Eglises d'Asie

Supplément EDA 2/2008 : Delta du Mékong : vitalité florissante de l’Eglise catholique

Publié le 22/11/2010




A l’image du delta du Mékong, grenier à riz du Vietnam réputé pour sa fertilité, l’Eglise catholique de la région, avec sa vitalité éclatante, semble bénéficier d’une « bonne terre qui porte du fruit » (1) : floraison de vocations, essor de pèlerinages, développement de services caritatifs, construction d’églises flambant neuves, et ce malgré les contraintes des autorités locales qui contrôlent étroitement leurs activités. Portrait d’une Eglise qui persévère dans l’espérance.

Modeste et sans allure, l’église se niche discrètement au pied d’un pont. Assez vaste, la cour de devant donne sur une avenue passante et bruyante. Des bâtiments encadrent une deuxième cour sur le côté. Un traiteur a occupé cet emplacement pour y organiser un grand banquet. A la vietnamienne : des tabourets autour de tables rondes, plus de 700 places assises. Une partie de la cour de devant sert de parking à des dizaines de motos rangées devant un bâtiment qui abrite bureaux et chambres. De l’autre côté de l’église, la crèche est fermée pour l’occasion. La saison sèche a commencé depuis quelques semaines, le ciel est sans nuage et l’air demeure relativement frais.

La cour et la nef sont noires de monde. La petite communauté catholique de Bac Liêu célèbre le 25ème anniversaire de sacerdoce de son curé, le P. Martino, entouré d’une dizaine d’autres prêtres venus des villes voisines et qui ont revêtu, pour la cérémonie religieuse, des chasubles jaunes. L’évêque de Cân Tho a également fait le déplacement, ainsi qu’une trentaine de religieuses. Avec ses enfants de chœur, sa chorale, ses rites, ce petit monde laisse à la fois une impression de gentillesse, de discipline et de confiance joyeuse en lui-même.

Sur la route nationale qui relie Bac Liêu au chef-lieu voisin de Ca Mau, une couche fraîche de bitume a été posée et de nouveaux ponts, pour franchir les canaux, se construisent l’un après l’autre. En bordure de route, au lieu-dit de Tac Sây, la silhouette d’une église domine déjà le paysage. Le chef de chantier ne cache pas sa fierté. « La plus haute et la plus grande du Vietnam », dit-il. Un escalier monumental permet d’accéder à la nef, haute « de plus de 32 mètres ». La nef centrale proprement dite, construite au-dessus de salles de prière ou de réunion, atteint 23 mètres de hauteur. Entre le canal et la route rectilignes, un vaste espace a été réservé à cette église et aux grands bâtiments qui l’encadrent : administration, mémorial, dortoirs et chambres à l’intention des pèlerins, salles d’étude, bibliothèque. L’ensemble donne une impression de démesure.

Sans attendre la fin du chantier, ouvert depuis 2004, des milliers de gens débarquent chaque jour pour s’y recueillir sous un préau provisoire où chacun dépose, après les courbettes d’usage, des baguettes d’encens fumant. Les agences de voyages de Hô Chi Minh-Ville ont même commencé à y organiser des tours à la demande de Viêt Kiêu, les Vietnamiens d’outre-mer, notamment ceux des Etats-Unis. Autobus et minibus se succèdent de l’autre côté d’un mur qui sépare la route du parvis. Les passagers sont assaillis par une nuée d’enfants qui tentent de placer cartes postales, portraits, statuettes, boissons fraîches. En face, de l’autre côté de la chaussée, sont rangées les chaises pliantes et les tables d’une série de débits de boissons.

