Eglises d'Asie

Supplément EDA 3/2008 : Des JO de Séoul à ceux de Pékin : quelle continuité pour quel changement ?

Publié le 23/11/2010




En accueillant les Jeux, les dirigeants du Parti communiste chinois ont convié le monde entier à boire le thé à Pékin ; ils ont transformé leur palais en maison de verre globale. Ils ne peuvent plus présenter au monde le visage souriant d’une « émergence pacifique » et, en même temps, le visage grimaçant d’une répression brutale sur leur propre territoire. Tels sont les propos tenus récemment par le célèbre dissident chinois en exil aux Etats-Unis, …

Wei Jingsheng. Dans l’article ci-dessous, un autre intellectuel chinois, Chen Kuide, lui aussi installé aux Etats-Unis, établit un parallèle entre les JO de Séoul, en 1988, et ceux de Pékin. En Corée du Sud, les Jeux ont été le catalyseur de changements majeurs, favorisant le passage à la démocratie. Pourrait-il en être de même en Chine ? **

 

En Chine, le printemps 2007 a été riche en événements. Il y a d’abord eu les protestations après l’interdiction de huit livres en janvier (1). Puis les banques étrangères ont commencé à opérer en Chine ; les bourses de Shanghai et de Shenzhen se sont effondrées et ont provoqué une onde de choc qui s’est répercutée sur les marchés financiers du monde entier et a déclenché un vent de panique chez les actionnaires. Ensuite, à la surprise générale, l’Assemblée nationale populaire et le Congrès politique consultatif du peuple chinois ont adopté la Loi sur la Propriété, dans la fanfare et les envolées d’éloquence de Wen Jiabao, qui, tout au long des débats qui devaient mener à la ratification, avait plutôt adopté un profil bas. A Shanghai, une figure du « parti des princes » (2), Xi Jinping, a été nommé à la tête du Comité municipal du Parti. Il y a eu aussi le débat de dimension nationale déclenché par la résistance d’un couple à la démolition de leur maison à Chongqing, pour y construire un centre commercial. Puis, à Pékin, un groupe d’anciens « droitiers » s’est rassemblé, la tête haute, pour commémorer le cinquantième anniversaire de la campagne dont ils avaient fait les frais. L’incident de Zhang Ming à l’Université Renmin n’a fait qu’ajouter à l’agitation ambiante (3), alors que le site internet « Réforme et Reconstruction » (Gaizao yu Jianshe) était rouvert, après avoir été fermé par la censure gouvernementale et que se propageait la nouvelle que les dissidents Chen Ziming et Ren Wanding avaient obtenu l’autorisation de se rendre à Hongkong (4).

Bien qu’il soit difficile d’éviter de trouver un lien entre tous ces événements et le réalignement politique attendu au XVIIème congrès du Parti communiste [qui a eu lieu en octobre 2007], il est évident, dans une perspective plus large et plus ouverte, que les Jeux olympiques de Pékin en 2008 sont l’arrière-plan non exprimé de tous ces événements. Confronté à la folie olympique ici à Pékin, je ne peux m’empêcher de revenir vingt ans en arrière et de penser aux JO de Séoul, en 1988.

Dans les premières heures du 18 mai 1980, le président sud-coréen Chun Doo-hwan proclamait la loi martiale et envoyait un millier de parachutistes réprimer les manifestations de masse dans la ville de Kwangju. Les parachutistes réprimèrent dans le sang des milliers d’étudiants et de simples citoyens descendus dans les rues pour demander plus de démocratie. L’« Incident de Kwangju », ainsi qu’on a baptisé ce massacre, causa un choc dans le monde entier et marqua définitivement les années 1980 en Corée du Sud. Il avait provoqué la mort de 191 civils, blessé grièvement 122 civils et légèrement 730 personnes (5).

Après le massacre de Kwangju, officiellement désigné comme étant la « rébellion de Kwangju », puis, plus tard, l’« incident de Kwangju », les médias sud-coréens cédèrent aux pressions qui leur demandaient d’étouffer l’affaire.

En 1981, la Corée du Sud fut choisie pour organiser les Jeux olympiques. Grâce à son économie florissante, elle avait gagné sa place parmi les « Quatre Petits Dragons » (Hongkong, Singapour, Taiwan et la Corée du Sud), mais elle restait en retard d’un point de vue politique et culturel. Le gouvernement sud-coréen espérait donc se servir des Jeux pour donner une bonne image de lui-même et du pays sur la scène internationale.

