Eglises d'Asie

Supplément EDA 6/2009 : Intervention de Mgr Joseph Vo Duc Minh au Synode des évêques à Rome

Publié le 07/10/2011




 Agé de 64 ans, Mgr Joseph Vo Duc Minh est originaire du diocèse de Huê. Il a fait ses études de philosophie et de théologie au grand séminaire de Saigon, avant de poursuivre ses études à Fribourg, en Suisse. Ordonné prêtre en 1971, Mgr Vo Duc Minh a séjourné à Rome où il a poursuivi des études d’Ecriture Sainte à l’Institut biblique pontifical. Au Vietnam, il a été professeur d’Ecriture Sainte dans divers séminaires, curé de la paroisse de la cathédrale, …

 … et vicaire général du diocèse de Dalat. Le 8 novembre 2005, le pape Benoît XVI le nommait évêque coadjuteur pour le diocèse de Nha Trang. A l’issue de l’assemblée annuelle des évêques du Vietnam en 2007, il était nommé secrétaire adjoint de la Conférence épiscopale. On lira ci-dessous le texte complet de son intervention lors du Synode des évêques qui s’est tenu à Rome en octobre 2008 sur le thème de « la Parole de Dieu dans la vie et la mission de l’Eglise ».

 

La grâce de nos origines (1)

C’est en 1533 que le message évangélique, proclamé pour la première fois par un missionnaire nommé Inikhu, d’origine inconnue, a porté la lumière de la foi en terre vietnamienne, dans l’actuel diocèse de Bui Chu, au nord du pays précisément. Ce fut une tentative isolée, répétée à plusieurs reprises par d’autres missionnaires (franciscains et dominicains portugais et espagnols), sans résultats palpables, jusqu’au jour où des jésuites européens, chassés du Japon et toujours sous l’égide du Padroado portugais, entamèrent, de manière systématique, l’évangélisation de la Cochinchine (au sud) en 1615 et du Tonkin (au nord) en 1627. Ils ont eu le grand mérite de jeter les bases solides pour un avenir prometteur de l’Eglise au Vietnam, en créant un Institut des catéchistes, pour collaborer avec les missionnaires, en inventant un nouveau système d’écriture, le « quoc ngu », sur la base de l’alphabet latin pour remplacer les idéogrammes chinois et les idéogrammes vietnamiens (« Nôm ») à l’imitation des caractères chinois classiques ; et en composant le premier catéchisme en cette nouvelle écriture romanisée (2).

Un demi-siècle plus tard, les missionnaires français de la Société des Missions étrangères de Paris, envoyés par Propaganda Fide sont venus prendre la relève des jésuites. La création des deux vicariats apostoliques du Tonkin et de Cochinchine pour réorganiser les missions du Padroado date de 1659, mais les premiers missionnaires de Paris, venant de leur base située au Siam, ont mis le pied en terre vietnamienne en 1664 (au Sud) et en 1666 (au Nord). Ils ont eu le grand mérite, notamment en la personne de Mgr Pierre Lambert de la Motte (1624-1679), le premier évêque vicaire apostolique de Cochinchine, et en réalité le premier évêque du Tonkin aussi, de donner à l’Eglise au Vietnam, par le célèbre synode du Tonkin, convoqué et présidé par lui en 1670 à Dinh Hiên (3), une structure juridico-spirituelle solide qui l’a aidée à tenir bon à travers les persécutions les plus terribles.

C’est ce grand évêque qui a créé le clergé vietnamien, fondé la première congrégation religieuse locale (l’Institut des Amantes de la Croix), et intégré l’Institut des catéchistes et les notables laïcs, mis sur pied par les jésuites, dans la structure administrative, pastorale et missionnaire de l’Eglise au Vietnam. A partir du XVIIIe siècle, d’autres religieux, notamment des dominicains, des augustins, des barnabites, des franciscains et des capucins, se joignirent à eux et aux jésuites pour poursuivre l’évangélisation du peuple vietnamien à l’âme naturellement disposée à accueillir le message évangélique.

La Parole de Dieu, consolation et soutien du peuple chrétien

L’Evangile et la Parole de Dieu en général ont apporté une grande consolation au peuple chrétien dès l’aube de l’évangélisation du Vietnam, divisé alors en deux royaumes ennemis en guerre fratricide interminable.

