Eglises d'Asie

Supplément EDA 5/2008 : Attaques antichrétiennes en Orissa « Au nom de Dieu »

Publié le 07/10/2011




Journaliste spécialisé dans les questions de société et de politique, Vijay Simha est hindou. Il travaille au sein de la rédaction du Tehelka Magazine, hebdomadaire d’investigation indien reconnu pour son indépendance et la fiabilité de ses informations (1). Dans l’article ci-dessous, publié le 13 septembre 2008 (vol. 5, n° 36), il revient sur les attaques antichrétiennes qui endeuillent l’Etat de l’Orissa depuis l’assassinat, le 23 août dernier, d’un religieux hindou, tenant des thèses extrémistes des hindouistes.

 par Vijay Simha

Quand ils vinrent la chercher, Narmada Digal n’était plus là. Elle s’était enfuie avec ses cinq enfants et sa belle-mère, pour se mettre à l’abri dans la jungle à un kilomètre de là. Alors ils s’en prirent à ce qu’elle avait laissé. Une image de Jésus, une Bible en oriya, des ustensiles de cuisine, des vêtements et du linge. Quand Narmada revint furtivement, sa maison avait disparu. Il n’en restait que des cendres encore chaudes. Ses voisins s’approchèrent pour la plaindre. Narmada leur fit bonne figure, se redressa, mit son sari par-dessus sa tête et se mit à prier : « Seigneur, pardonne-nous nos péchés. Jésus, tu es l’unique. Sauve-nous de notre malheur. Libère-nous, Seigneur. » Les paroles sortaient de ses lèvres. Ses enfants l’avaient rejoint. Elle pleurait en implorant sa délivrance et tous faisaient de même autour d’elle. C’était comme un lien inaltérable que nul ne pourrait détruire – une femme et son Dieu. « Je mourrai, dit-elle, mais jamais je ne cesserai d’être chrétienne. »

Cela se passait au cœur du Kandhamal, un district au centre de l’Orissa, ravagé par ce qui est sans doute les pires violences qu’a jamais connu l’Inde entre hindous et chrétiens. Le district de Kandhamal est récent, créé seulement en 1994. Il compte 2 515 villages, répartis sur un territoire de 7 649 km². La région est inaccessible, couverte de collines et de chemins qui s’entrecroisent de villages en villages. On n’y trouve pas une seule usine. Il n’y a pas de chemin de fer ; aucun train n’y arrive. Les autobus sont rares. Cette zone est tellement arriérée que le site Internet du Kandhamal mentionne : « Dans l’ensemble, le district est classé comme étant le plus en retard dans l’Etat d’Orissa. »

Dans ce triste pays vivent quelque 800 000 personnes. En termes de castes et de groupes ethniques, le groupe aborigène (tribe) des Kandha (ou Kandh) constitue plus de la moitié de la population du Kandhamal. Les Panos, qui sont les dalits ou ex-intouchables, viennent ensuite. Les aborigènes Kandha sont presque entièrement sous le contrôle du Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS), une organisation sociopolitique créée il y a 83 ans et source de nombreuses organisations pro-hindoues en Inde. La communauté chrétienne recrute la majorité de ses membres parmi les Panos.

Près du quart de la population du Kandhamal est chrétienne, le reste étant presque entièrement composé d’hindous. Le pourcentage de chrétiens au Kandhamal – 25 % – est étonnamment élevé, si on le compare au taux qui est celui de l’Orissa pris dans son ensemble : 2,44 % de chrétiens. L’Orissa compte la troisième plus forte proportion d’hindous en Inde, avec presque 95 % de la population selon le recensement officiel de 2001. Les musulmans, quant à eux, sont à peine 2 %.

La forte proportion de chrétiens au Kandhamal offre aux organisations radicales hindoues, comme le Vishwa Hindu Parishad (VHP, Conseil mondial hindou), l’alibi rêvé pour lancer un mouvement de violences antichrétiennes. Ce mouvement a deux objectifs : « reconvertir » des chrétiens à l’hindouisme et mettre fin au prétendu massacre de vaches sacrées.