La répression du mouvement démocratique par le gouvernement sud-coréen déclencha une résistance ouverte et acharnée de la part des partis d’opposition. La communauté internationale et le monde du sport en particulier étaient très préoccupés par cette situation et de nombreuses personnalités de haut rang des milieux sportifs proposèrent de dénoncer l’accord donné à la Corée du Sud et de trouver un autre pays d’accueil pour les JO.

C’est alors qu’une vague démocratique submergea la Corée du Sud. Les militants démocratiques demandèrent que la Constitution soit amendée pour permettre l’élection au suffrage universel du président de la République, ce que le gouvernement refusa catégoriquement. Le 13 avril 1987, Chun Doo-hwan fit soudain connaître sa décision de suspendre tout débat sur la Constitution jusqu’à la fin des JO en ajoutant que le prochain président serait élu par le collège électoral (qui ne disposait d’aucune représentativité), comme le prévoyait la Constitution en vigueur. Il menaça les étudiants et l’opposition de « punir sévèrement toute action violente ou risquant de troubler l’ordre public ».

Le jour où Chun Doo-hwan annonça sa « grave décision », plus de 4 000 étudiants de onze universités descendirent dans les rues pour réclamer sa démission. Le 17 avril, plus de 160 000 étudiants de plus de 40 universités manifestèrent et se heurtèrent à la police. Pour l’anniversaire du soulèvement du 19 avril 1960, plus de 4 000 étudiants et habitants de Séoul organisèrent une marche de protestation, au cours de laquelle plus 300 personnes furent arrêtées. Le cardinal Kim Sou-hwan appela les 1,6 million de catholiques sud-coréens à prier pour que la démocratie arrive rapidement (6).

En juin 1987, des manifestations de masse éclatèrent dans tout le pays. Un million de personnes descendirent dans les rues de Séoul pour demander l’amendement de la Constitution. Du 10 au 26 juin, plus de 8,3 millions de Coréens se réunirent lors de quelque 2 145 différentes manifestations. Chun Doo-hwan n’avait jamais eu à affronter une résistance populaire aussi déterminée et aussi forte ; le mouvement est resté dans les mémoires sous le nom de « résistance de juin ».

Chun Doo-hwan était déterminé à mener la même politique que par le passé, quitte à provoquer un nouvel « incident de Kwangju » en réprimant dans le sang la « résistance d’avril ». Mais les choses se passèrent autrement.

Les Etats-Unis firent savoir qu’ils s’opposeraient à toute mesure de force du gouvernement. Le 27 juin 1987, le Sénat américain vota une résolution, à l’unanimité des 74 votants, qui déclarait que les Etats-Unis soutiendraient les efforts de la Corée du Sud pour organiser des élections libres et sincères et se diriger pacifiquement vers un gouvernement démocratique. Le 1er juillet 1987, la Chambre des représentants adopta une nouvelle résolution, à l’unanimité des 421 votants, appelant à la démocratisation de la Corée du Sud. Si le gouvernement sud-coréen s’en tenait à la force de ses armes, il risquait de perdre ses JO, ce qui pouvait fort bien provoquer sa chute.

Le gouvernement de Chun Doo-hwan arriva à la conclusion que le compromis restait la seule option valable, compte tenu de l’impossibilité de poursuivre la répression. Le 29 juin, l’héritier désigné de Chun Doo-hwan, le candidat à la présidence du Parti de la justice démocratique, Roh Tae-woo, annonça que le gouvernement acceptait les demandes des partis de l’opposition et mettait en place un programme de réformes en huit points : 1.) un système d’élection présidentielle au suffrage universel ; 2.) une loi électorale équitable pour l’élection présidentielle ; 3.) la libération et l’amnistie des prisonniers politiques ; 4.) la garantie du respect des droits de l’homme et de l’autorité de la loi ; 5.) la garantie de la liberté de la presse ; 6.) l’autonomie et l’auto-gouvernance des autorités locales ; 7.) une garantie du respect des droits élémentaires des partis politiques ; 8.) des garanties de stabilité sociale et des réformes visant à améliorer le bien-être des citoyens.