De fait, la Parole de Dieu a toujours joué ce rôle de soutien moral et spirituel pour l’Eglise au Vietnam, qui est l’une des Eglises les plus éprouvées par des persécutions sanglantes et des restrictions discriminatoires. Le peuple chrétien avait accès à la Bible, non pas par la liturgie qui se célébrait entièrement en latin, mais par la paraliturgie en langue nationale et les créations littéraires. Les méditations commentaires sur les mystères chrétiens, sur la vie du Christ et de la Vierge Marie, surtout sur la Nativité et la Passion du Seigneur, ont été des thèmes inépuisables non seulement pour les méditations priantes, mais aussi pour les représentations théâtrales populaires et les créations poétiques et artistiques.

Une princesse de haut rang et de haute culture, baptisée au Tonkin en 1627 par le jésuite Alexandre de Rhodes, a composé en vers populaires toute l’histoire du catéchisme, depuis la création du monde jusqu’à la mort et la résurrection du Christ, avec un appendice sur l’arrivée des missionnaires jésuites (4). Un prêtre cochinchinois ordonné par Mgr Lambert de la Motte en 1676 a fait une remarquable traduction de l’Ancien Testament en un vietnamien littéraire de haute qualité (5).

Toutes ces œuvres poétiques et littéraires ont contribué considérablement à inculquer la Parole de Dieu dans la mémoire vivante et le cœur aimant des néophytes vietnamiens. L’arrivée de nombreux autres missionnaires aux XIXe et XXe siècles et la maturation progressive du clergé local et des religieux du pays ont favorisé l’enrichissement de la culture biblique par des traductions de plus en plus complètes de la Bible et par la vulgarisation des méditations bibliques. La Parole de Dieu sous les formes paraliturgiques et l’Eucharistie d’une part, et la récitation assidue, tant individuelle que communautaire, de la prière du Rosaire d’autre part, ont nourri et soutenu la foi de tant de générations chrétiennes, qui comprenaient jusqu’au début du XXe siècle uniquement des catholiques. En l’absence de l’Eucharistie, c’est la Parole de Dieu sous la forme concrète du Chemin de Croix, de l’Angélus, et des mystères à méditer dans le Saint Rosaire, qui donne la force aux martyrs pour rester intrépides dans la foi et fidèles jusqu’au bout. Quant au Saint Rosaire, n’a-t-il pas été appelé « le résumé de l’Evangile entier » (6), d’autant plus que les cinq mystères lumineux ajoutés par le pape Jean Paul II aux quinze mystères traditionnels ont complété substantiellement ce résumé pour les fidèles du troisième millénaire ? (7)

Un nouveau souffle de l’Esprit

Le concile Vatican II (1962-1965), avec la réforme liturgique et la constitution dogmatique Dei Verbum, a suscité, sous la poussée d’un nouveau souffle de l’Esprit Saint, un nouvel élan et une grande vitalité dans l’Eglise au Vietnam, dont la maturité venait d’être reconnue par la création de la hiérarchie locale en 1960. C’est un fait significatif qu’en pleine guerre du Vietnam jusqu’en 1975 et en régime socialiste depuis lors, sont apparues quatre traductions complètes de la Bible en langue vietnamienne : la première, faite par un prêtre diocésain à partir de la Vulgate ; la deuxième, par un cardinal à partir de la Bible française de Jérusalem ; la troisième, par un prêtre rédemptoriste, bibliste bien connu, à partir des textes originaux en hébreux et en grec – elle est destinée surtout aux études ; et la quatrième, par une équipe de traducteurs qualifiés – des prêtres, des religieuses, des laïcs – à partir des textes originaux avec une double visée : pour être lue en public dans un style littéraire soigné, et pour servir d’instrument de travail dans les études grâce aux introductions et aux notes détaillées. Cette version a connu une large vulgarisation, car plus de deux millions d’exemplaires, publiés sous différentes modalités, sont à la portée de six millions de catholiques, de telle sorte que chaque famille possède pratiquement une Bible complète ou au moins un Nouveau Testament.

Pour la première fois les catholiques vietnamiens ont facilement et directement accès à la Bible et en sont nourris plus abondamment. De nombreux laïcs, surtout les 52 500 catéchistes répartis dans toutes les paroisses du pays, à la suite du bienheureux André de Phu Yên, forment des cercles de partage de la Parole de Dieu, et s’intéressent de plus en plus à la formation catéchétique et théologique. Des esquisses d’homélies dominicales, voire même quotidiennes, figurent parmi les best-sellers destinés au clergé et aux religieux. La poésie et la musique sacrée au Vietnam rivalisent d’efforts l’une avec l’autre pour exploiter les richesses inépuisables de la Bible. C’est un fait significatif qu’il existe dans chaque paroisse au moins une chorale, très souvent deux ou trois, voire quatre. Mais le nombre des chanteurs dépasse certainement celui des catéchistes. Nous sommes persuadés que c’est non seulement « le sang des martyrs », mais aussi la Parole de Dieu méditée, partagée, chantée, vécue et annoncée, qui engendrent de nouveaux chrétiens et préparent la bonne terre dans l’âme de tant de jeunes pour accueillir la semence de la Vocation à la vie consacrée et sacerdotale.

