Eglises d'Asie

Supplément EDA 5/2008 : Le suicide au Japon : symptôme d’une société malade spirituellement

Publié le 07/10/2011




 Si, en France, le chômage et la précarité sont les principaux facteurs qui mènent au suicide, au Japon, mis à part les dépressions nerveuses dues au surmenage (karo) au travail, le principal facteur amenant à mettre fin à ses jours est sans doute le relâchement des liens familiaux. Dans l’article ci-dessous, Mgr Mori, ancien évêque auxiliaire de Tokyo, part de cette réalité sociale pour discerner ce que l’Eglise peut dire aux Japonais.

 par Mgr Mori Kazuhiro,
évêque auxiliaire émérite de Tôkyô *

* Mgr Paul Mori Kazuhiro est évêque auxiliaire émérite de l’archidiocèse de Tôkyô. Né en 1938, ordonné prêtre en 1967 dans l’ordre des carmes déchaux, il a été évêque auxiliaire de Tôkyô de 1984 à 2000. Depuis cette date, il se consacre à la formation continue des laïcs par des écrits, des conférences et la direction de retraites.

 

 

Un pays heureux ?

Il y a peu, des religieuses africaines sont venues au Japon. Elles n’y sont restées qu’une semaine mais toutes sont reparties en disant combien la société japonaise leur semblait heureuse. Avec une économie florissante, on y trouve de tout. La nourriture est abondante et rencontrer quelqu’un de sous-alimenté est exceptionnel. Les jeunes sont protégés jusqu’à l’âge de 18 ans, leur éducation assurée et il n’y a personne qui ne sache pas lire. S’il le désire, un jeune peut facilement aller au collège ou à l’université. Grâce à la qualité de l’environnement et au développement des soins médicaux, les maladies contagieuses ont été jugulées. Les décès prématurés sont peu nombreux et l’espérance de vie est élevée, notamment chez les femmes, championne du monde en la matière. De même, en comparant le Japon aux autres pays, le taux de criminalité n’est pas très important. La sécurité y est telle que, même la nuit, une femme seule peut se promener dans la rue.

Si l’on compare les habitants de ce pays développé et ceux des pays pauvres où il est difficile au jour le jour de trouver ne serait-ce qu’à manger, il faut avouer que la société japonaise est riche. Le critère du bonheur dépend, dit-on, de l’abondance matérielle. Mais en changeant d’angle de vue, la dureté de la société japonaise et sa pauvreté spirituelle peuvent apparaitre. Si l’on considère que l’homme est ce qu’il y a de plus important au monde, il faut avouer, du moins c’est ce que je pense, qu’humainement parlant, le Japon est le pays le plus pauvre et le plus pitoyable du monde. En scrutant la misère de la société japonaise, je voudrais ici évoquer le rôle qu’on peut attendre de l’Eglise catholique.

2.) Inhumanité de la société japonaise

Le Japon a le taux de suicides le plus élevé de tous les pays développés. Le nombre des suicides a doublé depuis 1998 et dépasse 30 000 par an. Chaque jour qui passe, 90 suicides, chaque heure qui passe, quatre suicides.

Pourquoi au Japon finit-on par choisir de mourir ? La société japonaise après la deuxième guerre mondiale a été très influencée par la civilisation américaine et a suivi les Etats-Unis en tous les domaines, sauf pour le nombre de suicides où elle les devance.

Un célèbre écrivain japonais, Itsuki Hiroyuki, bouddhiste, compare dans un de ses essais : « Une goutte d’eau dans le grand fleuve », le nombre des suicides au Japon au nombre des victimes de la lutte pour l’indépendance de l’Irlande du Nord. Il fait remarquer que vivre dans la société japonaise équivaut à vivre au milieu d’un champ de bataille.

Pendant quarante ans, la lutte armée en Irlande du Nord a fait environ 5 000 victimes, y compris les civils. Au Japon, le nombre des suicides en un an dépasse les 30 000, ce qui, en quarante ans, amène à un chiffre dépassant le million. D’après Itsuki Hiroyuki, que dire de la société japonaise où en quarante ans le nombre des suicidés atteint le million, si ce n’est qu’elle est le terrible champ de bataille d’une lutte non armée ?