Agé de 81 ans, Swami Lakshmanananda Saraswati était un membre actif du RSS. Il était même à la tête du VHP au Kandhamal. Il présidait aussi le Kendriya Margadarshak Mandal, émanation du VHP et puissant comité pro-hindouiste local. Il menait ses opérations la plupart du temps depuis deux ashrams, fondés par lui et distants de 150 km l’un de l’autre. Le 23 août 2008, Saraswati a été abattu dans l’un de ses ashrams, alors qu’il célébrait Janmashtami (2). C’était la dixième fois qu’on tentait de tuer Saraswati, un personnage honni des chrétiens, mais adulé dans son ashram par un groupe de fidèles fanatiques hindous.

Personne ne sait vraiment qui a tué Saraswati. Il y a quelques pistes. Le gouvernement de l’Orissa dit que ce sont les maoïstes qui l’ont tué (ces derniers tentent de s’implanter au Kandhamal). Cette supposition est fondée sur deux revendications émanant du CPI (Parti communiste de l’Inde), d’obédience maoïste, assumant la responsabilité de l’attentat. Dans l’une de ces déclarations, on peut lire : « Nous avons décidé de punir les chefs fanatiques, qui sont contre le peuple, comme Saraswati, à cause des persécutions sans fin contre les minorités religieuses du pays. Il y aura de nouvelles punitions si les violences contre les minorités religieuses continuent en Inde. » Pour le gouvernement de l’Orissa, ces déclarations arrivent curieusement à point nommé. Et, si elles étaient vraies, ces déclarations signifieraient que les maoïstes ont infiltré les factions qui alimentent les conflits religieux en l’Inde.

Une seconde explication est donnée par le VHP. Après l’assassinat de Saraswati, le président de la branche internationale du VHP, Ashok Singhal a fait une déclaration : « Une fois de plus, les missionnaires chrétiens ont montré leur cruauté. Swami Lakshmanananda Saraswati a travaillé 45 ans à construire des hôpitaux, des écoles et des foyers d’accueil pour les aborigènes de ce pays. Ce n’était ni un capitaliste, ni un ascète égoïste. Il a, par son travail, ouvert les aborigènes à notre culture et à notre religion – une œuvre que seuls les missionnaires considèrent comme posant un problème. » A l’origine, les Kandhas étaient animistes.

La communauté chrétienne, de son côté, a une autre façon de voir les choses. Elle affirme n’être pour rien dans l’assassinat de Saraswati et avoir demandé une enquête au gouvernement central. Le secrétaire national aux Affaires publiques du Conseil chrétien pan indien (All India Christian Council), le Dr Sam Paul a déclaré : « La communauté chrétienne en Inde abhorre la violence, condamne tous les actes de terrorisme et est opposée à tous ceux qui se croient au-dessus des lois. Nous avons eu de profonds différents avec M. Saraswati, le chef décédé du VHP. Ce furent les campagnes de haine du Sangh Parivar [le RSS est souvent appelé ainsi] qui ont conduit les chrétiens à la plus extrême misère – y compris les violences sans précédent de Noël dernier en Orissa. Mais, nous souhaitons la paix pour chacun et nous adjurons chacun de suivre la loi. »

Quelle que soit la vérité, cet assassinat a échauffé les esprits. Même ceux qui ne soutiennent pas le RSS ont été impressionnés par les comptes rendus des médias faisant état de trente personnes portant masques et cagoules, venues pour tuer Saraswati, dont ils auraient coupé les jambes après son meurtre. Quand le gouvernement de l’Orissa a autorisé la procession des funérailles de Saraswati à parcourir 150 km à travers le district du Kandhamal, un vent de folie s’est mis à souffler.

Le 25 août, des hordes de militants hindous attaquaient les maisons des chrétiens et les lieux de culte chrétiens du Kandhamal. Les attaques se faisaient presque toujours de nuit. Le 1er septembre, le gouvernement de l’Orissa donna des chiffres : 16 morts, 35 blessés, 185 arrestations, 558 maisons et 17 lieux de culte brûlés, 12 539 personnes déplacées dans 10 camps montés à la hâte, 12 compagnies de forces paramilitaires, 24 pelotons de la Police armée de l’Etat de l’Orissa, deux sections des Forces de réserve de la Police armée et deux équipes du Groupe d’opérations spéciales déployées.