La Parole de Dieu, source d’espérance

Un autre signe des temps mérite d’être mentionné : après l’Année mariale de l’Eglise universelle en 1985 et après la canonisation des 117 martyrs du Vietnam en 1988, on constate un phénomène inattendu : un nombre grandissant de minorités ethniques réparties dans les régions montagneuses du pays ont commencé à se convertir en masse au catholicisme ou à différentes confessions évangéliques et protestantes : des Muong, des H’mong… au Nord ; des Bahnar, des Sedang, des Jarai… dans le diocèse de Kontum ; des K’Ho, des Churu… dans le diocèse de Dalat…

Le secret de ce phénomène, c’est l’attirance extraordinaire de la Parole de Dieu. De nombreux nouveaux convertis à la foi catholique ont déclaré avoir écouté régulièrement les émissions quotidiennes de la radio protestante à Manille qui propagent le message biblique et évangélique. Ce sont des circonstances fortuites qui les ont conduits à l’Eglise catholique. D’autres ont écouté des méditations bibliques diffusées par Radio Veritas, radio catholique également installée à Manille, et ont trouvé directement le chemin vers cette Eglise.

Les diocèses de Kontum, de Dalat et Nhatrang, où les minorités ethniques occupent une proportion importante de la population, ont mis en œuvre un plan missionnaire organisé, dynamique et effectif. L’un des objectifs prioritaires est la traduction de la Bible en langues locales. Jusqu’à présent, on a publié le Nouveau Testament en h’mong à Hung Hoa ; en bahnar, en sedang, en jarai à Kontum ; en k’ho à Dalat ; en raglai à Nhatrang. La Parole de Dieu ouvre discrètement mais effectivement le chemin de l’espérance aux minorités ethniques qui sont parmi les plus pauvres du pays. La joie et la fierté d’écouter la Parole de Dieu directement dans leurs langues maternelles et d’y répondre par des chants et des prières adaptés au génie de leur culture renforce leur identité culturelle et contribue effectivement à leur développement intégral. Les Vietnamiens, autrement appelés les « Kinh », qui représentent 85 % de la population globale du pays, ont vécu une expérience semblable en devenant chrétiens.

L’histoire de l’Eglise au Vietnam a montré les fruits merveilleusement abondants de la mystique de la Croix vécue et transmise au peuple chrétien par son premier évêque, Mgr Pierre Lambert de la Motte. La Parole rédemptrice de Dieu, expression de son plus grand amour rédempteur (cf. Jn 3,16), culmine concrètement dans le mystère de la Croix, source de consolation, de force et de sagesse (cf. 1Co 1,22-25). L’amour de la Croix était si fort et si cher au cœur des martyrs du Vietnam, qu’ils ont préféré mourir pour l’amour de leur Seigneur crucifié plutôt que de fouler aux pieds le signe de la Rédemption.

Cette Parole rédemptrice condensée dans le livre de la Croix a forgé une pléiade de témoins – de martyrs au sens étymologique du mot – qui sont avant tout des témoins de l’espérance. En effet, en sacrifiant leur vie sur terre, ils espèrent la retrouver éternisée au Ciel (cf. Jn 12,25) ; en refusant de fouler la Croix aux pieds, ils espèrent encourager leurs enfants ou leurs coreligionnaires à rester fidèles à la foi ; en acceptant de mourir persécutés comme leur Seigneur, ils espèrent devenir ce grain de blé qui tombe en terre, meurt et porte du fruit en abondance (cf. Jn 12,24). Et de fait, leur sang versé, fécondé par la Parole de Dieu méditée et priée, a porté du fruit en abondance, dont les indices perceptibles aujourd’hui sont la vie de foi intense du Peuple de Dieu et le nombre croissant des vocations religieuses et sacerdotales au Vietnam.

