Eglises d'Asie

Supplément EDA 5/2008 : Japon : le bouddhisme est-il en train de disparaître ?

Publié le 07/10/2011




 Le 14 juillet 2008, le New York Times publiait un article intitulé : « In Japan, Buddhism May Be Dying Out » – dont on trouvera une traduction française ci-dessous. Quelques jours plus tard, le 20 juillet, l’édition hebdomadaire du Yomiuri reprenait le sujet, sous le titre : « Otera ga naku naru ! » (‘Les temples disparaissent !’). Citant des données de l’Agence pour les affaires culturelles indiquant que le nombre des temples bouddhiques au Japon avait décliné de 96 000 à 86 000…

 … entre 1970 et 2005, le journaliste japonais montrait que ce déclin allait en s’accélérant, le nombre des moines s’amenuisant. En 1970, le pays comptait 1,6 million de moines bouddhistes ; ils n’étaient plus que 300 000 en 2005, avec une pyramide des âges vieillissante et un tiers d’entre eux desservant plusieurs temples, jusqu’à sept ou huit sanctuaires.

 

Les Japonais ont longtemps eu une approche de la religion assez arrangeante, à l’image d’un supermarché spirituel, ce qui leur permet de célébrer la fin de l’année au temple bouddhique et d’accueillir la nouvelle, quelques heures plus tard, au sanctuaire shinto. Quant aux mariages, ils empruntent aux rituels shintoïstes ou, tout aussi facilement, à celui des chrétiens (1). Mais lorsque vient le temps des obsèques, les Japonais ont toujours été traditionnellement et indéfectiblement bouddhistes, à tel point que le bouddhisme au Japon est souvent qualifié de « bouddhisme funéraire », en référence à son quasi monopole en ce domaine, consistant en cérémonies compliquées et lucratives autour de la mort et de la commémoration des défunts.

Mais cette expression décrit également une religion qui, semblant pourvoir davantage aux besoins des morts qu’à ceux des vivants, est en train de perdre son statut dans la société japonaise. « C’est cela l’image du ‘bouddhisme funéraire’ : celle d’une religion qui ne répond pas aux besoins spirituels des fidèles, constate Mori Ryoko, prêtre bouddhiste et desservant principal du temple Zuikoji, un sanctuaire fondé il a sept siècles et situé dans le nord du Japon. Dans l’islam ou le christianisme, on fait des prêches sur des sujets spirituels. Mais au Japon, de nos jours, très peu de prêtres bouddhistes le font. »

Mori Ryoko est âgé de 48 ans. Il est le 21ème desservant du temple et il n’est pas certain qu’un prêtre lui succèdera en que 22ème titulaire de la charge. « Si le bouddhisme japonais n’agit pas maintenant, il va disparaître, affirme-t-il. Nous ne pouvons nous permettre d’attendre. Nous devons faire quelque chose. »

Partout au Japon, le bouddhisme fait face à une conjonction de problèmes, certains habituellement rencontrés par les religions des pays développés, d’autres plus spécifiquement propres au Japon. Le manque de vocations, pour succéder aux prêtres titulaires, est en train de compromettre, dans tout le pays, les entreprises familiales que sont les temples. En même temps que l’intérêt pour le bouddhisme décline dans les villes, les bastions de la religion en zone rurale se dépeuplent, du fait du décès des fidèles et de la faiblesse du taux de natalité.

Fait encore plus significatif, le bouddhisme est en train de perdre son emprise sur le marché des obsèques, à mesure que les Japonais se tournent vers des entreprises de pompes funèbres ou choisissent même de ne pas organiser de funérailles du tout.

Dans les campagnes, on s’attend à ce que de nombreux temples ferment lors du passage à la prochaine génération de moines. Ils emporteront avec eux des siècles d’histoire locale, accentuant la crise démographique actuelle du Japon rural.