Derrière les chiffres, la réalité est bien pire. Le secrétaire général de la branche internationale du VHP, Praveen Togadia, cancérologue de formation mais héraut de la thèse selon laquelle les non-hindous n’ont pas leur place en Inde, s’est rendu au Kandhamal pour les derniers rites funéraires de Saraswati (il avait été placé en position assise – la position padmasana – dans son ashram de Chakapada, où il dirigeait une école et une pension pour garçons). Praveen Togadia a affirmé qu’un groupe chrétien avait tué Saraswati. Cela a suffi pour déclencher des attaques meurtrières contre les chrétiens du Kandhamal et ailleurs dans l’Orissa. Des centaines de maisons de chrétiens furent incendiées, plusieurs pasteurs furent abattus et les chrétiens furent avertis qu’ils ne pourraient revenir que s’ils se convertissaient à l’hindouisme.

Dans quelques cas, la terreur porte ses fruits. Dans la jungle aux abords du village de Sankarakhol, un des premiers visés par les militants hindouistes, un groupe de permanents du RSS a procédé à la « reconversion » à l’hindouisme de 18 chrétiens. La cérémonie s’est déroulée en plein jour. Le RSS Mandal Mukhiya (chef de l’unité Mandal), Sudhir Pradhan, un homme mince et barbu, est responsable de la cérémonie. Il y a là trente hindous pour s’assurer que les 18 chrétiens ne vont pas changer d’avis.

Chaque chrétien a apporté une bible en oriya. Ils ont également apporté une noix de coco, des bâtons d’encens, du fil rouge à nouer autour de leur poignet et de la poudre de vermillon pour marquer leur front. Les chrétiens ont commencé par faire un autodafé avec leurs bibles. Puis, ils se sont assis en cercle, avec les noix de coco au milieu du cercle. Chaque noix de coco représente un chrétien et ce qui va avec lui. Une prière est adressée au « dieu des montagnes » (3) afin de l’apaiser.

Ensuite un chrétien se lève. Il tient une noix de coco dans la main et dit : « Je jure qu’aujourd’hui je suis devenu hindou. Si, après ce jour, je redevenais chrétien, que ma descendance périsse. » Et il brise la noix de coco sur une pierre. Les autres chrétiens l’imitent, faisant chacun la même promesse, dans un murmure, ou d’une voix forte. Un prêtre hindou commence à appliquer la poudre de vermillon sur le front des chrétiens, devenus hindous. L’un d’eux proteste, mais il est trop tard. Son front est barré de rouge.

C’est alors qu’intervient Sudhir Pradhan. Les yeux fermés, le dos très droit et la voix menaçante. Il y a d’abord le mantra Om psalmodié d’une voix grave, suivie par l’ensemble de la Gayatri Mantra, chant sacré hindou (4). Puis viennent les slogans : « Bharat mata ki jai.» « Ganga mata ki jai. » « Ganga mata ki jai. » « Sri Ramjanambhoomi ki jai. » (5). Il y a une pause pendant quelques instants et les chrétiens devenus hindous s’agenouillent, le front au sol. La première étape de la reconversion de ces chrétiens à l’hindouisme est terminée. La motivation de ces chrétiens à se reconvertir est tout simplement leur survie. Ils veulent vivre au Kandhamal, y garder leur maison et, peut-être, y trouver quelque travail. La conversion ou la mort.

Quelques mois plus tard, ces chrétiens devenus hindous devront assister à une yagya – un rituel hindou de sacrifice, qui implique l’adoration de divinités, de l’unité et de la charité. Pendant la yagya, ils porteront des vêtements de couleur safran, un cordon sacré et leur tête sera rasée. Ils offriront en sacrifice quelques chèvres et du riz. On leur donnera à boire Gau Mutra (de l’urine de vache diluée) et de l’eau Tulsi (6). Ils prononceront des vœux hindous. Ensuite, ils partageront au cours d’une petite fête leurs offrandes de mouton et de riz, qui auront été cuites. Cela achèvera leur reconversion. A partir de ce moment, ils auront une plante Tulsi (7) dans leur maison, des images de dieux hindous sur leurs murs et ils célébreront les fêtes hindoues. Ils ne prieront plus que des dieux hindous.

