Eglises d'Asie

Célèbes : s’attaquer au radicalisme à Poso

Publié le 04/11/2010




Si les affrontements intercommunautaires et interconfessionnels des Moluques sont restés gravés dans les mémoires, les heurts qui ont ensanglanté la province de Célèbes-Centre, autour de la localité de Poso, ont été tout aussi meurtriers. De 1998 à 2001, 2 000 personnes – des chrétiens, majoritairement protestants, et des musulmans – y ont trouvé la mort, avant que les accords de Malino, signés en décembre 2001, ne ramènent le calme.

Dans le rapport ci-dessous, publié par International Crisis Group le 22 janvier 2008, on trouvera une analyse détaillée des mesures prises par les autorités indonésiennes depuis cette date pour empêcher une nouvelle flambée de violence. L’utilisation des fonds publics débloqués à cette fin prête le flanc à la critique, de forts soupçons de corruption nourrissant, parmi la population, un ressentiment potentiellement menaçant pour la paix. La traduction de ce rapport est de la rédaction d’Eglises d’Asie.

 

Un an après les grandes opérations de police menées dans le district de Poso, à Célèbes, dans la province de Sulawesi-Centre, il est permis de manifester un optimisme prudent et de penser que la violence djihadiste et autres violences entre chrétiens et musulmans appartiennent au passé. Mais il reste encore beaucoup à faire pour garantir une paix durable, notamment apporter une solution aux revendications de la population concernant l’efficacité de la justice et garantir une utilisation et un contrôle efficaces des fonds destinés au développement post-conflit dans ce district.

Poso a vécu une décennie de graves violences. Entre 1998 et 2001, elle a été la scène de combats entre chrétiens et musulmans. Après 2001 et la signature d’un accord de paix sous les auspices du gouvernement, la violence est devenue unilatérale lorsque les extrémistes locaux, dont beaucoup étaient liés à l’organisation extrémiste de la Jemaah Islamiyah (JI), dont ils recevaient leurs ordres, se sont mis à organiser des attaques contre des chrétiens, des responsables locaux et des informateurs présumés. Les opérations de police qui se sont déroulées les 11 et 22 janvier 2007 étaient l’aboutissement de presque une année d’efforts infructueux de la police pour persuader les responsables d’actes criminels de se rendre. Quatorze militants et un policier ont été tués durant ces opérations, mais Poso est désormais, au dire de tous, plus calme et plus sûre qu’elle ne l’a été depuis des années. Conséquences de ces opérations :
– presque tous les professeurs religieux de la Jemaah Islamiyah originaires de Java ont fui la région ;
– ceux qui ont perpétré l’ensemble des crimes commis au nom du djihad depuis les accords de paix de Malino en 2001 ont été identifiés et la plupart ont été arrêtés, jugés et condamnés sans provoquer de réactions particulières ;
– l’unité administrative de la Jemaah Islamiyah à Poso (wakalah) semble avoir été détruite, au moins de manière temporaire ;
– un programme de formation professionnelle est en cours dont le but est de s’assurer que les extrémistes en puissance ont devant eux des opportunités professionnelles qui les tiendront à l’écart d’activités dangereuses ;
– le gouvernement central a débloqué de nouveaux fonds, notamment pour améliorer l’éducation dans l’espoir de dissiper l’influence des enseignements radicaux ;
– aucune violence grave n’a été constatée depuis douze mois à Poso.

En dépit de questions persistantes quant au nombre des victimes des opérations policières de 2007, celles-ci doivent être considérées comme une avancée positive en direction de la paix. Mais plusieurs problèmes demeurent et la question est aujourd’hui de savoir comment garantir une paix durable. Les revendications fondamentales, notamment celles relatives à la justice, n’ont pas été réglées. Les nouveaux fonds pour le développement de la région sont mal contrôlés, des allégations de corruption circulent et des difficultés empêchent d’assurer l’équité entre les différents groupes récipiendaires. Les problèmes rencontrés dans la remise d’argent aux victimes du conflit rappellent les difficultés rencontrées à Aceh dans le cadre du financement de la réintégration des anciens combattants. La méfiance de l’opinion envers la police reste élevée, en particulier parmi les organisations non gouvernementales (ONG), ce qui entrave les espoirs d’établir une sécurité au plan communautaire.

Le gouvernement, à tous les niveaux – national, provincial et district –, doit de toute urgence instaurer des mesures strictes d’audit et améliorer la transparence quant à la manière dont les fonds sont déboursés et quant à leurs bénéficiaires. La police et les ONG doivent trouver un moyen de mettre fin à la guerre froide qui les oppose. Quant aux bailleurs de fonds, ils doivent s’assurer qu’un programme de formation professionnelle efficace destiné aux prisonniers et jeunes gens présumés potentiellement dangereux pourra être mis en œuvre.

I.) Nouveaux aperçus sur les événements passés

Les faits qui sont à l’origine des opérations de janvier 2007 ont été détaillés dans des rapports antérieurs (1). Le 25 octobre 2005, après que trois écolières chrétiennes eurent été décapitées, le gouvernement du président Susilo Bambang Yudhoyono a été contraint de reconnaître enfin que les violences à Poso n’étaient pas « purement criminelles ». Le groupe anti-terroriste de la police nationale fut envoyé pour enquêter. En février 2006, il arrêta, interrogea et remit en liberté un enseignant de la Jemaah Islamiyah, Sahl, originaire de Serang, de Java-Centre, qui travaillait dans une école de filles (pesantren) à Poso, et qui semblait être le centre névralgique de l’activisme militant. L’école, située dans le quartier de Tanah Runtuh, était la propriété d’Haji Adnan Arsal, un signataire des accords de paix de 2001 et le plus connu des chefs musulmans de Poso. L’arrestation de Sahl provoqua une réaction en chaîne. En mai 2006, la police arrêta trois hommes impliqués dans la décapitation des écolières, dont un chef de la Jemaah Islamiyah, formé à Mindanao, aux Philippines, appelé Hasanuddin qui était le gendre d’Haji Adnan. Sur la base de leurs renseignements, la police établit une liste de 29 suspects (daftar pencarian orang, DPO) présumés responsables de la majorité des attentats à la bombe et des meurtres commis à Poso depuis 2003 et entama une campagne pour les amener à se rendre. Les négociations traînèrent pendant des mois. Puis le 22 septembre 2006, le gouvernement exécuta trois hommes qui avaient été condamnés à mort pour leur rôle dans le massacre de musulmans du mois de mai 2000, l’incident le plus sanglant des événements de Poso. Quelques jours plus tard, un groupe de chrétiens tua, en représailles, deux pêcheurs musulmans. Une série d’attaques à la bombe s’ensuivit. Le 16 octobre 2006, le chef de l’Eglise protestante de Célèbes était assassiné.