Avant de faire un tour de chantier, les pèlerins s’inclinent longuement, sous le préau, devant deux statues dont les auréoles sont faites d’un tube de néon rouge constamment allumé. L’une représente la Sainte Vierge et l’autre un prêtre vietnamien, barbu et dans la force de l’âge. Né le 1er janvier 1897, le P. Truong Buu Diêp a été assassiné le 12 mars 1946. Les uns disent que le forfait a été commis par la branche locale, à l’époque associée au Vietminh, de l’église caodaïste (Cao Dai Miên Tây và Bac Liêu). D’autres avancent que les responsables pourraient être les Japonais, qui avaient truffé l’église caodaïste de « conseillers ». Mais, comme le Japon avait capitulé l’année précédente, le doute subsiste. Toujours est-il que le P. Diêp a été un guérisseur et que beaucoup de fidèles pensent aujourd’hui qu’il a accompli assez de miracles pour en réclamer la béatification. En témoignent les centaines, sinon les milliers, d’ex-voto vissés sur un long mur derrière l’église. Ces plaques, qui énumèrent le nom de familles, sont fixées au mur en échange de donations, une pratique courante au Vietnam. Les dons viennent des quatre coins de la planète et expliquent le financement de gigantesques travaux confiés à des ouvriers recrutés dans le centre du pays.

Le catholicisme, dans le sud, se porte plutôt bien. Située au nord de la ville de Long Xuyên et sur le bras principal du Mékong, la petite île de Cu Lao Giêng offre un exemple de cohabitation à la vietnamienne dans le calme d’une campagne tropicale. Ici, des artisans retapent ou reconstruisent des embarcations. Là, un paysan soigne son verger ou son potager. La végétation est si luxuriante, dans le delta du Mékong, que rien ne domine le paysage d’un pays pourtant fort plat. C’est le propre du Vietnam méridional : tout s’y fond naturellement. Le petit monde rural qui s’offre aux yeux, une fois franchie la courbe d’un cours d’eau, est impensable quelques centaines de mètres auparavant. Voici un hameau, ou un village, qui ne se devine que lorsqu’on l’aborde grâce à son point d’ancrage, en général un ponton que jouxte un petit marché.

En fin d’après-midi, les adolescents de Cu Lao Giêng reviennent du collège qui se trouve sur la berge du Mékong en empruntant un bac capable de transporter seulement une voiture, non sans précaution. Les jeunes manient le vélo, le plus souvent de type chinois à la selle et au guidon fort hauts. Les filles sont vêtues de l’ao dài, si seyant, qui a été réimposé il y a une douzaine d’années après avoir été banni : une tunique étroite et blanche sur un pantalon noir ou blanc. Les garçons affichent l’uniforme : pantalon bleu, chemisette blanche, foulard rouge des pionniers de Hô Chi Minh. A l’exception des jours consacrés aux sports, quand tous se retrouvent en survêtement.

Une fois franchi le bac et remontée la courte pente qui y conduit, les églises se succèdent le long d’un chemin de campagne carrossable. Il y en a trois, dont deux bordées d’un couvent. Toutes sont restaurées et repeintes de fraîche date. En plein mois de mars, au cœur donc de la saison sèche, celle de Beate Maria Immaculae est même encore prise dans les échafaudages. Chez les Sœurs de la Providence, le jardin fleuri est propret et très soigné. Leur couvent est un centre de retraite où vivent une centaine de leurs aînées. Les sœurs aimeraient bien récupérer l’orphelinat mitoyen confisqué par les autorités au lendemain de la victoire communiste de 1975 et aujourd’hui désaffecté. L’autre couvent est occupé par des Franciscains. Originaire de Cân Tho, la grande ville du delta, le curé de Beate Maria Immaculae a été nommé sur place en 2005.

Ces églises datent de la fin du XIXème siècle, soit des lendemains de la conquête française. Certains bâtiments ont plus de 130 ans d’âge. Ils ont connu bien des vicissitudes pendant les bouleversements du XXème siècle : la colonisation française, l’occupation militaire japonaise, les deux guerres d’Indochine. L’exercice en cours est celui de la cohabitation avec les « nouvelles autorités », avec ses interdits, ses zones d’ombre et quelques feux clignotants. Si, ces dernières années, les relations entre le Vatican et Hanoi se sont améliorées, le principe de l’établissement de relations diplomatiques n’est pas acquis.

Une sœur de la Providence se plaint que le changement, depuis une vingtaine d’années, s’opère « plus lentement à la base qu’au sommet ». Elle rêve de pouvoir rouvrir les portes de l’orphelinat car, sur 11 000 habitants, Cu Lao Giêng compte 4 000 catholiques. Cette communauté déborde sur l’autre rive du grand fleuve : non loin de l’endroit où le bac dépose son petit lot de gens et de bicyclettes, se trouve une autre église à l’état impeccable. Deux dames un peu âgées et à l’air sévère y surveillent, en fin d’après midi, une cinquantaine d’enfants qui répètent leurs cantiques, le nez plongé dans un petit répertoire.