Pradhan est heureux. Il a fini son travail de la journée. Il explique la différence entre un hindou et un chrétien. « Eux, (les chrétiens), ils mangent les vaches. Nous (les hindous), nous vénérons les vaches. » Par conséquent, « les gens qui mangent les vaches doivent subir le même sort que celui qu’ils font subir aux vaches. » Pradhan explique que Praveen Togadia a défini la politique à suivre. « Il a déjà prévenu qu’il n’y avait pas de place pour les chrétiens. Si les chrétiens ne deviennent pas hindous, ils doivent s’en aller. Nous nous moquons de là où ils iront. Ils doivent quitter l’Orissa. »

Mais à quoi sert de tuer ou de chasser des gens, simplement pour faire passer le pourcentage d’hindous de presque 95 à 100 % ? Le Dr Krishan Kumar, le jeune préfet de Phulbani, chef-lieu du district de Kandhamal, estime que les vraies raisons en sont le travail, la terre et seulement ensuite la religion. Krishan Kumar, qui a étudié la médecine, a été chargé de la responsabilité du Kandhamal, dès que les militants hindouistes ont commencé à attaquer les chrétiens.

Krishan Kumar travaille dans les bureaux de la Circuit House à Phulbani, chef-lieu du district de Kandhamal. Au plus fort de la crise, il n’a pas fermé l’œil. Après l’assassinat de Saraswati, il a appris celui d’un pasteur de Raikia, une zone du Kandhamal où les chrétiens sont plus nombreux que les hindous. Il est parti en voiture avec toute une compagnie des Forces d’action rapide et un contingent de l’Agence de gestion des crises de l’Etat d’Orissa. Krishan Kumar nous a raconté qu’il lui avait fallu 11 heures pour faire un déplacement qui n’en prend normalement que deux. « Il y avait tellement d’arbres coupés mis en travers de la route », dit-il.

Il nous explique pourquoi il pense que l’emploi est la première cause des événements qui se produisent aujourd’hui au Kandhamal. Son administration, nous dit-il, a un millier de dossiers de faux certificats de caste, sur lesquels elle doit enquêter. Apparemment, beaucoup de personnes n’appartenant pas au groupe des aborigènes (tribals) – ce qui au Kandhamal signifie généralement qu’ils sont des dalits, les ex-intouchables – ont déposé de faux certificats pour se faire passer pour des membres de la tribu des Kandha.

Ces certificats permettent d’accéder aux quotas des emplois réservés dans le cadre de la politique de discrimination positive mise en place pour la promotion des groupes sociaux défavorisés. Dans ce cadre, les Scheduled Tribes (ST, ou ‘Tribus réservées’) sont éligibles à un certain quota de postes dans l’administration, même dans le cas où leur religion serait le christianisme [NDLR : les chrétiens comme les musulmans sont exclus des quotas de la politique de discrimination positive au motif que ces deux religions ne connaissent pas le phénomène de la caste.] A l’inverse, les Schedules Castes (SC, ou ‘Castes réservées’), dès lors qu’ils appartiennent au christianisme, ne sont pas éligibles à ces quotas. C’est pour cette raison que des dalits chrétiens cherchent par des moyens détournés d’accéder aux emplois sous quota, en dépit de leur appartenance à la religion chrétienne.

Les emplois dans la fonction publique sont très recherchés au Kandhamal, parce que le secteur privé y est quasi inexistant et la possibilité de trouver un job très réduite. Cela explique que les ST voient d’un mauvais œil les SC chercher à accéder aux emplois publics. Et, comme les ST sont hindous et les SC forment le gros de la communauté des chrétiens, les rivalités se transposent sur le terrain religieux, jusqu’à en venir aux poings.

Pour être complet, il faut ajouter le problème de la question foncière. Krishan Kumar explique : « Les aborigènes sont là de toute éternité. Ils sont les occupants premiers de la terre. Ils n’ont jamais eu à prouver qu’ils possédaient la terre. Et pourquoi donc l’auraient-ils fait ? Au début des années 1900, les terres tribales ont été ouvertes à tous. Des pattas, des certificats indiquant la propriété de la terre, ont commencé à être produits. Les tribus ont une structure sociale complexe. Entre eux, ils avaient donné des terres à des voisins pour différentes raisons. Mais quand ils ont dû prouver qu’ils en étaient les légitimes propriétaires, bien souvent, cela n’a pas été possible. Des populations nouvelles sont arrivées, se sont installées, ont fait souche et les aborigènes ont rencontré des difficultés à s’intégrer à l’économie de marché. » La perte des terres a pu, par conséquent, être une raison supplémentaire de se battre pour les ST, qui étaient hindous, face aux SC, chrétiens et arrivés sur ces terres après eux.

