Eglises d'Asie

Supplément EDA 5/2008 : Regards croisés sur les jeunes au Japon

Publié le 07/10/2011




 Le 8 juin 2008 à 12 heures 30, Tomihiro Kato, un jeune de 25 ans, lançait un camion de deux tonnes dans l’espace piétonnier d’Akihabara, au centre de Tokyo. Le camion avait été loué à Susono, petite ville située à 150 km au sud de la capitale, où il résidait. Après avoir heurté un taxi, l’engin s’immobilisait, le chauffeur en descendait et agressait à coups de couteau les passants.

 En un instant, sept personnes étaient tuées et dix autres grièvement blessées. Maîtrisé et arrêté, le jeune homme déclarait avoir voulu tuer « n’importe qui » au « hasard ». Le mobile avoué du crime tenait à ce que personne n’avait répondu aux messages et annonces qu’il avait envoyés grâce à son téléphone portable sur un site Internet. Se sentant méconnu et rejeté des autres, « aussi seul dans le réel que sur la toile », il avait averti de son acte à l’avance dans un ultime message sur le même site.

La mise en scène du crime, l’horreur du massacre, la futilité apparente du motif ont consterné une population déjà choquée par une la multiplication de faits semblables (appelés en japonais « tôrima », littéralement ‘passage d’une force maléfique’). L’événement était d’autant plus emblématique que le lieu choisi de la tuerie était le quartier d’Akihabara, Mecque de l’électronique où aiment se rassembler les « otaku », ces jeunes qui consacrent tous leurs loisirs aux mangas, jeux vidéos et recherche d’accessoires informatiques sophistiqués. De plus, l’identité du criminel, un jeune contractuel n’ayant jamais connu d’intimité familiale et vivant de petits boulots, relançait le débat sur la situation d’une frange de la population, jeune, victime de l’exclusion et de la précarité, et plus largement de toute une génération apparemment déconnectée de tout lien avec le monde réel.

Le ministère que j’ai exercé au Japon m’ayant donné l’occasion de cheminer avec les jeunes (1) depuis presque trente-cinq ans, il me semble avoir été le témoin, avec eux, d’une mutation culturelle sans précédent. Cette dernière est due en partie, je pense, à la volonté des nouvelles générations de s’affranchir du modèle industriel de l’après-guerre, fondé sur l’esprit de corps, l’obéissance et le travail. Elle est due également à l’emprise accrue des médias qui véhiculent les dictats d’un nouvel art de vivre, au développement rapide des technologies nouvelles et, enfin, aux bouleversements socio-économiques qui ont affecté le monde ces trois dernières décennies.

Regards sur trois décennies de cheminement avec les jeunes

Quand je suis arrivé au Japon à la fin des années 1960, les jeunes étaient dans la rue, rêvant, avec ceux de France et d’ailleurs, à une révolution mondiale qui affranchirait les peuples, du joug oppressant des institutions. Les jeunes étaient alors divisés en factions plus ou moins radicales qui alliaient allégeance aux meneurs et solidarité à l’intérieur du groupe. Le mouvement fut brusquement interrompu par les révélations de tueries fratricides entre factions en 1972. S’ensuivit alors une longue période de désillusion et d’abattement.

Walkman sur les oreilles, ces jeunes, se détournant des idéologies, trouvaient un substitut de salut dans l’univers de la musique. Les médias, menant la danse, prenaient le relais du brouhaha idéologique des années précédentes, répercutant les jugements sévères que la génération de l’après-guerre, celle de l’effort et du sacrifice, portait sur la nouvelle. Les « wakamonoron » (‘essais sur les jeunes’) florissaient, détaillant les fameux trois « mu » (‘sans’) : ‘sans énergie, sans motivation, sans ardeur’. Un mot nouveau circulait, emprunté au psychiatre américain Erikson : le « moratorium », attitude qui consiste à remettre toujours à plus tard les décisions, ce qui était perçu comme un refus de responsabilité et d’engagement.