Compte tenu des pressions internationales et de l’impossibilité de poursuivre la répression, négocier était la seule alternative possible

Le 1er juillet, Chun Doo-hwan annonça qu’il acceptait le programme de réformes de Roh Tae-woo et, le 10 juillet, démissionna de la présidence du Parti de la justice démocratique, le parti alors au pouvoir. Le même jour, le chef de l’opposition, Kim Dae-jung, fut amnistié et autorisé à reprendre ses activités politiques. Kim s’engagea immédiatement dans la campagne présidentielle et fit connaître son appui pour les Jeux olympiques de Séoul.

Le 12 octobre 1987, l’Assemblée nationale coréenne adopta une révision radicale de la Constitution, qui fut ratifiée par 93 % des votants lors d’un référendum national, le 27 octobre. Cette Constitution, appelée « Constitution de la VIème République » était la première constitution sud-coréenne fondée sur un compromis entre le parti au pouvoir et l’opposition. Elle prévoyait l’élection directe du président de la République pour un mandat de cinq ans non renouvelable, et limitait ses pouvoirs à la déclaration de l’état d’urgence et à la dissolution de l’Assemblée nationale. Elle garantissait, de plus, le respect des droits fondamentaux et inviolables de chaque individu, ainsi que le principe d’un système multipartiste.

En décembre 1987, les rivalités personnelles entre les leaders de l’opposition, Kim Dae-jung et Kim Young-sam, permirent au candidat du Parti de la justice démocratique, Roh Tae-woo, de gagner les élections avec 36,6 % des voix. Dans l’histoire politique sud-coréenne, c’était la première fois qu’une transition se passait de manière pacifique et ordonnée.

Les 24èmes Jeux olympiques d’été, qui se sont déroulés à Séoul du 17 septembre au 2 octobre 1988, réunièrent 9 421 athlètes venant de 160 pays – un véritable record. Ils ont largement bénéficié à l’image politique et économique du pays sur la scène internationale – image qui s’est trouvée rehaussée par la synthèse sans précédent que Séoul avait su réussir du sport et de la culture. Les Jeux de Séoul sont ainsi devenus un tournant dans l’histoire contemporaine de la Corée du Sud.

Très vite après les Jeux olympiques, l’Assemblée nationale réexamina l’incident de Kwangju. En février 1990, les deux partis d’opposition menés par Kim Young-sam et Kim Jong-pil ont fusionné avec le Parti de la justice démocratique, au pouvoir, mené par Roh Tae-woo, pour former le Parti libéral démocratique. En décembre 1992, le candidat du parti au pouvoir, Kim Young-sam, gagna l’élection présidentielle et devint le 14ème président de la République de Corée. En prenant ses fonctions en 1993, en tant que premier président civil de la Corée du Sud, Kim promit de construire un cimetière national pour les victimes de l’incident de Kwangju de 1980 et, en 1997, il offrit des dédommagements aux victimes du massacre. Durant cette même période de quatre ans, Roh Tae-woo fut arrêté après avoir avoué la constitution d’une caisse noire de 650 millions de dollars, alors qu’il était en fonction. Roh et Chun Doo-hwan furent condamnés à de lourdes peines de prison pour leur rôle dans le massacre de Kwangju (7). Par la suite, ils furent graciés par l’ancien chef de l’opposition Kim Dae-jung, devenu entre-temps président de la Corée du Sud.

Un nouveau système de valeurs

J’ai autrefois comparé les Jeux olympiques de Pékin avec ceux de Berlin en 1936. Les dirigeants chinois sont formellement opposés, pour des raisons évidentes, à toute comparaison avec les nazis, mais ils sont tout aussi hostiles à tout rapprochement avec le tournant historique des JO de Séoul, qui permit à la démocratie de triompher sur le régime autoritaire sud-coréen. En dépit des souhaits des dirigeants chinois, la logique de l’histoire est une force puissante, qui, selon la propre théorie communiste du matérialisme historique, ne peut pas être déterminée par la volonté de l’homme. Les signaux contradictoires et confus qui parviennent de Pékin, depuis le début de l’année 2007, indiquent que les dirigeants chinois reconnaissent la menace potentielle que représentent les Jeux olympiques pour leur pouvoir, mais qu’ils ne sont pas forcément d’accord sur la manière la mieux adaptée d’y répondre.

