Eglises d'Asie

188 Bienheureux martyrs japonais

Publié le 30/05/2011




Le 24 novembre 2008, 188 martyrs de l’Eglise du Japon seront béatifiés à Nagasaki. Mis à mort pour leur foi chrétienne entre 1603 et 1639, ils sont tous Japonais. Le P. Petro Kibe ouvre la liste. On lira ci-dessous le périple de ce qui fut son extraordinaire vie. Né en 1579 à Bungo (l’actuelle préfecture d’Oita), il eut une idée en tête : devenir prêtre pour venir en aide à ses coreligionnaires en proie à une persécution féroce.

Pour cela, il brava les tempêtes, traversa les continents à pied, alla jusqu’à Rome pour y être ordonné prêtre et enfin revenir au Japon, où il est martyrisé à Edo (l’actuelle Tokyo), en 1639. Parmi ces 188 martyrs, cinq seulement sont des prêtres, à l’image de Petro Kibe, ou membres d’un ordre religieux. Les 183 autres sont des laïcs, parfois très jeunes, parfois des personnes âgées. Ainsi que l’écrivent les évêques japonais dans une note de présentation, « ces 188 martyrs n’étaient pas des militants de la chose politique, ils ne luttaient pas pour défendre leurs droits fondamentaux d’hommes et de femmes, ils ne récriminaient pas contre un régime qui leur niait le simple exercice de la liberté religieuse. Ils étaient des hommes et des femmes d’une foi profonde et vraie qui accordaient leur vie à ce qu’ils croyaient. A tous, ils nous donnent matière à réfléchir ». Dans l’Eglise du Japon d’aujourd’hui, que signifie le martyre de ces croyants, morts pour leur foi il y a quatre siècles ? Introduit au Japon par François Xavier en 1549, le christianisme y a connu un essor rapide, jusqu’en 1587, date à laquelle commencèrent les persécutions qui s’échelonnèrent, plus ou moins violentes, jusqu’à son interdiction totale sur le territoire japonais et le renvoi de tous les étrangers en 1639. Le nombre des martyrs se chiffre en dizaines de milliers. Dans le Japon d’aujourd’hui, nulle persécution bien entendu, mais une communauté qui atteint tout juste le million de fidèles pour une population de 127 millions de personnes. Les statistiques indiquent qu’à peine la moitié de ce million de catholiques est formée de Japonais, l’autre moitié étant constitué d’immigrants ; le pays, en proie à une sévère dénatalité, s’est ouvert récemment à l’immigration et, parmi eux, se trouvent des catholiques. Pour les évêques japonais, ces 188 nouveaux bienheureux disent plusieurs choses aux chrétiens japonais et, au-delà, à tous les Japonais. Dans une Eglise où les prêtres sont rares, comme c’est le cas dans l’Eglise au Japon actuellement, le témoignage des martyrs d’hier dit quelque chose de la place des laïcs dans la transmission de la foi et l’organisation de l’Eglise. « Le temps est venu de prendre sérieusement en considération la formation de nos laïcs », écrivent les évêques japonais. Dans une Eglise où, aujourd’hui, les parents déplorent le fait qu’ils n’arrivent pas à transmettre leur foi à leurs enfants, les martyrs d’hier, si souvent martyrisés en famille, disent quelque chose de la force d’une foi vécue ensemble. « Ne peut-il pas être dit que la foi des parents (d’aujourd’hui) ne se transmet pas à leurs enfants parce que cette foi n’a jamais été l’élément déterminant qui informe toute leur vie », interroge sans détour l’épiscopat japonais. Poursuivant leur réflexion, les évêques soulignent la vigueur du témoignage laissé par les nombreuses femmes qui figurent au nombre de ces 188 martyrs. « Nous sommes venus à prendre conscience que sans ces femmes, l’Eglise du Japon n’existerait pas aujourd’hui. Nous attendons de la béatification de ces femmes martyrs qu’un message d’espérance et de consolation soit apportée à toutes les femmes de ce pays, quelle que soit leur appartenance religieuse », écrivent les évêques. Ils ajoutent enfin qu’en ces temps de mondialisation, l’Evangile appelle à son service des hommes de la trempe d’un P. Petro Kibe, de la persévérance d’un P. Nakaura, de l’intrépidité d’un P. Kintsuba, de la délicatesse d’un P. Yuki. « Chacun de ces prêtres nous a laissé un message riche en enseignements concrets pour les prêtres qui se démènent pour être de bons pasteurs dans le Japon contemporain. »

 

 

Au Japon, béatification de 188 martyrs

par le P. Pierre Laurendeau, MEP *

* Membre de la société des Missions Etrangères de Paris, le P. Pierre Laurendeau est né en 1926. Ordonné prêtre le 8 juillet 1951, il part pour Yokohama le 25 septembre suivant. Après l’apprentissage de la langue japonaise, il est envoyé dans le diocèse d’Urawa.

Encore une béatification ! Encore des martyrs ! N’avons-nous pas, déjà, les « 26 martyrs de Nagasaki » canonisés en 1862 par Pie IX, et les « 205 martyrs » proclamés bienheureux par Léon XIII en 1867 ? Et puis, évoquer les souffrances endurées par nos aînés, il y a 400 ans, alors que nous, aujourd’hui, profitons de la liberté de religion et jouissons de beaucoup de confort, n’y aurait-il pas là une certaine hypocrisie ? Enfin, la cause des persécutions qui ont fait tant de martyrs n’est-elle pas à rechercher principalement dans les compromissions de l’Eglise et de ses missionnaires avec les nations colonisatrices, Espagne et Portugal ?

A de telles objections, les évêques du Japon, qui ont mené durant vingt-cinq ans les enquêtes nécessaires au procès de béatification des 188 martyrs, apportent leur réponse :

1.) Tout d’abord, cette béatification est une « première » : jusqu’à maintenant, c’était le Saint-Siège ou les congrégations qui en prenaient l’initiative, tandis que, cette fois-ci, c’est la Conférence des évêques catholiques du Japon qui a mis en marche le processus.

De plus, lors des canonisations et béatifications du passé, les martyrs déclarés saints ou bienheureux ont souvent été des religieux accompagnés de leurs collaborateurs, alors que, cette fois-ci, sur les 188 béatifiés, on ne compte que quatre prêtres et un religieux, tous les autres étant des laïcs, de professions diverses : militaires, commerçants, employés de maison, etc., et c’est souvent en couple ou par familles entières que ces chrétiens ont vécu leur martyre ; on compte parmi eux vingt-et-un enfants entre 1 et 6 ans et neuf âgés de 7 à 15 ans. Enfin, la célébration de cette béatification aura lieu, non à Rome, mais au Japon, à Nagasaki, le 24 novembre 2008.

2.) En second lieu, le sens que nous donnons à cette béatification n’est pas de considérer les martyrs comme des héros, encore moins comme des idoles, mais de trouver dans leur témoignage de quoi raviver notre foi, notre espérance et notre charité.

D’abord considérons Celui en qui ils ont cru : à quel point ont-ils été soutenus, fortifiés, par Celui en qui ils ont continué de croire à travers des souffrances qui dépassent notre imagination ? Les quatre prêtres Petro Kibe, Julian Nakamura, Diego Yuki, Thomas Kintsuba et le frère jésuite Nikolao Fukunaga, sous la torture endurée des jours et des jours, ont dû, plus d’une fois, perdre de vue leur Sauveur, mais, jusqu’au bout, ils ont fait des souffrances du Christ leur propre souffrance, témoignant ainsi de la « présence réelle » de Celui qui les accompagnait dans leur lutte.

Le second message que nous recevons d’eux pourrait être : « Ne désespère jamais ! » Ni Juan Hara, qui d’une brillante situation se retrouve précipité dans les bas-fonds, ni Diego Hayama exécuté sur les ordres de son chef avec qui il avait vécu en amitié, ni Genya Ogasawara et les siens qui, après treize années d’exil vécues dans une extrême pauvreté, subissent la décapitation en toute sérénité, ni Thecla Hashimoto qui, tenant en ses bras sa fille de 3 ans, Louisa, est brûlée vive avec elle et ses autres enfants, non, aucun de ces témoins n’a désespéré de Celui en qui ils avaient mis tout leur espoir.