En fait, ces jugements ne portaient que sur les apparences. La plupart des jeunes étaient à la recherche d’un sens nouveau à leur propre vie et, avant d’entrer dans un monde adulte jugé aliénant, voulaient se donner du temps. Entretemps, dans les années 1980, un groupe de jeunes penseurs, soutenu par les médias, introduisait la pensée dite ‘postmoderne’, très en vogue en Europe, proclamant l’inanité de toute cause et de tout engagement. Leurs écrits, souvent illisibles mais repris et interprétés dans un sens hédoniste par les médias, créaient un effet de mode qui eut un impact important sur les comportements. Il fallait ‘s’éclater’, refuser les rails, peaufiner la différence, échapper à tout sens établi. Le monde fut divisé en « parano », esclaves des normes et conventions sociales, et en « schizo », ceux qui optaient pour le rejet des valeurs dans un joyeux éclatement du soi. Ce fut le temps de la chasse à l’accessoire pour mieux se différencier des autres et, au même moment, la mode des manuels « how to » censés expliquer comment s’habiller ou se coiffer pour paraître différent des autres, ce qui ne faisait que renforcer un conformisme inévitable.

La nouvelle philosophie promettait une mutation sans précédent, l’avènement d’une l’humanité nouvelle, « shinjirui », totalement émancipée des carcans d’antan. Seule une minorité y croyait vraiment, mais la masse suivait, entraînée et soutenue par les promoteurs d’un marché « jeunes » qui s’annonçait juteux. Dans les années 1990, toutes ces tendances culminaient dans l’individualisme exacerbé du « otaku », indifférent au monde environnant, s’adonnant exclusivement à son hobby, aimant retrouver ses semblables dans les quartiers branchés de Shibuya et Harajuku. Puis, la mode fut de se teinter les cheveux en faux blond, de se percer l’oreille pour les garçons, tentatives pour échapper à la fatalité de la race et du sexe, mode qui disparut aussi brusquement quelques années plus tard.

A l’approche des années 2000, la majorité de ces jeunes cependant, après leurs frasques étudiantes, devaient faire face aux difficultés venues de la récession et se battre pour ne pas rester en marge du marché du travail. Auparavant, en 1995, deux événements avaient réveillé momentanément la population, le terrible tremblement de terre de Kobe et les attentats au sarin dans le métro de Tokyo, perpétrés par la secte Aum. Un élan de solidarité unissait passagèrement les jeunes, tandis que les nouvelles religions qui, jusqu’ici, attiraient les plus ardents devenaient brusquement suspectes.

Les années qui suivirent furent celles de l’engouement pour le numérique. Les jeunes passaient de plus en plus de temps les yeux rivés sur la Toile, s’évadant dans un monde déréalisé et fictif, se retrouvant entre eux dans des communautés virtuelles, tel le site « mixi », créé en 2004 et qui compte aujourd’hui cinq millions d’adhérents. Ce monde où ils se retrouvaient échappait totalement au regard et à la médiation des adultes. L’information tint lieu de savoir. Les réponses à toute question se trouvaient sur la toile sans qu’il soit besoin de réfléchir. Les occasions de rencontre directe se faisant rares, les troubles de la communication se firent d’autant plus nombreux et graves ; renfermement sur soi ou états dépressifs.

Aujourd’hui, après trois décennies de volonté d’émancipation, un bon nombre de jeunes se tourne à nouveau vers les idéologies fortes et rassurantes, nationalistes ou conservatrices. D’autres, mus par le désir de trouver dans leur vie des points d’appui et des motivations pour vivre, s’orientent vers les techniques de découverte de soi ou toutes sortes de spiritualités, et recherchent de nouveaux maîtres à penser dans un monde où l’on ne pense plus guère. Tout récemment, un mouvement de jeunes s’appelant « losgene » (de lost generation), réagissant à la dérive conservatrice chez les jeunes et la tendance des adultes à mettre des étiquettes sur eux pour mieux les dévaloriser, vient de fonder une nouvelle revue, appelant ceux de leur génération à retrouver des mots venus du réel pour mieux dénoncer les injustices qui leur sont faites.