Le 22 octobre, à la veille d’Id al-Fitr, marquant la fin du Ramadan, la police se heurta aux militants près de la pesantren d’Haji Adnan et tua un étudiant. La foule détruisit alors un poste de police et incendia par la suite deux maisons appartenant à des policiers. La police renouvela son appel aux suspects pour leur reddition, en annonçant qu’elle était prête à faire usage de la force s’ils ne se rendaient pas. Le 11 janvier 2007, elle monta une opération dans le voisinage de Gebangrejo, près de Tanah Runtuh, où quelques-uns des chefs de bande étaient supposés se cacher. Dans une maison, elle tua Dedi Parsan, un suspect recherché, et arrêta quatre autres hommes, dont deux étaient sur la liste des suspects. Un chef de la Jemaah Islamiyah, Ustadz (2) Rian, fut abattu alors qu’il sortait de l’école d’Haji Adnan – avec, aux dires de la police, une bombe entre les mains.

Après ce raid, les militants de Tanah Runtuh dressèrent des barrages pour se préparer à un nouvel assaut de la part des forces de police. Ils furent rejoints par des membres d’autres groupes qui vinrent les soutenir. La police fit son apparition le 22 janvier au matin et ouvrit le feu immédiatement. Un policier fut tué et 13 militants trouvèrent la mort pendant la fusillade. Un autre mourut apparemment des coups reçus en détention. Parmi les tués figurait un autre chef javanais de la Jemaah Islamiyah, Ustadz Mahmud. Des dizaines de personnes furent arrêtées et, dans les jours et les semaines qui suivirent, nombre de militants se rendirent ou furent capturés. Néanmoins, beaucoup réussirent à s’enfuir et, à la fin de 2007, huit suspects de la liste d’origine étaient encore en liberté et plusieurs ustadz, qui ne furent identifiés comme suspects que par la suite, avaient pris la fuite.

Les renseignements que fournirent certains suspects à Poso amenèrent la capture de chefs de la Jemaah Islamiyah dans les provinces de Java-Centre et de Java-Est, en mars et en juin 2007, dont deux chefs haut placés, Ainul Bahri alias Abu Dujuna et Zuhroni alias Nuaim alias Zarkasih, l’amir en place (3). De nouvelles informations en résultèrent sur la conduite et les conséquences des opérations du 22 janvier, à savoir :

1.) Le commandement central de la Jemaah Islamiyah était très impliqué dans les événements de Poso ; Ustadz Rian (Riyansyah), l’homme tué par la police le 11 janvier, avait demandé et reçu deux cargaisons d’explosifs en 2006, fournies par l’unité de logistique du commandement militaire contrôlé par Abu Dujana. Ustadz Rian avait été en personne de Poso à Surabaya pour en prendre livraison. Il avait assisté également à une réunion de l’aile militaire de la Jemaah Islamiyah à Solo en octobre 2005 (4). Connu également sous le nom d’Eko et d’Abdul Hakim, Ustadz Rian faisait partie de la prestigieuse classe 1987 de l’académie militaire de la Jemaah Islamiyah sur la frontière entre l’Afghanistan et le Pakistan (5). Il était l’un des sept hommes de la Jemaah Islamiyah de Java dispensant une formation religieuse sur le terrain, assurant le recrutement et la formation militaire, mais, surtout, il était celui auquel s’adressaient le plus fréquemment les membres locaux de la Jemaah Islamiyah pour avoir des conseils. Lui et Ustadz Mahmud se chargeaient de fournir l’armement nécessaire (6).

2.) Les affirmations d’Haji Adnan selon lesquelles il n’avait aucune idée de ce qui se passait dans sa propre pesantren ne furent pas confirmées par les déclarations de plusieurs des suspects arrêtés. Un homme impliqué dans la décapitation des écolières expliqua que lui et d’autres s’étaient cachés dans la pesantren pendant deux mois, début 2006, et qu’Haji Adnan leur avait conseillé de ne pas en sortir et leur avait donné de l’argent pour leurs besoins personnels (7).

3.) De nombreux suspects présents sur la liste dressée par la police avaient voulu se rendre dès le milieu de janvier 2007, mais ils en avaient été dissuadés à la fois par des enseignants javanais et par l’un des leurs. Lors d’une réunion du 10 janvier, la veille du raid de la police, la plupart des suspects s’étaient mis d’accord sur le principe de se rendre, mais étaient encore en train de réfléchir sur la façon de le faire. Un des suspects de la liste DPO les aurait incités à ne pas le faire, ce qui eut des conséquences désastreuses. Ustadz Rian répétait également dans les sessions d’études religieuses qu’il tenait à Tanah Runtuh, qu’il était haram (interdit) de se rendre à l’ennemi – dans le cas présent à la police (8). Les deux autres enseignants de la Jemaah Islamiyah de Java, Mahmud et Hiban, tous les deux tués le 22 janvier, insistaient également beaucoup sur la nécessité de résister.

4.) Le fait que des musulmans soient venus de la région de Poso et de districts voisins, y compris de zones contrôlées par le KOMPAK – une organisation djihadiste différente de la Jemaah Islamiyah – pour prêter main forte à leurs collègues de Tanah Runtuh le 22 janvier montre, qu’au-delà d’un simple geste de solidarité, cette action traduit la grande extension de l’influence des enseignants de la Jemaah Islamiyah. En fait, deux hommes du KOMPAK arrêtés ont reconnu qu’ils avaient suivi des sessions d’études de ces derniers.

5.) La Jemaah Islamiyah voulait se venger, en différents endroits, des actions de la police à Poso, mais l’organisation islamiste était trop faible pour le faire. En novembre 2006, Abu Dujana a tenu une réunion de ses agents sur le terrain pour débattre des opérations possibles à faire si le commandement de la Jemaah Islamiyah décidait de représailles en-dehors de Poso pour l’affrontement du 22 octobre à l’école d’Haji Adnan. Ils décidèrent de faire une reconnaissance à Salatiga, à Java-Centre, avec l’idée de retenir éventuellement comme cible le Dr. John Litay, recteur de l’Université chrétienne de Satya Wacana, qui avait ardemment soutenu les chrétiens contre les musulmans à Poso (9). Trois hommes se rendirent à Salatiga, notèrent le lieu de la résidence de John Litay et le numéro d’immatriculation de sa voiture, mais découvrirent qu’il était aux Etats-Unis. Donc rien ne se fit (10).

6.) Après le raid du 11 janvier, les chefs de la Jemaah Islamiyah se réunirent à Java-Centre et regardèrent une vidéo de l’enterrement d’Ustadz Rian, mais ils ne décidèrent de ne rien faire. Ils se réunirent de nouveau après le 22 janvier pour conclure que la situation n’était pas favorable à des représailles, malgré la demande qu’en faisaient leurs membres (11). Finalement, Abu Dujana et ses hommes se réunirent le 4 mars 2007 et décidèrent qu’une opération de représailles ne serait pas judicieuse, parce qu’ils n’étaient pas prêts (12).

Après les opérations de janvier, le commandement de la Jemaah Islamiyah donna l’ordre à ses membres qui restaient à Poso de quitter Tanah Runtuh, de déménager dans un endroit sûr toutes les armes et les explosifs de l’organisation et de se concentrer sur l’éducation et le dakwak (l’enseignement religieux sur le terrain) (13). De nouveaux renseignements sur les relations entre Java et Poso pourront sans doute être connus après le procès d’Abu Dujana et de Zarasih, qui a commencé à la fin du mois de novembre 2007.