Enfin ces martyrs nous rappellent que c’est par amour qu’ils donnent leur vie, tel ce Nikolao Fukunaga qui, à la question : « As-tu un dernier désir à exprimer ? », répond : « Mon seul regret, c’est de n’avoir pu amener au Christ tous les Japonais, à commencer par leur chef, le shogun. »

3.) Quant au motif de ces persécutions, il est difficile d’y répondre en un mot, vu la complexité des relations entre les dirigeants japonais eux-mêmes, et celles du Japon avec les pays étrangers, Portugal, Espagne et Hollande. Cependant, la raison fondamentale qui a conduit les chefs du Japon à proscrire le christianisme et à vouloir le déraciner du cœur même des croyants est claire : dans le processus de centralisation politique du Japon aux XVIe et XVIIe siècles, la tendance était de sacraliser la nation elle-même, « pays des dieux », et de donner à son chef, le shogun, un pouvoir absolu. Face à cette obligation, la foi des chrétiens en un Dieu unique, seul Etre absolu, fut perçue comme un obstacle à l’unification du pays.

Dès 1587, le shogun Hideyoshi décrète l’expulsion de tous les missionnaires étrangers et c’est lui qui en, 1597, fait arrêter, à Kyoto, 26 religieux et fidèles, pour les envoyer à Nagasaki où ils seront crucifiés.

En 1614, son successeur Ieyasu (fondateur de la dynastie Tokugawa qui tiendra les rênes du pouvoir jusqu’en 1868) émet le « décret de proscription du christianisme » et fait aussitôt arrêter et exécuter plusieurs chrétiens de son entourage.

Sous le règne de son fils, Hidetada, ont lieu les « Grands martyres » de Kyoto en 1619 et de Nagasaki en 1622 : à chaque fois, une cinquantaine de chrétiens, hommes, femmes, enfants, sont « exécutés par le feu » (brûlés vifs).

Le 3ème shogun, Iyemitsu, reçoit le pouvoir en 1623 et, aussitôt, en présence de nombreux seigneurs provinciaux, fait brûler vifs 50 chrétiens sur le bord de la route qui mène de Edo à Kyoto, c’est le « Grand martyre de Edo » (le 4ème Grand martyre aura lieu en 1636 à Yonezawa où 53 chrétiens seront décapités).

C’est Iyemitsu qui institue le système de « détection des chrétiens », en obligeant tous les Japonais à s’inscrire comme « fidèles » au temple bouddhique proche de leur habitation. On en viendra à utiliser la méthode dite des « fumi-é » (fumi = fouler aux pieds, é = image), pour vérifier si tous les habitants du quartier ou du village sont vraiment des fidèles bouddhistes. Ceux qui sont soupçonnés d’être des « chrétiens cachés » ou simplement des descendants de chrétiens sont forcés à fouler aux pieds des images du Christ ou de la Vierge Marie, sous peine de mort ou de déportation. Cette pratique sera observée une fois par an, jusqu’à la 5ème génération pour les hommes et la 3ème pour les femmes. Le gouvernement shogunal – « bakufu » – voulait ainsi s’assurer de la suppression totale de l’Eglise chrétienne.

Au début du XVIIe siècle, les chrétiens du Japon étaient environ 400 000. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, il n’en restait que quelques milliers dans les environs de Nagasaki, qui furent le foyer de la « Résurrection » de l’Eglise à partir de 1870.

Quant au nombre de ceux que furent martyrisés, principalement dans la première moitié du XVIIe siècle, on en compte environ 4 000 (certains disent 20 000), soit dix fois plus que ceux qui ont été déclarés « saints » ou « bienheureux » par l’Eglise.

La cérémonie du 24 novembre 2008 à Nagasaki sera l’aboutissement des enquêtes menées depuis vingt-cinq ans par des spécialistes comme Mgr Mizobe, évêque de Takamatsu (Shikoku), ou le P. Yuki (ex. Pacheco), longtemps gardien du musée des 26 martyrs à Nagasaki, et des pourparlers entrepris depuis 1996 avec les autorités du Vatican. Elle devrait apporter un regain d’espoir aux fidèles catholiques, sinon à ceux des autres Eglises chrétiennes. Mais elle est aussi l’occasion d’affirmer le droit de tout homme à la liberté de conscience et d’expression et la nécessité de maintenir séparés Etat et religions, comme le proclame l’article 20 de la Constitution de 1946 que d’aucuns disent avoir été imposée par l’occupant américain. Beaucoup de groupes militent pour la sauvegarde de cette constitution pacifique et démocratique ; à l’intérieur même de l’Eglise catholique, une association vient d’être fondée, sous la direction de Mgr Tani, évêque de Saitama, pour protéger cet article 20.

Dans le Japon actuel, la plupart des gens semblent plutôt porter de la sympathie, voire du respect, vis-à-vis des chrétiens. Cependant, le mot « Kirishitan » (chrétien) évoque encore maintenant des sentiments complexes vis-à-vis des chrétiens d’autrefois, considérés comme des opposants au pouvoir shogunal, et donc infidèles à leur « pays », et indigents. En réalité, les chrétiens japonais du XVIe au XIXe siècles ont toujours été respectueux des lois de leur pays et des chefs chargés de les faire appliquer. Mais ils ne pouvaient pas renier leur foi en Celui « qui est au-dessus de tous les dieux ».

Evoquons maintenant quelques figures marquantes parmi les 188 martyrs.

1) D’abord leur chef de file, Petro Kibe, qui, en fait, est le dernier d’entre eux à avoir subi le martyre, à Edo, en juillet 1639.

Petro Kibe naît en 1587, l’année même où le shogun Hideyoshi interdit aux missionnaires étrangers de séjourner au Japon. Il voit le jour à Urabé, dans le département actuel d’Oita (nord-est du Kyushu), de parents fervents chrétiens, Romano Kibe et Maria Hata. A 13 ans, Petro entre au collège des jésuites et, à 18 ans, il pose sa candidature pour être admis dans la Compagnie de Jésus, mais cela lui est refusé. Alors, il rédige lui-même un acte d’engagement par « vœux » qu’il gardera précieusement en attendant un jour favorable.

Pendant huit ans, il travaille comme « catéchiste » jusqu’au moment où il doit quitter le Japon. En effet, en 1614, « l’édit de proscription de christianisme » oblige un bon nombre de chrétiens – prêtres, religieux et laïcs – à chercher refuge à l’étranger, en particulier à Macao et à Manille ; certains iront jusqu’en Annam (Vietnam), d’autres au Siam (Thaïlande).

Petro Kibe, lui, embarque pour Macao, mais, en quittant le Japon, il garde au cœur le désir intense d’y revenir, une fois ordonné prêtre, pour se mettre au service de ses frères chrétiens persécutés et essayer d’annoncer le Christ à ses compatriotes qui ne le connaissent pas encore. Ce n’est que seize ans plus tard que ce rêve se réalisera.

A Macao, en effet, les jésuites ont renoncé à former des jeunes Japonais en vue du sacerdoce. En 1617, Petro Kibe s’embarque à nouveau, avec deux camarades qui partagent le même espoir, pour Goa (Inde du Sud), où se trouve le centre de la mission jésuite. Mais à Goa non plus les responsables n’accèdent pas à leur désir. Alors ils décident d’aller jusqu’à Rome. Deux y vont par voie de mer, en contournant l’Afrique. Petro Kibe, lui, prend la voie de terre, à pied ou à dos d’âne ou de chameau. Il sera le premier Japonais à visiter la Palestine, après avoir traversé l’Inde du Nord, l’Iran, l’Irak et la Syrie. Arrivé à Jérusalem, sans doute a-t-il marché, avec ses pieds endoloris, sur le chemin où Jésus a porté sa croix, et y a-t-il retrouvé courage pour poursuivre sa route.

En 1620, il atteint enfin Rome et va frapper à la porte de la maison générale des jésuites. Là, on reconnaît ses mérites, surtout son courage et sa persévérance ; et son ordination sacerdotale est vite décidée. Elle a lieu le 15 novembre 1620 dans la basilique St Jean de Latran. Petro Kibe a alors 33 ans. Cinq jours après, il est admis dans la Compagnie de Jésus et entre au noviciat. Le 12 mars 1622, il assiste, dans la basilique St Pierre (Vatican), à la canonisation d’Ignace de Loyola et de François Xavier.