Un nouveau problème a surgi en novembre 2007 quand le gouvernement de l’Orissa a annoncé que les aborigènes et les dalits faisaient partie de la même famille, la Kui Samaj. Le kui est le dialecte parlé au Kandhamal, et le gouvernement voulait amener les aborigènes et les dalits sur un terrain commun en se servant de la langue comme instrument fédérateur. Mais plus important encore, il voulait donner aux dalits, même convertis au christianisme, le bénéfice des mesures prises dans le cadre de la discrimination positive jusqu’ici réservées aux aborigènes. Ces derniers ont réagi très vigoureusement.

A ces réalités sociales et humaines complexes, il faut ajouter la religion. Comme le dit Krishan Kumar : « Personne ne se bat pour une question spirituelle. » La guerre se fait pour la théologie et le pouvoir qui vient de la religion organisée. L’histoire de l’évangélisation est vieille de trois siècles dans le district de Kandhamal. Parmi les premiers chrétiens venus travailler ici, il y a des catholiques et des luthériens du Madhya Pradesh. Ces missionnaires, des étrangers, ont construit des écoles, des dispensaires de santé. A cette époque, la malaria faisait des ravages. Les missionnaires allaient de maison en maison et aidaient les gens à se rétablir de la malaria et d’autres maladies.

L’aura du missionnaire chrétien tenait dans le fait qu’il aidait les gens dans la détresse là les autorités ou le RSS n’étaient pas présents. Ainsi, dans le passé, la motivation d’un hindou pour devenir chrétien a pu être l’espérance d’une vie meilleure. L’Eglise ouvrait l’accès à une meilleure éducation et à de meilleures conditions de vie. Quelques-unes des premières guérisons de la malaria ont pu aussi aider à créer le mythe de la foi qui guérit. Les guérisons miraculeuses impressionnent ; elles exercent une force d’attraction considérable, et de nombreux hindous qui se sont convertis au christianisme à Kandhamal disent l’avoir fait parce qu’un membre de leur famille a été guéri quand ils ont commencé à prier Jésus.

L’argent et la perspective d’un emploi peuvent également être de possibles motivations. Narmada Digal, seule devant sa maison rasée, en est convaincue. Narmada est devenue chrétienne en 1998 à la suite de la guérison de sa fille Subhadra. « Elle avait une mauvaise fièvre, qui ne s’en allait pas, même après avoir prié les dieux hindous. Un jour, mon mari m’a parlé d’un pasteur qui disait qu’on devait prier Jésus. C’est ce que j’ai fait et ma fille a été guérie. Pourquoi ne serais-je pas devenue chrétienne ? », témoigne-t-elle.

Le mari de Narmada, Goverdhan Digal, qui avait parlé du pasteur, était employé au bureau de poste local. Il devait souvent emmener sa fille chez le médecin. Un jour, son chef lui dit qu’il avait assez pris de jours de congé comme ça et qu’il devait se présenter à son travail. Puis, Goverdhan dût encore emmener sa fille à un contrôle médical et il dit à son chef qu’il resterait aux côtés de sa fille. Il perdit son travail. Ses ennuis arrivèrent aux oreilles du pasteur. Damodar, le pasteur, parla à Goverdhan de Jésus, de la Bible et du christianisme.

Goverdhan se convertit au christianisme avec sa famille. On leur donna une bible et on leur expliqua que Jésus était le seul Dieu qui avait donné sa vie pour les autres. Six mois plus tard, ils étaient baptisés. Narmada nous dit que Goverdhan avait reçu 800 roupies le premier mois et 2 000 roupies les six mois suivants (8). Des histoires comme celle de Goverdhan et de Narmada ont favorisé le développement de l’Eglise.