Ici, à Oga, sur la péninsule du même nom qui fait face à la mer du Japon, dans la préfecture d’Akita, les prêtres bouddhistes constatent avec réalisme, chiffres en main, le déclin d’une population et de son industrie de pêche locale. « Il n’est pas exagéré de dire que la population a diminué de moitié par rapport à ce qu’elle était à son apogée et que toute l’activité économique a, elle aussi, été divisée par deux, constate Sakamoto Giju, 74 ans, 91ème prêtre titulaire du plus vieux temple d’Akita, le Chorakuji, fondé aux alentours de l’an 860. La réalité étant ce qu’elle est, se contenter d’affirmer simplement que nous sommes une religion et que nous avons une longue histoire – la plus ancienne d’Akita en fait – est totalement inadapté. »

« C’est pourquoi je suis convaincu qu’il n’y a plus d’espoir ici », constate-t-il, depuis son temple situé sur un promontoire surplombant un village de bord de mer. Pour survivre, Sakamoto Giju s’est totalement investi dans la gestion d’une clinique et d’un nouveau temple dans une banlieue d’Akita en plein développement. Ce nouveau temple n’a toutefois drainé que 60 foyers depuis son ouverture il y a environ deux ans, soit beaucoup moins que les 300 considérés comme nécessaires pour qu’un temple soit viable.

Pendant des siècles, un temple bouddhique moyen, dont la charge se transmettait de père en fils aîné, desservait un nombre stable de fidèles, avec très rarement la nécessité de faire du prosélytisme. Avec quelque 300 familles qui en dépendaient, le prêtre titulaire ainsi que son épouse ne manquaient pas de travail (2). Aujourd’hui, non seulement le nombre des temples au Japon ne cesse de décliner, passant de 86 586 en 2000 à 85 994 en 2006, selon l’Agence des affaires culturelles, mais celui des fidèles a également chuté.

« Nous devons trouver de nouvelles activités, parce que le temple seul ne suffit plus », constate Kon Kyo, 73 ans, épouse du prêtre titulaire de Kogakuin, un sanctuaire qui compte actuellement 170 membres. Elle a dû travailler, pour sa part, dans un centre de soins de jour pendant que son mari était employé par le bureau local de planification du territoire.

Pas très loin de là, à Doshoji, un temple dont la communauté se résume aujourd’hui à 85 familles vieillissantes, le prêtre principal, Takahashi Jokan, 59 ans, s’est retrouvé face à un problème bien connu de la plupart des petites entreprises familiales au Japon : trouver un successeur. Son fils aîné a reçu la formation nécessaire pour devenir prêtre bouddhiste, mais Takahashi Jokan hésite à lui demander de reprendre le temple. « Mon fils a grandi en ne connaissant que l’univers du temple et il m’a dit qu’il ne s’y sentait pas libre », explique-t-il, précisant que son fils, âgé aujourd’hui de 28 ans, travaille dans une entreprise d’une ville voisine. « Il m’a demandé de le laisser libre aussi longtemps que je travaillerai et qu’il reviendra prendre la charge du temple quand il aura environ 35 ans. »

« Etant donné l’avenir, faire pression sur un jeune afin qu’il reprenne un temple comme celui-ci me semble bien cruel », conclut Takahashi Jokan après avoir fait faire à ses visiteurs le tour de la plus importante pièce du temple, une chambre centrale avec des coffres en bois où, dit-il, sont gardés les esprits des ancêtres.

Ce matin, Mori Ryoko, le prêtre du temple fondé il y a 700 ans, commence sa journée par une visite à une famille de riziculteurs pour célébrer le 33ème anniversaire de la mort du grand-père. Devant l’autel des ancêtres, Mori Ryoko prie et récite les mantras. Puis il répète les mêmes rites chez une autre famille qui commémore le 7e anniversaire de la mort du grand-père.

Aujourd’hui, de plus en plus de Japonais, spécialement ceux qui vivent en ville, ont rejeté ces traditions. Bon nombre d’entre eux n’appartiennent plus à la communauté d’un temple et lorsque leurs proches décèdent, ils s’adressent plutôt aux entreprises de pompes funèbres. Ces entreprises proposent les services de prêtres bouddhistes pour les obsèques. Selon un rapport de 2007 de l’Association des consommateurs du Japon, le coût moyen des funérailles, sans compter la concession au cimetière, s’élève à 21 500 dollars, dont 5 100 dollars sont prélevés pour les services d’un prêtre bouddhiste.