Puis, sans plus tarder, il prépare son voyage de retour au Japon, et, pour cela, il gagne Lisbonne, où il prononce ses premiers vœux en tant que jésuite. Le 25 mars 1623, l’année où Iyemitsu accède au poste de shogun et fait exécuter par le feu 53 chrétiens de Edo, il embarque sur un des six navires en partance pour Goa, via le Mozambique. Tempêtes, piraterie et autres dangers font que le navire n’atteint Goa qu’en mai 1624. De là, Kibe gagne Macao pensant y trouver le moyen de rejoindre le Japon. Devant le refus des autorités portugaises de lui permettre de rentrer dans son pays, il reprend la mer au cours de l’hiver 1625. Son navire est attaqué par les Hollandais ; Kibe se jette à la mer, réussit à atteindre le rivage et marche à pied jusqu’à Malacca. Là, il tombe malade ; à peine guéri, il s’en va à Ayuthia, capitale du Siam, qui comporte un quartier japonais et même une résidence jésuite. Petro Kibe, déguisé en matelot, cherche une occasion de partir pour le Japon ; mais, n’en trouvant pas, il décide de faire la traversée jusqu’à Manille. Là, les jésuites soutiennent son projet et, avec un autre prêtre japonais, Miguel Matsuda, ils préparent leur départ pour le Japon. Avec l’aide de quelques marins japonais, ils construisent un bateau, dans l’île de Lupang. A ce moment, Petro Kibe, dans une lettre, écrit ces mots : « Confiants dans les vents favorables que Dieu va vous envoyer, nous allons hisser la voile et partir ! » Or, juste avant le départ, nos navigateurs découvrent que leur bateau est attaqué par des termites. « Combien sont fragiles les plans établis par l’homme ! », écrit à nouveau, Petro Kibe. Raison de plus pour mettre sa confiance en Dieu seul. On répare le bateau et, en juin 1630, les voilà partis. Comment, avec leur frêle esquif, sont-ils parvenus dans les eaux japonaises, Dieu seul le sait. Ils sont en vue de la côte sud de Kyushu quand un typhon les jette sur le rivage : le bateau est brisé, mais les passagers abordent sains et saufs. Les « vents favorables envoyés par Dieu » se sont présentés sous forme de tempête, et, en fait, c’est ce qui a permis aux naufragés d’être bien accueillis par les gens d’un village de pêcheurs. Par beau temps, ils auraient été découverts par les samouraïs de la surveillance côtière et conduits sous bonne escorte au tribunal de Nagasaki. En fait, c’est clandestinement qu’ils y parviennent enfin, et rencontrent les chrétiens survivants de la persécution qui sévit depuis des années.

Le P. Miguel Matsuda demeure à Nagasaki, parcourant les villages où se cachent des chrétiens. En 1633, on le trouvera mort de faim et de fatigue dans une montagne proche de la ville.

Petro Kibe, lui, gagne le nord-est du pays, où la persécution est moins violente et où sont allés se réfugier des chrétiens de l’ouest et du sud du Japon. Pendant près de huit années, Petro Kibe parcourt les provinces du nord pour soutenir la foi des chrétiens dont les plus actifs ont été mis à mort, comme à Akita ou à Yonezawa.

Au cours de ces huit années, divers changements interviennent au Japon : le gouvernement shogunal décrète la fermeture des frontières, en japonais « sakoku », ce qui veut dire « enchaîner le pays ». Et, dans tout le pays, on dresse aux carrefours importants des écriteaux en bois proclamant l’interdiction de suivre la religion chrétienne et promettant de fortes récompenses à ceux qui dénonceraient un prêtre, un religieux ou un chrétien revenu à sa foi après avoir apostasié (sous l’effet de la torture).

En mars 1638, Petro Kibe est arrêté sur dénonciation, à Mizusawa, dans la province de Nambu (actuel Iwate), et conduit à Edo, où son jugement a lieu devant des personnalités proches du shogun Iyemitsu.

Petro Kibe est condamné à la pendaison par les pieds. Le but de ce supplice n’était pas la mort de « l’inculpé » mais sa conversion, c’est-à-dire la renonciation publique à la foi chrétienne. Petro Kibe supporte jusqu’au bout ses souffrances et par sa mort porte ainsi témoignage à la puissance du Christ ressuscité. C’était en juillet 1639. Petro Kibe avait alors 52 ans.

2) C’est de la même prison de Kodemmacho (actuellement parc public au centre de Tokyo) où serait enfermé Petro Kibe, que, seize ans plus tôt, partirent vers le lieu de leur supplice les 50 chrétiens du « Grand martyre d’Edo » le 4 décembre 1623. Parmi ces martyrs, un seul a été retenu pour être béatifié le 24 novembre 2008, Joan Hara Mondo.

Joan Hara Mondo, jeune chevalier au service du shogun Ieyasu, reçoit le baptême à Osaka vers 1603, et, en 1607, accompagne son chef à Sumpu (actuel Shizuoka). Là aussi, l’Eglise jouit de la liberté et nombreux sont les nouveaux chrétiens. Mais, en 1614, Ieyasu promulgue son décret de « proscription du christianisme ». Mondo, connu comme un des chefs de la communauté chrétienne de Shizuoka, se cache dans les environs de la ville, puis s’enfuit à Iwatsuki, au nord de Edo. C’est là qu’il est arrêté et ramené à Sumpu. Le 16 octobre 1614, sur le bord de la rivière Abé, on le marque au fer rouge d’une croix sur le front, puis on lui coupe les dix doigts des mains et le tendon de la cuisse. Il est jeté là, ensanglanté, jusqu’à ce que des chrétiens de Sumpu viennent à lui et le transportent dans une cabane habitée par des lépreux tout près de là.

Grâce aux soins reçus, Hara Mondo retrouve assez de forces pour gagner Edo. Il est accueilli à l’hospice fondé par les franciscains pour les lépreux et les malades pauvres du quartier d’Asakusa, à l’extérieur des murs de la capitale. Hara Mondo est d’ailleurs membre du tiers ordre franciscain et un de ses responsables. A Edo, il retrouve les PP. Galvez, OFM, et De Angelis, SJ, qui, en cachette, continuent leur service de la communauté chrétienne.

Mais, en 1623, un joueur en mal d’argent, et qui se dit chrétien, se renseigne sur les lieux où se cachent les deux missionnaires et les principaux membres de la communauté. Il en fournit la liste à la police de la capitale. Hara Mondo est jeté en prison, ainsi que les deux prêtres et 47 autres personnes connues pour leur foi chrétienne. Pendant deux mois, ils partagent la vie des autres prisonniers, dans des conditions inhumaines. Hara Mondo, vu son infirmité, en souffre plus que les autres, mais « il est toujours plongé dans une joie qui n’est pas de ce monde », nous dit le P. De Angelis.

Le 4 décembre 1623, le shogun Iyemitsu, qui revient de Kyoto où il a été reconnu par l’empereur comme le chef réel du Japon, invite les seigneurs provinciaux qui l’accompagnent au spectacle de la mise à mort par le feu des 50 chrétiens emprisonnés à Kodemma. Ceux-ci sont divisés en trois groupes : les deux missionnaires et Hara Mondo, à cheval, précèdent chacun un de ces groupes, les autres marchent à pied depuis la prison jusqu’à la sortie de la ville. Là, au long de la route qui va d’Edo à Kyoto en suivant le bord de mer, 50 pieux sont dressés, au pied de la falaise et face à la mer. Quarante-sept des condamnés y sont attachés ; les trois autres sont obligés de rester à cheval et de regarder le supplice de leurs frères. Puis vient leur tour d’être brûlés vifs. « Hara Mondo étendit les deux bras comme pour faire une brassée des flammes qui l’entouraient, et ce geste attira l’attention des spectateurs. Le martyr resta debout, puis tomba sur sa face avec le poteau auquel il était attaché, et resta ainsi bras et jambes étendus sur le sol » (compte-rendu annuel de 1624).