Après des années de tâtonnements pour mieux s’affranchir des rails, une minorité pense en effet que le temps est venu pour les jeunes de s’émanciper d’une manipulation subtile et occulte, celle d’un monde adulte et marchand qui instrumentalise leur désir d’affranchissement tout en les méprisant. Beaucoup, sans renier les technologies nouvelles, cherchent bien au contraire à s’appuyer sur elles pour inventer un nouveau mode de ‘vivre ensemble’, en prise avec le réel, et remettre en cause la fatalité nouvelle, celle qui divise le monde en gagnants et perdants. Dans tout ce processus de changement, les religions, décrédibilisées, n’ont pratiquement aucune influence. On peut penser cependant que le temps est venu pour l’Eglise au Japon, qui affiche sa volonté de vivre au cœur du social, de rejoindre leur quête et si possible d’être un guide pour eux sans pour autant vouloir récupérer le mouvement. Il faudrait pour cela qu’elle soit davantage présente parmi les jeunes et qu’elle porte un regard positif sur eux, ce qui malheureusement est rarement le cas.

Regards de sociologues sur les jeunes

Les « wakamonoron », jugements des adultes sur les jeunes, existent sans doute dans tous les pays. Ils sont la plupart du temps, soit le reflet d’un rejet de la jeunesse soit, au contraire, l’apologie sans nuance de la génération « jeune », jugée seule porteuse d’un avenir créateur. Au Japon, il n’y a malheureusement que peu de sociologie sérieuse concernant la jeunesse. Les travaux qui existent peuvent aider pourtant à porter un regard plus nuancé sur eux et, par là, à se débarrasser de préjugés hâtifs et superficiels.

Les jeunes et la famille

Un certain nombre de facteurs sociaux ont profondément transformé la famille japonaise, déjà bien malmenée après-guerre, désertée par des pères mobilisés pour la reconstruction du pays. Quant aux jeunes, la plupart font de longues études ou commencent par de petits boulots avant l’entrée dans le monde du travail. En conséquence, beaucoup se marient de plus en plus tard ou pas du tout. Pour cette raison, ils restent plus longtemps à la maison, où ils trouvent le couvert et un toit (on les appelle « parasite single »). Beaucoup n’ont jamais vécu avec leurs grands-parents, et n’ont ni frère ni sœur. A la maison, la tendance est à l’individualisme : la télévision et l’ordinateur sont dans toutes les chambres. Grâce au portable, le jeune peut appeler qui il veut et les parents ignorent tout de ses fréquentations. Il arrive qu’il s’absente plusieurs jours sans que les parents le sachent ou s’en inquiètent.

Les statistiques suggèrent le peu de lien qui rattachent les jeunes à leur famille : 67 % des jeunes disent préférer parler de leur vie à un ami plutôt qu’à leurs parents. Seuls 17 % parlent avec leur mère, et 2 % avec leur père. Les parents n’intervenant que rarement, 66 % se disent contents de vivre à la maison. 44 % ne mangent par jour qu’un repas en famille, toujours, avouent-ils, le portable à portée de main…

Ces chiffres expliquent le paradoxe signalé par toutes les enquêtes : les jeunes se disent attachés à leur famille bien qu’ils n’aient que très peu de rapports avec elle. La perception des jeunes vis-à-vis de leurs parents n’est guère conflictuelle. 71 % disent de leur père qu’il est affectueux et compréhensif. 80 % disent la même chose de leur mère. Les parents disent privilégier l’amitié plutôt que l’autorité dans le rapport avec leurs enfants ; 83 % respectent leur liberté et préfèrent le dialogue aux remontrances. Ce portrait de la famille tranche avec celui des décennies antérieures, marquées par la fréquence des heurts intergénérationnels dégénérant dans la violence. En même temps, on peut dire que la famille n’existe presque plus comme lieu de socialisation et de formation des jeunes. Ne proposant plus que le vide, elle n’est plus le lieu de transmission d’un héritage culturel ou de valeurs.

