Eglises d'Asie

POUR APPROFONDIR – Aux Philippines, les Etats-Unis jouent sur les deux tableaux

Publié le 18/03/2010




Il y a quelques semaines, le gouvernement philippin et le Front Moro de libération islamique (MILF) étaient sur le point de signer un accord décisif qui aurait pu mettre un terme à une guerre de 30 ans.

Les Moro, minorité musulmane marginalisée dans des Philippines très majoritairement chrétiennes, combattent le gouvernement central depuis les années 1970 pour obtenir l’indépendance, sinon plus d’autonomie. Depuis 1976, diverses tentatives ont été menées pour ouvrir des négociations, mais, à chaque fois, celles-ci n’ont pas abouti et les combats ont repris ; 120 000 personnes y ont trouvé la mort.

 

Les dernières négociations en date pour mettre fin au conflit ont débouché sur la rédaction d’un préaccord, le Memorandum of Agreement on Ancestral Domain (MOA-AD). Lequel proposait la création d’un « sous-Etat » octroyant aux Moros une « association » avec les Philippines dans le cadre d’une « souveraineté partagée ». Cette proposition était encore loin de l’indépendance visée à l’origine par le MILF, mais allait bien au-delà de ce que le gouvernement avait accepté antérieurement.

 

Bien qu’elle ait été approuvée par les négociateurs des deux parties, cette proposition a soulevé un tollé général. Les opposants y voyaient le démembrement du pays ou une manœuvre pour rallonger la durée de la présidence de Gloria Macapagal-Arroyo. Le gouvernement a donc jeté ledit accord aux orties et depuis, les deux parties sont à deux doigts d’un conflit généralisé. Mais, entre le MILF et le gouvernement des Philippines, il y a les Etats-Unis, dont le rôle, les intérêts et la stratégie ont de nouveau été sous le feu des projecteurs lors de la controverse sur l’accord MOA-AD. Les Etats-Unis sont-ils en train d’abandonner leur allié traditionnel, le gouvernement philippin, pour soutenir le mouvement moro indépendantiste ?

 

Favoriser les intérêts américains

 

Les Etats-Unis interviennent dans le processus de paix entre les deux camps depuis 2003, au titre de la lutte qu’ils ont engagée contre le terrorisme international. Les autorités américaines considèrent Mindanao, la région sud des Philippines où vivent la plupart des Moro, comme le « prochain Afghanistan » C’est là également où opère le groupe Abu Sayyaf, fiché par Washington comme organisation terroriste. Les membres du groupement terroriste régional de la Jemaah Islamiyah s’entraîneraient aussi dans la région ou transiteraient par elle, compte tenu de leurs liens avec le MILF.

 

Avec le double accord du MILF et du gouvernement philippin, les Etats-Unis ont fait intervenir l’Institut américain pour la paix (USIP) afin de faciliter les pourparlers. Ces cinq dernières années, des membres de l’USIP ont donc très souvent rencontré les négociateurs des deux parties, les faisant bénéficier de leur expertise technique, encourageant la population à participer aux discussions, apportant leur aide dans tous les domaines. En lien avec le travail de l’USIP, qui s’est clairement expliqué sur ce point, la présence militaire américaine durant ce temps s’est étendue et a été renforcée dans le pays, y compris à Mindanao. En effet, depuis 2001, les Etats-Unis développent, re-développent aux Philippines, leur implantation militaire, lentement mais sûrement, augmentant le nombre des exercices militaires, celui des visites de navires de guerre ou bien encore en positionnant dans le sud philippin leurs Forces spéciales. Parallèlement, l’aide humanitaire américaine à Mindanao s’est considérablement accrue, sous la forme d’écoles, de routes, de puits et autres infrastructures.

 

Dans ses rapports d’activité, l’USIP se vante ouvertement de sa capacité unique à être « un instrument des intérêts américains ». Selon ces comptes-rendus, le statut de cet institut est particulier car, tout en étant indépendant de l’Etat, il joue un rôle dans le partage des tâches tel qu’il est organisé entre le gouvernement américain et ses diverses agences. Grâce à ce statut « quasi gouvernemental », l’institut est supposé avoir réussi à s’attirer la confiance des responsables locaux, au point même que des membres du gouvernement philippin lui auraient communiqué des informations sur des discussions internes au gouvernement. L’USIP « offre ainsi un nouvel instrument politique au gouvernement américain » qui devrait être « plus souvent utilisé dans la politique étrangère américaine », comme ue le faisait remarquer un des comptes-rendus en question.