3) Les martyrs de Yonezawa (1629)

Petite ville féodale éloignée aussi bien de Sendai, principale ville du nord-Japon, que d’Edo, la capitale, Yonezawa jouissait d’une certaine indépendance. Son « Seigneur », Uesugi Kagékatsu et son karô (vassal principal) Shida Shûri sympathisaient avec les chrétiens et faisaient tout leur possible pour les protéger contre les persécutions dont souffrait l’Eglise dans les autres provinces depuis 1614. Mais, face à la pression de plus en plus forte venant de pouvoir central – shogun et bakufu, – ils en vinrent à essayer de persuader leurs amis chrétiens de faire semblant de renier publiquement leur foi, pour avoir la vie sauve et continuer, en cachette, de pratiquer leur religion. Le résultat fut, au contraire, que les principaux chrétiens, des samouraïs vassaux d’Uesugi, se déclarèrent publiquement fidèles à Jésus Christ.

Ceux-ci étaient les chefs de la communauté chrétienne de Yonezawa. Celle-ci était organisée en plusieurs groupes dénommés Kumi dont les leaders, en lien étroit avec les prêtres qui, clandestinement, les visitaient plusieurs fois par an, étaient chargés d’enseigner et d’animer la prière commune, de baptiser les catéchumènes. Ce sont eux aussi qui veillaient à ce que l’on prenne soin des malades ou des personnes en difficulté. Le responsable de l’ensemble des chrétiens de Yonezawa était Luis Amakasu Yuemon, baptisé en 1610, à Edo, par le P. Luis Sotelo, franciscain.

Fin 1628, il s’avéra que l’on ne pouvait plus cacher au pouvoir central l’existence de cette communauté chrétienne de Yonezawa et le nouveau seigneur, Sadakatsu, fils de Kagékatsu, en vint à décider la mise à mort des chefs et de leurs proches, femmes, enfants, serviteurs, soit en tout 53 personnes. Mais, à la différence des exécutions par le feu pratiquées à Nagasaki, Kyoto et Edo, celles de Yonezawa furent la décapitation, manière la plus « noble » d’exécuter les condamnés. Cela par respect pour ces chrétiens qui étaient estimés aussi bien par leurs chefs que par la population de la ville. Les condamnés n’auront connu ni emprisonnement, ni interrogatoires, ni tortures, jusqu’au jour de leur martyre, le 12 janvier 1629.

La veille au soir, deux samouraïs chargés de décapiter Luis Amakasu Yuemon et les siens vinrent le lui annoncer. Celui-ci les accueillit avec joie, et devant eux affirma clairement sa foi en Jésus Christ ; puis il leur demanda de transmettre ses remerciements au karô Shida Shûri pour ses efforts en vue de protéger les chrétiens. Enfin, les condamnés se préparèrent en revêtant leurs plus beaux kimonos et passèrent la nuit en prière, jusqu’à l’aube.

On les conduisit en plusieurs groupes et en trois lieux différents. Luis Amakasu fut témoin de la décapitation des siens, y compris de sa petite-fille Lucia, âgée de 1 an, que sa maman Thecla, âgée de 17 ans, tenait dans ses bras. Puis lui-même offrit son cou au bourreau et son âme à Dieu.

4) Le martyre de Kyoto

En 1550, François Xavier était venu jusqu’à Kyoto, alors capitale du Japon et lieu de résidence de l’empereur. De ce dernier, il espérait obtenir l’autorisation d’annoncer l’Evangile à travers le Japon entier. Mais il trouva la ville en proie à des factions ennemies et dût se retirer en gardant seulement l’espoir de voir naître, un jour « l’église de la capitale ». Vingt-six ans plus tard, la communauté chrétienne de Kyoto était en pleine croissance et, sous la direction du P. Organtino, on éleva une chapelle dédiée à « Notre-Dame de la capitale ».

Mais, en 1614, le décret d’interdiction de la « religion de Yaso (Jésus) » obligea les missionnaires à s’exiler les uns à Manille, les autres à Macao; quant aux responsables laïcs, ils partirent pour Tsugaru, tout au nord du Hondo. Les seuls chrétiens qui purent demeurer à Kyoto étaient des « samouraïs » sans grade, des gens « sans nom » et des pauvres venus des provinces voisines. Les PP. Fernandes et Diego Yuki, en se cachant, assurèrent le service pastoral de ces chrétiens. Ceux-ci se connaissaient bien entre eux et ils s’épaulaient dans la vie quotidienne, unis par leur pauvreté et leur foi toute droite. Le quartier où ils résidaient était appelé « Daïus », du latin Deus, car ils étaient connus comme chrétiens.

En décembre 1618, Noël y fut célébré pour la dernière fois. En effet, dès le début de l’année 1619, le shogun Hidetada entreprit de renforcer sa politique anti-chrétienne. Le « préfet » de Kyoto se sentit obligé de procéder à l’arrestation de la plupart des chrétiens du quartier Daïus. Ceux-ci furent emprisonnés avec les condamnés de droit commun et plusieurs moururent victimes des mauvais traitements.

A l’automne 1619, le shogun Hidetada, en visite à la capitale, décida lui-même l’exécution par le feu de ces chrétiens emprisonnés, hommes, femmes, enfants sans distinction. Et cela pour signifier aux « seigneurs provinciaux » qu’ils ne devaient plus tarder à faire de même dans leurs propres fiefs.

Le 6 octobre 1619, 52 chrétiens furent traînés à travers les rues de la capitale, jusqu’au bord de la rivière Kano. Là, 27 croix avaient été dressées par les condamnés, soit 26 hommes et 26 femmes, dont 11 enfants.

Yohane Hashimoto, qui avait été le soutien de ses compagnons de captivité, fut lié le premier à la croix plantée le plus au sud. Son épouse, Thecla, qui était enceinte (de leur 6ème enfant), fut attachée (vers le milieu de la rangée des croix) avec Thomas, 12 ans, et Fransisco, 8 ans ; une seule corde les maintenait attachés ensemble à la même croix, et Thecla tenait serrée dans ses bras sa fille, Luisa, 3 ans. A la croix voisine, Katarina, 13 ans, et Petro, 6 ans, étaient liés par la même corde.

Quand la rivière Kamo s’éclaira des rayons du soleil couchant, on mit le feu aux tas de bois qui entouraient les croix. Du milieu des flammes, aveuglée par la fumée Katarina s’écria : « Maman, je ne te vois plus ! » Et Thecla, sa mère, de répondre : « N’aie pas peur ! Bientôt nous verrons toutes choses clairement, et nous nous retrouverons tous ensemble. » Puis Thecla et ses enfants s’écroulèrent en prononçant les noms de Jésus et Marie. Même après son dernier soupir, Thecla tenait toujours serrée dans ses bras la petite Luisa.

Dans la foule des badauds se trouvait Richard Cox, chef de l’agence anglaise à Hirado, de passage à la capitale. Il écrit : « Pendant que je résidais à Kyoto, j’ai vu mettre à mort 52 chrétiens, pour la seule raison qu’ils refusaient de renier leur foi. Durant le supplice les mamans s’écriaient : ‘Seigneur Jésus, reçois les âmes de nos enfants’. »

Les flammes du brasier qui éclairèrent alors la ville de Kyoto devinrent lumière de Foi pour les chrétiens du Japon entier quand ils apprirent le martyre de leurs frères de la capitale. Beaucoup d’entre eux devinrent à leur tour témoins du Christ ressuscité. Leur martyre n’était pas une révolte contre les chefs politiques de l’époque, encore moins un acte de fanatisme. Simplement, ils risquaient leur vie pour Celui en qui ils mettaient toute leur confiance.

 
Supplément EDA de novembre 2008 – Dossier ‘Japon’

Le suicide au Japon : symptôme d’une société malade spirituellement

par Mgr Mori Kazuhiro,
évêque auxiliaire émérite de Tôkyô *

* Mgr Paul Mori Kazuhiro est évêque auxiliaire émérite de l’archidiocèse de Tôkyô. Né en 1938, ordonné prêtre en 1967 dans l’ordre des carmes déchaux, il a été évêque auxiliaire de Tôkyô de 1984 à 2000. Depuis cette date, il se consacre à la formation continue des laïcs par des écrits, des conférences et la direction de retraites.

Si, en France, le chômage et la précarité sont les principaux facteurs qui mènent au suicide, au Japon, mis à part les dépressions nerveuses dues au surmenage (karo) au travail, le principal facteur amenant à mettre fin à ses jours est sans doute le relâchement des liens familiaux. Dans l’article ci-dessous, Mgr Mori, ancien évêque auxiliaire de Tokyo, part de cette réalité sociale pour discerner ce que l’Eglise peut dire aux Japonais.