Je pense que c’est effectivement le cas. Le nombre des suicides est publié officiellement par la police, après enquête judiciaire ou administrative. En réalité, en comptant ceux qui ont mis fin à leur jour sans qu’on le sache et que les statistiques ignorent, le nombre des suicidés serait deux fois plus élevé. En y ajoutant les tentatives de suicide, il décuplerait. Avec une telle conception négative de la vie humaine, la société japonaise doit cacher des singularités importantes.

3.) Les personnes âgées, des fardeaux inutiles

Ce qui est singulier avec les statistiques des suicides dans la société japonaise, c’est la proportion de personnes de plus de 50 ans qui mettent fin à leur jour. Cette proportion atteint 60 % de l’ensemble des suicides, et sept fois sur dix il s’agit d’un homme. Ces chiffres ainsi que les motifs des suicides nous disent quelque chose de la vision de l’homme dans la société japonaise.

Dans leur volonté de se suicider, tous les hommes n’ont pas les mêmes motivations. En 2004, d’après les rapports de police et du ministère du Travail et de la Santé, 45,7 % des suicides l’ont été pour des raisons de santé et 24,6 % pour des motifs économiques (difficultés à gagner sa vie, chômage, dettes et mauvaises affaires).

Le fait que les problèmes de santé apparaissent comme le premier motif de suicide est surprenant, alors que l’espérance de vie au Japon est l’une des plus élevées au monde, grâce à une bonne alimentation, un bon environnement et des techniques médicales de pointe. Aussi le taux élevé des suicides chez les seniors à la suite de soucis de santé signifierait que cela n’a rien à voir avec qu’il ne relève ni de l’essor économique, ni la richesse matérielle, ni un certain ‘bonheur humain préfabriqué’.

On dit qu’une longue vie est une bénédiction. Certes, mais cela signifie seulement qu’est repousssée l’échéance de l’affaiblissement du corps, et de la mort qui approche doucement. Si, face à la souffrance, à la maladie et à la mort, ceux qui pensent au suicide avaient une certaine conception de la valeur de l’existence, s’ils avaient une lumière qui puisse leur faire admettre de façon positive la maladie et la mort, ils seraient, je pense, moins nombreux. Toujours est-il, et c’est regrettable, que les gens sont persuadés que la vraie valeur, c’est exercer ses capacités depuis l’enfance, obtenir de bons résultats scolaires, devenir riches et jouir de l’existence. Ils finissent par vivre sans pouvoir penser ni acquérir une idée de la valeur de l’existence humaine qui intégrerait la maladie et la vieillesse. Il est clair que c’est là la grande carence d’une société japonaise qui continue à privilégier le développement économique.

De même, parler du pourcentage élevé des suicides chez les seniors, c’est aussi, en même temps que cette carence de conception de la vie humaine et du monde, montrer combien les liens familiaux se sont affaiblis.

Face à la maladie et la vieillesse, tout le monde s’inquiète de devenir une charge pour sa famille, chacun craint de finir en laissé-pour-compte de la société. Surtout, dans le fond de leur cœur, les personnes âgées broient du noir : pourquoi n’y a-t-il que moi de malade, pourquoi faut-il mourir ? Là aussi, si tout près d’eux il y avait une famille qui comprenne leur peine et leur parle avec gentillesse, ils seraient réconfortés, soutenus et pourraient puiser la force de supporter l’âge et la maladie.

Au contraire, bien des familles japonaises actuelles perdent l’envie et la disponibilité de s’occuper des membres de leurs familles vieillissants ou malades. Les causes en sont multiples mais l’une d’entre elles est la généralisation d’un mode de vie centré autour de la famille nucléaire. Bien souvent, le nombre moyen de personnes par foyer ne dépasse pas quatre individus : deux parents et deux enfants. Dans cette situation, pour affronter le monde de l’école et du travail, ces familles ont perdu l’esprit de disponibilité qui les faisait se rapprocher des personnes âgées ou malades. On peut dire que l’affaiblissement de la structure familiale est devenu la cause profonde des suicides chez les personnes âgées.

4.) Rendement et compétence remplacent le cœur et la vie des hommes

Le souci exacerbé de la compétence et du rendement dans les entreprises a fait du développement économique l’ultime priorité de la société. Il a affaibli d’autant le rôle de la famille en exerçant une forte pression sur la vie de chacun et en acculant l’homme à la solitude.

