Eglises d'Asie – Bhoutan
Les moines bouddhistes s’inquiètent des ravages de l’alcool dans une société en perte de repères
Publié le 25/03/2010
… dans la culture bhoutanaise, sans que la religion d’Etat, le bouddhisme tantrique, y trouve à redire (1). L’ara, un alcool de céréales distillé à 20°, est la boisson nationale, consommée en toutes occasions et partout dans le pays. Mais le taux de mortalité dû à l’alcoolisme est monté en flèche ces dernières années, obligeant le gouvernement à prendre des mesures pour sensibiliser la population aux méfaits de la consommation excessive d’alcool, comme le reconnaissait le Dr Sangay Thinley, ministre de la Santé bhoutanais lors d’un entretien avec la BBC en 2005 (2). L’UNICEF a également souligné, dans un rapport publié en 2008, l’inquiétante augmentation de l’alcoolisme chez les jeunes (3).
Depuis, plusieurs programmes ont été lancés par le ministère de la Santé pour expliquer l’interdiction de la consommation d’alcool avant l’âge de 18 ans et le danger de conduire en état d’ivresse. Une autre mesure a imposé les mardis comme « jours sans alcool ».
Deki Pelden, infirmière travaillant pour une clinique privée de Thimphou, cite les statistiques du ministère de la Santé qui indiquent qu’en 2007, 98 patients, sur les 1 471 soignés à l’hôpital principal de Thimphou, sont décédés des conséquences de l’alcoolisme. Pour ceux qui s’en sortent, il est très difficile de retrouver une vie normale et une rechute représente « la mort assurée », ajoute-t-elle (4).
Le Bhoutan manquant d’infrastructures hospitalières, bon nombre des personnes dépendantes à l’alcool se retrouvent dans les services psychiatriques, où ils sont soignés pour les troubles que leur addiction a provoqués.
Pour le vénérable Nawang Choden, il est incompréhensible que le Bhoutan, qu’il considère comme le berceau des valeurs bouddhistes d’austérité et d’abstinence, ait pu être pris dans le cercle vicieux de l’alcoolisme et de la drogue, qui affecte surtout la jeune génération « physiquement et moralement ». Il accuse la société de consommation que le gouvernement, selon lui, a favorisée en développant le tourisme. Bien que le moine, âgé d’une cinquantaine d’années, reconnaisse que le tourisme permet au Bhoutan de se moderniser, il regrette qu’il détourne par la même occasion la jeunesse de ses valeurs traditionnelles. A Thimphou, depuis que le Bhoutan est sorti de son isolationnisme, les bars et les pubs ont poussé comme champignons après la pluie (5).
Wangmo Tshering, nonne bouddhiste de 45 ans, qui s’occupe d’orphelins à Thimphou, explique que le nombre d’enfants dont les parents sont décédés des conséquences de l’alcoolisme augmente. Pour elle, les changements de la société bhoutanaise à l’origine de ce fléau sont liés à l’arrivée des boissons alcoolisées en provenance de l’Inde, du Népal et des pays occidentaux, il y a environ cinq ans. Avec le vénérable Choden, elle critique le gouvernement qui a engagé le pays dans une dépendance aux fonds étrangers, sous forme d’aides diverses, subventions et emprunts, lesquels atteignent des centaines de millions de dollar par an. Pour les religieux bouddhistes, cette influence étrangère a rendu le pays esclave de la consommation et risque de conduire à la disparition de son patrimoine culturel.
H. H Jangtrul Y Rinpoche, lama bhoutanais interviewé par The Buddhist Channel le 16 juin 2008, reprenait également ce thème de la perte des traditions culturelles et religieuses chez les jeunes du Bhoutan : « La jeunesse bhoutanaise est en train de s’éloigner de plus en plus de ses valeurs spirituelles d’origine. Bien sûr, ils ne sont pas entièrement à blâmer. La modernité leur a, en quelque sorte, fait croire que le bonheur et l’accomplissement de soi se trouvaient dans la consommation (…) » (6).
La crainte de la modernité et de ses dangers est un sujet d’actualité au Bhoutan. Le lendemain de son couronnement, le 7 novembre 2008, le jeune roi du pays himalayen, Jigme Khesar Namgyel, âgé de 28 ans et diplômé d’Oxford, avait, dans un discours aux accents nationalistes, promis à son peuple de le préserver de la mondialisation. « Ma plus grande inquiétude est qu’au moment où le monde change, nous perdions ces valeurs fondamentales sur lesquelles se fonde notre identité en tant que nation et peuple », avait-il déclaré devant 3 000 personnes dans le stade de la capitale (7).
« Ces infiltrations étrangères culturelles subversives », conclut le vénérable Choden, ne peuvent être combattues que par une sensibilisation faite par les religieux bouddhistes et les anciens. Dans cette optique, il a suggéré aux moines et nonnes bouddhistes de sortir des monastères et de se mêler aux jeunes « afin de les imprégner de l’essence même de notre héritage bouddhiste ».