1.) Un pays heureux ?

Il y a peu, des religieuses africaines sont venues au Japon. Elles n’y sont restées qu’une semaine mais toutes sont reparties en disant combien la société japonaise leur semblait heureuse. Avec une économie florissante, on y trouve de tout. La nourriture est abondante et rencontrer quelqu’un de sous-alimenté est exceptionnel. Les jeunes sont protégés jusqu’à l’âge de 18 ans, leur éducation assurée et il n’y a personne qui ne sache pas lire. S’il le désire, un jeune peut facilement aller au collège ou à l’université. Grâce à la qualité de l’environnement et au développement des soins médicaux, les maladies contagieuses ont été jugulées. Les décès prématurés sont peu nombreux et l’espérance de vie est élevée, notamment chez les femmes, championne du monde en la matière. De même, en comparant le Japon aux autres pays, le taux de criminalité n’est pas très important. La sécurité y est telle que, même la nuit, une femme seule peut se promener dans la rue.

Si l’on compare les habitants de ce pays développé et ceux des pays pauvres où il est difficile au jour le jour de trouver ne serait-ce qu’à manger, il faut avouer que la société japonaise est riche. Le critère du bonheur dépend, dit-on, de l’abondance matérielle. Mais en changeant d’angle de vue, la dureté de la société japonaise et sa pauvreté spirituelle peuvent apparaitre. Si l’on considère que l’homme est ce qu’il y a de plus important au monde, il faut avouer, du moins c’est ce que je pense, qu’humainement parlant, le Japon est le pays le plus pauvre et le plus pitoyable du monde. En scrutant la misère de la société japonaise, je voudrais ici évoquer le rôle qu’on peut attendre de l’Eglise catholique.

2.) Inhumanité de la société japonaise

Le Japon a le taux de suicides le plus élevé de tous les pays développés. Le nombre des suicides a doublé depuis 1998 et dépasse 30 000 par an. Chaque jour qui passe, 90 suicides, chaque heure qui passe, quatre suicides.

Pourquoi au Japon finit-on par choisir de mourir ? La société japonaise après la deuxième guerre mondiale a été très influencée par la civilisation américaine et a suivi les Etats-Unis en tous les domaines, sauf pour le nombre de suicides où elle les devance.

Un célèbre écrivain japonais, Itsuki Hiroyuki, bouddhiste, compare dans un de ses essais : « Une goutte d’eau dans le grand fleuve », le nombre des suicides au Japon au nombre des victimes de la lutte pour l’indépendance de l’Irlande du Nord. Il fait remarquer que vivre dans la société japonaise équivaut à vivre au milieu d’un champ de bataille.

Pendant quarante ans, la lutte armée en Irlande du Nord a fait environ 5 000 victimes, y compris les civils. Au Japon, le nombre des suicides en un an dépasse les 30 000, ce qui, en quarante ans, amène à un chiffre dépassant le million. D’après Itsuki Hiroyuki, que dire de la société japonaise où en quarante ans le nombre des suicidés atteint le million, si ce n’est qu’elle est le terrible champ de bataille d’une lutte non armée ?

Je pense que c’est effectivement le cas. Le nombre des suicides est publié officiellement par la police, après enquête judiciaire ou administrative. En réalité, en comptant ceux qui ont mis fin à leur jour sans qu’on le sache et que les statistiques ignorent, le nombre des suicidés serait deux fois plus élevé. En y ajoutant les tentatives de suicide, il décuplerait. Avec une telle conception négative de la vie humaine, la société japonaise doit cacher des singularités importantes.

3.) Les personnes âgées, des fardeaux inutiles 

Ce qui est singulier avec les statistiques des suicides dans la société japonaise, c’est la proportion de personnes de plus de 50 ans qui mettent fin à leur jour. Cette proportion atteint 60 % de l’ensemble des suicides, et sept fois sur dix il s’agit d’un homme. Ces chiffres ainsi que les motifs des suicides nous disent quelque chose de la vision de l’homme dans la société japonaise.

Dans leur volonté de se suicider, tous les hommes n’ont pas les mêmes motivations. En 2004, d’après les rapports de police et du ministère du Travail et de la Santé, 45,7 % des suicides l’ont été pour des raisons de santé et 24,6 % pour des motifs économiques (difficultés à gagner sa vie, chômage, dettes et mauvaises affaires).

Le fait que les problèmes de santé apparaissent comme le premier motif de suicide est surprenant, alors que l’espérance de vie au Japon est l’une des plus élevées au monde, grâce à une bonne alimentation, un bon environnement et des techniques médicales de pointe. Aussi le taux élevé des suicides chez les seniors à la suite de soucis de santé signifierait que cela n’a rien à voir avec qu’il ne relève ni de l’essor économique, ni la richesse matérielle, ni un certain ‘bonheur humain préfabriqué’.

On dit qu’une longue vie est une bénédiction. Certes, mais cela signifie seulement qu’est repousssée l’échéance de l’affaiblissement du corps, et de la mort qui approche doucement. Si, face à la souffrance, à la maladie et à la mort, ceux qui pensent au suicide avaient une certaine conception de la valeur de l’existence, s’ils avaient une lumière qui puisse leur faire admettre de façon positive la maladie et la mort, ils seraient, je pense, moins nombreux. Toujours est-il, et c’est regrettable, que les gens sont persuadés que la vraie valeur, c’est exercer ses capacités depuis l’enfance, obtenir de bons résultats scolaires, devenir riches et jouir de l’existence. Ils finissent par vivre sans pouvoir penser ni acquérir une idée de la valeur de l’existence humaine qui intégrerait la maladie et la vieillesse. Il est clair que c’est là la grande carence d’une société japonaise qui continue à privilégier le développement économique.

De même, parler du pourcentage élevé des suicides chez les seniors, c’est aussi, en même temps que cette carence de conception de la vie humaine et du monde, montrer combien les liens familiaux se sont affaiblis.

Face à la maladie et la vieillesse, tout le monde s’inquiète de devenir une charge pour sa famille, chacun craint de finir en laissé-pour-compte de la société. Surtout, dans le fond de leur cœur, les personnes âgées broient du noir : pourquoi n’y a-t-il que moi de malade, pourquoi faut-il mourir ? Là aussi, si tout près d’eux il y avait une famille qui comprenne leur peine et leur parle avec gentillesse, ils seraient réconfortés, soutenus et pourraient puiser la force de supporter l’âge et la maladie.

Au contraire, bien des familles japonaises actuelles perdent l’envie et la disponibilité de s’occuper des membres de leurs familles vieillissants ou malades. Les causes en sont multiples mais l’une d’entre elles est la généralisation d’un mode de vie centré autour de la famille nucléaire. Bien souvent, le nombre moyen de personnes par foyer ne dépasse pas quatre individus : deux parents et deux enfants. Dans cette situation, pour affronter le monde de l’école et du travail, ces familles ont perdu l’esprit de disponibilité qui les faisait se rapprocher des personnes âgées ou malades. On peut dire que l’affaiblissement de la structure familiale est devenu la cause profonde des suicides chez les personnes âgées.

4.) Rendement et compétence remplacent le cœur et la vie des hommes
 

Le souci exacerbé de la compétence et du rendement dans les entreprises a fait du développement économique l’ultime priorité de la société. Il a affaibli d’autant le rôle de la famille en exerçant une forte pression sur la vie de chacun et en acculant l’homme à la solitude.

Nul n’ignore qu’entre 1980 et 1990, le temps de travail fourni par les hommes dans l’industrie japonaise était le plus important au monde. Lorsque le temps et l’énergie sont entièrement absorbés par l’entreprise, tout finit par s’effacer en dehors du travail. Naturellement, le temps nécessaire pour réfléchir au sens de la vie humaine est confisqué à ces employés et, sans qu’ils s’en rendent compte, leur âme est comme vidée d’elle-même.