Aujourd’hui, il y a près de 1 500 églises et congrégations dans les 2 515 villages du Kandhamal. Entre 500 et 750 églises sont bâties en dur. Elles sont construites en marbre, en bois, en ciment et même en verre. Près d’un quart de la population du Kandhamal est chrétienne. L’Eglise catholique a une forte présence. Quant aux protestants, les plus actifs sont les baptistes, les pentecôtistes, l’Eglise du Nord de l’Inde et l’Eglise du Sud de l’Inde.

Pour un homme comme Swami Lakshmanananda Saraswati, l’extension de l’Eglise était une injure personnelle. Pour ses fidèles, Saraswati était l’incarnation de Parashurama (9), le premier saint guerrier de la mythologie hindoue. La légende raconte que Parashurama avaient tué vingt et une fois, sur terre, pour leur arrogance, les haihaya-ksatriyas, ennemis des brahmanes. Saraswati se voyait comme le saint qui vaincrait les chrétiens. Saraswati appartenait à ce qu’on appelle aujourd’hui les « castes les plus arriérées » (Most Backward Castes). Il était fonctionnaire et a quitté son travail dans des circonstances troubles. Apparemment, il y eut quelques « irrégularités » le concernant, bien que leur nature n’ait pas été connue de façon précise. Il n’y a pas beaucoup à dire sur ce qu’il fit par la suite, sinon de parler de rapports de police non confirmés l’accusant de meurtre et de conspiration criminelle.

Dans les années 1960, la direction du RSS convoqua Saraswati. Le RSS avait commencé à mettre en place son plan d’action dans les régions les plus déshéritées de l’Inde – à la différence des marxistes qui, eux, avaient commencé par les banlieues industrielles. Le chef du RSS de l’Orissa de l’époque, Bhupendra Kumar, choisit le Kandhamal pour Saraswati.

Par tout ce que nous savons de lui, Saraswati était un homme d’action. Il traqua ses ennemis chrétiens de toutes ses forces. Dès 1969, il avait lancé son ashram à Chakapada, où il repose désormais. L’ashram comptait 300 à 400 étudiants. Ils étaient tous hindous et formés pour devenir des activistes professionnels du RSS. Saraswati engageait également des volontaires pour la rénovation de petits temples en ruines. Et pour contrecarrer les chrétiens, il travaillait à l’amélioration du mode de vie des aborigènes.

Il commença à tenir des satsangs – des assemblées avec un guru, qui écoutait les problèmes des gens et discourait sur la vérité. Puis, Saraswati aborda la question de l’alcoolisme chez les aborigènes et lança une campagne contre la consommation de viande de bœuf. Ses fidèles disaient qu’il instaurait un mode de vie sain dans les tribus. Par une grande coïncidence, les chrétiens faisaient exactement la même chose avec leurs fidèles.

Dès 1988, Saraswati ouvrit un deuxième ashram, pour les jeunes filles cette fois-ci, à Jalesapala (là où il a trouvé la mort), à 150 km de son premier ashram. Ce lieu devint rapidement l’objet d’une controverse, les gens s’interrogeant sur la moralité d’un homme qui enseignait à des jeunes femmes dans un pensionnat. A cette époque, Saraswati avait réduit son travail à la « reconversion » des aborigènes devenus chrétiens et à la protection des vaches.

En décembre 2007, des heurts violents se produisirent entre hindous et chrétiens quand Saraswati donna l’ordre à ses fidèles de détruire une arche que des chrétiens avaient dressée devant leur église sur un terrain municipal. Les chrétiens expliquèrent que c’était à l’occasion de Noël et que l’arche serait enlevée dans un jour ou deux. Mais Saraswati ne voulut pas attendre. Après que ses hommes aient abattu l’arche, Saraswati se rendit en voiture sur place. Il passa par un village où les chrétiens étaient plus nombreux que les hindous.

Des chrétiens de ce village arrêtèrent sa voiture et l’en sortirent. On lui jeta aussi quelques pierres. Un de ses assistants appela alors ses amis du VHP et leur dit : « Babaji ko maar diya (Ils ont eu Babaji) ». Les hommes de Saraswati attaquèrent alors les chrétiens avec l’énergie qu’ils mettaient normalement dans ce genre d’attaques.