II.) Etat des lieux

Trois régions autour de Poso qui avaient été des centres d’activisme radical – Gebangrejo, Kayamanya et Poso Pesisir – ont été calmes depuis janvier 2007. La plupart des enseignants extrémistes ont quitté l’Ulil Albab Pesantren d’Hajhi Adnan pour les filles, dans le complexe de Tanah Runtuh, et l’al-Amanah Pesantren pour les garçons, à Poso Pesisir. Trois des plus anciens sont morts : Rian, Mahmud et Iban. Ustadz Sanusi, qui a joué un rôle dans la décapitation des écolières, se serait enfui à Mindanao. Les trois autres enseignants, Rifki, Munsip et Sahid, se sont également enfuis, probablement à Java et sont recherchés par la police. Ustadz Anshori, un autre enseignant de la Jemaah Islamiyah, non soupçonné de crime, a accompagné leurs femmes de retour de Java. Il est revenu à Poso, où il enseigne à l’al-Amanah. Les taklim (groupes de discussions religieux) dirigés par la Jemaah Islamiyah, qui se tenaient ouvertement dans les mosquées locales, où tous ceux qui le souhaitaient pouvaient aller, ont cessé, mais il se pourrait qu’ils aient continué à l’intérieur des demeures de quelques membres (14).

1.) Les activités de la Jemaah Islamiyah

Au plus fort de son influence, la Jemaah Islamiyah comportait trois unités (wakalah) à Poso, à Célèbes-Centre, à Pendolo (près de la frontière avec la province de Célèbes-Sud) et à Palu, la capitale provinciale. Celle de Poso, basée à Tanah Runtuh, semble avoir cessé toute activité, au moins temporairement. Les opérations de janvier 2007 ont été d’autant plus efficaces qu’elles ont touché la structure administrative de la Jemaah Islamiyah de Célèbes-Centre, où tout le contrôle venait d’être centralisé. Depuis le milieu de l’année 2006, les activités de la Jemaah Islamiyah avaient été dispersées dans toute la province, avec des taklim dans différents districts sous la direction de chefs locaux. Après les arrestations au milieu de l’année 2006 d’Hasanuddin et de deux autres membres, il devint évident que la police avait beaucoup plus de renseignements sur la structure et le personnel de la Jemaah Islamiyah qu’elle n’en avait jamais eu auparavant. Des chefs locaux furent donc rappelés d’endroits comme Pendolo et Ampana, dans le district de Toja Una-Una, à Tanah Runtuh, et des taklim furent suspendus dans plusieurs endroits. Ainsi, avec des moyens concentrés autour et dans l’école d’Ulil Albab, l’impact des opérations du 22 janvier n’en a été que plus destructeur.

Si la police estimait, en février, qu’au moins 200 personnes étaient impliquées dans des taklim des districts de Poso, Tojo Una-Una et de Morowali, il ne s’y trouve plus aujourd’hui aucun signe d’activité (15). Le Docteur Agus Idrus, de Surabaya, qui aurait repris le rôle de chef de la Jemaah Islamiyah de Poso après l’arrestation de Hasanuddin, est supposé être reparti à Java, où il est recherché par la police. Ampana, à Toja Una-Una, est calme mais sous surveillance, d’éventuels chefs KOMPAK en fuite ou de la Jemaah Islamiyah pouvant s’y trouver. Depuis 2001, cette ville a été un centre d’entraînement et une zone de transit pour évacuer les combattants de Poso et de Gorontalo vers le nord et, au-delà, vers d’autres régions du pays. Un coordinateur de la zone d’Ampana, Nurgam alias Om Gam, a été tué dans la fusillade du 22 janvier ; une autre figure de la ville, Ustadz Ibnu, de Gladak, à Java-Centre, a été arrêté et condamné à quatre ans de prison en octobre 2007 (16).

Basri, un malfrat couvert de tatouages, membre d’un orchestre de rock, devenu moudjahidin, avait été le chef d’une unité d’assaut de la Jemaah Islamiyah, responsable de plus d’une dizaine d’actions violentes à Poso et dans les environs. Il fut condamné à dix-neuf ans de prison en décembre 2007. Devenu une star après son arrestation en février 2007, il racontait volontiers à qui voulait l’entendre tout ce qu’il avait fait et avec qui. Il avait rejoint la Jemaah Islamiyah pour venger la mort de ses parents dans le massacre de mai 2000, mais, malgré sept années passées dans l’organisation, l’enseignement religieux n’avait, semble-t-il, eu guère de prise sur lui. D’autres membres de son unité d’assaut écopèrent également de lourdes peines de prison (17).

La wakalah (l’unité administrative) de Pendolo avait été inactive depuis le milieu de l’année 2006, quand Ustadz Anshori fut rappelé à Tanah Runtuh. Cela laissait Palu comme la moins endommagée des trois wakalah, mais même là les opérations de police avaient été intenses, laissant une structure démantelée. Les chefs de la Jemaah Islamiyah à Java auraient voulu « aseptiser » l’organisation en s’assurant que personne susceptible d’être arrêté n’occupait de position de commandement. Ainsi, le chef suprême de la wakalah de Poso, qui fut arrêté en 2003 et relâché en 2007, ne fut jamais autorisé à reprendre sa place, qui fut confiée à un homme de Solo, venant de la pègre. Deux taklim de la Jemaah Islamiyah se réunissent donc maintenant régulièrement à Palu, celle dirigée par l’ancien prisonnier et celle dirigée par le malfrat (18).

2.) Mujahidin Kayamanya

Kayamanya, au voisinage de Tanah Runtuh, avait été une place forte d’un groupe radical connu d’abord sous l’appellation de Mujahidin KOMPAK, puis, à partir de 2004 de Mujahidin Kayamanya. Elle est également maintenant calme, mais d’un calme trompeur. Ses membres détiennent un formidable arsenal et quelques-uns d’entre eux, qui se cachent, seraient en train de prévoir des opérations dans la province de Célèbes-Ouest.

Un membre de Kayamanya, ancien malfrat, Sofyan Djumpai alias Pian, relâché en 2006, après une courte peine de prison pour détention illégale d’armes, a abandonné tout activisme radical pour devenir un entrepreneur prospère, après avoir reçu une aide financière de la police. De la même façon, Hence Said Malewa, qui semblait en bonne place pour devenir chef de groupe, a été relâché fin 2006, après avoir purgé une peine pour les mêmes raisons, et est maintenant dans les affaires. Un autre homme de Kayamanya, Farid Podungge, arrêté et relâché en même temps qu’Hence, a été de nouveau arrêté en juin 2007 et accusé d’avoir fait exploser une petite bombe dans une discothèque de Palu, appelée Space Bar, qu’il jugeait être un endroit corrompu.

