocratie au Népal ont donc montré que les institutions politiques népalaises ne furent pas capables d’inclure dans leur processus démocratique les groupes socioculturels marginalisés. Pire, ce sont ces institutions qui furent en grande partie la cause de cette discrimination : on a ainsi vu que de nombreux articles de la Constitution participent de cette exclusion, de même que le système électoral qui favorise les grandes formations politiques acquises aux bahun–chhetri (16). Dès lors, on ne peut expliquer l’exclusion dont sont victimes les minorités népalaises aux seules raisons historiques car, si tel était le cas, on n’aurait pas observé un accroissement des exclusions depuis le retour de la démocratie.
Le PCN(M), nouveau porte-flambeau des minorités ethniques ?
Les principaux partis politiques, en ne prêtant pas l’oreille aux revendications ethniques, laissèrent un vide que le Parti communiste du Népal (Maoïste) (PCN(M)) s’empressa de combler. Les pamphlets et discours distribués par les maoïstes qui circulaient dès 1996, montrent que l’importance de l’enjeu n’avait pas échappé au Parti et qu’il avait su comprendre les déceptions subies par les minorités. Cette déclaration émanant du bureau central du PCN(M) illustre parfaitement notre propos :
« Pour maintenir l’hégémonie d’une religion (c’est-à-dire hindouisme), d’une langue (c’est-à-dire le népali), d’une nationalité (c’est-à-dire les Khas), cet Etat a exercé une politique de discrimination, d’exploitation et d’oppression contre toutes les autres religions, langues et nationalités pendant des siècles » (17).
Les maoïstes ne se contentèrent pas de faire quelques déclarations sur le sujet et montrèrent le sérieux de leur implication pour la cause ethnique en incluant une partie de leurs revendications dans leurs programmes politiques. Lorsqu’ils publièrent leur liste de revendications en février 1996, trois des quarante points qui la constituaient répondaient directement aux attentes des minorités. Le 22ème point, par exemple, demandait au gouvernement de supprimer l’hégémonie du népali dans l’administration et les écoles (18). Leur programme politique reflète également cette volonté de se faire le porte-parole des minorités et des basses castes : outre plusieurs articles, deux sections entières dudit programme sont consacrées à ces questions. Entre autres propositions, les maoïstes précisent que l’Etat doit :
« (…) garantir l’égalité entre tous. Toutes les minorités pourront exercer leur droit à l’autodétermination mais leurs problèmes devront être résolus dans le cadre du programme de l’autonomie nationale du nouveau gouvernement. Si une ethnie est dispersée, plusieurs régions autonomes seront constituées pour cette même ethnie. Ils auront leur propre juridiction (seuls l’armée, les relations internationales, la finance, la monnaie, les unités de mesures, la communication, le commerce international, les grandes industries de base et les grands projets hydroélectriques demeureront sous la responsabilité de l’Etat central). Leur autonomie s’exercera dans le cadre des lois nationales » (19).
Par ailleurs, le PCN(M) affirma que « les hautes régions himalayennes bénéficieront d’une autonomie régionale » et que « le problème du Teraï sera résolu en donnant une autonomie nationale à chaque ethnie » (20). Ces deux autres points nous semblent particulièrement intéressants à souligner dans la mesure où, pendant la guerre populaire, les maoïstes ont essayé de mettre en pratique cette politique dans les districts qu’ils contrôlaient. Ainsi, ils proclamèrent l’autonomie de plusieurs régions créées en fonction des ethnies majoritaires y vivant. A ce titre, le cas du magarant est particulièrement probant.
La guerre populaire en pays magar
En effet, pour Prachanda, le leader du PCN(M), ce n’est pas un hasard si la rébellion maoïste est née dans le district du Rolpa (à l’ouest de Katmandou), peuplé essentiellement de magar (21). Pour le Supremo maoïste, la discrimination subie pendant des siècles par cette minorité a rendu le terrain propice à une révolution, d’autant plus que, selon lui, chez les minorités de type mongoloïde habitant l’ouest du Népal, on observe « moins de tradition féodale [et] comme une sorte de démocratie, de démocratie primitive » (22). Dès lors, les magar constituent, pour Prachanda, des maoïstes potentiels dans la mesure où leur société était, d’après lui, dès l’origine organisée en une ébauche de démocratie.
L’existence d’organisations ethniques dans la région souligne la mobilisation des magar autour de leur communauté et leurs liens avec le PCN(M) tendent à conforter la théorie avancée par Prachanda. Parmi ces associations, le Magarant Liberation Front (MLF) est réputé pour ses idéaux proches de ceux prônés par le PCN(M) qui s’en sert comme d’une organisation sœur pour diffuser son credo. Créé bien avant le début de la guerre populaire en 1991, le MLF, qui demande la reconnaissance d’un gouvernement et d’un Etat « magarant » comprenant douze districts, ne devint populaire qu’à partir de 1993. Comme le souligne le président du MLF, Hit Bahadur Thapa Magar, « le but du MLF est d’établir un gouvernement magarant autonome, investi de tous les droits exceptés ceux qui ont trait à l’armée, aux relations étrangères et aux finances » (23). Le MLF va même plus loin en demandant le remplacement de la Constitution de 1990 par une Constitution fédérale à laquelle appartiendrait le « pays » magar, lequel magarant consentirait le droit de vote aux seuls personnes de sang magar.
Le MLF n’est pas la seule organisation à désirer la création de régions autonomes et d’autres minorités ethniques regroupées en associations se sont aussi prononcées en faveur de ces nouvelles entités administratives autonomes. Dans le souci de répondre à ces attentes et de montrer aux minorités la prise en compte de leurs désirs, le PCN(M) annonça l’autonomie de la région Magarant dans le district de Rolpa le 9 janvier 2004 (24) et, dans les deux semaines qui suivirent, la formation de la région autonome du Tamsaling