Nul n’ignore qu’entre 1980 et 1990, le temps de travail fourni par les hommes dans l’industrie japonaise était le plus important au monde. Lorsque le temps et l’énergie sont entièrement absorbés par l’entreprise, tout finit par s’effacer en dehors du travail. Naturellement, le temps nécessaire pour réfléchir au sens de la vie humaine est confisqué à ces employés et, sans qu’ils s’en rendent compte, leur âme est comme vidée d’elle-même.

Une fois qu’ils ont trouvé un emploi, les hommes, pris par le système, deviennent un rouage de l’entreprise. Souhaits personnels et conditions particulières ne sont pas pris en compte. Ils travaillent pour un seul but, les normes de l’entreprise. Celui qui n’en a pas la capacité et ne peut satisfaire aux exigences de la société est réprimandé en public et sa personnalité comme niée. Son amour propre blessé, il est mis à l’écart ou renvoyé de l’entreprise. Les entreprises japonaises sont impitoyables au-delà de tout ce que nous pouvons imaginer.

Pour y échapper, la majorité des hommes travaille durement à l’usine ou au bureau, même au-delà du nécessaire. Ils y laissent leurs forces et en conséquence accumulent fatigue physique et morale. Même rentrés à la maison, ils ne peuvent évacuer complètement leur fatigue et, le lendemain, repartent au travail. Le physique comme le moral n’étant pas élastiques, ils finissent par perdre leur souplesse. Facilement dépressifs, rencontrant une quelconque difficulté, ils s’effondrent rapidement. Sept suicides sur dix concernent des hommes, ce qui est imputable à l’insoutenable difficulté de leur situation.

Pour dire vrai, la prospérité de la société japonaise repose sur les vies sacrifiées d’hommes dont on a vidé l’existence.

5.) Une société soumise au développement économique

La société japonaise tout entière a fini par être engloutie par les exigences du développement économique. Les parents, bien sûr, mais les enfants aussi qui en subissent également la néfaste influence.

Tout d’abord, par l’éducation. Les enfants sont totalement orientés vers la priorité accordée au développement économique alors qu’ils devraient bénéficier d’un éclairage universel dépassant les valeurs sociales et nationales.

Ainsi, les enfants mis sur les rails dès leur plus jeune âge pour accéder à l’enseignement supérieur et lutter pour l’obtention des diplômes s’épuisent moralement et physiquement. Une bonne place et de bonnes notes obtenues par une lutte acharnée provoquent une accumulation de fatigues nerveuses intérieurement inguérissables et des tensions inutiles pour des enfants. Ce qui, dans bien des écoles, est à l’origine des brimades entre élèves, quelquefois cruelles mais fréquentes. Dans une enquête récente, on lit que près de la moitié des collégiens, ne pensent qu’à rester à la maison se reposer les week-ends et qu’un sur quatre est dépressif. Ce fort niveau de stress est le résultat de la compétition acharnée et de la pression exercée sur les jeunes.

Est aussi en cause le mode de vie des adultes, qui privilégient abondance et prospérité, principes qui finissent par corroder le cœur des enfants. A la question : « Pour être heureux, qu’est-ce qui est nécessaire ? », la moitié des enfants répondent : « De l’argent ! ».

Les enfants qui portent l’avenir du Japon sont non seulement épuisés mais imprégnés des mêmes valeurs que celles de leurs parents, ce qui assombrit l’avenir du pays.

A la lumière de ces trop nombreux suicides, il est manifeste que le Japon a perdu les valeurs de la vie humaine et les a remplacées par celles liées à l’efficacité et au rendement. Celles-ci aliènent l’homme et prend les forces des familles qui tentent d’accomplir la mission qui leur est dévolue par la société et, finalement, bon nombre de gens sont dévorés par la solitude.

Aux hommes pris dans cette difficile situation, que peut dire l’Eglise ?

6.) Revenir à la simplicité de l’Evangile

La position de l’Eglise du Japon, sa réponse et son action n’ont probablement pas toujours été appropriées.

Durant la première moitié du XXème siècle, l’Eglise catholique n’a pu travailler librement qu’après la deuxième guerre mondiale. Arrivèrent alors entre 1945 et 1960, de nombreux missionnaires d’Europe et d’Amérique dans le Japon libéré du racisme nationaliste et du militarisme.