Deux hommes de Kayamanya furent arrêtés et jugés pour avoir participé à la fusillade du 22 janvier. Wikra Wardana alias Aco, 21 ans, a été condamné à trois ans de prison. Il avait rejoint le Mujahidin Kayamanya en 2005 qui l’avait envoyé pour une formation religieuse à al-Islam Pesantren, l’école de la Jemaah Islamiyah de Lamongan, à Java-Est, en compagnie des poseurs de bombe de Bali, Ali Ghufron alias Muchlas et Amrozi (19). Il est revenu après un mois et a enseigné à la mosquée Nurul Saada à Kayamanya, une des quelques mosquées du voisinage où le groupe tenait des taklim (20). Lui et Rahmat Duslan, l’autre condamné du Kayamanya, ont raconté, lors de leurs dépositions, la manière dont les chefs de la Jemaah Islamiyah menaient à tour de rôle les discussions religieuses. Tous les mercredis soir, Ustadz Sahid et Ustadz Sahl dirigeaient les taklim à la mosquée de Kayamanya. Le vendredi, Sahl le faisait seul. Le dimanche soir, à la mosquée al-Firdaus, à Tanah Runtuh, en présence de nombreux membres du Kayamanya, Sahl enseignait la loi islamique, la charia, alors qu’Ustadz Achmad avait le djihad pour sujet. Le lundi, Ustadz Mahmud enseignait le djihad. Les membres du Kayamanya pouvaient avoir des structures de commandement différentes de la Jemaah Islamiyah, mais c’était les mêmes maîtres qui étaient chargés de leur endoctrinement.

Les renseignements fournis par Wikra et Rahmat ont appris beaucoup de choses sur la direction du Kayamanya et sur ses membres. Sur les 21 personnes qui ont été donnés comme membres, dont deux ont été tués le 22 janvier 2007, neufs sont chômeurs, trois sont des pêcheurs, deux des étudiants, deux sont des poissonniers sur le marché central de Poso et les autres ont des emplois peu qualifiés. Cela déprécie beaucoup la valeur des cours de formation, dont il sera parlé plus loin. Celui qui était donné comme étant le chef de groupe, Uci, figurait sur la liste des suspects pour avoir été impliqué dans l’attaque d’un poste de police paramilitaire à Loki, à Ceram-Ouest, aux Moluques, en mai 2005, au cours de laquelle six personnes avaient été tuées. Bien qu’il soit originaire des îles Togian, au large de la côte d’Ampana, près du district de Toja Una-Una, il opérait principalement en-dehors de Poso. La police de la province le gardait à l’œil, mais le chef de la police de Poso, nommé en mars 2007, n’en avait jamais entendu parler – ce qui soulève pas mal de questions sur la coordination et la communication entre les différents postes de police (21).

3.) Les fugitifs

Sur la liste des 29 suspects recherchés à l’origine, neuf restaient en liberté, sans compter ceux qui, comme Uci, étaient sur une liste antérieure, ou comme les ustadz qui ont été ajoutés ultérieurement (22). Le plus important est Taufik Bulaga alias Upik Lawanga, l’homme qui confectionna les bombes pour l’attaque du marché de Tentena, qui tua 22 personnes en mai 2005. Il avait étudié la technique de la confection des bombes avec un élève du dernier maître en la matière, le docteur malais Azhari Hussin (tué dans une opération de police en novembre 2005, à la suite de la deuxième série d’attentats à la bombe de Bali). Dans un rapport publié deux jours après les opérations de janvier 2007, International Crisis Group exprimait ses craintes de voir Taufik essayer de rejoindre les forces de Noordin Top, le chef en fuite d’un groupe dissident de la Jemaah Islamiyah, responsable d’attaques à la bombe de grande envergure à Djakarta et à Bali et avec lequel il aurait pu faire partager une expertise, qui lui manquait cruellement. Mais Taufik, comme les autres fugitifs non javanais, est supposé être resté à Célèbes.

Ainsi, l’extrémisme à Poso n’a pas disparu, et de nombreux programmes sont en cours pour tenter d’en diminuer l’influence.

III.) La formation professionnelle

Le vice-président Yusuf Kalla et la police ont été les forces vives qui ont soutenu les efforts entrepris pour s’attaquer à l’extrémisme à Poso. Ces efforts ont été une suite de succès et d’échecs, accompagnés par d’importantes sommes d’argent, véhiculées la plupart du temps par le ministère coordonnant les actions d’assistance sociale. Les succès auraient eu tendance à être des programmes ayant eu des bénéficiaires soigneusement choisis et ayant impliqué une formation et de l’aide en nature. Les échecs relèveraient plutôt de prêts en liquide. Il y a eu tellement de corruption à Poso dans le financement des aides consécutives au conflit que toute assistance est virtuellement suspecte et nécessite d’être soumise à des contrôles très stricts et à un audit indépendant. Cela dit, quelques initiatives intéressantes sont en cours, dont une comprenant une formation professionnelle et une aide de subsistance. Elle a commencé par un projet de la police visant à mettre les radicaux relâchés et leurs collègues hors de toute possibilité de créer des troubles. Ce projet entre les mains d’une ONG, mandatée par la police pour sa mise en place, a suscité quelques craintes de le voir considéré comme une récompense pour la violence passée. Il a alors débouché sur une initiative plus large, un effort de réconciliation, impliquant la création de liens économiques entre les communautés.

1.) Le projet originel

Au milieu de l’année 2007, à la suite de discussions avec la police anti-terroriste de Djakarta, la police de Célèbes-Centre, sous la direction de son commandant Badrodin Haiti, a mis en place un programme pour former les « ex-combattants » – euphémisme généralement utilisé pour désigner les prisonniers récemment libérés provenant de groupes djihadistes – et quelques-uns de leurs collègues, qui n’avaient pas été arrêtés mais qui étaient impliqués dans les mêmes organisations. Ces derniers étaient appelés « des potentiels » en référence à leur possibilité de créer des troubles. Pour parvenir jusqu’à ces jeunes, la police s’est servie d’un membre du KOMPAK et du Kayamanya, nommé Sofyan Djumpai alias Pian, un ex-malfrat qui avait été sérieusement impliqué dans les violences de Poso et qui avait fait deux séjours en prison pour port d’armes. Généreusement favorisé par des contrats des responsables du district de Poso, il est devenu une valeur sûre pour la police en persuadant ses anciens associés de prendre part au programme.

En juillet 2007, deux groupes de 16 hommes furent recrutés, dont une majorité de « potentiels ». On donna au premier groupe une formation en mécanique automobile et au second, en menuiserie. Il n’est pas du tout certain qu’une étude de marché ait été faite pour savoir si ces formations étaient adaptées à la situation, mais la police était convaincue qu’elles pourraient conduire à la création de petites entreprises, ou qu’une fois formés, ces hommes pourraient trouver du travail n’importe où, y compris en-dehors de la région de Poso (23). On leur fournit les outils nécessaires, par exemple, des scies à main pour les menuisiers et de l’argent de poche pour les seize jours de cours. Le coût total s’élevait à 73,12 millions de roupies, un peu moins de 8 000 dollars américains (24).