Après les émeutes de décembre, Saraswati donna une interview – probablement la dernière – à Organiser, publication RSS. Il y disait : « Avec leur nombre qui augmente, les chrétiens ont pris de force des jeunes filles hindoues et ont contraints des convertis à manger de la viande de bœuf. » Il raconta que les chrétiens « jetaient les restes des vaches mortes dans les temples ». Saraswati ajoutait que les missionnaires chrétiens « donnaient aux gens des médicaments dont ils disaient qu’ils étaient la substance de Jésus ». De plus, « ils avaient construit une petite maison de prière au milieu d’une localité hindoue, à côté d’un temple et qu’après quelques années d’activité missionnaire, ils avaient transformé la maison de prière en une énorme église ».

Vers la fin de l’interview, Saraswati déclarait que l’argent étranger inondait les églises de l’Inde pour ériger « des symboles insolents de l’Eglise, qui offensent la vue, le cœur et l’esprit des hindous ». Il parla de « statues de Jésus Christ qui culminaient à de telles hauteurs qu’elles obstruaient l’horizon et de clochers surmontés de croix qui étaient visibles de très loin, ainsi que d’énormes églises toute proches de vieux et célèbres temples ». Il réclamait une interdiction constitutionnelle de la conversion des hindous à la « foi d’Abraham » et avertissait les chrétiens de l’Inde qu’ils devaient comprendre très vite qu’ils ne seraient pas protégés par le département d’Etat américain, qui vitupérait tous les ans contre les hindous, dans ses rapports sur la liberté religieuse et la défense des droits de l’homme. Il ajoutait : « Les chrétiens ne sont protégés actuellement que par la bonne volonté de la majorité des hindous, au milieu desquels ils doivent vivre. » Et Saraswati martelaient ces idées dans les aborigènes kandha.

Les aborigènes de l’Orissa sont des durs. Ils ont livrés contre Ashoka le Grand la bataille de sa vie. Ashoka avait envahi le Kalinga en 261 avant J.C. Il n’y avait pas de roi pour s’opposer à lui, mais les tribus s’étaient battues contre lui. Ashoka gagna la guerre de Kalinda, mais 110 000 hommes moururent dans la bataille. Ashoka ne fit plus jamais la guerre et se convertit au bouddhisme.

Rupesh Kanhar, 19 ans, est leur descendant. Rupesh et ses amis ont participé le 28 août à une réunion du conseil de guerre du RSS dans la jungle, près du village de Gopingiya. Sorti en 2006 de l’ashram de Saraswati à Chakapada, il vit près de la jungle et est un redoutable aborigène kandha. Quinze personnes, y compris Bhimraj, l’ami de Rupesh, assistent à cette réunion. Ils mettent au point un plan pour attaquer les chrétiens. L’assemblée arrive à la conclusion qu’ils ne tueront pas de chrétiens, mais les effrayeront au point de leur faire quitter le Kandhamal.

Rupesh récite la prière du RSS qu’il connaît par cœur. Il n’a jamais tué de chrétien, mais a déjà incendié plusieurs maisons. Rupesh et ses amis se préparent à l’attaque. Certains ont déjà beaucoup bu. Le groupe se rassemble à 21 heures ; ils sont près de 200, armés de haches, d’épées, de machettes et munis de torches. Ils ont enroulés des cordons rouges à leurs poignets, si serrés parfois qu’ils en gardent la trace sur la peau et ils s’enduisent l’un l’autre le front de poudre de vermillon. Ils ont un code de couleurs pour les foulards qui leur enserre la tête. Si c’est une bataille ST contre SC, le foulard est rouge. Ce soir, c’est un combat hindous contre chrétiens, le foulard est donc jaune safran.

Rupesh et son groupe marcheront jusqu’à minuit passé, terrorisant les chrétiens qu’ils rencontreront, lesquels s’enfuieront dans la jungle en pleine nuit. C’est la routine au Kandhamal : les militants hindous crient des slogans et conduisent la marche, à la lumière des torches. Une trompe sonne : c’est le signal de l’attaque. Des slogans sont hurlés : « Vande Mataram », « Jai Shri Ram », « Om Shanti Om, « Hindu Rakhiya, Momo Dikhya (« Sauvez les hindous ! », « Sauvez notre culture !»). Quand 200 personnes hurlent ensemble, même les sourds entendent.