Une fois qu’ils ont trouvé un emploi, les hommes, pris par le système, deviennent un rouage de l’entreprise. Souhaits personnels et conditions particulières ne sont pas pris en compte. Ils travaillent pour un seul but, les normes de l’entreprise. Celui qui n’en a pas la capacité et ne peut satisfaire aux exigences de la société est réprimandé en public et sa personnalité comme niée. Son amour propre blessé, il est mis à l’écart ou renvoyé de l’entreprise. Les entreprises japonaises sont impitoyables au-delà de tout ce que nous pouvons imaginer.

Pour y échapper, la majorité des hommes travaille durement à l’usine ou au bureau, même au-delà du nécessaire. Ils y laissent leurs forces et en conséquence accumulent fatigue physique et morale. Même rentrés à la maison, ils ne peuvent évacuer complètement leur fatigue et, le lendemain, repartent au travail. Le physique comme le moral n’étant pas élastiques, ils finissent par perdre leur souplesse. Facilement dépressifs, rencontrant une quelconque difficulté, ils s’effondrent rapidement. Sept suicides sur dix concernent des hommes, ce qui est imputable à l’insoutenable difficulté de leur situation.

Pour dire vrai, la prospérité de la société japonaise repose sur les vies sacrifiées d’hommes dont on a vidé l’existence.

5.) Une société soumise au développement économique

La société japonaise tout entière a fini par être engloutie par les exigences du développement économique. Les parents, bien sûr, mais les enfants aussi qui en subissent également la néfaste influence.

Tout d’abord, par l’éducation. Les enfants sont totalement orientés vers la priorité accordée au développement économique alors qu’ils devraient bénéficier d’un éclairage universel dépassant les valeurs sociales et nationales.

Ainsi, les enfants mis sur les rails dès leur plus jeune âge pour accéder à l’enseignement supérieur et lutter pour l’obtention des diplômes s’épuisent moralement et physiquement. Une bonne place et de bonnes notes obtenues par une lutte acharnée provoquent une accumulation de fatigues nerveuses intérieurement inguérissables et des tensions inutiles pour des enfants. Ce qui, dans bien des écoles, est à l’origine des brimades entre élèves, quelquefois cruelles mais fréquentes. Dans une enquête récente, on lit que près de la moitié des collégiens, ne pensent qu’à rester à la maison se reposer les week-ends et qu’un sur quatre est dépressif. Ce fort niveau de stress est le résultat de la compétition acharnée et de la pression exercée sur les jeunes.

Est aussi en cause le mode de vie des adultes, qui privilégient abondance et prospérité, principes qui finissent par corroder le cœur des enfants. A la question : « Pour être heureux, qu’est-ce qui est nécessaire ? », la moitié des enfants répondent : « De l’argent ! ».

Les enfants qui portent l’avenir du Japon sont non seulement épuisés mais imprégnés des mêmes valeurs que celles de leurs parents, ce qui assombrit l’avenir du pays.

A la lumière de ces trop nombreux suicides, il est manifeste que le Japon a perdu les valeurs de la vie humaine et les a remplacées par celles liées à l’efficacité et au rendement. Celles-ci aliènent l’homme et prend les forces des familles qui tentent d’accomplir la mission qui leur est dévolue par la société et, finalement, bon nombre de gens sont dévorés par la solitude.

Aux hommes pris dans cette difficile situation, que peut dire l’Eglise ?

6.) Revenir à la simplicité de l’Evangile

La position de l’Eglise du Japon, sa réponse et son action n’ont probablement pas toujours été appropriées.

Durant la première moitié du XXe siècle, l’Eglise catholique n’a pu travailler librement qu’après la deuxième guerre mondiale. Arrivèrent alors entre 1945 et 1960, de nombreux missionnaires d’Europe et d’Amérique dans le Japon libéré du racisme nationaliste et du militarisme.

Pendant cette période, le nombre de congrégation et de sociétés missionnaires approchait la centaine. Plus de soixante-dix congrégations fondèrent des écoles catholiques dans chaque région du Japon. S’appuyant sur un soutien financier important, de nombreuses religieuses et des prêtres animés de l’esprit missionnaire vinrent apporter aux Japonais qui, avec la défaite, n’avaient plus confiance en eux, un espoir fondé sur le Christ.

Grâce à quoi, le nombre des baptisés augmenta. Dans les années 1950, les baptêmes d’adultes dépassèrent les 10 000 par an. Mais, avec l’essor des mouvements étudiants de gauche, le nombre des baptisés s’orienta à la baisse avec les années 1960. Lors des années 1970, l’essor économique du Japon prenant de l’ampleur, le nombre des baptisés tomba à 4 000 par an.

Beaucoup d’observateurs ont expliqué que cette diminution était due à la priorité donnée aux valeurs économiques. Je ne pense pas que ce soit la bonne explication. A partir des années 1970, de nouvelles religions sont apparues et ont attiré les jeunes. Selon le ministère des Sciences et de la Culture, le nombre des adhérents de ces religions aujourd’hui est le double de la population totale du Japon. Ce qui veut dire qu’une seule personne adhère à plusieurs religions, et donc que, dans la société japonaise, de toute évidence, le besoin religieux est très important.

Alors qu’au Japon, le nombre des croyants de tout bord grandit, le nombre de ceux qui viennent frapper à la porte de l’Eglise catholique diminue. Les raisons sont à est à chercher du côté de l’Eglise.

A partir des années 1980, les évêques ont fini par accepter la réalité. En 1987, ils ont organisé un rassemblement national pour tenter une nouvelle approche spirituelle. A cette occasion, ils se sont penché sur ce que l’Eglise catholique du Japon avait vécu jusque-là. Très clairement leur est apparue une double dichotomie : « Séparation entre foi et vie »« Séparation entre Eglise et société ». Ils ont compris que tant que cette double dichotomie ne serait pas résolue, l’annonce de l’Evangile au Japon ne progresserait pas. Elle continuerait de ne rien signifier pour la société japonaise et n’aurait pas droit de cité. Cet obstacle à surmonter est un problème important pour l’Eglise. Aussi ont-ils réuni l’ensemble de leurs réflexions en un message envoyé à tous les fidèles.

Les évêques y expliquaient que cette double dichotomie était la conséquence du fait que l’Eglise du Japon avait transmis avec trop de zèle les traditions de l’Eglise occidentale forgées par deux mille ans d’histoire, sans les confronter à la réalité de la société japonaise.

Pour la jeune Eglise du Japon, qui n’a pas de tradition propre, s’échapper du cadre de cet enseignement deux fois millénaire, inventer sa propre marche, n’est pas quelque chose de facile. C’est pourtant son problème actuel.

Mais pour l’instant, un autre problème a surgi ; celui du vieillissement de ses prêtres et de la raréfaction des vocations. Le nombre des églises sans prêtre augmente. Bien des congrégations qui jusqu’à maintenant et par vocation s’occupaient d’éducation ou d’œuvres sociales se retirent.

Dans une telle – et sombre – perspective, n’y a-t-il pas une lueur d’espoir ? J’ai la conviction qu’il y en a une. C’est quelque chose d’extrêmement simple. Se recentrer sur l’ultime préoccupation du Christ disant : « Votre Père qui est aux cieux veut qu’aucun de ces petits ne se perde » (Mat 18,14). Nous avons l’exemple de Mère Teresa. En Inde, ce pays fermé au christianisme où la prudence est de mise en ce qui concerne l’apostolat chrétien, la religieuse, par delà le problème des différences de religion, fascinait beaucoup de gens. Ce qui les attirait chez elle, c’était qu’elle allait, sincère et dévouée, à la rencontre de ceux qui souffrent. La vie de Mère Teresa témoigne de la pureté évangélique à l’égard de tout homme souffrant et de l’attirance lumineuse qu’elle exerçait auprès d’un grand nombre.

A la suite du Père des cieux qui « aima tellement le monde qu’il lui a donné son fils unique », c’est en allant à la rencontre des hommes avec sincérité et sans détour, que j’en suis certain, l’Eglise catholique redonnera aux hommes et les femmes de la société japonaise une existence qui soit porteuse de sens.

 
Supplément novembre 2008 – Dossier ‘Japon’

Les enjeux du projet de révision de la Constitution

par le P. Jean-Paul Bayzelon, MEP *

* Membre de la société des Missions Etrangères de Paris, le P. Jean-Paul Bayzelon est missionnaire au Japon. Né en 1929, il a débarqué à Osaka le 16 décembre 1956. Après avoir travaillé longuement à Kobe, puis au grand séminaire interdiocésain de Tokyo comme directeur spirituel, il est actuellement en retraite active, observateur attentif de la scène politique et de l’évolution de la société au Japon.