Ce programme a été suivi d’un deuxième en décembre 2007-janvier 2008, destiné à dix-neuf épouses et veuves « victimes du conflit », en fait des épouses de prisonniers (la femme de Basri par exemple), d’hommes figurant sur la liste des suspects, ou d’« ex-combattants ». Par une malheureuse tendance d’un machisme stéréotypé, les cours offerts concernaient les domaines de la cuisine et de la couture, alors que, comme le faisait remarquer un représentant local d’une ONG, ces femmes auraient eu une meilleure chance de gagner de leur vie en apprenant à réparer des téléphones portables.

En fait, le programme de formation des hommes ne fournissait pas seulement une occasion de donner un métier à quelques-uns, mais bien plutôt une raison pour la police de la province de suivre les participants et de savoir comment ils s’en sortaient économiquement et plus généralement de rester en contact avec eux. Le commandant de la police décida donc d’étendre ce programme à 160 nouveaux « ex-combattants » et « potentiels » en s’assurant du financement auprès du ministère coordonnant l’assistance sociale. Toutefois, pensant que ce programme aurait davantage de succès (et un meilleur recrutement) s’il n’était pas mené par la police, il persuada le responsable d’une ONG, à Poso, de s’en charger. Mais ce responsable avait d’autres idées en tête sur la manière de procéder.

2.) Vers une réconciliation

L’ONG en question était la « Fondation pour la formation d’une nation auto-suffisante » (Yayasan Bina Bangasa Mandiri, connue comme YB2M), qui comptait cinq membres et était dirigée par Syarifudin Odjobolo, à Poso Pesisir. Syarifudin était un chef communautaire respecté et un des rares hommes prêts à risquer le désaveu de ses proches et de ses amis en travaillant avec une police honnie. Il fut impressionné par Badrodin Haiti et accepta de travailler avec lui. Sa première question fut de demander pourquoi les chrétiens étaient exclus de ce genre d’aides. La réponse fut que la violence provenait des extrémistes islamiques et que c’était pour eux qu’on avait besoin de trouver des solutions. Syarifudin rétorqua que le risque était grand de donner l’impression de faire du favoritisme, laissant penser qu’on pouvait retirer des bénéfices de la violence (25). Il insista donc pour que le programme comprenne des chrétiens « potentiels » aussi bien que des musulmans et également des chrétiens non impliqués dans le conflit qui pourraient être « récompensés » pour participer à des actions de réconciliation. La police accepta, pour autant que les 160 hommes choisis au départ soient maintenus.

Syarifudin, comme la police dans le projet initial, travailla avec des intermédiaires qui connaissaient les hommes en questions. Il s’adressa à quatre d’entre eux : Sofyan Djumpai, qui avait été coordinateur dans le projet initial de la police, Aco GM, un homme du KOMPAK, Guntur, connu comme le bras droit d’Haji Adnan et Syahril « Ayi » Lakita, de Tanah Runtuh, qui était sur la première liste des suspects et qui, en décembre 2006, s’était rendu et fut relâché une semaine plus tard. Grâce à eux, les « potentiels » et les anciens prisonniers furent encouragés à soumettre des projets de subsistance, dans un programme très semblable dans son concept à l’initiative de réintégration d’Aceh, mais sur une plus petite échelle et mieux géré (26).

L’un des premiers à répondre fut Andi Bocor, qui avait été un des premiers de la liste des suspects à se rendre en novembre 2006. Sa proposition consistait à créer une société de vente de poissons, avec dix-sept autres personnes, toutes considérées comme des « potentiels ». La police suggéra d’en ajouter trois autres, ce qu’accepta Bocor, et YB2M leur trouva un bateau de pêche d’occasion pour près de 8 500 dollars américains. La rumeur qui circulait à Palu et à Poso en janvier 2008 était que la police avait fait cadeau d’un bateau à Andi Bocor pour le récompenser de s’être rendu. Bien qu’il y ait probablement un peu de cela, le fait qu’il s’agisse d’un projet de subsistance touchant vingt personnes formées par un agent du département de la pêche du gouvernement est resté parfaitement ignoré.

Avec l’aide de deux personnes du synode de l’Eglise protestante de la province de Célèbes-Centre, Syarifudin sollicita des propositions de la part de plusieurs chrétiens « potentiels » et d’autres villageois. Un groupe proposa un projet d’élevage de porcs, que Syarifudin leur suggéra de transformer en élevage de poissons (27). Les porcs auraient été plus rentables, mais la coopération avec les musulmans aurait été impossible. Syarifudin envisagea de rapprocher ce projet de celui d’Andi Bocor, les éleveurs chrétiens de poissons vendant leurs produits par l’entremise de commerçants musulmans (28). C’était probablement irréaliste, mais innovant et avant-gardiste. Il y eut aussi des projets d’élevage à Poso, quatre projets différents de réparation automobile à Palu (dans lesquels se trouvent d’anciens prisonniers de la Jemaah Islamiyah), un projet forestier communautaire, un projet de culture de cacao biologique et un programme d’épargne et de prêts, ce dernier étant l’un des rares programmes réservés aux femmes. Aucun de ces projets ne comportait de subventions pécuniaires – uniquement de la formation et de l’aide en nature.

La subvention du ministère s’arrêtera en avril 2008, date à laquelle YB2M fera une évaluation des projets. Mais il sera probablement trop tôt pour juger équitablement des résultats. Il serait souhaitable de faire une étude des impacts économiques et sociopolitiques de ces projets, dans la perspective de trouver un financement complémentaire auprès d’autres donateurs.

3.) Le programme de subventions en espèces

Un projet distinct et plus controversé pour d’anciens détenus a été financé par le gouvernement du district (kabupaten) de Poso, sur les 58 milliards de Rp. (près de 5,8 millions de dollars américains) de « subventions de redressement économique » du gouvernement central pour Poso. Complètement indépendant du programme de la police, il comprenait initialement des subventions en espèces de 10 millions de Rp. (environ 1 000 dollars américains), versées à 125 anciens prisonniers musulmans, selon un schéma assez proche des paiements en liquide versés aux ex-rebelles d’Aceh. Les bénéficiaires étaient censés ne pas être éligibles au programme d’YB2M, mais il y eut quelques resquilleurs. Comme à Aceh, certains se sont plaints de recevoir moins que ce qui leur avait été promis et ont parlé de déductions de frais administratifs non spécifiés. Seuls les musulmans étaient concernés, parce que, là encore, ils constituaient à eux seuls le problème. Mais en novembre 2007, 83 anciens prisonniers chrétiens, impliqués dans des violences, protestèrent auprès du bureau du chef de district en invoquant la discrimination et en demandant une égalité de traitement (29). En janvier 2008, 85 hommes (deux avaient été ajoutés) reçurent ce que le gouvernement du district désigna comme une tranche initiale de 2,25 millions de Rp. (225 dollars américains) ; une autre tranche était promise, mais il reste à voir si le total atteindra pour chacun les 10 millions de roupies (30).