Très pratiquants, les six millions de catholiques du Vietnam représentent 7 % de la population totale. C’est dans le Sud qu’ils sont proportionnellement les plus nombreux : 9 %, contre 7 % dans le Centre et 5 % dans le Nord. En 1954-1955, après la défaite française et les Accords de Genève, 700 000 catholiques, curés en tête, se sont repliés du Nord au sud du dix-septième parallèle. Dans le Sud, pendant plusieurs années, ils ont servi de masse de manœuvre à un régime autocratique, présidé par Ngô Dinh Diêm, ancien séminariste revenu des Etats-Unis. Devenu très impopulaire, notamment à la suite de la répression brutale d’une révolte de bonzes, ce régime est renversé par l’armée en 1963. En 1975, après la victoire communiste, les écoles et les œuvres sociales de l’Eglise sont fermées et leurs biens saisis. Les catholiques font comme le bambou : ils plient avec le vent.

« A cette époque-là, certains ont critiqué Mgr Paul Nguyên Van Binh, lui reprochant d’avoir été trop accommodant. Mais, aujourd’hui, nous récoltons les fruits de sa sagesse », explique l’un des catholiques politiques de Hô-Chi-Minh-Ville. L’ancien archevêque de Saigon, élevé plus tard à la dignité de cardinal, a alors joué, poursuit-il, un « rôle crucial ». Lors d’une conférence des évêques, « il a divisé en trois catégories les biens de l’église : le patrimoine à conserver, en particulier les lieux de culte, celui qui serait saisi par les nouvelles autorités (écoles, cliniques, terrains) et celui qui leur serait ‘prêté’ ». C’est cette troisième catégorie que l’Eglise s’efforce, aujourd’hui, de récupérer dès que l’occasion s’en présente. « Mgr Binh a eu raison », conclut-il. Les difficultés que traversent l’enseignement public et les services de santé, depuis l’ouverture du Vietnam décidée en décembre 1986, créent un appel d’air dont les catholiques, entre autres, peuvent bénéficier.

Les relations entre Hanoi et le Vatican sont plus sereines depuis le tournant de ce siècle. En novembre 2005, l’Eglise catholique a pu procéder à l’ordination, publique et sans précédent, de 57 prêtres sur le parvis de la cathédrale Saint-Joseph de Hanoi. En janvier 2007, Benoît XVI a accordé, au Vatican, une audience au Premier ministre vietnamien, Nguyên Tân Dung, qui se trouve être originaire de Ca Mau.

Au chef-lieu de cette province, la paroisse du centre ville – il en existe une deuxième, en banlieue –, vit depuis plus de trois décennies cette cohabitation. La cour et les bâtiments d’une école secondaire publique séparent l’église de son siège administratif, lequel abrite également quelques salles et les logements des religieux. Si l’église tire ses grilles entre les services religieux, c’est pour se protéger des voleurs, explique le curé, un homme à la fois posé, dynamique et qui porte bien la soixantaine. « Nos activités religieuses n’ont jamais été interdites », dit-il. L’école secondaire publique occupe les locaux d’une ancienne école primaire religieuse. Le curé espère obtenir l’autorisation de rouvrir l’école primaire. « Les bâtiments sont loués à la municipalité. Quand nous obtiendrons l’autorisation d’enseigner à nouveau, nous mettrons fin au bail », dit le curé.

Entre-temps, répartis dans deux salles de l’autre bâtiment dont l’Eglise a conservé l’utilisation, une centaine d’enfants suivent, en fin de journée, des cours d’alphabétisation. « Nous donnons un coup de main », dit le curé. A l’issue de trois ans et demi de négociations, il a obtenu l’autorisation d’acheter, en bordure de ville, un terrain et d’y ouvrir un orphelinat. Le chantier avance. La toiture de l’un des bâtiments est déjà posée, les murs du deuxième s’élèvent et les fondations du troisième sont en place. « Au début, nous accueillerons 200 pensionnaires », dit le curé qui estime à quelque 3 000 les jeunes orphelins de Ca Mau. L’oiseau refait son nid.