 

Mais quels intérêts l’USIP, l’armée américaine et les autres agences gouvernementales américaines, ont-ils favorisé ? Les analystes avancent deux possibilités. Les Etats-Unis seraient en train d’aider les mouvements pour la création d’un Etat Bangsamoro, pro-américain, plus autonome – voire même indépendant –, dont ils se serviraient comme d’une arme contre des Philippines plus favorables à la Chine. Ou bien, les Etats-Unis se seraient simplement contentés de manipuler les discussions de paix, pour délibérément alimenter et prolonger le conflit entre Manille et les Moro, à la seule fin de justifier le maintien de leur intervention à Mindanao. Ces deux possibilités ont en commun des objectifs géostratégiques sous-jacents : accéder aux ressources naturelles dont des réserves pétrolières, mais aussi déployer des bases militaires dans la région.

 

Un soutien sélectif

 

Les Etats-Unis ont toujours eu un comportement versatile envers les mouvements indépendantistes. Par exemple, ils ont écrasé ou cherché à écraser par l’invasion ou l’occupation des mouvements pour l’autodétermination dans des pays comme les Philippines au début du XXe siècle, l’Irak ou l’Afghanistan aujourd’hui. Dans le même temps, le gouvernement américain n’a eu aucune difficulté à soutenir ou à ne pas s’opposer ouvertement  à des mouvements qui s’en prenaient à des régimes qu’ils n’aimaient pas, comme les Kosovars contre l’Etat serbe, les Tibétains contre l’Etat chinois, ou encore les Kurdes contre l’Irak de Saddam Hussein.

 

Mais si le gouvernement américain apprécie la stabilité d’un Etat et le fait qu’il soutienne les objectifs américains, alors il s’opposera aux mouvements indépendantistes et soutiendra, par exemple, la Géorgie contre l’Ossétie du Sud, Bangkok contre les Malais du Sud thaïlandais, l’Indonésie contre les Papous de l’ex-Irian Jaya, la Turquie contre les Kurdes et le président Marcos contre les Moro dans les années 1970.

 

Ce dernier exemple est particulièrement instructif. De 1972 à 1976, quand les combattants Moro, mal équipés et peu entraînés, prirent l’avantage sur l’armée de Marcos, les Etats-Unis ont fourni au dictateur philippin une assistance militaire qui dépassait les 500 millions de dollars, ce qui fit pencher la balance en sa faveur, au détriment des combattants Moro. Malgré cela, ces mêmes Moro, mal équipés et peu entraînés, réussirent à mener la guerre dans une impasse et à contraindre Marcos à s’asseoir à la table des négociations.

 

Maintenant, la question qui se pose est la suivante : de quel côté sont les Etats-Unis ? Fin août 2008, quand un hélicoptère sous contrat avec l’armée américaine est intervenu pour évacuer des soldats blessés dans un engagement à Basilan, ils ont porté secours aux soldats philippins – et pas aux rebelles Moro. Début septembre, s’il était encore nécessaire de prouver que les troupes américaines ne se contentent pas de « former » les soldats philippins, des soldats américains ont été aperçus en train d’aider des militaires philippins à désamorcer des bombes ennemies lors d’un cessez-le-feu dans les combats de la province de Cotabato Nord.

 

Depuis 2002, 300 à 500 militaires des Forces spéciales sont stationnés à Mindanao pour aider les soldats philippins dans leurs opérations quotidiennes. Leur objectif : les membres du réseau Abu Sayyaf, dont la faction la plus politisée continue de partager les vues du MILF, à savoir l’indépendance du Bangsamoro. A plusieurs occasions, des membres du Front Moro de libération nationale (MNLF), l’autre mouvement Moro, qui a conclu un accord de paix avec le gouvernement, ont été pris pour cibles dans des opérations soutenues par des militaires américains. Dans au moins un cas, preuves à l’appui, des civils Moros, y compris des enfants, se trouvaient parmi les victimes.

 

En bref, les militaires américains travaillent main dans la main les soldats philippins, mais pas avec les combattants Moro. Pour la seule période de 2002 à 2006, les Etats-Unis ont versé environ 250 millions de dollars aux forces armées des Philippines et rien au MILF. Ce qui représente l’équivalent de près de 10 % du budget militaire des Philippines. Et pour couronner le tout, les 260 millions d’« aide au développement » qui ont été déversés à Mindanao ces six dernières années étaient destinés à légitimer le gouvernement national aux yeux des musulmans – et par conséquent, à étouffer toute aide aux mouvements indépendantistes Moro.