Un des nombreux arguments en faveur de la prise en compte de la communauté chrétienne est que plusieurs organisations évangéliques américaines étaient à l’affût d’occasions qui leur permettraient d’augmenter leur influence. Parmi ces groupes, Voice of Martyrs, basée à Oklahoma, a déjà porté assistance à un groupe victime du conflit, qui avait essayé, sans succès, d’obtenir une aide du gouvernement. Ailleurs en Indonésie, et particulièrement à Java-Ouest, des chrétiens évangéliques agressifs avaient déclenché des réactions de la part de musulmans radicaux, ce qui est la dernière chose dont Poso ait besoin.

4.) Nécessité d’une évaluation et d’une communication adéquate

L’idée de fournir une assistance économique et une formation professionnelle aux anciens combattants des deux communautés et aux personnes impliquées dans des groupes extrémistes est une bonne chose En fait, elle avait été recommandée par International Crisis Group en 2005 (31). Le niveau d’éducation et de formation des extrémistes est plutôt faible et l’impact des programmes de formation est probablement plus grand que pour des groupes similaires à Java, où les niveaux d’éducation et d’endoctrinement idéologique sont plus élevés. Mais ces programmes, bien que bien intentionnés, ne devraient pas être considérés comme réussis sans une claire définition des critères de succès, ni sans l’intervention d’organisations indépendantes, chargées d’un contrôle sérieux de l’application de ces critères. Si des traces de corruption étaient détectées, à quelqu’endroit que ce soit, il faudrait faire les recherches nécessaires rapidement et punir les auteurs des irrégularités qui auraient été trouvées.

La police, particulièrement à l’échelle provinciale, est impliquée dans des initiatives utiles, mais la communauté n’en a que peu connaissance et donc encore moins de reconnaissance. A Poso et à Palu, la police et les ONG travaillent dans un climat d’hostilité mutuelle, à quelques rares exceptions près. Les ONG locales jugent la police brutale, compte tenu de la longue liste des arrestations arbitraires, des mauvais traitements et de l’absence de toute poursuite contre les fauteurs de troubles. La police voit les ONG en général comme des organismes qui répandent délibérément des mensonges sur son compte.

La guerre froide qu’ils se livrent est illustrée par le cas des deux étudiantes, Ivon et Yuli, qui ont été blessées par balles en novembre 2005. Ivon a témoigné qu’un des tireurs était un officier de police, dont elle a donné le nom. Cette histoire est devenue une cause célèbre justifiant tous les soupçons des ONG sur l’implication de la police dans les affrontements. Le policier a été officiellement déclaré suspect, malgré un alibi solide, tandis que la police mettait en cause la fiabilité du témoignage d’Ivon. Après les opérations de janvier 2007, Wiwin Kalahe, un de ceux qui ont été arrêtés à Tanah Runtuh, a reconnu sa participation au crime, non seulement à la police, mais également à un ami en privé. La police n’était pas impliquée. Confrontée à cette confession, Ivon a changé sa déclaration. Wiwin et trois autres comparses ont été condamnés pour ce crime et pour d’autres commis en décembre 2007. Mais beaucoup d’ONG croient encore à la version première et avancent qu’Ivon a été contrainte de se rétracter, malgré les preuves présentées au tribunal. Les journalistes qui ont assisté à la reconstitution de la police en 2007 ont dit que Wiwin ne semblait pas savoir ce qu’il faisait. Ce qui n’a fait qu’augmenter les soupçons. Ce cas illustre la barrière existant entre les ONG et la police qu’il semble impossible de briser, alors qu’une meilleure communication faciliterait grandement les relations entre la police et les communautés et par conséquent améliorerait la sécurité.

5.) Education

Une autre initiative pour lutter contre le radicalisme à Poso est la construction d’une nouvelle méga pesantren, visant à détourner les étudiants du circuit des écoles extrémistes, et à créer une institution de niveau national, qui serait une source d’orgueil pour Poso, au point d’y faire disparaître toute influence radicale. Pour se prémunir d’accusations de favoritisme, le gouvernement de Djakarta a, au même moment, débloqué des fonds pour l’extension d’une faculté de théologie protestante à Tentena. L’enveloppe totale, hors budget et canalisée par le ministère coordonnant l’assistance sociale, s’est élevée à 27 milliards de Rp. (près de 2,7 millions de dollars américains).

La nouvelle pesantren

Quelques jours après les opérations du 22 janvier 2007, le vice-président Kalla annonça que le gouvernement construirait une pesantren moderne à Poso, pour créer un corps d’étudiants instruits, ouverts, nationalistes et moins vulnérables que les jeunes enrôlés par les ustadz radicaux de la Jemaah Islamiyah, à Tanah Runtuh (32).

L’exemple qu’il avait en tête était Gontor, une pesantren à Ponorongo, à Java-Est, qui innovait avec des méthodes d’enseignement modernes et mettait l’accent sur la pratique de l’anglais et de l’arabe. Quelques-uns des chefs musulmans les plus connus ont été des élèves de Gontor : Din Syamsuddin, chef de la Muhammadiyah, une des plus grandes organisations sociales musulmanes du pays, Hidayat Nurwahid, ex-président du Parti pour la justice et la prospérité (PKS) et speaker de l’Assemblée consultative du peuple (MPR), feu Nurcholish Majid, fondateur de l’Université Paramadina et un des philosophes musulmans les plus brillants d’Indonésie, ainsi qu’Abu Bakar Ba’asyir, l’ex-chef de la Jemaah Islamiyah. Les diplômés de Gontor sont l’équivalent des meilleurs étudiants des universités du pays, dans lesquelles ils peuvent être admis, de même qu’à Al-Azhar au Caire, qui est la première institution musulmane au monde pour les hautes études religieuses musulmanes. L’école a peu de modèles dans le pays et personne n’aurait pu en imaginer une à Poso, où il n’existe actuellement rien d’un niveau comparable.

Kalla n’a pas perdu de temps pour trouver l’argent (17 milliards de Rp., soit 1,7 million de dollars américains), non plus que le gouvernement pour réserver un terrain de 30 hectares à Tokorondo, Poso Pesisir, non loin de l’école al-Amanah d’Haji Adnan. Le président Yudhoyono est venu poser la première pierre le 1er mai 2007 et la construction du gigantesque complexe en est maintenant à 70 % de son avancement – avec 22 bâtiments, soit beaucoup plus que n’importe quelle autre institution alentours (33).

Quelques dizaines d’étudiants sont déjà inscrits et la direction de l’école pense ouvrir officiellement en avril 2008. Quand cette école sera opérationnelle, elle comptera environ 480 étudiants pour un cycle d’études de six ans, semblable à celui du lycée.

La construction s’est déroulée correctement, mais il en a été tout autrement pour les principes. D’abord, il a fallu donner une contrepartie aux chrétiens, qui se sont vus allouer sept milliards de roupies (700 000 dollars américains) pour transformer une faculté de théologie en université. Mais le combat véritable s’est livré dans le petit cercle des chefs musulmans de Poso.