Les jeunes et le campus

L’« enfer des examens » des années 1980 est bien révolu. Le taux d’entrée à l’université a augmenté (aujourd’hui un jeune sur deux), mais le taux de natalité est en chute libre – la population des 18 ans a décru de 500 000 individus en vingt ans-. La compétition reste dure pour les universités de prestige, mais, pour les autres, elle s’est fortement adoucie. Les universités doivent rivaliser pour attirer les jeunes, offrant les meilleurs services et équipements possibles.

La relation des jeunes à l’université a beaucoup évolué. Les sondages dressent le portrait d’étudiants plus sages et plus individualistes que leurs aînés, vivant moins en dortoir, moins présents sur le campus, mais plus assidus au cours et plus exigeants vis-à-vis de leurs professeurs. Interrogés sur l’évaluation du temps passé à l’université, ils répondent que celui-ci est important pour eux car il représente le dernier temps de liberté avant l’entrée dans le monde du travail. Ils se disent aussi trop occupés. Presque tous font un petit boulot pour payer loyer et factures du portable, mais aussi pour acquérir une expérience sociale. Ils participent de plus à la vie d’un club sur le campus et commencent dès la troisième année les démarches pour trouver un emploi. Vivant souvent dans leur bulle, très peu disponibles, protégés par les nouvelles règles sur la vie privée qui interdit de publier adresses et numéros de téléphone, ils sont beaucoup plus difficiles à contacter et donc moins faciles à mobiliser que leurs aînés par les mouvements et groupes sociaux ou religieux. Pour les toucher, restent les sites Internet, qui, à mesure de leur prolifération, perdent d’autant de leur utilité.

Les jeunes et le travail

Après les années fastes de la haute croissance, de nombreux jeunes sans travail doivent se contenter de petits boulots, vivant dans la précarité et l’exclusion. Parmi eux se trouvent ceux que l’on appelle les « freeters ». Le mot, qui vient d’une contraction de « free » et « arbeiter » (travailleur en allemand), n’est pas nouveau ; il a été créé de toutes pièces au milieu des années 1980 par l’agence d’emploi Recruit. Le mot désignait les jeunes qui, pour s’émanciper des contraintes du système, préféraient les petits boulots à l’emploi régulier, gagnant suffisamment leur vie pour s’adonner à leur hobby préféré.

Avec le début de la récession et la montée du chômage, le statut de « freeter », devenu alternative forcée au chômage, devenait cependant de moins en moins un choix, et le mot, prenant un sens péjoratif, changeait de sens, venant à désigner les jeunes jugés incapables d’assumer leur responsabilités et engagements. En 1992, ils étaient 1 010 000, en 2003, 2 170 000, en 2007, 1 8100 00. Le nombre a décru récemment, mais, entretemps, se sont jointes à eux d’autres formes de précarité, les contractuels, numéraires et ceux qu’à défaut d’autres mots, on appelle les « nîto » (de l’anglais NEET : None in Employ, nor in Education, nor in Training).

Au total, le nombre de jeunes vivant de petits emplois mal rémunérés s’élevait à 3 620 000 en 2003, puis à 3 480 000 en 2008. La diminution vient de ce que les travailleurs venus de la génération du baby boom (appelée aussi dankai sedai, ‘génération compacte de masse’) des années 1960 commençaient en 2007 à prendre leur retraite laissant de nombreuses places vides. Mais le salaire que touchent ces jeunes ne leur permet ni de trouver un logement décent, ni de se marier, ni de suivre une formation. Certains dorment dans la rue ou les cafés-Internet. Leur sort a attiré récemment l’attention du public et de nombreux syndicats libres, qui, préférant appeler ces jeunes « working poor », ont alerté l’opinion, s’offrant à les soutenir.