Pendant cette période, le nombre de congrégation et de sociétés missionnaires approchait la centaine. Plus de soixante-dix congrégations fondèrent des écoles catholiques dans chaque région du Japon. S’appuyant sur un soutien financier important, de nombreuses religieuses et des prêtres animés de l’esprit missionnaire vinrent apporter aux Japonais qui, avec la défaite, n’avaient plus confiance en eux, un espoir fondé sur le Christ.

Grâce à quoi, le nombre des baptisés augmenta. Dans les années 1950, les baptêmes d’adultes dépassèrent les 10 000 par an. Mais, avec l’essor des mouvements étudiants de gauche, le nombre des baptisés s’orienta à la baisse avec les années 1960. Lors des années 1970, l’essor économique du Japon prenant de l’ampleur, le nombre des baptisés tomba à 4 000 par an.

Beaucoup d’observateurs ont expliqué que cette diminution était due à la priorité donnée aux valeurs économiques. Je ne pense pas que ce soit la bonne explication. A partir des années 1970, de nouvelles religions sont apparues et ont attiré les jeunes. Selon le ministère des Sciences et de la Culture, le nombre des adhérents de ces religions aujourd’hui est le double de la population totale du Japon. Ce qui veut dire qu’une seule personne adhère à plusieurs religions, et donc que, dans la société japonaise, de toute évidence, le besoin religieux est très important.

Alors qu’au Japon, le nombre des croyants de tout bord grandit, le nombre de ceux qui viennent frapper à la porte de l’Eglise catholique diminue. Les raisons sont à est à chercher du côté de l’Eglise.

A partir des années 1980, les évêques ont fini par accepter la réalité. En 1987, ils ont organisé un rassemblement national pour tenter une nouvelle approche spirituelle. A cette occasion, ils se sont penché sur ce que l’Eglise catholique du Japon avait vécu jusque-là. Très clairement leur est apparue une double dichotomie : « Séparation entre foi et vie »« Séparation entre Eglise et société ». Ils ont compris que tant que cette double dichotomie ne serait pas résolue, l’annonce de l’Evangile au Japon ne progresserait pas. Elle continuerait de ne rien signifier pour la société japonaise et n’aurait pas droit de cité. Cet obstacle à surmonter est un problème important pour l’Eglise. Aussi ont-ils réuni l’ensemble de leurs réflexions en un message envoyé à tous les fidèles.

Les évêques y expliquaient que cette double dichotomie était la conséquence du fait que l’Eglise du Japon avait transmis avec trop de zèle les traditions de l’Eglise occidentale forgées par deux mille ans d’histoire, sans les confronter à la réalité de la société japonaise.

Pour la jeune Eglise du Japon, qui n’a pas de tradition propre, s’échapper du cadre de cet enseignement deux fois millénaire, inventer sa propre marche, n’est pas quelque chose de facile. C’est pourtant son problème actuel.

Mais pour l’instant, un autre problème a surgi ; celui du vieillissement de ses prêtres et de la raréfaction des vocations. Le nombre des églises sans prêtre augmente. Bien des congrégations qui jusqu’à maintenant et par vocation s’occupaient d’éducation ou d’œuvres sociales se retirent.

Dans une telle – et sombre – perspective, n’y a-t-il pas une lueur d’espoir ? J’ai la conviction qu’il y en a une. C’est quelque chose d’extrêmement simple. Se recentrer sur l’ultime préoccupation du Christ disant : « Votre Père qui est aux cieux veut qu’aucun de ces petits ne se perde » (Mat 18,14). Nous avons l’exemple de Mère Teresa. En Inde, ce pays fermé au christianisme où la prudence est de mise en ce qui concerne l’apostolat chrétien, la religieuse, par delà le problème des différences de religion, fascinait beaucoup de gens. Ce qui les attirait chez elle, c’était qu’elle allait, sincère et dévouée, à la rencontre de ceux qui souffrent. La vie de Mère Teresa témoigne de la pureté évangélique à l’égard de tout homme souffrant et de l’attirance lumineuse qu’elle exerçait auprès d’un grand nombre.

A la suite du Père des cieux qui « aima tellement le monde qu’il lui a donné son fils unique », c’est en allant à la rencontre des hommes avec sincérité et sans détour, que j’en suis certain, l’Eglise catholique redonnera aux hommes et les femmes de la société japonaise une existence qui soit porteuse de sens.