La Chine d’aujourd’hui diffère de la Corée du Sud des années 1980 en termes de taille, d’influence internationale, de trajectoire historique contemporaine, d’idéologie, de structure institutionnelle, d’environnement géopolitique et de mentalité, mais les deux pays présentent des parallèles fondamentaux frappants :
1.) Le massacre de Tienanmen en Chine et celui de Kwangju en Corée ont tous les deux été des événements tragiques, ayant une signification historique traumatisante.
2.) L’économie de la Corée du Sud a décollé il y a plus de deux décennies, dans un système politique autoritaire ; l’économie chinoise a connu de la même façon une croissance rapide de plus de deux décennies, en dépit d’un contrôle politique croissant du gouvernement central.
3.) Les concepts de démocratie libérale, de respect des droits de l’homme et de suprématie de la loi ont la faveur d’un large public d’étudiants et d’intellectuels dans les deux pays.
4.) Les courants culturels internationaux exercent une influence croissante et forte dans la société des deux pays.
5.) Le christianisme, au sens large, se développe rapidement dans les deux pays.

Ces similitudes sont plus significatives que ne le sont les différences de particularisme entre les deux pays. En fait, les événements en Chine depuis le début de cette année suggèrent fortement un fil directeur commun. J’aimerais à présent insister sur les changements intervenus dans la société civile, l’opinion publique et le système des valeurs.

Bien que les autorités à Pékin fassent tout leur possible pour bloquer le flux des informations à l’heure de l’Internet, leur capacité n’est pas à la hauteur de leur ambition. En réalité, Internet et plus particulièrement la prolifération rapide de la sphère des blogs ont non seulement permis de créer un lieu d’expression pour l’opinion publique, mais ils sont progressivement devenus le moteur de l’opinion publique.

De façon plus cruciale encore, la société civile émergente en Chine (minjian) (8) a déjà formé son propre système de valeurs, qui, dans son discours, s’oppose et transcende le système de valeurs officiel pour devenir chaque jour plus articulé. Le système officiel de valeurs, quant à lui, perd régulièrement du terrain dans le discours public et le gouvernement se refuse de plus en plus à en faire mention et, lorsqu’il tente de le faire, ses déclarations publiques sont hésitantes, défensives et manquent de conviction.

Une comparaison attentive entre la manière dont la presse écrite chinoise et les médias ont rapporté les événements sur l’Internet cités au début de l’article, montre que les sites Internet inclinent davantage vers la société civile et son système de valeurs. Par exemple, l’opinion publique a toujours fortement soutenu la cause du couple de la maison de Chongqing. Les camps politiques chinois de droite et de gauche qui s’opposent continuellement ont, lors de cet incident de Chongqing, exprimé un soutien sans réserve à la résistance de ce couple. Dans l’ensemble, une large partie de l’opinion publique a également soutenu la cause des livres interdits, celle de Zhang Ming à l’Université Renmin, ou celle de la réunion des anciens « droitiers ».

De la même façon, lors de l’interdiction du Freezing Point (Bingdian) l’année dernière (9), le directeur du Département central de la propagande déclara fort impudemment : « Le Département central de la propagande n’a pas donné l’ordre au Freezing Point d’arrêter ses publications. C’est le Comité central de la ligue de la jeunesse qui a pris la décision, le Département central de la propagande ne jouant aucun rôle dans cette affaire. » Zhao Yong, le secrétaire du Comité central de la ligue de la jeunesse, joua lui aussi les innocents : « Le fait que Freezing Point ait cessé de publier n’a rien à voir avec moi. » Lorsque des fonctionnaires se défendent aussi faiblement, cela prouve qu’ils ont conscience du système de valeurs avec lequel la plupart des gens jugent de tels incidents. Ils sont conscients du jugement de l’histoire.

Un jour où il était d’humeur pontifiante, Mao Zedong cita un vers du poète Han Yu (sous la dynastie des Tang) : « Une fourmi qui essaye de secouer un arbre immense est ridiculement ignorante de sa propre faiblesse. » Dans son euphorie, Mao était convaincu que l’arbre immense qu’il avait érigé à la pointe du fusil résisterait comme un roc au fil des années. Qui aurait pu penser que des fonctionnaires du gouvernement soient aussi dédaigneusement traités par le peuple et que ces petites fourmis sans nombre réussiraient à faire trembler les fondations de l’arbre immense ?

Il ne faut pas sous-estimer la signification des changements de valeurs, ni la formation d’un nouveau système de valeurs qui pourrait servir de base à la création d’une nouvelle Constitution.