Eglises d'Asie

Supplément EDA 4/2008 : Des prêtres aguerris s’attaquent à la corruption de Samsung

Publié le 07/10/2011




 Article paru le 12-13 avril 2008 dans l’International Herald Tribune du 12-13 avril 2008La police les a frappés, kidnappés et emprisonnés. Mais les prêtres catholiques ont continué à défiler et à manifester pour défendre audacieusement les plus faibles de la société sud-coréenne dans les sombres années 1980, lorsque le pays vivait encore sous la férule d’une dictature militaire. L’histoire de la lutte pour la démocratie en Corée du Sud ne peut être écrite sans référence à leur nom : l’Association des prêtres catholiques pour la justice (APCJ) (1).

 Aujourd’hui, ces prêtres ont changé de combat. Ils luttent contre un ennemi qu’ils considèrent à la fois plus puissant et plus insaisissable que les dictateurs passés : le groupe Samsung, plus gros conglomérat du pays, accusé de corruption à grand échelle. Depuis octobre dernier, les prêtres de l’APCJ ont tenu conférence de presse sur conférence de presse, citant des versets bibliques faisant référence aux « esprits malins », à la « pénitence » et appelant leurs concitoyens à les rejoindre dans leur combat contre la corruption présumée de Samsung.

Le 11 avril 2008, leurs efforts ont semblé porter du fruit. Le président de Samsung, Lee Kun-hee, a été interrogé pour la deuxième fois par la commission officielle et indépendante chargée de l’enquête sur les accusations de corruption. « Je suis responsable de tout ceci, a déclaré Lee Kun-hee après cinq heures d’interrogatoire. J’assumerai toute la responsabilité, qu’elle soit morale ou judiciaire. Je demande la clémence pour mes subordonnés. »

Lee Kun-hee, âgé de 66 ans, a ajouté qu’il « réfléchir[ait] sérieusement à des changements profonds dans la structure managériale de [son] groupe et dans les équipes du management, y compris [sa] propre personne ». Mais il n’a pas dit s’il avait reconnu une quelconque malversation ou s’il allait démissionner. Ses gardes du corps l’ont soustrait à l’attention publique tandis que des manifestants appelaient à sa condamnation.

L’enquête menée depuis des mois touche à sa fin. La commission d’enquête doit remettre ses conclusions le 23 avril (2).

Pour les prêtres catholiques, Samsung est une cible inhabituelle. Contrairement aux hommes forts autrefois au pouvoir, à la fois craints et détestés, l’affaire Samsung divise l’opinion publique. Pour certains, Samsung est un groupe dynastique transmis de père en fils qui étouffe les syndicats, met en coupe réglée les PME et recourt à la corruption avec quiconque détient une certaine influence dans le pays, hommes politiques et juges compris. Pour d’autres, le conglomérat est la marque la plus connue de Corée du Sud, symbole du succès économique du pays ; il représente de loin le premier exportateur du pays, victime de militants hostiles au monde des affaires.

« Ce combat est beaucoup plus difficile que nos luttes passées, explique le P. Kim In-kook, un des responsables de l’APCJ. La personne qui a versé des pots-de-vin a reconnu ses actes de malversations, mais le gouvernement ne veut pas la croire ; l’opinion publique hésite à la croire et demande des preuves. » Le P. Kim fait allusion à l’homme au centre du conflit entre Samsung et l’Association des prêtres catholiques pour la justice, Kim Yong-chul. Comme les militants pro-démocratie d’autrefois qui trouvaient refuge dans la clandestinité, Kim Yong-chul, ancien responsable des services juridiques au sein du groupe Samsung a, en octobre dernier, trouvé refuge auprès du groupe de prêtres, lui confiant les actions supposées du groupe en matière de corruption et de recherche de profit à tout prix qui éclaboussent les échelons les plus hauts de la société sud-coréenne.

Les prêtres de l’APCJ ont alors rapidement fait leur ce combat, n’hésitant pas à révéler les noms de personnalités suspectées d’avoir accepté des pots-de-vin, telles le chef des services secrets ou le conseiller anti-corruption du président de la République Lee Myung-bak. La dernière mobilisation d’envergure de l’APCJ remontait à 1987 et aux mouvements de grève de la faim qu’elle avait lancés pour protester contre les manœuvres visant à couvrir la mort en détention d’un étudiant militant contre la dictature. L’action déboucha sur une mobilisation quasi générale du pays, contraignant le dictateur Chun Doo-hwan à accepter la tenue d’élections présidentielles au suffrage universel direct, une première dans l’histoire politique de la Corée du Sud.

« Il ne s’agit pas seulement d’un scandale Samsung, précise Jun Hee-kyung, directeur de l’association civique, Les Citoyens unis pour une société meilleure. Les gens portent un intérêt croissant à cette affaire car Samsung symbolise le monde des affaires et ils y voient l’occasion de faire la lumière avec toute la part d’ombre qui est associée au monde du ‘big business’. »

Dans son discours inaugural, le 25 février dernier, le président Lee Myung-bak a déclaré être fier que la Corée du Sud, autrefois une dictature figurant parmi les pays les plus pauvres de la planète, soit « simultanément parvenue à se développer économiquement et à se démocratiser politiquement, et ce à une vitesse inégalée dans l’histoire de l’humanité ».