Tous nos martyrs, avant d’être exécutés, ont demandé l’autorisation de prier, au lieu de prendre le repas copieux offert comme un signe d’humanité in extremis par la loi pénale vietnamienne. La prière, selon le mot très éclairant de Sa Sainteté le pape Benoit XVI dans son encyclique Spe salvi du 30 novembre 2007, « est la première école » ou « un premier lieu essentiel d’apprentissage de l’espérance », et le Saint-Père a cité à l’appui deux livres de feu le cardinal Francois-Xavier Nguyên Van Thuan (8), qu’il considère comme un témoin d’une grande espérance qui ne passe pas, même dans les nuits de la solitude (9). La prière que nos martyrs ont préférée au repas ne leur a pas seulement enseigné l’espérance, elle a aussi donné à leur grande espérance la marque ultime et définitive comme une couronne victorieuse pour faire d’eux de grands témoins de l’espérance salvatrice (cf. Rm 8,24). De même, la souffrance n’est pas seulement un autre lieu d’apprentissage de l’espérance, elle est aussi transformée par la force de l’espérance, qui provient de la foi, en prière de louange et en action de grâce. Pour illustrer cet aspect, le Saint-Père a cité dans Spe salvi tout un passage d’une lettre célèbre de saint Paul Lê Bao Tịnh, un martyr vietnamien (10).

Conclusion

L’expérience vécue par l’Eglise au Vietnam depuis l’aube de l’évangélisation jusqu’à aujourd’hui montre que c’est par le mystère de la Croix que la Parole de Dieu est devenue source de consolation, de force, de sagesse et d’espérance. Qu’il me soit permis, pour terminer, de citer deux mots du concile Vatican II comme thèmes de méditation, qui semblent constituer la clé de la vitalité, donc de l’espérance pour l’Eglise au Vietnam :

Il s’agit d’abord de ce qu’on pourrait appeler la grâce des persécutions : « L’Eglise reconnaît que, de l’opposition même de ses adversaires et de ses persécuteurs, elle a tiré de grands avantages et qu’elle peut continuer à le faire » (Gaudium et Spes, 44,3). C’est paradoxalement la grâce de partager le destin de notre Maitre et Seigneur Jésus-Christ, victime de la haine et des persécutions du monde (cf. Jn 15,18-20), et en même temps la grâce de participer à Sa victoire glorieuse (cf. 2Tim 2,11-12), car Il a vaincu le monde haineux (cf. Jn 16,33) par son amour suprême (cf. Jn 15,13), qui est un amour pardonnant (cf. Lc 23,34), bénissant, bienveillant, prompt à servir et à intercéder pour ceux qui Le haïssent (cf. Lc 6,27-28).

L’autre mot concerne l’amour de la Croix dans l’exhortation adressée par le concile aux religieux à la fin du décret Perfectae caritatis, exhortation qui, à notre avis, vaut aussi pour tout le Peuple de Dieu : « Que tous les religieux donc, par l’intégrité de la foi, la charité envers Dieu et le prochain, l’amour de la Croix et l’espérance de la gloire future, répandent la bonne nouvelle du Christ dans l’univers entier, pour que leur témoignage soit visible à tous et que notre Père qui est aux cieux soit glorifié (cf. Mt 5,16) » (Perfectae caritatis, 25). C’est seulement ici que le concile a parlé de l’amour de la Croix et qu’il l’a inséré au sein des trois vertus théologales et l’a placé juste devant l’espérance en abordant la mission de l’Eglise de répandre la bonne nouvelle du Christ dans l’univers entier !

Nous devons faire face aujourd’hui à des phénomènes terriblement négatifs et dangereux. Une portion grandissante de la jeunesse est dominée par un hédonisme effréné qui débouche souvent dans la dépendance de la drogue et qui finit par livrer ses pauvres victimes à la faux du sida. L’avortement est devenu un fait tellement banal que le Vietnam est arrivé à occuper le premier ou le deuxième rang dans l’émulation mondiale à tuer les vies innocentes dans le sein maternel (en revanche, un mouvement « pro vie », mis en branle par un prêtre de Kontum et soutenu par de nombreux religieux et laïcs, a créé des cimetières pour « les saints Innocents des temps modernes » dans plusieurs diocèses comme un signe prophétique et un cri d’alarme adressé à la conscience des jeunes gens). Et la faiblesse du système éducatif national aboutit à produire un pragmatisme superficiel chez beaucoup de jeunes qui ne voient plus aucun idéal ni aucun sens pour leur vie. Bref, l’éducation de la conscience est un de nos soucis majeurs dans notre plan pastoral.

Nous espérons cependant que la spiritualité de la Croix, nourrie de l’exemple de nos Martyrs et des lumières de la Parole de Dieu, réussira à sauver la jeunesse chrétienne et à contribuer à l’assainissement du climat éthique de la société vietnamienne.

AVE CRUX, SPES UNICA !