Le gouvernement voyait la nouvelle pesantren comme un instrument destiné à lutter contre le radicalisme. Les officiels du gouvernement, de la province et du district considéraient les violences post-2001 comme partiellement dues à un système d’éducation dévoyé, tout particulièrement l’enseignement extrémiste donné dans les écoles d’Haji Adnan, dont ils pensaient qu’elles avaient divisé l’ummah (la communauté des fidèles) La nouvelle pesantren serait une manière de réunifier cette communauté. Donc, à l’origine, on fit une proposition à Haji Adnan : il fermait ses écoles et devenait le chef de la fondation qui soutenait la pesantren. Il y eut des versions légèrement différentes : on n’aurait pas demandé à Haji Adnan de fermer ses écoles, mais de les rendre inactives ; on lui aurait demandé de « reloger » ses étudiants dans la nouvelle pesantren et il aurait promis de consacrer ses écoles à la seule récitation coranique. Quelle que soit la vérité, les officiels de Poso avaient compris qu’au minimum, l’école de filles de Tanah Runtuh serait fermée (34).

La fondation soutenant la nouvelle pesantren fut appelée « Ittihahud Ummah » (‘l’Unité de l’oumma’) et on entretenait l’espoir que les représentants de tous les grands groupes islamiques de Poso feraient partie de son conseil exécutif. Mais la perspective de voir Haji Adnan à la tête de ce conseil était insupportable pour son rival de toujours, Ustadz Abdul Gani Irael, chef d’al-Chairat, la plus grande organisation musulmane de Poso. Ustadz Gani n’aurait pas admis que le plus grand fauteur de troubles d’entre eux soit récompensé par une place d’honneur au conseil de la nouvelle école, même s’il avait affirmé que la raison de son retrait était de se consacrer à l’importante pesantren d’al-Chairat de Poso, appelée al-Kautsar. Pour se concilier ses bonnes grâces, la fondation fit une subvention de 450 millions de Rp. (45 000 dollars américains) à un orphelinat d’al-Chairat, Yayasan Fadillah. Et pour tenter de neutraliser l’impact de la présence d’Haji Adnan, le gouvernement changea de tactique et décida de donner la place de président de la fondation à un représentant du gouvernement local, Abuthalib Rimi, l’adjoint du bupati (le chef de district).

Soit comme prix de consolation pour avoir été rétrogradé au poste de simple directeur, soit pour toutes autres raisons, la pression exercée sur Haji Adnan pour qu’il ferme ses écoles cessa. Ulil Albab à Tanah Runtuh et Al-Amanah fonctionnent bien, mais elles ont été légalement fusionnées en Pesantren Amanatul Ummah. De la route qui va à Poso Pesisir, on peut voir un nouveau bâtiment en construction à al-Amanah. Une vingtaine de jeunes filles continuent d’être inscrites au « campus » à Tanah Runtuh, et une quarantaine de garçons à Poso Pesisir (35). Personne dans le gouvernement local n’a semblé être affecté par le changement de poste d’Haji Adnan. On a pensé que tant qu’il prenait part, d’une façon ou d’une autre, à la nouvelle pesantren, il ne pouvait pas en même temps soutenir des idées radicales. De son côté, la police anti-terroriste est restée un peu plus sceptique.

Quant à l’école elle-même, la fondation qui la soutient reçoit les fonds du ministère de coordination et les reverse à Gontor, avec laquelle elle est liée par un memorandum of understanding qui lui en donne l’entière responsabilité opérationnelle pour dix ans. L’école de Java-Est, avec une équipe de onze personnes à Poso, est responsable de tout, depuis le choix des entrepreneurs jusqu’à celui des études, en passant par le recrutement des élèves et des professeurs – dont beaucoup devraient être secondés depuis Poronogo, au moins durant les premières années. Les coûts de fonctionnement ont été estimés à 1,2 milliard de Rp. (120 000 dollars américains) par an. Alors que Gontor est obligé de faire des comptes-rendus mensuels à la Fondation Ittihadul Ummah, le problème de savoir qui est responsable de la régularité fiscale de la fondation elle-même reste obscur.

Est-ce que la tactique prévue pour la nouvelle école fonctionnera – à savoir la lutte contre le radicalisme ? Le problème pour beaucoup d’écoles n’est pas dans les cours choisis pour le cycle d’études, parce que le recrutement des organisations radicales se fait généralement en dehors de ce cycle. Mais il n’y a aucune garantie qu’une école à la pointe du progrès, avec des bâtiments aussi attrayants et les meilleurs enseignants possible, empêche le genre d’endoctrinement qu’a connu Poso ces huit dernières années – les écoles d’Haji Adnan sont bien restées en place. Si suffisamment de bourses d’études sont disponibles pour la jeunesse des environs de Gebangrejo et de Kayamanya et si l’école réussit à rehausser le niveau général de l’éducation locale, les éléments extrémistes pourraient bien perdre de leur influence.

La faculté de théologie

Alors que toute l’attention était centrée sur les pesantren, le gouvernement prévoyait également des fonds alloués à l’agrandissement de la faculté de théologie protestante de Tentena ainsi que son passage au statut d’université. L’Université chrétienne de Tentena (Universitas Kristen Tentena, UNKRIT) compte aujourd’hui environ 200 étudiants et pourra doubler leur nombre lorsque les travaux d’agrandissement seront achevés. En janvier 2008, 20 % seulement du personnel enseignant nécessaire avait été recruté.

L’école rencontre désormais un problème qui est assez fréquent à Poso : environ 200 familles, presque toutes chrétiennes, qui avaient été déplacées des localités environnantes au plus fort du conflit, vivent maintenant sur le terrain prévu pour l’agrandissement et ne veulent pas en partir, alors qu’à l’origine l’accord avec l’église locale – propriétaire du terrain – prévoyait de ne le leur laisser que jusqu’en 2008. Environ 20 % des chefs de famille concernées sont des fonctionnaires, les autres ont créé des commerces à Tentena, ou s’y sont mariés. Un autre terrain leur a été préparé, mais ils se plaignent d’un manque d’accès aisé à l’eau – ce que récuse le coordinateur local des personnes déplacées qui pense qu’ils ne veulent simplement pas déménager une nouvelle fois. Tout le monde à l’UNKRIT espère qu’on parviendra à les convaincre et qu’il ne sera pas nécessaire de faire usage de la force. Le moment de vérité se situe aux alentours de mars 2008.

6.) Mettre les critiques de son côté

Depuis le commencement, la police et les fonctionnaires du gouvernement ont été préoccupés par les conséquences probables de se mettre à dos Haji Adnan. En 2004, un haut fonctionnaire disait ouvertement que, s’il était arrêté, Poso s’embraserait (36). Bien qu’en fait peu d’officiels lui fassent confiance, ils ont cru – et ils croient toujours – que de le mettre de leur côté pourrait favoriser la paix. Ils ont donc essayé de trouver un équilibre entre les soutiens et les interdictions, en prenant grand soin, en même temps, de ne pas s’aliéner d’autres membres de la communauté musulmane, qui, eux, sont respectueux de la loi.