 

En février 2007, les évêques de l’Eglise catholique au Japon ont publié un message réaffirmant leur engagement en faveur de la liberté religieuse et du respect du principe de séparation de l’Etat et de la religion. Peu avant, le Parti libéral démocrate avait rendu public un avant-projet de réforme de la Constitution, en vigueur depuis 1947. L’article ci-dessous revient sur les enjeux de la réforme constitutionnelle à venir et les questions qu’elles soulèvent dans le Japon d’aujourd’hui.

Le temps n’est plus où, vantant les performances de l’économie du Japon, les spécialistes citaient en exemple « Japan as number one », selon le titre de l’ouvrage publié en 1978 par l’Américain Ezra Vogel. Aujourd’hui, tout se passe comme si la mécanique qui semblait autrefois si bien fonctionner s’était enrayée. Dues ou non à la mondialisation des échanges et à l’exacerbation de la concurrence, des difficultés de toutes sortes se sont accumulées au point que les recettes utilisées jusqu’ici par les hommes politiques ne suffisent plus. On ne compte pas les études et les articles de revue consacrés à la crise à laquelle le Japon se trouve confronté et à ses conséquences pour les moins favorisés.

Ce n’est pas seulement le dynamisme de l’économie qui est sérieusement ralenti, c’est aussi l’optimisme plus ou moins conscient avec lequel les Japonais envisageaient naguère l’avenir qui semble avoir disparu. Il est certain que des raisons d’ordre proprement politique sont aussi pour beaucoup dans la détérioration du climat et dans l’apparition d’une sorte de malaise latent, reconnaissable à différents symptômes, qui affecte peu ou prou toutes les couches de la société.

Nombre d’intellectuels s’inquiètent des effets à long terme d’une série de mesures prises par les gouvernements qui se sont succédés ces dernières années. Le sujet n’est pas de ceux qui occupent quotidiennement la première page des journaux, mais les remous provoqués par ces mesures ont cependant retenu leur attention à plusieurs reprises. Les inquiétudes des intellectuels trouvent un écho dans certains milieux et entretiennent le malaise par contagion.

Un premier sujet de préoccupation est l’orientation des réformes entreprises par le ministère de l’Education pour mettre à jour les programmes d’enseignement. Les directives données récemment au corps enseignant concernant la manière d’inculquer aux élèves l’amour de la patrie, l’obligation imposée aux directeurs d’écoles de faire chanter l’hymne national en certaines occasions, ont été ressenties par beaucoup comme des atteintes à la liberté de conscience. Elles ont même parfois été interprétées comme une tentative voilée de retour aux pratiques en vigueur avant-guerre, à l’époque où le patriotisme se devait d’être une soumission aveugle à l’autorité impériale dont les militaires au pouvoir se réclamaient pour mobiliser la population. Le patriotisme rendu obligatoire dans les écoles ne peut être que suspect aux yeux de ceux qui n’ont pas oublié la période qui a précédé la guerre. La presse a rendu compte à plusieurs reprises des incidents survenus dans les établissements où des professeurs avaient été lourdement sanctionnés pour avoir protesté contre le caractère contraignant des directives du ministère et refusé de s’y soumettre. On peut regretter qu’elle ne les ait le plus souvent traités que comme de simples faits divers, laissant à des revues spécialisées le soin d’informer plus complètement un public forcément plus restreint (1).

Un autre signe qui amène à s’interroger sur les intentions de ceux qui sont aux commandes du ministère de l’Education est la multiplication ces dernières années des contestations qu’ont provoquées leurs interventions pour obtenir des corrections dans les manuels d’histoire, qui doivent être approuvés par le ministre avant de pouvoir être utilisés dans les écoles. En plusieurs occasions, ils ont semblé défendre une histoire officielle minimisant la gravité des errements du passé, semblant même mettre en doute la réalité de certains faits peu glorieux que les spécialistes considèrent comme avérés. A propos des crimes de guerre commis par l’armée japonaise en Chine ou ailleurs dans le Pacifique, la version retenue est parfois sensiblement différente de celle donnée par les historiens dont l’impartialité est reconnue (2).

La coïncidence n’est pas simplement fortuite entre l’obligation d’enseigner le patriotisme à l’école et la tentative de promouvoir une histoire conforme à l’interprétation qu’en donne l’autorité. Le Japon n’est certes pas un pays totalitaire et les hommes qui le dirigent ne sont pas non plus tous des idéologues fanatiques. Mais on comprend que des intellectuels soucieux de tirer les leçons du passé s’alarment de cette poussée de fièvre patriotique dans certaines sphères du parti au pouvoir et protestent contre les méthodes employées pour tenter de la communiquer aux jeunes générations.

Chaque année, des milliers de Japonais se rassemblent le 6 août à Hiroshima et, le 9, à Nagasaki pour faire mémoire des bombardements atomiques de 1945 qui ont contraint le pays exsangue à reconnaître sa défaite. Les participants à ces cérémonies du souvenir sont là pour montrer leur résolution de ne pas oublier. Les orateurs qui prennent la parole à cette occasion le font tout naturellement en se plaçant d’abord du point de vue des victimes innocentes du drame et de leurs descendants, mais ils doivent faire allusion au moins à la nécessité de reconnaître les causes qui ont conduit à ce drame. Les foules qui se pressent à ces rassemblements sont composées de gens qui ne peuvent que se sentir inquiètes quand elles entendent parler par ailleurs, en d’autres occasions, des interventions du ministère de l’Education signalées plus haut.

Ces remarques pourraient paraître exagérément pessimistes, et donner l’impression qu’on a monté en épingle des épiphénomènes de la vie politique au Japon. Malheureusement, ce qui peut en effet paraître simples péripéties se produit dans un ensemble où tout incite, sinon à la méfiance, du moins à la vigilance. On ne sait pas dans quelle mesure tous les Japonais considèrent la question comme étant vraiment d’actualité, mais dans le monde politique on s’interroge ces temps-ci plus que jamais sur l’opportunité de réviser la Constitution promulguée en 1946 et entrée en vigueur en 1947, alors que le Japon était sous occupation américaine. Les projets des partisans d’un changement ne sont pas faits pour rassurer.

Depuis longtemps déjà, plusieurs des caciques du Parti libéral démocrate (PLD), qui est au pouvoir pratiquement sans interruption depuis la fin de la guerre, ne faisaient pas mystère de leur intention de réviser cette Constitution, à laquelle ils trouvent en particulier le défaut d’avoir été imposée au Japon de l’époque par le vainqueur américain (3). Récemment, ils sont parvenus à faire partager leurs vues à une majorité de parlementaires. Une commission de membres du PLD a été mandatée pour établir un projet de nouvelle Constitution et le texte rédigé par eux a été publié.

Un Français, citoyen d’un pays dont la Constitution a déjà été amendée une vingtaine de fois en cinquante ans, et le plus souvent sur des points de détail, aura sans doute peine à réaliser ce qui est en cause dans le cas du Japon. Au Japon, il s’agit d’une tentative sans précédent dans l’histoire de l’après-guerre et surtout, les changements envisagés sont très loin d’être des changements mineurs. Si le projet est adopté, ce ne seront rien moins qu’une certaine conception de la démocratie, de l’identité du Japon et de sa place dans la communauté internationale qui seront redéfinies. Un des chantres de la révolution à promouvoir, l’éphémère Premier ministre Abe Shinzô, au pouvoir de septembre 2006 à septembre 2007, utilisant pour l’occasion un mot qui ne fait pas partie du vocabulaire japonais, a d’ailleurs parlé expressément de la nécessité d’inaugurer un nouveau « régime ». Il est parvenu à faire voter à la va-vite une loi qui, conformément aux exigences de la Constitution actuelle, précise les conditions dans lesquelles sera soumise à référendum, en principe dans trois ans, la nouvelle Constitution.