 

Autrement dit, les Etats-Unis ont été parfaitement clairs dans le soutien qu’ils apportent au gouvernement philippin. La caution qu’ils ont apportée au récent accord entre les Moro et Manille est-il le signe d’un changement de ligne de conduite ? Bien que l’appui américain pour la création d’un Etat Bangsamoro ne soit pas inconcevable, Washington ne retiendrait cette option que si trois conditions étaient réunies. Tout d’abord, que les Philippines n’apportent plus aux Etats-Unis ce qu’ils en attendent. Ensuite, que le nouvel Etat autonome ou indépendant du Bangsamoro s’affiche en faveur des Etats-Unis. Et enfin, que les bénéfices potentiels de l’abandon d’un vieil allié au profit d’un autre, tout nouveau, s’avèrent supérieurs aux coûts potentiels.

 

En fait, depuis que le Sénat des Philippines a voté la fermeture des bases militaires américaines dans le pays en 1992, le pays s’est révélé un allié parfaitement imprévisible pour les Etats-Unis. Depuis 1992, les Etats-Unis ont cherché à retrouver la possibilité d’utiliser à leur profit le territoire philippin. Mais ils n’ont pu faire d’avancées significatives que sous le gouvernement Arroyo. La présidente Arroyo s’est mise en quatre – bien plus que ses prédécesseurs – pour répondre aux demandes américaines. Bien qu’elle se soit retirée de « la coalition des volontaires » en Irak – même si la participation du contingent philippin a été infime (un tout petit peu plus de 100 soldats) –, elle a compensé ce retrait de bien d’autres façons.

 

Il est vrai que Gloria Arroyo a récemment développé ses relations avec la Chine. Mais avec toutes les perspectives qu’offre la Chine, beaucoup d’autres alliés des Etats-Unis ont fait de même. Les Philippines ont certainement apprécié les 6,6 millions de dollars d’aide militaire apportés par la Chine l’an passé. Mais il est parfaitement improbable que la Chine en retire autant que ce dont jouissent les Etats-Unis – une présence militaire sur place – et il est également improbable que la Chine puisse attendre la promesse d’un retrait des troupes américaines du pays. Quoi qu’il en soit, pour les Etats-Unis, lâcher les Philippines en tant qu’allié, équivaudrait à coup sûr à les voir tomber dans les bras des Chinois.

 

A la recherche de nouveaux amis

 

Certes, certains Moro seraient prêts à proposer aux Américains le territoire du Bangsamoro et leur coopération avec les objectifs de la politique étrangère des Etats-Unis. En fait, les Etats-Unis se sont employés à identifier, choyer et à financer certains chefs Moro – en les inondant de bourses d’études, de voyages aux Etats-Unis et de fonds pour leurs ONG. Comme dans d’autres régions où l’intervention politique américaine se déploie, le travail de l’USIP et celui des autres agences américaines est de « renforcer la communication et l’unité entre les Moro » – une politique délibérée pour établir des relations, en assurer la faisabilité et travailler à la réunion de ces Moro modérés pro américains, dans le but d’en faire des alliés plus sûrs et plus influents que ceux qu’ils sont appelés à remplacer.

 

Comme les chefs Moro du passé, qui préféraient appartenir à une colonie séparée, ou à un protectorat américain plutôt que philippin, les chefs d’aujourd’hui accepteraient volontiers de justifier leur soutien aux Etats-Unis – ou pour le moins leur non-opposition – en faisant valoir qu’il s’agit là d’une politique pragmatique qui va dans le sens des objectifs nationalistes moro. Ainsi, ni la direction du MNLF, ni celle du MILF ne se sont opposées catégoriquement à l’extension de la présence militaire américaine à Mindanao.

 

Ainsi, après avoir peu réagi aux activités militaires américaines à Mindanao en février dernier, le MILF est soudainement devenu silencieux, après la visite de l’ambassadeur américain Kristy Kenney. Bon nombre de Moro influents, dont beaucoup ont bénéficié des faveurs américaines, ont défendu sans grande surprise l’intervention militaire américaine à Mindanao.

 

Toutefois, dans le cas où elles obtiendraient leur propre Etat avec le soutien américain, les élites Moro voudront encore que leurs protecteurs étrangers leur assurent le pouvoir, comme n’importe quelle autre élite. Mais elles devront aussi gagner les élections pour affermir leur légitimité. Prolonger une alliance avec les Etats-Unis dans ces conditions pourrait devenir de plus en plus difficile à faire accepter par le peuple Moro, sensibilisé par la situation difficile de ses coreligionnaires musulmans de Palestine, d’Irak et d’Afghanistan, sous le coup d’une agression militaire américaine.