Jusqu’au milieu des années 1980, la plupart des Japonais organisaient les obsèques à la maison ou au temple, le prêtre bouddhiste local étant placé au centre des cérémonies. Mais, au cours de la dernière décennie, les entreprises de pompes funèbres ont considérablement accéléré leur développement. En 1999, selon l’Association des consommateurs, 62 % des Japonais organisaient les obsèques à la maison ou au temple, alors que 30 % d’entre eux choisissaient les entreprises de pompes funèbres ; en 2007, les préférences s’étaient inversées, avec 28 % de personnes choisissant les funérailles à la maison ou au temple et 61 % optant pour les entreprises de pompes funèbres.

De plus, un nombre croissant de Japonais décident désormais d’incinérer leurs proches sans aucune cérémonie d’obsèques, comme l’explique Ueda Noriyuki, ethnologue à l’Institut de technologie de Tokyo et spécialiste du bouddhisme. « Du fait de ce phénomène, les prêtres et les temples bouddhistes ne joueront bientôt plus aucun rôle dans les funérailles. »

Selon lui, le bouddhisme japonais connaît un tel affaiblissement en raison des compromis passés durant la période de la seconde guerre mondiale, notamment par la collaboration avec le régime militariste. Après que les prêtres bouddhistes aient glorifié les soldats morts au combat et leur aient donné des noms bouddhiques posthumes, prêcher au sujet du pacifisme ne pouvait que sonner faux.

Mori Ryoko raconte qu’après la guerre il était devenu à la mode d’organiser des obsèques de plus en plus somptueuses avec des noms bouddhiques prestigieux. Ces noms – avec les plus hauts rangs donnés traditionnellement à ceux qui ont eu une vie édifiante – sont aujourd’hui systématiquement achetés, quelle qu’ait été la vie menée par le défunt. « Les soldats qui avaient donné leur vie pour leur pays ont reçu des noms bouddhiques posthumes particuliers. Tout le monde a voulu la même chose et les prix se sont envolés, explique Mori Ryoko. Tout le monde était devenu plus riche, donc tout le monde voulait des noms encore plus honorifiques. »

« Mais cela nous a donné une mauvaise image », ajoute-t-il, expliquant que le prix du nom le plus prestigieux à Akita atteint l’équivalent de 3 000 dollars, et bien plus encore dans les grandes villes comme Tokyo. De fait, cette image a été renforcée par la manière dont fonctionne le marché des obsèques et des cérémonies pour les défunts. Les frais ne sont pas détaillés mais laissés à la discrétion de la famille et la plupart du temps les proches se sentent implicitement obligés de se montrer généreux. L’argent est donné dans des enveloppes et aucun reçu n’est remis en échange. Les temples, de par leur statut d’organisation religieuse, ne payent pas de taxes.

C’est en partie pour remédier à cette mauvaise image que Hayashi Kazuma, 41 ans, prêtre bouddhiste non titulaire, a fondé il y a trois ans, une entreprise, Obohsan.com (obohsan signifiant ‘prêtre’ en japonais) dans une banlieue de Tokyo. Cette entreprise propose les services de prêtres bouddhistes indépendants pour les obsèques et les cérémonies, sans passer par les entreprises de pompes funèbres ou d’autres intermédiaires. Les prix, moins élevés d’un tiers au moins par rapport à la moyenne, sont clairement indiqués sur le site Internet de l’entreprise. Une réduction de 10 % est proposée aux adhérents. « Nous fournissons même des reçus », ajoute Hayashi Kazuma.

Selon lui, loin d’éloigner le bouddhisme japonais de ses racines spirituelles, son entreprise a attiré beaucoup plus de fidèles grâce à ses prix défiant toute concurrence. Le nom posthume le plus honorifique est vendu pour environ 1 500 dollars, un prix dérisoire. Sur ce sujet, Hayashi Kazuma tient à se justifier : « Je sais bien qu’à l’origine, ce n’est pas cela le bouddhisme. Mais ce que choisissent nos clients, c’est un symbole. Et certains le désirent avec beaucoup de force ; nous nous devons d’y répondre. »

Après s’être ainsi défendu de trahir les idéaux du bouddhisme, Hayashi Kaazuma dit avoir vendu à des clients le nom le plus prestigieux en émettant cette réserve : « En fait, cela n’a rien à voir avec une course en ville pour s’acheter un sac à main. Vous savez, un sac Gucci. »

(EDA, New York Times, novembre 2008)