Dans les débats en cours, l’attention est d’abord attirée par le projet de changement de l’article 9, qui, depuis 1947, spécifie que le Japon renonce à l’usage de la force armée pour résoudre les conflits et s’interdit toute intervention militaire en territoire étranger. Ces restrictions ont un caractère tout à la fois pratique et symbolique évident. On ne leur trouve d’équivalent dans aucune Constitution d’aucun autre grand pays. C’est sans doute grâce à elles que le sang n’a jamais coulé nulle part dans le monde par la faute d’un soldat japonais depuis qu’elles ont été adoptées. Or ce sont précisément ces restrictions que les promoteurs de la réforme voudraient supprimer, pour permettre au Japon de faire face à ses responsabilités de grande puissance et ainsi de tenir son rang, ou encore, comme ils le proclament en propres termes, d’être vraiment « un pays comme les autres », autrement dit, capable de faire la guerre pour la bonne cause en cas de besoin.

Les partisans du changement ont bien entendu quantité d’arguments pour justifier leur choix mais le projet suscite l’indignation dans tous les cercles où l’on se préoccupe de sensibiliser l’opinion à l’urgence de travailler pour la cause de la paix dans le monde. Dans ces milieux, en particulier chez les chrétiens mais aussi parmi les fidèles d’autres religions, l’article 9 de la Constitution de 1947 est souvent considéré comme ayant une portée prophétique, en tout cas comme emblématique d’un esprit qu’il faut promouvoir à tout prix et que le Japon devrait bien plutôt se faire gloire d’avoir observé. Vider cet article de sa substance serait pour eux une régression déplorable qu’il faut tenter d’empêcher, et ils se démènent d’ores et déjà de multiples façons pour manifester leur opposition.

Les spécialistes du droit constitutionnel font d’ailleurs remarquer qu’on trouve bien d’autres raisons de se montrer vigilant quand on lit attentivement le texte intégral du projet de nouvelle Constitution. Pour ne citer que quelques exemples, les modifications apportées aux articles concernant les rapports de l’Etat et des cultes, l’ambiguïté de celui qui traite du patriotisme, et tout autant de nombreuses retouches ou changements de vocabulaire opérés ici ou là dans les passages relatifs aux droits des citoyens, ne laissent pas d’inquiéter. La place manque ici pour donner davantage de précisions mais la lecture du texte oblige à s’interroger sur la philosophie sous-jacente et sur les intentions de ses rédacteurs. Tout se passe comme si ces derniers considéraient la Constitution comme un carcan entravant la liberté d’action des autorités, qu’il importe d’assouplir le plus possible pour pouvoir gouverner. Dans une démocratie, la raison d’être d’une Constitution étant précisément de garantir les droits des citoyens, une certaine manière d’insister au contraire sur leurs devoirs donne à penser qu’on se méfie de leur capacité à s’opposer aux abus du pouvoir.

Dans les milieux chrétiens, on s’alarme des conséquences à prévoir si la distinction entre les cérémonies officielles purement civiles et celles qui risquent de prendre une coloration religieuse particulière sans respecter les convictions des citoyens n’est pas clarifiée. Les évêques catholiques ont publié récemment un document rappelant le caractère non négociable du principe qu’on appellerait en France le principe de laïcité, ou encore de séparation de l’Eglise et de l’Etat, c’est-à-dire, s’agissant du Japon, de la rupture effective et sans ambiguïté des liens entre l’Etat et ses représentants d’une part et le shintoïsme d’autre part (4). La confusion voulue par les militaires du siècle dernier entre les rites accomplis au temple Yasukuni (5) et les manifestations spontanées ou non de patriotisme a eu des conséquences trop désastreuses pour que les chrétiens puissent les oublier. L’archevêque de Tokyo n’hésite pas à dire que, dans le Japon d’aujourd’hui, il n’est plus justifié de permettre aux catholiques de prendre part aux rites dudit sanctuaire, comme c’était le cas avant-guerre, où ils devaient se plier aux injonctions du gouvernement. Il y a un risque que certains politiciens utilisent la religion à des fins qui devraient pouvoir être contestées dans tout Etat démocratique.

Les chrétiens, comme on sait, ne sont qu’une toute petite minorité au Japon. Parmi eux quelques-uns sont sans doute plus sensibles que l’ensemble de leurs concitoyens à ce malaise mais ils sont bien loin d’être les seuls à l’éprouver. Pour souhaitable qu’elle soit, ce n’est pas une reprise de l’économie qui suffira à faire disparaître les causes de cette inquiétude.

(1) Au sujet de la réforme de l’Education nationale au Japon, voir EDA 425 (« L’école hésite sur les directions à prendre »).
(2) Voir EDA 435, 455.
(3) La réforme de la Constitution, tout comme celle du système éducatif, figure au programme d’une partie des ténors du Parti libéral-démocrate. Au pouvoir de septembre 2006 à septembre 2007, le Premier ministre Abe Shinzo a ainsi déclaré qu’il considérait la Constitution pacifique de 1947 comme « un acte de contrition du vaincu envers le vainqueur » et qu’il estimait que ce texte fondamental devait « être élaboré de nos mains ». Abe Shinzo a aussi prôné « l’abandon du régime d’après-guerre ». Pour aller plus loin sur ces questions et sur la position prise par les évêques catholiques du Japon sur ces sujets, voir EDA 465 (Dossier : « Les évêques catholiques du Japon et la séparation de l’Etat et de la religion au Japon »).
(4) Voir EDA 465 (Dossier : « Les évêques catholiques du Japon et la séparation de l’Etat et de la religion au Japon »).
(5) Sanctuaire shinto situé à Tokyo, Yasukuni (yasukuni jinja ou ‘le temple du pays apaisé’) est le temple où sont honorés les morts pour la patrie ; parmi eux, figurent les tablettes de criminels de guerre, jugés et exécutés à l’issue de la seconde guerre mondiale. Edifié en 1869 pour rendre hommage aux Japonais « ayant donné leur vie au nom de l’empereur du Japon », il veille sur les âmes de plus de deux millions de soldats japonais morts de 1868 à 1951. Considéré comme l’un des symboles du passé militariste du Japon et des nationalistes, il est célèbre pour les polémiques qu’il suscite dans la région, notamment en Corée du Sud et en Chine, dès qu’importantes personnalités politiques japonaises viennent s’y recueillir. Le sanctuaire gère également un musée, le Yushukan, lequel présente des objets historiques et des panneaux explicatifs retraçant l’histoire militaire du Japon. Sa muséographie est critiquée comme étant nationaliste et tendancieusement révisionniste.
 

 

Supplément EDA de novembre 2008 – Dossier ‘Japon’

Regards croisés sur les jeunes au Japon

par le P. Olivier Chegaray, MEP *

* Le P. Olivier Chegaray, membre la Société des Missions Etrangères de Paris, est arrivé au Japon fin 1967. Envoyé au Hokkaido, il est rappelé à Tokyo pour travailler essentiellement auprès des jeunes étudiants Japonais dans le cadre du Centre catholique de formation permanente Shinseikaikan.

Le 8 juin 2008 à 12 heures 30, Tomihiro Kato, un jeune de 25 ans, lançait un camion de deux tonnes dans l’espace piétonnier d’Akihabara, au centre de Tokyo. Le camion avait été loué à Susono, petite ville située à 150 km au sud de la capitale, où il résidait. Après avoir heurté un taxi, l’engin s’immobilisait, le chauffeur en descendait et agressait à coups de couteau les passants. En un instant, sept personnes étaient tuées et dix autres grièvement blessées. Maîtrisé et arrêté, le jeune homme déclarait avoir voulu tuer « n’importe qui » au « hasard ». Le mobile avoué du crime tenait à ce que personne n’avait répondu aux messages et annonces qu’il avait envoyés grâce à son téléphone portable sur un site Internet. Se sentant méconnu et rejeté des autres, « aussi seul dans le réel que sur la toile », il avait averti de son acte à l’avance dans un ultime message sur le même site.

La mise en scène du crime, l’horreur du massacre, la futilité apparente du motif ont consterné une population déjà choquée par une la multiplication de faits semblables (appelés en japonais « tôrima », littéralement ‘passage d’une force maléfique’). L’événement était d’autant plus emblématique que le lieu choisi de la tuerie était le quartier d’Akihabara, Mecque de l’électronique où aiment se rassembler les « otaku », ces jeunes qui consacrent tous leurs loisirs aux mangas, jeux vidéos et recherche d’accessoires informatiques sophist