 

Une issue plus vraisemblable est un Etat Bangsamoro à majorité musulmane, comme beaucoup d’autres, l’Indonésie ou la Malaisie par exemple. Mais soutenir la politique étrangère des Etats-Unis est une responsabilité politique que peu d’hommes d’Etat sont prêts à assumer, même si cela n’est pas entièrement impossible. D’où le fait que parier sur un Etat Bangsamoro qui serait favorable aux Etats-Unis est un pari plutôt risqué pour Washington.

 

Néanmoins, les Etats-Unis pourraient prendre ce pari si la création d’un nouvel Etat pouvait véritablement compenser la perte qui pourrait résulter de l’abandon d’un vieil allié sûr. Il faut bien sûr garder à l’esprit la nécessité pour les Etats-Unis de maintenir ses bases militaires. Bien que la présence militaire américaine ait débuté il y a seulement quelques années à Mindanao, un rapide coup d’œil sur la carte montre que cette présence touche aujourd’hui le pays tout entier. A Mindanao, elle s’est même développée dans des régions qui ne concernent pas l’éventuel Etat Bangsamoro.

 

Par exemple, le quartier général des Forces spéciales américaines pour les opérations conjointes aux Philippines (JSOTF-P) est basé dans la ville de Zamboanga, dont le maire, Celso Lobregat, n’a fait récemment aucun mystère de son « souhait » de voir les Américains établir une base permanente dans sa ville. Il a, d’ailleurs, été aux premières loges de l’opposition à l’accord MOA-AD. Mais le JSOFT-P n’est pas nécessairement à Mindanao pour préparer la création d’un nouvel Etat Moro.

 

En effet, Mindanao se trouve être la région où les Américains pensent que des « terroristes » se cachent. Mais d’autres régions des Philippines sont très intéressantes, stratégiquement, pour les Etats-Unis, comme, par exemple, les petites îles de Batanes, tout au nord de Luzon et pas très éloignées de Taiwan et de la Chine populaire. Le JSOFT-P est assuré de rester – et pourrait même s’étendre – dans la ville de Zamboanga, avec ou sans le consentement des Moro, aussi longtemps que le gouvernement philippin en sera d’accord. Les Etats-Unis ne sont donc probablement pas prêts à abandonner les Philippines pour un Etat Bangsamoro pro-américain, si cela devait signifier l’abandon du contrôle et de l’accès de tous les ports et de leurs équipements à Subic Bay, à Nueva Ecija, aux Batanes, à Cebu, ou encore à General Santos, avec comme seule contrepartie quelques bases militaires à Mindanao.

 

Il est probable aussi que les Etats-Unis soient simplement en train de se couvrir – pas nécessairement en abandonnant les Philippines maintenant –, mais en se préparant un plan de repli au cas où le pays se rapprocherait davantage de la Chine. Il est aussi possible que Washington soit en train d’opposer Manille aux Moro, afin qu’ils surenchérissent afin d’obtenir le soutien américain. Mais de nouveau, une telle stratégie pourrait se retourner contre eux si les classes dirigeantes des Philippines doutaient de leur loyauté et penchaient davantage vers la Chine. De la même façon, les combattants Moro, comprenant que les soldats philippins leur tirent dessus avec des balles américaines, pourraient se retourner contre Washington.

 

L’engagement des Américains dans le processus de paix et leur soutien à l’accord MOA-AD pourraient aussi très bien refléter leur besoin d’avoir un allié philippin plus fort et stable, qui puisse faire progresser plus efficacement leurs intérêts. Des Philippines embourbées dans différents conflits avec des mouvements séparatistes et communistes seraient moins à même de participer à la « guerre contre le terrorisme », ni, plus généralement, de contenir l’influence chinoise.

 

Ainsi donc, ce n’est qu’en s’attaquant à ce que l’Institut américain pour la paix n’hésite pas à appeler avec justesse « les doléances légitimes » des Moro, que les Philippines pourront désarmer le MILF, se tourner vers d’autres ennemis et devenir l’allié sûr que souhaitent les Américains. Parallèlement, les Américains pourraient également récompenser, choisir et soutenir certaines élites Moro, qui, sans cela, pourraient s’opposer à leurs objectifs, ou bien pourraient suivre ceux qui proposent un programme plus radical si la guerre devait se poursuivre.

 

Confrontée à l’éventualité d’une nation philippine ennemie et pro-chinoise, ou à un Etat Bangsamoro dont les dirigeants seraient d’une loyauté douteuse, la stratégie américaine semble claire. Un pays plus stable – avec un Mindanao « pacifique », aux affaires prospères, ayant à sa tête une classe dirigeante Moro moins rétive mais en même temps plus indépendante – conviendrait parfaitement à la stratégie géopolitique des Américains dans cette région du monde.