Une disposition a consisté à envoyer en voyage les acteurs clés du problème. Et parmi les voyages les plus recherchés, il y avait bien sûr La Mecque. La police a financé donc trois groupes pour faire l’umroh (petit pèlerinage). Le premier groupe, en mai-juin 2007, était composé d’Haji Adnan et de sa femme, de quelques autres membres fondateurs de la nouvelle pesantren, du beau-père d’un condamné, Irwanto Irwano, un djihadiste coopératif, et de trois autres personnes de Gontor, dont le directeur de l’école, le Dr. Abdullah Syukri Zarkasyi. Le groupe se rendit de La Mecque au Caire, où ils rencontrèrent des étudiants indonésiens, assistèrent aux spectacles sons et lumières des Pyramides et autres attractions touristiques (37). Le deuxième groupe, qui avait, en partie, pour but de calmer la famille d’un prisonnier maltraité, fut conduit par le beau-père de l’individu en question. Le troisième fut conduit par Haris Rengga, le secrétaire de la fondation soutenant la nouvelle pesantren, qui déclara à la presse que ces voyages avaient été entièrement financés par le vice-président et la police (38).

De plus, compte tenu des liens de parenté dans les réseaux extrémistes, la police dépense de l’argent – hors budget – pour payer des visites aux familles de parents emprisonnés à Djakarta, afin de conserver les membres de ces familles de Poso de son côté. Mais toute cette construction fut près de s’effondrer en novembre 2007, quand, vers la fin du procès des suspects accusés des crimes les plus graves à Poso et à Palu, le procureur requit des peines de vingt ans de prison pour tous. Or, la police avait promis des peines légères pour ceux qui s’étaient rendus. Yudit Parsan, le seul prisonnier du groupe dans ce cas, dont le rôle avait, de surcroît, été relativement modeste dans l’assassinat pour lequel il était jugé, était donc menacé de la même peine que ceux qui avaient été arrêtés les armes à la main. Si les juges ne voulaient pas faire de différence, la crédibilité de la police partait en fumée aux yeux des familles concernées. Un officier de police passa donc une série de coups de téléphone aux juges pour expliquer la situation et les conséquences désastreuses de la décision du procureur d’une mesure identique pour tous. Finalement, Yudit fut condamné à une peine substantiellement allégée – ce qui était bien pour la lutte contre l’extrémisme, mais mauvais pour le principe de non-ingérence dans le pouvoir judiciaire.

7.) Les problèmes liés au financement des conséquences du conflit

Le problème qui préoccupe le plus les ONG et les chefs de communauté, qu’International Crisis Group a interviewé à Poso après la fin du conflit, n’est pas la reprise d’un conflit sanglant ou de la violence, mais bien plutôt la corruption et le mauvais emploi des fonds prévus pour la reconstruction. Le parfum de scandale – et dans certains cas, la puanteur de la corruption – a longtemps flotté sur Poso. En septembre 2007, l’ancien bupati de Poso, Andi Azikin Suyuti, a été condamné à deux ans de prison pour avoir détourné, en 2001, 1,2 milliard de roupies (120 000 dollars américains) de fonds appartenant à l’Etat et destinés à aider le retour à Poso de personnes déplacées. Il était, à l’époque, responsable du Bureau des Affaires sociales de la province. Un peu plus tôt, en août 2007, l’ancien gouverneur avait été acquitté pour une affaire identique, alors que son rôle était parfaitement détaillé dans le procès du bupati. Sept autres officiels locaux furent condamnés à des peines légères pour s’être approprié des fonds destinés à la construction de logements à Poso.

La faiblesse des mécanismes de contrôle et le manque de transparence dans la distribution des financements massifs alloués pour Poso par différentes agences gouvernementales n’ont fait que renforcer les craintes, surtout parmi les ONG, que les cas ci-dessus ne soient que la partie visible de l’iceberg. Une préoccupation particulière concerne les 5,8 millions de dollars américains de « subventions de reconstruction », gérés par le gouvernement du district, alors qu’approchent les élections de 2009. En juillet 2007, les membres d’un Comité spécial du Conseil de district de Poso (DPRD) publièrent un rapport qui montrait, avec des exemples détaillés, les irrégularités dans la distribution de ces fonds, et qui suggérait que le bupati pourrait en être responsable. Ils envoyèrent des copies de ce rapport au gouverneur de Célèbes-Centre, à la police, au vice-président à Djakarta, aux administrations provinciales et nationales et à la Commission nationale de lutte contre la corruption (39).

Un autre problème particulier est celui d’un programme permettant aux citoyens de Poso de se rassembler pour proposer des créations de coopératives de 100 millions de Rp. (10 000 dollars américains), dans l’intérêt du redressement économique de Poso. Les membres du Conseil trouvèrent des cas de coopératives qui n’existaient pas, de dirigeants auxquels on demandait de signer des reçus pour des sommes supérieures à l’argent effectivement reçu, des déductions de 25 millions de Rp. (2 500 dollars américains) sur des subventions, sans explication, et d’autres problèmes du même genre. Ils trouvèrent également des majorations de prix d’achat de véhicules et d’équipements et des marques évidentes de favoritisme politique. En même temps, ils obtinrent une copie d’une circulaire du bupati, datée du 12 juin 2007, interdisant à tout membre du gouvernement du district de donner un renseignement au Comité DPRD (40). Le fait que le bupati soit le chef de la branche locale du parti politique du président Yudhoyono et que les élections de 2009 approchent font vraiment craindre qu’une partie de l’argent du redressement économique ne serve de caisse noire au parti, même si aucune preuve n’a pu en être donnée.

La corruption est un vaste problème, pas seulement du fait des détournements actuels, mais surtout parce qu’elle déforme l’opinion et sape la confiance du public dans le gouvernement du pays. Quand l’attentat à la bombe fit 22 morts sur le marché de Tentena, en mai 2005, beaucoup d’ONG locales étaient convaincues qu’il avait été provoqué par des fonctionnaires locaux corrompus, qui cherchaient à détourner l’attention des enquêteurs sur leurs propres agissements . Cette version des événements a perduré, alors même que les responsables de cet attentat ont été arrêtés et condamnés. Et beaucoup d’ONG restent persuadées, malgré toutes les preuves contraires, que la police permet délibérément la poursuite de la violence pour continuer de toucher davantage de fonds alloués à la lutte contre le terrorisme. Le manque de transparence et de contrôle nourrit ce genre de fantasmes.

Conclusion

Un an après les opérations de janvier 2007, Poso se trouve en meilleur état. Les enseignants de la Jemaah Islamiyah sont partis pour de bon et quelques dispositions du programme de lutte contre l’extrémisme pourraient bien fonctionner. Si la corruption peut être maîtrisée, si les programmes de formation professionnelle réussissent, si l’Ittihadul Ummat Pesantren tient ses promesses et si le gouvernement trouve le moyen de commencer à résoudre les problèmes de responsabilité, peut-être les résidents de Poso ont-ils quelques raisons d’espérer.