La situation de ces jeunes travailleurs n’est pas propre au Japon, elle est née dans un contexte de mondialisation et de libéralisation de l’économie, menant à la dérégulation de l’emploi et par là, aux disparités sociales et à l’exclusion. Au Japon cependant, cette situation est apparue de façon plus brutale qu’ailleurs, avec la disparition de l’ancien modèle japonais (avancement à l’ancienneté et emploi à vie), l’arrêt des habitudes de suremploi durant les années fastes de haute croissance, et le tournant ultralibéral de la politique gouvernementale. Les slogans que véhicule celle-ci sont ceux du capitalisme le plus sauvage : chacun doit se débrouiller s’il veut faire partie des gagnants, ceux qui perdent ne doivent s’en prendre qu’à eux-mêmes ; en bref, chacun doit être responsable de soi-même. Ces slogans, évidemment, ne marchent que pour ceux qui au départ sont dans une situation favorable. Les autres se voient refuser l’accès à toute ascension sociale, n’ayant pu profiter de la formation adéquate ou des relations indispensables. Ils sont de plus, comme le remarque une sociologue, Honda Yuki, victime d’un discours dépréciateur relayé par les médias, qui ne cessent de rappeler les vertus de l’effort et l’égalité supposée des chances, piliers du miracle économique d’après-guerre, et stigmatisent les soi-disant déficiences des jeunes, taxés de nonchalance ou, pire, d’irresponsabilité et de manque d’idéal. Ce dénigrement permanent visant les jeunes qui recourent aux petits boulots a des conséquences dramatiques, les empêchant de retrouver confiance en eux-mêmes pour réagir et prendre leur destinée en main solidairement.

De ces quelques analyses, trop succinctes, il ressort qu’un bon nombre de jeunes ne sont vraiment soutenus ni par leur famille ni par l’entreprise, lieux traditionnels au Japon de socialisation et de valorisation personnelle. Il reste l’université, qui, pour survivre, cherche à tout prix à attirer des jeunes de moins en moins nombreux, et qui en conséquence est de moins en moins un lieu de réflexion ou d’esprit critique. La religion, quant à elle, demeure la grande absente au Japon en ces moments de grande mutation.

Les jeunes et la religion

Dans les enquêtes, le rapport des jeunes à la religion n’est pratiquement jamais évoqué. Que sont devenus l’engouement des jeunes pour les nouvelles religions et le soi-disant boom religieux des années 1990 ? Depuis les attentats de la secte Aum, suivis de quelques scandales impliquant certaines sectes, la religion est devenue un sujet tabou. Il est plutôt mal élevé d’en parler, il vaut mieux éviter de s’y frotter. Pourtant, reconnaissent la plupart des commentateurs sur ce sujet, les Japonais ne sont pas plus insensibles au sentiment religieux qu’autrefois. Dans un monde qui a perdu tous ses repères, où la quête de sens est si forte, les religions peuvent éclairer et aider à devenir meilleur. D’ailleurs, les conservateurs aimeraient redonner au sentiment religieux une place plus importante dans l’éducation.

Mais la méfiance ou plutôt l’allergie reste de mise vis-à-vis des institutions religieuses et des dogmes. Quant aux jeunes, interrogés sur le sujet, ils se déclarent presque tous sans religion et ne manifestent guère d’intérêt pour elle. Seule une minorité élevée dans un milieu religieusement fervent continue à pratiquer, souvent plus par routine que par conviction. La majorité, satisfaite matériellement, n’en voit pas la nécessité. Au besoin, l’alcool, les jeux, la drogue permettent d’échapper à l’angoisse. Ils savent par ailleurs que les jeunes des pays les plus avancés s’émancipent de la religion et cherchent ailleurs le sens de leur vie.