Le conflit entre Samsung et l’association de prêtres catholiques montre que ces réalisations, pour impressionnantes qu’elles puissent être, ne sont pas toujours harmonieuses. A mesure que « le deuxième combat pour la démocratie » des prêtres prenaient de l’ampleur, que leur mouvement pour mettre fin à la corruption et parvenir à « la démocratisation de l’économie » s’organisait, les Sud-Coréens se montraient comme hypnotisés par celui qui a tiré la sonnette d’alarme. Kim Yong-chul, âgé de 50 ans, était lycéen dans la province du Gwangju lorsque les militaires de Chun Doo-hwan ont tiré dans la foule des manifestants en 1980, faisant des centaines de morts. En 1995, jeune magistrat, il a contribué à mettre à jour un scandale où Chun Doo-hwan avait fait remettre des cartons pleins de billets de banque à un homme d’affaires, exposant ainsi au grand jour les liens avérés entre le monde politique et celui des affaires. Deux années plus tard, Kim Yong-chul quittait la magistrature pour le groupe Samsung, où il prenait la tête du service juridique et était payé des millions de dollars avant de démissionner et partir du groupe en 2004. En novembre de cette année, il faisait la Une de la presse pour être à l’origine de la plus importante crise qu’ait jamais dû gérer la famille de Lee Kun-hee, le président de Samsung.

Dans les interviews qu’il a accordées et dans ses déclarations faites par l’entremise des prêtres de l’ACPJ, Kim Yong-chul a révélé que Samsung opérait un vaste réseau de comptes bancaires ouverts en son nom ou au nom d’autres responsables du groupe, constituant ainsi de colossales caisses noires. Il a également précisé qu’il y avait activement pris part, soudoyant des juges et contribuant à fabriquer de fausses preuves pour couvrir des transferts illégaux de titres de Lee Kun-hee au profit de son fils et héritier, Lee Jae-yong.

Samsung n’a pas souhaité répondre aux demandes de commentaires proposées par l’auteur de cet article, mais le groupe a démenti les accusations lancées par Kim Yong-chul, les qualifiant de « non fondées » et de « diffamatoires ». Les personnalités accusées d’avoir touché des pots-de-vin ont nié toute implication dans des malversations. Certains aspects des accusations émises par Kim Yong-chul ont toutefois été confirmés. Un conseiller anti-corruption du président Roh Moo-hyun, prédécesseur de Lee Myung-bak à la Maison bleue, a déclaré que Samsung lui avait fait remettre une enveloppe contenant un cadeau de cinq millions de wons (3 500 euros) en liquide.

Des juges d’instruction, spécialement désignés par le Parlement, ont interrogé le fils du PDG de Samsung ainsi que ses conseillers les plus proches ; des perquisitions ont été lancées dans les bureaux du groupe. Ils ont découvert l’existence de centaines de comptes bancaires et boursiers, ouverts au nom de responsables du groupe ; l’enquête suit son cours quant à l’origine de ces comptes et à leur utilisation.

Kim Yong-chul explique que sa démarche est motivée par le désir de se repentir et de mettre à jour les circuits de la corruption. Mais il est loin d’être considéré comme un héros par tout le monde en Corée. Dans une société où s’en prendre à une organisation à laquelle on appartient est considéré comme un acte de trahison, nombreux sont ceux qui considèrent Kim Yong-chul comme un dangereux excentrique. Ils se demandent pourquoi il a lancé ses accusations trois ans après avoir quitté le groupe et pourquoi lui et les prêtres de l’APCJ ont mis en cause des conseillers du président de la République un mois avant les élections législatives du 9 avril 2008, au lieu de le faire en février, lorsqu’il était connu que ces personnes allaient entrer au cabinet de la présidence de la République.

Les prêtres répondent qu’ils hésitaient à identifier nommément ceux qui ont accepté des pots-de-vin, en espérant que les juges seraient les premiers à mettre à jour l’étendu du réseau de corruption mis en place et ne se contenteraient pas, comme cela s’est déjà vu, de désigner quelques boucs émissaires afin de mieux étouffer l’affaire. Mais parce qu’ils estiment que les juges ne font pas diligence, les prêtres expliquent qu’ils ont choisi de rendre publics certains noms afin de faire comprendre à l’opinion publique que l’enquête ne progressait pas assez vite : tous ceux à qui il est reproché d’avoir accepté des fonds de Samsung sont, à ce jour, d’anciens ou d’actuels magistrats hauts placés, et certains d’entre eux ont accédé à des responsabilités importantes au sein de l’actuel gouvernement.

Kim Yong-chul n’a pas donné suite à une demande d’interview proposée par l’auteur de ces lignes, mais, le 12 mars dernier, tandis qu’il se rendait dans les bureaux du juge d’instruction pour y répondre à des questions, il a déclaré aux journalistes : « Non, je n’ai pas pris de photos ou demandé de reçus quand j’ai distribué des prébendes. J’ai dit que je les ai corrompus. Quelle preuve supplémentaire vous faut-il ? »

Contacté par téléphone, le P. Kim In-kook affirme que les prêtres de son association soutiennent Kim Yong-chul car aucun média ou aucune entité de la société civile n’oserait s’en prendre à Samsung. Néanmoins il regrette que les gens ne se dressent pas contre Samsung comme ils se sont dressés naguère contre les militaires ; selon lui, les concitoyens sud-coréens sont habitués à la corruption. « L’âme des Sud-Coréens est contrôlée par Samsung qui est plus puissant que l’Etat, mais ils ne le savent pas », estime-t-il.