A la quête du religieux cependant, une autre s’est substituée, celle du « spirituel », mot désignant une réalité vague et confuse, mais jugée attrayante. Pour Isomura Kentarô, journaliste du Asahi Shimbun, auteur d’un livre récent : « Pourquoi la vogue du spirituel », les jeunes buttent sur l’énigme de leur propre existence et souvent se sentent de trop dans un monde sans justification ni sens, ce qui engendre un sentiment de nausée, principale motivation invoquée par ceux qui commettent dans la rue des crimes gratuits. Pour les jeunes, le spirituel est d’abord perçu comme un remède à la solitude et au non-sens. Pour le trouver, constate Isomura, de plus en plus de jeunes semblent se tourner vers le monde virtuel de la Toile. Nombre de sites et de blogs, dit-il, sont devenus les nouveaux supports d’une communauté invisible, un monde qui tient lieu du « furusato » (village natal) perdu, référence dans un monde sans âme. Les blogs eux-mêmes tiennent lieu d’acte quasi religieux. Isomura cite la grande quantité de blogs anonymes, à travers lesquels des jeunes confessent leur intimité la plus profonde. La pensée que cette confession sera lue, que quelqu’un va connaître leur être intime crée un sentiment de communion. La toile devient le lieu mystique où les âmes entrent en résonance mutuelle, lieu de guérison et d’apaisement. Y adhérer permet ainsi une expérience de libération et de salut que les générations antérieures cherchaient dans les religions.

La quête du spirituel s’accompagne forcément de la recherche de nouveaux gourous. Ceux-ci sont très différents des fondateurs des nouvelles religions qui ont proliféré après-guerre. Le plus connu actuellement est Ehara Hiroyuki, dont la profession déclarée est ‘conseiller spirituel’, très écouté à la télévision sur la chaîne TBS et promoteur du mouvement « Fontaine de l’aura » (Ôra no izumi). Ehara est très présent sur tous les médias, par lesquels il délivre ses messages spirituels. Devin autoproclamé, il a le pouvoir de lire les vies antérieures de ses auditeurs. Il se propose en outre de répondre aux questions de l’existence, donner le supplément d’âme qui manque à chacun, proposer des recettes concrètes pour parvenir au bonheur. Le contenu des messages est très confus, mais les mots sont au goût du jour, le ton à la fois convaincant et rassurant. Interrogés à son propos, les jeunes disent aimer l’écouter, fréquenter ses sites ou le regarder à la télévision, non par ce qu’ils croient en ce qu’il dit, mais parce qu’ils le trouvent divertissant. Il ne faut donc pas exagérer le phénomène et l’interpréter comme un retour du religieux. Mêmes réactions pour tout ce qui touche à la divination et aux horoscopes dont la toile est remplie. Ce qui peut apparaître pour une quête spirituelle est plus une distraction qu’autre chose et a peu de chose à voir avec une authentique démarche spirituelle.

Pour finir, il faut évoquer le retour de pratiques fortement ancrées dans les cultes primitifs de l’archipel, fondées sur le sentiment d’osmose avec l’âme des morts. L’an dernier, le poème anonyme anglais « Do not stand at my grave and weep » (2), lu quelque temps auparavant à Ground Zero à New York, a eu un énorme succès au Japon. Un jeune compositeur en a fait une chanson titrée en japonais « Sen no kaze ni natte » (« Devenant mille vents »). L’âme des morts y est associée aux vents qui nous entourent. L’image est très parlante pour les Japonais, qui, de tout temps, sont restés sensibles au sentiment de présence de l’âme des morts dans la nature. Cette chanson il est vrai n’a pas attiré que les jeunes, elle a été reprise et chantée par le Japon tout entier, tous âges confondus. Elle rejoint des pratiques à la fois traditionnelles, mais aux formes nouvelles, celle par exemple des jeunes qui se rendent dans le temple de Tsukiji à Tokyo pour laisser des messages à leur idole, Hide, du groupe rock X Japan, qui s’est suicidé en 1998. Les fans déposent un message livrant le fond de leur cœur, comme s’ils s’adressaient à un vivant qui leur était cher. Les jeunes ne cherchent pas un salut pour toujours, écrit Isomura, mais une présence spirituelle qui transcende les frontières entre vivants et morts.

Ce retour aux sources de la spiritualité japonaise ne peut que les éloigner davantage des organisations religieuses, qui font peur, ou de tout dogme, ressenti comme autant de carcans par des cœurs qui préfèrent rejoindre le vent…